L’ÈRE DU REPLI :
1887-1934
Ce que l’armée des États-Unis n’avait pas réussi à obtenir « bien que des milliers de vies humaines aient été sacrifiées et des centaines de milliers de dollars dépensés pour résoudre le problème indien »
1, le vote de la « loi de lotissement général » ou Dawes
Severalty Act, en 1887, a été bien près de le faire. Votée sous la pression des groupes humanitaires qui pensaient que « l’organisation des Indiens en tribus est l’un des principaux obstacles au progrès de l’Indien dans la voie de la civilisation [et que] tous les efforts devraient être faits pour obtenir la désintégration de toutes les organisations tribales », la loi répondait aux vœux exprimés en 1884 par les Amis des Indiens de la Conférence de Mohonk suivant lesquels « tous les Indiens qui désirent détenir leur terre en lots individuels devraient l’obtenir sans délai ; et pour tous les autres, des lotissements semblables devraient être réalisés aussi vite que possible »
2.
Quelques voix se sont élevées, comme celle de Helen Hunt Jackson
, pour dénoncer l’« hypocrisie » des politiciens qui attribuaient aux Indiens eux-mêmes la volonté de passer de la propriété collective à la propriété individuelle
3, et pour réclamer l’assentiment de la majorité de la tribu à l’application de la loi ; néanmoins, la loi porta obligation à toutes les tribus, sauf à celles du Territoire indien (l’Oklahoma) et aux Senecas de l’État de New York, de parcelliser leurs réserves à raison de 160 arpents par famille, 80 arpents pour les célibataires et 40 arpents pour les orphelins mineurs. Le surplus de la propriété collective qui n’aurait pu être loti serait mis à la disposition du gouvernement fédéral qui pourrait le vendre. Les nouveaux propriétaires confieraient leurs titres de propriété au gouvernement qui en userait « à sa discrétion » pendant vingt-cinq ans au moins. Enfin, ceux qui auraient bénéficié de ces mesures et se « seraient engagés dans la voie de la civilisation » deviendraient citoyens américains
4.
Les résultats ne furent pas exactement ceux qu’escomptaient les philanthropes. Entre 1887 et 1934, la propriété indienne passa, par le truchement des « surplus » et des ventes individuelles, de 56,6 millions d’hectares à 36,4 millions. Gravement paupérisés, comme le montre le rapport de la commission d’enquête Meriam
de 1928, les Amérindiens furent surtout atteints moralement. Laissés en possession des terres les plus pauvres, sans l’outillage ni la formation nécessaires pour les mettre en valeur, ils se trouvèrent totalement dépendants des subsides du BIA. Et surtout, comme l’avaient pressenti les représentants des dix-neuf tribus qui s’étaient réunis dans l’Oklahoma pour refuser la loi, l’anéantissement des structures tribales leur portait un coup fatal :
Comme tous les autres peuples, les Indiens ont besoin d’un minimum d’identité politique — quelque organisation gouvernementale qui leur soit propre, même si elle est rudimentaire —, et à laquelle leur dignité d’êtres humains puisse se raccrocher et revendiquer son appartenance. [...] Cette particularité du caractère indien est appelée ailleurs « patriotisme ». Enlevez-leur cela et ils n’auront plus de raison de vivre.
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Réforme et renouveau
La situation des Indiens se détériora tellement que, dans le grand courant de réformes du New Deal, le Congrès vota, en 1934, l’Indian Reorganization Act qui devait renverser radicalement la politique fédérale indienne et, espérait-on, effacer le passé. De fait, l’opinion publique américaine ne fut pas seule à l’origine de ce changement. Pendant les « années sombres », toute résistance n’avait pas disparu chez les Amérindiens ; elle se manifesta sous trois formes : le maintien coûte que coûte d’un minimum d’organisation et de traditions tribales, la naissance d’une nouvelle tendance à l’unité panindienne et le développement d’un renouveau spirituel dans la religion syncrétique de la Native American Church.
