Chapitre V
LA LUTTE POUR LA SURVIE
(1880-1970)
L’ÈRE DU REPLI :
1887-1934
Quelques voix se sont élevées, comme celle de Helen Hunt Jackson, pour dénoncer l’« hypocrisie » des politiciens qui attribuaient aux Indiens eux-mêmes la volonté de passer de la propriété collective à la propriété individuelle3, et pour réclamer l’assentiment de la majorité de la tribu à l’application de la loi ; néanmoins, la loi porta obligation à toutes les tribus, sauf à celles du Territoire indien (l’Oklahoma) et aux Senecas de l’État de New York, de parcelliser leurs réserves à raison de 160 arpents par famille, 80 arpents pour les célibataires et 40 arpents pour les orphelins mineurs. Le surplus de la propriété collective qui n’aurait pu être loti serait mis à la disposition du gouvernement fédéral qui pourrait le vendre. Les nouveaux propriétaires confieraient leurs titres de propriété au gouvernement qui en userait « à sa discrétion » pendant vingt-cinq ans au moins. Enfin, ceux qui auraient bénéficié de ces mesures et se « seraient engagés dans la voie de la civilisation » deviendraient citoyens américains4.
Les résultats ne furent pas exactement ceux qu’escomptaient les philanthropes. Entre 1887 et 1934, la propriété indienne passa, par le truchement des « surplus » et des ventes individuelles, de 56,6 millions d’hectares à 36,4 millions. Gravement paupérisés, comme le montre le rapport de la commission d’enquête Meriam de 1928, les Amérindiens furent surtout atteints moralement. Laissés en possession des terres les plus pauvres, sans l’outillage ni la formation nécessaires pour les mettre en valeur, ils se trouvèrent totalement dépendants des subsides du BIA. Et surtout, comme l’avaient pressenti les représentants des dix-neuf tribus qui s’étaient réunis dans l’Oklahoma pour refuser la loi, l’anéantissement des structures tribales leur portait un coup fatal :
Réforme et renouveau
La situation des Indiens se détériora tellement que, dans le grand courant de réformes du New Deal, le Congrès vota, en 1934, l’Indian Reorganization Act qui devait renverser radicalement la politique fédérale indienne et, espérait-on, effacer le passé. De fait, l’opinion publique américaine ne fut pas seule à l’origine de ce changement. Pendant les « années sombres », toute résistance n’avait pas disparu chez les Amérindiens ; elle se manifesta sous trois formes : le maintien coûte que coûte d’un minimum d’organisation et de traditions tribales, la naissance d’une nouvelle tendance à l’unité panindienne et le développement d’un renouveau spirituel dans la religion syncrétique de la Native American Church.
Il fallait une rare constance pour parvenir, comme les Hopis, à conserver les coutumes, les croyances et les rituels nationaux malgré les interdictions appuyées de menaces et de coercition. Chez les Shoshonis et les Utes, dans les Grandes Plaines, les cérémonies annuelles de la Danse du Soleil n’ont jamais été interrompues. Même la Ghost Dance, malgré la répression sanglante de Wounded Knee, continua quelques années à se propager dans l’Ouest. Cependant, devant les persécutions qui frappaient ses adeptes, elle disparut progressivement pour faire place à de nouvelles croyances, à de nouveaux rituels comme le culte du Peyote et la Native American Church qui l’a progressivement absorbé dans une institution de type moderne.