Après le Dawes
Act, l’existence tribale devint plus difficile, mais elle se maintint souvent. Dans son autobiographie, Luther Standing Bear décrit la manière dont les Sioux résistèrent à l’influence pernicieuse des Blancs :
D’après l’homme blanc, en choisissant de revenir à ses manières et à ses vêtements tribaux, l’Indien « revient à la couverture ». C’est vrai, mais ce retour à la couverture, s’il ne l’a pas sauvé, a retardé sa destruction finale. Si son esprit avait été aussi soumis que son corps, il serait mort dans le siècle suivant sa défaite. Mais l’esprit inextinguible l’a sauvé : l’attachement aux usages indiens, à la pensée indienne, à la tradition, l’a préservé et continue à le préserver aujourd’hui. [...] Nombre d’Indiens sont parvenus à leur salut individuel en « retournant à la couverture ». La couverture indienne ou robe de bison, vêtement américain authentique, portée avec la conscience de sa signification, abritait dans la personne de l’Indien américain un des efforts les plus courageux jamais faits par l’homme sur ce continent pour s’élever au faîte de la véritable humanité.
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C’est à l’école de Carlisle que les enfants sioux comme Luther Standing Bear
étaient censés se défaire des habitudes tribales ; mais l’emploi de la force pour leur inculquer les usages des Blancs fut peu efficace. Tout aussi vaine fut, pour le Hopi Sun Chief
, l’éducation qu’il
reçut à l’école de la réserve : il
tomba gravement malade et, dans une vision, perçut que l’éducation blanche signifiait pour lui
la mort ; aussi s’enfuit-il
et retourna-t-il
parmi les siens où, bien que secrets, les usages et les rites hopis soutenaient les traditionalistes dans leur méfiance des Blancs :
Notre chef devait leur montrer du respect et faire semblant de leur obéir, mais nous savions qu’il ne le faisait qu’à contrecœur et qu’il mettait toute sa confiance dans nos dieux hopis. Nos ancêtres avaient prédit la venue des Blancs et les troubles qui en résulteraient ; mais ils nous avaient dit que nous devions nous en accommoder jusqu’à l’arrivée de notre Grand Frère Blanc qui nous en délivrerait. La plupart des gens d’Oraibi disaient que nous ne devions avoir aucune relation avec eux, n’accepter d’eux aucun présent et refuser de nous servir de leurs matériaux de construction, de leurs médicaments, de leur nourriture et de leurs vêtements.
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Il fallait une rare constance pour parvenir, comme les Hopis, à conserver les coutumes, les croyances et les rituels nationaux malgré les interdictions appuyées de menaces et de coercition. Chez les Shoshonis et les Utes, dans les Grandes Plaines, les cérémonies annuelles de la Danse du Soleil n’ont jamais été interrompues. Même la Ghost Dance, malgré la répression sanglante de Wounded Knee, continua quelques années à se propager dans l’Ouest. Cependant, devant les persécutions qui frappaient ses adeptes, elle disparut progressivement pour faire place à de nouvelles croyances, à de nouveaux rituels comme le culte du Peyote et la Native American Church qui l’a progressivement absorbé dans une institution de type moderne.
Une religion syncrétique : le Peyote
L’usage du peyote, d’origine mexicaine, se répandit dans les Plaines dans les années 1880-1890. La mastication de ce bouton de cactus procure à l’individu un état de bien-être et de paix avec le monde et avec soi-même. Le Winnebago John Rave
, qui l’introduisit dans sa tribu, en appréciait surtout les effets moraux et psychologiques :
Il y a maintenant vingt-trois ans [
en 1912] que j
’ai mâché du peyote pour la première fois, et je
continue toujours. Autrefois, mon cœur était rempli de pensées meurtrières. Je
voulais tuer mon frère et ma sœur. Il me semblait que je
ne me sentirais bien que lorsque j
’aurais tué quelqu’un. Toutes mes pensées étaient tournées vers le sentier de la guerre. [...] Maintenant je
sais que j
’étais possédé par un esprit mauvais. J
’étais un malade. Je voulais même me tuer ; je
ne me souciais pas de vivre. [...] Alors, je
mangeai cette plante et tout changea. Le frère et la sœur que j
’avais voulu tuer, je
m’attachai à eux et je
voulus qu’ils vivent. La plante avait accompli cela.
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L’effet curatif et apaisant de la drogue sur l’individu aurait été de peu de portée s’il ne s’était agi d’un rituel collectif, concrétisant un ensemble de croyances et de symboles de caractère variable suivant les groupes. Chez certains, comme les Caddos, influencés par Nishkuntu
(Moon Head
) — connu par les Blancs sous le nom de John Wilson
—, le culte du Peyote est fortement teinté d’influence catholique. Lui-même
à moitié delaware, au quart caddo et au quart français, John Wilson
avait greffé le rite du Peyote sur ses expériences antérieures d’adepte de la Ghost Dance, de la mescaline et du shamanisme algonquin du
shooting9. L’élément chrétien est décelable dès sa première révélation :
Pendant les deux semaines où il vécut retiré, Wilson
était constamment transporté en esprit au royaume des cieux où il était guidé par le Peyote. On lui montrait là des configurations célestes qui représentaient des épisodes de la vie du Christ
, ainsi que les positions dans le cosmos des Forces Spirituelles — la Lune, le Soleil, le Feu, forces qui, chez les Delawares, étaient depuis toujours vénérées comme le Grand-Père et les Frères aînés. Il
vit aussi la tombe du Christ
, vide depuis que « le Christ
en avait écarté les pierres qui la scellaient pour faire son ascension au ciel ».
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Les Winnebagos et les Cheyennes adoptent eux aussi certaines croyances chrétiennes. Les Winnebagos dessinent les attributs du Christ
sur leurs crécelles de courge — la croix et la couronne. Au cours des cérémonies du Peyote, le maître et son assistant échangent leur crécelle et leur tambour en chantant, « pour signifier que Dieu donne son pouvoir au Christ
dans les cieux et sur la terre ». Le maître joue ensuite de la flûte en se tournant vers les quatre points cardinaux « pour annoncer au monde la venue du Christ
». Lorsqu’il réitère son geste plus avant dans la nuit, il annonce la venue du Jugement dernier et se coiffe alors du chapeau de loutre qui symbolise la couronne du Christ
11.
L’adoption des symboles chrétiens n’est pas générale chez les adeptes du Peyote. Les Kiowas-Comanches, entre autres, s’en tiennent strictement à une inspiration traditionnelle. Mais, pour tous, le culte du Peyote est une innovation, un syncrétisme qui leur procure une défense contre la déculturation totale à laquelle veut les conduire la politique américaine de ce début de siècle. Grâce au renouveau religieux du Peyote et des Églises qui se sont organisées autour de son culte, parmi lesquelles la Native American Church est celle qui connaît le plus grand développement, les Nations indiennes, coupées de leurs traditions, détribalisées, retrouvent une nouvelle forme d’identité. C’est une identité transformée, parce que largement transtribale, une identité qui rejoint la tendance au panindianisme qui se manifeste dans les trente premières années du XXe siècle.
Le panindianisme « progressiste »
De fait, les organisations panindiennes qui se développent alors doivent plus au modèle américain blanc réformiste qu’à la tradition de résistance panindienne d’un Tecumseh ou d’un Wovoka
. Produits d’une acculturation réussie dans des écoles comme Carlisle en Pennsylvanie ou l’Institut Hampton, des Amérindiens comme le médecin sioux Charles Eastman, les ethnologues tuscarora J. N. B. Hewitt
et seneca Arthur Parker
, ou le pasteur Sherwood Coolidge
sont des « progressistes » d’un genre nouveau. D’une certaine manière, ils
continuent l’œuvre des réformateurs blancs de la fin du
XIXe siècle, cherchant à promouvoir l’insertion des Indiens dans la société américaine.
En 1911, la Society of American Indians se réunit pour sa conférence annuelle à Columbus, dans l’Ohio, le jour même du Columbus Day.
Les Indiens de Columbus étaient vraiment d’une classe supérieure, et j
’ai entendu un visiteur dire qu’ils « étaient bien supérieurs à la classe des faces pâles ». Le quartier général était dans l’hôtel le plus chic de la ville et chacun des Indiens avait de l’argent à dépenser comme n’importe quelle personne cultivée. Cette fois, Columbus a été découverte par les Indiens et la ville a été surprise.