Une religion syncrétique : le Peyote
L’effet curatif et apaisant de la drogue sur l’individu aurait été de peu de portée s’il ne s’était agi d’un rituel collectif, concrétisant un ensemble de croyances et de symboles de caractère variable suivant les groupes. Chez certains, comme les Caddos, influencés par Nishkuntu (Moon Head) — connu par les Blancs sous le nom de John Wilson —, le culte du Peyote est fortement teinté d’influence catholique. Lui-même à moitié delaware, au quart caddo et au quart français, John Wilson avait greffé le rite du Peyote sur ses expériences antérieures d’adepte de la Ghost Dance, de la mescaline et du shamanisme algonquin du shooting9. L’élément chrétien est décelable dès sa première révélation :
L’adoption des symboles chrétiens n’est pas générale chez les adeptes du Peyote. Les Kiowas-Comanches, entre autres, s’en tiennent strictement à une inspiration traditionnelle. Mais, pour tous, le culte du Peyote est une innovation, un syncrétisme qui leur procure une défense contre la déculturation totale à laquelle veut les conduire la politique américaine de ce début de siècle. Grâce au renouveau religieux du Peyote et des Églises qui se sont organisées autour de son culte, parmi lesquelles la Native American Church est celle qui connaît le plus grand développement, les Nations indiennes, coupées de leurs traditions, détribalisées, retrouvent une nouvelle forme d’identité. C’est une identité transformée, parce que largement transtribale, une identité qui rejoint la tendance au panindianisme qui se manifeste dans les trente premières années du XXe siècle.
Le panindianisme « progressiste »
En 1911, la Society of American Indians se réunit pour sa conférence annuelle à Columbus, dans l’Ohio, le jour même du Columbus Day.
Arthur Parker, cependant, précisait :
Le New Deal indien
LA REVENDICATION MINORITAIRE
Le gouvernement se réveillera-t-il jamais et comprendra-t-il enfin que la race indienne n’est pas une race d’agriculteurs ? L’agriculture indienne a pour synonymes la souffrance et l’échec. Si la terre indienne, qui est une terre naturelle, était livrée à des activités de conservation ou de développement, elle procurerait des dividendes plus avantageux dans le domaine économique et dans celui du bonheur. [...]
Maudits soient-ils tous !
Les syndicats, pour leurs revendications déraisonnables, corporatistes [...], pour leur habitude de se vendre les uns les autres.
Les capitalistes, pour leur hypocrisie, pour la pseudo-civilisation dangereuse qu’ils ont créée sur la base du profit par tous les moyens [...] ;
Les communistes, pour avoir perverti et distordu les valeurs communautaires [...]. Les socialistes, pour leur opposition au socialisme, ou du moins à ce que ce mot signifie [...]. Les fascistes [...].
Et maintenant, l’Indien entre dans le jeu, et je suis le batteur [...]. Cessez de m’envoyer les balles hors du but. Je vous défie de me viser [...].
Nostalgies
Nombreux sont les Amérindiens qui regrettent l’« américanisation » de leur peuple, accélérée par le New Deal. Dans l’été 1975, un correspondant envoya le poème suivant à Akwesasne Notes :
Quand le Bureau des Affaires indiennes a proposé aux Shoshonees, à la fin du XIXe siècle, de se mettre à l’agriculture mécanisée, Washakie, dégoûté à cette seule idée, a dit : « Au diable la pomme de terre ! »
Qu’est-ce qui est mort ?
Qu’est-ce qui est parti de nos vies ?
Où est le vent, et pourquoi la pluie s’en est-elle allée ?
Nos filles se peignent les lèvres en rouge
Nos fils collectionnent les pièces comme des banquiers
La vie de nos pères est morte en nous.
Nous recherchons la vie facile comme le coyote
Nous recherchons les bâtisses en bois et les lits douillets
Nous recherchons les manteaux tissés à la machine.
Nos femmes meulent le blé en farine
Nos guerriers comptent les coups
Ceux-là vous ne pouvez les voler.
Nous sommes des loups, nous sommes des loups.