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Horton Elm
, un Oneida de New York, résuma la pensée de la plupart des participants :
Je
crois que le problème indien ne sera résolu que lorsque les Indiens s’identifieront avec tous les aspects de la vie américaine. Je
ne crois pas à une séparation. Je
crois que nous sommes dans un siècle où l’unité de la race humaine est en train de se réaliser.
Arthur Parker, cependant, précisait :
Pour survivre, l’Indien doit devenir, comme les autres hommes, un membre actif de la société. Ceci ne veut pas dire qu’il doit nécessairement perdre son individualité, mais qu’il doit l’assumer. Le but de l’effort d’éducation ne devrait pas être de faire de l’Indien un homme blanc, mais simplement un homme adapté à son environnement. Des centaines d’Indiens ont acquis des situations honorables et sont exactement comme les autres Américains, et cependant, ils conservent leur personnalité d’Indiens. Ils sont, en fait, les seuls Indiens capables d’apprécier la dignité et la valeur de notre race, et ils sont les seuls aptes à en parler.
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À côté des organisations à caractère politique, se créent des associations, des clubs, des organisations de solidarité à fonction sociale et culturelle. En 1915, le révérend Red Fox Francis St. James Skiuhushu
(la multiplicité de ses noms était censée traduire la variété de ses origines) crée à New York le Tepee Order of America, société secrète qui conjugue les idées et les rituels empruntés aux ordres maçonniques blancs et les références à une vie indienne factice comme les noms de tribus et de conseils qui désignaient les sections locales, ou les danses et rituels adaptés par Charles Eastman
de ses souvenirs du passé sioux. Le Tepee Order, comme la Society of American Indians, célébrait pieusement l’Indian Day. En 1920, le révérend St. James
justifie ainsi la fête nationale indienne :
Les Indiens américains de ce pays sont en droit de demander au peuple de cette nation d’honorer leur passé, de même que nous honorons la mémoire de vos héros qui ont libéré cette république. À l’Amérique, l’Indien a donné sa vie dans toutes les guerres où il a combattu sous la bannière américaine. Sur les 300 000 Indiens des États-Unis, nous avons donné 9 000 braves à l’armée ; nous avons versé 12 millions de dollars à la Croix-Rouge et investi plus de 50 millions de dollars en bons de la Liberté. L’âme des Indiens a été tout entière engagée dans la cause de la guerre mondiale. Nous ne connaissons pas les clivages ; nous ne connaissons pas le « pour ceci, contre cela » ; nous sommes cent pour cent américains.
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Le New Deal indien
Quatre ans plus tard, en effet, les Indiens des États-Unis reçoivent tous la citoyenneté américaine, et, en 1934, le président Franklin Roosevelt
, dans le train des mesures du New Deal, obtient du Congrès le vote de l’Indian Reorganization Act. C’est la conception d’un Arthur Parker
, d’un Lewis Meriam et de toutes les organisations blanches et indiennes réformistes qui est alors adoptée par le gouvernement américain. John Collier
, nommé commissaire du Département des Affaires indiennes, résumera ainsi la tâche entreprise :
Nous définissons ainsi notre politique indienne : utiliser le budget voté par le Congrès pour les Indiens de façon à leur permettre : de gagner décemment leur vie sur de bonnes terres qui leur appartiendront ; d’organiser leur mode de vie suivant leurs propres buts et idéaux ; et de former une part intégrante de la vie américaine. Selon cette politique, la finalité idéale sera la disparition de tout besoin d’aide ou de contrôle gouvernemental. Ceci ne se produira ni demain, ni peut-être pas durant notre vie. Mais la revitalisation indienne, qui a été favorisée ces dernières années par l’action du gouvernement, nous permet de croire que notre but n’est pas une chimère.
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LA REVENDICATION MINORITAIRE
Le « New Deal indien » parut, à court terme, très positif : des portions importantes de territoires, « surplus » non encore aliénés de la loi de lotissement de 1887, furent rétrocédées aux tribus. Un certain nombre d’implantations industrielles furent réalisées dans les réserves et procurèrent quelques emplois. Divers organismes d’aide sanitaire, éducative et culturelle virent le jour. Néanmoins, il apparut très vite que les tares profondes de la politique indienne menée jusqu’alors n’avaient pas été combattues par le New Deal qui, au contraire, en avait aggravé certaines. Dans un pamphlet d’une acidité virulente, signé Iktomi Licala
, la politique de Roosevelt
est attaquée dès 1937 :
Le gouvernement se réveillera-t-il jamais et comprendra-t-il enfin que la race indienne n’est pas une race d’agriculteurs ? L’agriculture indienne a pour synonymes la souffrance et l’échec. Si la terre indienne, qui est une terre naturelle, était livrée à des activités de conservation ou de développement, elle procurerait des dividendes plus avantageux dans le domaine économique et dans celui du bonheur. [...]
Washington a libéré l’Amérique de l’Europe. Peut-être le président sans précédent Rose-Belt
libérera-t-il les Américains de Washington ? Peut-être John Cod Liver
[
John foie-de-morue, mis pour John Collier, le commissaire du BIA] sera-t-il l’émancipateur des Indiens ; mais viendra-t-il
à bout de Bloop [
le BIA], cette excroissance cancéreuse ? Dans le Sud, les Nègres célèbrent Noël avec des feux d’artifices en souvenir du jour où Lincoln
les a libérés. Vous avez fait la guerre à l’Espagne pour « libérer » Cuba. Vous « libérez » les Philippins. Quel grand jour les Indiens peuvent-ils célébrer ? La charité est réservée à l’étranger, les injustices restent à la maison. L’Amérique oublie que, tout en célébrant son indépendance, elle garde toujours les Indiens prisonniers dans leur propre pays !
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Animés d’intentions humanitaires, les hommes du New Deal n’ont pu cependant échapper à tout paternalisme. La « prison » des Indiens dont parle Iktomi Licala
, c’est la tutelle du BIA qui se fait encore plus pesante avec l’extension de la bureaucratie qu’ont représenté le New Deal et l’interventionnisme croissant du BIA dans les activités de la réserve. Le retour des nations indiennes à l’autonomie, prévu par l’Indian Reorganization Act, était conçu par les « New Dealers » comme une accession aux formes les plus élevées de la démocratie. Des constitutions écrites furent fournies aux tribus, rédigées sur le modèle de la constitution américaine ; le vote majoritaire fut établi et l’élection au suffrage universel des nouveaux chefs devait pourvoir au gouvernement des réserves. Quant au développement économique, il s’avéra insuffisant pour sortir les Amérindiens de leur condition nouvelle : celle de la plus défavorisée des minorités américaines. Les militants indiens modernes feront bientôt écho à Iktomi Licala
qui, dès 1937, reprochait à tous les groupements et partis des Blancs leur incurie à l’égard des indigènes et lançait contre tous un même anathème :
Maudits soient-ils tous !
Les syndicats, pour leurs revendications déraisonnables, corporatistes [...], pour leur habitude de se vendre les uns les autres.
Les capitalistes, pour leur hypocrisie, pour la pseudo-civilisation dangereuse qu’ils ont créée sur la base du profit par tous les moyens [...] ;
Les communistes, pour avoir perverti et distordu les valeurs communautaires [...]. Les socialistes, pour leur opposition au socialisme, ou du moins à ce que ce mot signifie [...]. Les fascistes [...].
Et maintenant, l’Indien entre dans le jeu, et je suis le batteur [...]. Cessez de m’envoyer les balles hors du but. Je vous défie de me viser [...].
La conscience blanche a deux dettes, d’honneur et d’argent : 1) envers l’Indienuit [
contraction de Indien-Inuit (Eskimo)] américain ; 2) envers le Noir américain [...]. Personne ne se soucie des Indiens. Les gens du gouvernement et les autres les utilisent quand c’est leur intérêt. Les politiciens ne s’y intéresseraient que s’ils pouvaient en tirer bénéfice pour les élections.
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Nostalgies
Nombreux sont les Amérindiens qui regrettent l’« américanisation » de leur peuple, accélérée par le New Deal. Dans l’été 1975, un correspondant envoya le poème suivant à Akwesasne Notes :
Quand le Bureau des Affaires indiennes a proposé aux Shoshonees, à la fin du XIXe siècle, de se mettre à l’agriculture mécanisée, Washakie, dégoûté à cette seule idée, a dit : « Au diable la pomme de terre ! »
Qu’est-ce qui est mort ?