Une colonie de l’intérieur
La nostalgie pour les temps anciens s’accroît. Dans les réserves, comme chez les Indiens citadins, on réapprend les langues nationales, on organise des pow-wows, on célèbre les cérémonies et les rites traditionnels. Mais les Amérindiens n’oublient pas qu’ils « sont dans le jeu » où les minorités américaines affrontent le pouvoir dominant ; tout en conservant leur spécificité, ils se sont, d’une certaine manière, adaptés aux formes modernes de la revendication minoritaire. C’est au moyen, par exemple, d’études économiques que des organismes militants indiens, notamment l’International Indian Treaty Council, s’insurgent :
La lutte des années 1960-1970 n’est pas une lutte passéiste. Elle se pose en parallèle avec le combat des minorités opprimées et des peuples colonisés. La sous-traitance dans les réserves par une main-d’œuvre sous-payée, l’appropriation ou l’exploitation des terres et des ressources des nations indiennes sont, disent les militants, le fait d’une politique néocoloniale. La stérilisation des femmes20, l’adoption des enfants indiens par les familles blanches contre la volonté des tribus21, le taux relativement élevé des Indiens détenus dans les prisons, traduisent une politique d’agression contre la minorité indienne :
Les Indiens des États-Unis sont la catégorie la plus pauvre de la population. Leur taux d’arrestation est trois fois plus élevé que celui des Noirs américains et dix fois plus élevé que celui des Blancs. À moins de supposer que les Indiens sont prédisposés par leur race à la criminalité, nous devons reconnaître que la situation a des arrière-plans économiques et politiques.22
Dans les luttes minoritaires
Aucune des luttes minoritaires des années 1960 n’est étrangère aux Amérindiens, pas même le combat des femmes, minorités des minorités. Elles se regroupent en organisations telles que le Sovereign Native Woman’s Conference et luttent aux côtés des hommes, parfois à l’avant-garde. Le 4 juillet 1976, elles adressaient un « Message d’anniversaire aux bons citoyens des États-Unis d’Amérique » :
Nous sommes des femmes qu’on appelle indiennes. Nous appartenons à de nombreuses nations vivant à l’intérieur des frontières revendiquées par les États-Unis. [...]
Si les femmes indiennes se regroupent, c’est pour dénoncer le « stéréotype » qui s’attache à elles, « y compris de la part des féministes blanches qui présentent la femme indienne d’une façon négative par comparaison avec les autres femmes minoritaires »24.
LA SOLIDARITÉ INTERNATIONALE
Incompris par la société dominante qui les voit au travers du paternalisme méprisant, les Amérindiens éveillent souvent aussi la méfiance des autres groupes minoritaires. Les militants noirs, en particulier, leur reprochent leur « culturalisme », leur « spiritualité » qu’ils disent empreinte d’un mysticisme démobilisateur, et leur indifférence apparente aux luttes menées par le Tiers monde contre le néocolonialisme.
Et pourtant, les militants indiens s’adressent de plus en plus fréquemment au monde extérieur. Parallèlement aux efforts déployés pour résister aux tentations de l’assimilation, pour vaincre leurs divisions internes et pour se faire admettre par la société environnante, les Amérindiens s’efforcent à la fois de trouver un langage qui les fasse mieux comprendre, et une tactique qui leur permette d’insérer leurs luttes dans le combat universel des minorités opprimées.
Dans le reste du monde, la voix des Amérindiens ne rencontre encore qu’un faible écho. En 1972, à Stockholm, à la Conférence des Nations unies sur l’environnement, l’un des délégués remarquait :
Un cri unanime s’est élevé : « Sauvons les baleines ! » ; mais bien peu ont entendu l’appel plus discret, mais combien plus poignant, pour sauver les peuples oubliés [...] ; et la Conférence négligea de répondre à cette question critique : est-ce que dans un monde qui se consacrera à rendre l’environnement plus favorable à la « civilisation », les peuples minoritaires pourront sauvegarder leur mode de vie traditionnel ?26
Minorité oubliée du monde jusqu’alors, les Amérindiens réunis en 1974 à Standing Rock pour la Première Conférence des Traités internationaux prirent la résolution de se faire reconnaître comme peuples souverains par les instances internationales :
Nous affirmons qu’il n’y a qu’une race d’hommes dans le monde qui n’est pas représentée aux Nations unies : c’est l’homme rouge indigène de l’hémisphère occidental. [...] Cette convention mandate le Conseil international des Traités indiens pour qu’il fasse une demande aux Nations unies afin que soient reconnues et admises les nations aborigènes souveraines. Nous soutiendrons toute demande semblable par un peuple aborigène.27
L’International Indian Treaty Council obtint satisfaction : cet organisme, considéré comme représentatif des Amérindiens, a maintenant voix consultative aux Nations unies, parmi les six cents autres organisations non gouvernementales. En septembre 1977, à Genève, le Comité des Droits de l’homme de l’ONU réunissait l’ensemble de ces organisations pour une conférence sur « la discrimination contre les peuples indigènes d’Amérique ». Des délégués indiens hopis, cheyennes, onondagas y confrontèrent leurs vues avec des Indiens amazoniens, chiliens, guatémaltèques, panaméens et canadiens. Des rapports communs furent rédigés, des résolutions adoptées, une ligne d’action dessinée.