Qu’est-ce qui est parti de nos vies ?
Où est le vent, et pourquoi la pluie s’en est-elle allée ?
Nos filles se peignent les lèvres en rouge
Nos fils collectionnent les pièces comme des banquiers
La vie de nos pères est morte en nous.
Nous recherchons la vie facile comme le coyote
Nous recherchons les bâtisses en bois et les lits douillets
Nous recherchons les manteaux tissés à la machine.
Nos femmes meulent le blé en farine
Nos guerriers comptent les coups
Ceux-là vous ne pouvez les voler.
Nous sommes des loups, nous sommes des loups.
Au diable la pomme de terre !
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Une colonie de l’intérieur
La nostalgie pour les temps anciens s’accroît. Dans les réserves, comme chez les Indiens citadins, on réapprend les langues nationales, on organise des pow-wows, on célèbre les cérémonies et les rites traditionnels. Mais les Amérindiens n’oublient pas qu’ils « sont dans le jeu » où les minorités américaines affrontent le pouvoir dominant ; tout en conservant leur spécificité, ils se sont, d’une certaine manière, adaptés aux formes modernes de la revendication minoritaire. C’est au moyen, par exemple, d’études économiques que des organismes militants indiens, notamment l’International Indian Treaty Council, s’insurgent :
Plus de 75 % des Indiens des États-Unis souffrent de malnutrition et des maladies qui en résultent. Un enfant indien sur trois meurt avant l’âge de six mois. [...] En 1975, le revenu moyen annuel de la population américaine était de presque 6 000 dollars. Pour les Indiens, il n’atteignait pas 2 000 dollars. Le chômage chez les Indiens atteint des taux de 75 % et, dans les mois d’hiver, de 90 %. [...] Que fait le gouvernement pour améliorer cette situation ? [...] Il travaille en collaboration avec les trusts qui fournissent des emplois. Dans ces usines, les Indiens travaillent pour un salaire de moitié inférieur au salaire minimal américain. Quand AIM [
l’American Indian Movement] a protesté contre de tels abus dans la réserve navajo en 1975, la Fairchilds Electric a transplanté toute son installation en Corée du Sud. [...] Même dans les petites réserves, la plus grande partie de la terre est louée à des éleveurs blancs ou à des compagnies minières ou pétrolières.
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La lutte des années 1960-1970 n’est pas une lutte passéiste. Elle se pose en parallèle avec le combat des minorités opprimées et des peuples colonisés. La sous-traitance dans les réserves par une main-d’œuvre sous-payée, l’appropriation ou l’exploitation des terres et des ressources des nations indiennes sont, disent les militants, le fait d’une politique néocoloniale. La stérilisation des femmes
20, l’adoption des enfants indiens par les familles blanches contre la volonté des tribus
21, le taux relativement élevé des Indiens détenus dans les prisons, traduisent une politique d’agression contre la minorité indienne :
Les Indiens des États-Unis sont la catégorie la plus pauvre de la population. Leur taux d’arrestation est trois fois plus élevé que celui des Noirs américains et dix fois plus élevé que celui des Blancs. À moins de supposer que les Indiens sont prédisposés par leur race à la criminalité, nous devons reconnaître que la situation a des arrière-plans économiques et politiques.
22
Dans les luttes minoritaires
Aucune des luttes minoritaires des années 1960 n’est étrangère aux Amérindiens, pas même le combat des femmes, minorités des minorités. Elles se regroupent en organisations telles que le Sovereign Native Woman’s Conference et luttent aux côtés des hommes, parfois à l’avant-garde. Le 4 juillet 1976, elles adressaient un « Message d’anniversaire aux bons citoyens des États-Unis d’Amérique » :
Nous sommes des femmes qu’on appelle indiennes. Nous appartenons à de nombreuses nations vivant à l’intérieur des frontières revendiquées par les États-Unis. [...]
Quoi que nous fassions, où que nous vivions, nous sommes déterminées à vivre en Indiennes et nous défendrons ce droit en combattant. Nous sommes ici pour toujours, et c’est à vous, citoyens américains, à décider de la manière dont la prochaine page de votre histoire sera lue dans les tribunaux et les bibliothèques du monde en l’année 2076.