Les Amérindiens ne négligent pas les autres alliances possibles. Des comités de soutien se créent en Suède, en Allemagne, en France. Akwesasne Notes publie de nombreuses lettres de Blancs sympathisants qui offrent leur aide, soit par des dons, soit par la propagande. En août 1977, un Palestinien y écrivait : « Quand je lis Akwesasne Notes, cela me rappelle clairement les mêmes actes d’agression et de génocide contre le peuple arabe palestinien dans la Palestine occupée. Luttons et œuvrons ensemble pour que les générations à venir connaissent un monde meilleur. »28
Il faut remarquer cependant qu’il ne s’agit là que d’un témoignage individuel. Les Amérindiens n’ont, jusqu’à présent, pas pris parti dans le conflit du Moyen-Orient, leurs sympathies anciennes allant plutôt, en effet, vers les Juifs dans lesquels ils reconnaissaient au moins un même acharnement à la survie culturelle. Par ailleurs, les militants indiens se veulent très prudents en ce qui concerne leurs affiliations. Les théoriciens ont en général rejeté l’appartenance au Tiers monde où voulaient les placer les militants noirs et « les gauchistes blancs » :
Certaines tendances récentes de la Nouvelle Gauche ont défini les groupes non blancs comme composant le mouvement « tiers-mondiste » dans lequel tous les peuples non blancs partagent les conséquences du colonialisme et la recherche de l’autodétermination. Fondée partiellement sur l’émergence de nouvelles nations et le retrait des pays européens de leurs anciennes colonies, cette idéologie cherche à construire une alliance politique et conceptuelle avec les minorités opprimées des États-Unis. [...] Mais rattacher les Indiens américains à ce qui est essentiellement une lutte centrée en Afrique et en Asie, c’est mal comprendre l’expérience historique de la conquête coloniale et celle de la transformation du monde par la technologie occidentale. [...] La différence entre le Tiers monde et le monde aborigène est, pour le moment, politique, mais on pourrait l’appréhender dans ses dimensions religieuses et économiques.
Si le Tiers monde émerge actuellement, c’est avant tout parce qu’il apprend rapidement à s’adapter au monde de la technologie occidentale ; il s’ouvre aux concepts politiques occidentaux et il se sert des questions raciales pour jouer d’une influence grandissante sur les super-puissances, obtenant des concessions des deux côtés tout en s’efforçant de les imiter.
Le Quart monde
contre le concept d’État-nation, si rigide et si étroit qu’il veut substituer la notion de « citoyenneté » aux traditions culturelles vivantes des peuples. L’idée d’un État supranational qui englobe, à l’intérieur de ses frontières, des groupes diversifiés, est une idée relativement récente. Aucun peuple ne peut aujourd’hui s’imposer sans affirmer son indépendance politique à l’égard des nations européennes ou sans se rattacher à une nation européenne. [...] Sur le continent nord-américain, à cause de la présence apparemment inépuisable d’étendues de terres indiennes, les nations indiennes, dans leur relation avec les États-Unis et le Canada, sont devenues d’étranges « nations domestiques ». [...] Le Quart monde est une réalité parce qu’il décrit de la manière la plus claire le monde tel que nous devons maintenant l’affronter. [...] Cette notion fait appel en nous à une morale existentielle, d’une manière plus profonde que toutes les visions du monde qui ont eu cours dans le passé. Les peuples aborigènes ont pour seul argument la moralité de leur cause. [...]