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Si les femmes indiennes se regroupent, c’est pour dénoncer le « stéréotype » qui s’attache à elles, « y compris de la part des féministes blanches qui présentent la femme indienne d’une façon négative par comparaison avec les autres femmes minoritaires »
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LA SOLIDARITÉ INTERNATIONALE
Incompris par la société dominante qui les voit au travers du paternalisme méprisant, les Amérindiens éveillent souvent aussi la méfiance des autres groupes minoritaires. Les militants noirs, en particulier, leur reprochent leur « culturalisme », leur « spiritualité » qu’ils disent empreinte d’un mysticisme démobilisateur, et leur indifférence apparente aux luttes menées par le Tiers monde contre le néocolonialisme.
Et pourtant, les militants indiens s’adressent de plus en plus fréquemment au monde extérieur. Parallèlement aux efforts déployés pour résister aux tentations de l’assimilation, pour vaincre leurs divisions internes et pour se faire admettre par la société environnante, les Amérindiens s’efforcent à la fois de trouver un langage qui les fasse mieux comprendre, et une tactique qui leur permette d’insérer leurs luttes dans le combat universel des minorités opprimées.
Dans cet effort d’ouverture, la solidarité se porte naturellement d’abord vers les autres Amérindiens : ceux d’Amazonie, du Chili ou du Mexique, sur lesquels
Akwesasne Notes, l’organe mensuel de la nation mohawk, publie des articles de fond et des informations ; ceux des îles Caraïbes, dont Marie-Hélène Laraque
, une Haïtienne
descendante de la tribu taino-carib, témoigne qu’il reste quelques survivants ; solidaires des Indiens du continent, ils la déléguèrent, en 1974, à la Première Conférence internationale des Traités indiens en pays sioux
25.
Dans le reste du monde, la voix des Amérindiens ne rencontre encore qu’un faible écho. En 1972, à Stockholm, à la Conférence des Nations unies sur l’environnement, l’un des délégués remarquait :
Un cri unanime s’est élevé : « Sauvons les baleines ! » ; mais bien peu ont entendu l’appel plus discret, mais combien plus poignant, pour sauver les peuples oubliés [...] ; et la Conférence négligea de répondre à cette question critique : est-ce que dans un monde qui se consacrera à rendre l’environnement plus favorable à la « civilisation », les peuples minoritaires pourront sauvegarder leur mode de vie traditionnel ?
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Minorité oubliée du monde jusqu’alors, les Amérindiens réunis en 1974 à Standing Rock pour la Première Conférence des Traités internationaux prirent la résolution de se faire reconnaître comme peuples souverains par les instances internationales :
Nous affirmons qu’il n’y a qu’une race d’hommes dans le monde qui n’est pas représentée aux Nations unies : c’est l’homme rouge indigène de l’hémisphère occidental. [...] Cette convention mandate le Conseil international des Traités indiens pour qu’il fasse une demande aux Nations unies afin que soient reconnues et admises les nations aborigènes souveraines. Nous soutiendrons toute demande semblable par un peuple aborigène.
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L’International Indian Treaty Council obtint satisfaction : cet organisme, considéré comme représentatif des Amérindiens, a maintenant voix consultative aux Nations unies, parmi les six cents autres organisations non gouvernementales. En septembre 1977, à Genève, le Comité des Droits de l’homme de l’ONU réunissait l’ensemble de ces organisations pour une conférence sur « la discrimination contre les peuples indigènes d’Amérique ». Des délégués indiens hopis, cheyennes, onondagas y confrontèrent leurs vues avec des Indiens amazoniens, chiliens, guatémaltèques, panaméens et canadiens. Des rapports communs furent rédigés, des résolutions adoptées, une ligne d’action dessinée.
Les Amérindiens ne négligent pas les autres alliances possibles. Des comités de soutien se créent en Suède, en Allemagne, en France.
Akwesasne Notes publie de nombreuses lettres de Blancs sympathisants qui offrent leur aide, soit par des dons, soit par la propagande. En août 1977, un Palestinien
y écrivait : « Quand je lis
Akwesasne Notes, cela me rappelle clairement les mêmes actes d’agression et de génocide contre le peuple arabe palestinien dans la Palestine occupée. Luttons et œuvrons ensemble pour que les générations à venir connaissent un monde meilleur. »
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Il faut remarquer cependant qu’il ne s’agit là que d’un témoignage individuel. Les Amérindiens n’ont, jusqu’à présent, pas pris parti dans le conflit du Moyen-Orient, leurs sympathies anciennes allant plutôt, en effet, vers les Juifs dans lesquels ils reconnaissaient au moins un même acharnement à la survie culturelle. Par ailleurs, les militants indiens se veulent très prudents en ce qui concerne leurs affiliations. Les théoriciens ont en général rejeté l’appartenance au Tiers monde où voulaient les placer les militants noirs et « les gauchistes blancs » :
Tiers monde et monde aborigène
Certaines tendances récentes de la Nouvelle Gauche ont défini les groupes non blancs comme composant le mouvement « tiers-mondiste » dans lequel tous les peuples non blancs partagent les conséquences du colonialisme et la recherche de l’autodétermination. Fondée partiellement sur l’émergence de nouvelles nations et le retrait des pays européens de leurs anciennes colonies, cette idéologie cherche à construire une alliance politique et conceptuelle avec les minorités opprimées des États-Unis. [...] Mais rattacher les Indiens américains à ce qui est essentiellement une lutte centrée en Afrique et en Asie, c’est mal comprendre l’expérience historique de la conquête coloniale et celle de la transformation du monde par la technologie occidentale. [...] La différence entre le Tiers monde et le monde aborigène est, pour le moment, politique, mais on pourrait l’appréhender dans ses dimensions religieuses et économiques.
Si le Tiers monde émerge actuellement, c’est avant tout parce qu’il apprend rapidement à s’adapter au monde de la technologie occidentale ; il s’ouvre aux concepts politiques occidentaux et il se sert des questions raciales pour jouer d’une influence grandissante sur les super-puissances, obtenant des concessions des deux côtés tout en s’efforçant de les imiter.
Le monde aborigène n’a pas les armes politiques pour émerger. Il rejette fondamentalement les techniques politiques occidentales. Il trouve sa force profonde dans l’idéologie, au-dessus et au-delà des idées occidentales concernant le processus historique.
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Le Quart monde
Reprenant la définition incluse dans le livre du Canadien George Manuel,
The Fourth World, Vine Deloria
se révolte, comme lui,
contre le concept d’État-nation, si rigide et si étroit qu’il veut substituer la notion de « citoyenneté » aux traditions culturelles vivantes des peuples. L’idée d’un État supranational qui englobe, à l’intérieur de ses frontières, des groupes diversifiés, est une idée relativement récente. Aucun peuple ne peut aujourd’hui s’imposer sans affirmer son indépendance politique à l’égard des nations européennes ou sans se rattacher à une nation européenne. [...] Sur le continent nord-américain, à cause de la présence apparemment inépuisable d’étendues de terres indiennes, les nations indiennes, dans leur relation avec les États-Unis et le Canada, sont devenues d’étranges « nations domestiques ». [...] Le Quart monde est une réalité parce qu’il décrit de la manière la plus claire le monde tel que nous devons maintenant l’affronter. [...] Cette notion fait appel en nous à une morale existentielle, d’une manière plus profonde que toutes les visions du monde qui ont eu cours dans le passé. Les peuples aborigènes ont pour seul argument la moralité de leur cause. [...]
Qu’est-ce qui fait une « nation » ? Comment naissent les peuples ? Comment les peuples sont-ils liés les uns aux autres ? Telles sont quelques-unes des questions qui nous hantent. Si nous continuons à voir le monde comme une combinaison de forces politiques et économiques d’émergence récente qui contrôlent nos vies et nos propriétés, nous faisons violence au noyau même de notre existence.
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Pour George Manuel
, pour Vine Deloria
, le Quart monde, ce sont toutes les nations qui étouffent dans le carcan de l’État, qui se définissent autrement que par d’étroits concepts politiques et économiques, et qui veulent conquérir le droit d’affirmer leur identité en sauvegardant l’essentiel de leur culture.