Question : On dit que vous fomentez une révolution ?
Réponse : Non, pas du tout. Pour qu’on puisse parler de révolution, il faut qu’une partie de la société se tourne contre l’autre et essaie de lui imposer sa volonté par la force des armes. Nous, les peuples natifs de ce continent, nous n’avons
jamais fait partie de votre société, et par conséquent nos actions ne sont pas celles de révolutionnaires mais d’un peuple distinct qui cherche à recouvrer ce qui lui appartient de droit.
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Déclaration de Sidney Mills
, le 13 octobre 1968 :
Je suis un Indien Yakima et Cherokee, et je
suis un homme. Pendant deux ans et quatre mois, j
’ai été un soldat dans l’armée des États-Unis. J
’ai combattu au Vietnam et j’y ai été blessé. Aujourd’hui, je
déclare publiquement que j
’ai pris une décision concernant mon allégeance et mon engagement. Je
jure que mon allégeance première revient au peuple indien et aux droits souverains des nombreuses tribus. En vertu de cette allégeance et des devoirs qu’elle entraîne, je
renonce désormais à toute obligation de service dans l’armée américaine.
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L’attachement tenace des Amérindiens à l’intégrité des traités et à la reconnaissance de leur souveraineté recouvre essentiellement le combat pour la survie de l’identité. En effet, jamais, chez les Amérindiens, la souveraineté ne s’est limitée au concept étroit de souveraineté étatique qui a cours dans les nations d’Occident. Si les lois portant abrogation des traités et du statut particulier des Indiens étaient adoptées, alors l’identité indienne elle-même serait effacée. C’est que seul l’exercice de leur souveraineté peut permettre aux Amérindiens d’accorder leur vie à ce qu’on appelle faussement, par un formidable malentendu linguistique — et idéologique —, leur « spiritualité ». Les jeunes militants d’aujourd’hui s’aperçoivent que, sans pour cela vouloir s’attarder dans un mode de vie archaïque et sous-développé, les Indiens ne peuvent rester eux-mêmes que s’ils peuvent, librement, conjuguer le respect de la tradition et leurs structures sociales particulières. Or la « philosophie » ou « spiritualité » indienne est antinomique de l’occidentale. C’est sans doute Jimmie Durham
, un « marxiste » indien, qui exprime le plus clairement à la fois l’antithèse entre les deux mondes — l’indien et l’occidental — et la cohérence dynamique de la pensée indienne :
Notre spiritualisme est une question controversée en ce moment. [...] Nous disons que notre religion est une force de libération. La non-compréhension vient du vocabulaire de la langue colonisatrice et de ce que la langue anglaise est truffée de concepts aliénants pour les sociétés qui la parlent. En fait, il est incorrect de dire que nous avons une religion ou des religions, ou que nous sommes un peuple religieux.
Nous pouvons dire que la société occidentale est divisée en carrés détachés les uns des autres. Chaque carré représente une aire de l’activité ou de la connaissance humaine. [...] Ce système peut être clair, mais ce qu’il produit et ce qu’on peut voir dans les pays capitalistes ou socialistes d’aujourd’hui, c’est l’aliénation. Personne ne peut avoir une vue d’ensemble. [...]
Nous voyons notre société comme un cercle. [...] C’était et c’est encore ce qui rend nos sociétés si dynamiques, si capables de changement. Lorsque de nouvelles choses arrivent dans notre cercle, elles l’élargissent. Lorsque de nouvelles choses arrivent dans la société occidentale, on ajoute un carré.
Ce n’est pas un système « primitif » ou un système social simple. C’est un système que nous avons fait vivre pendant des milliers d’années, et d’une façon critique, pendant les deux cent cinquante dernières années. Le fondement [...] de ce qui est appelé notre spiritualisme, c’est le concept de la Terre-mère. [...] Ce n’est pas contraire au marxisme.
Usant de l’analyse marxiste pour rejeter les religions chrétiennes, Jimmie Durham
leur oppose la « religion » indienne :
Il y a des différences importantes entre notre « religion » et les religions occidentales. La nôtre n’est pas une échappatoire. [...] Elle se réfère constamment au lieu précis où nous vivons la production ainsi qu’à notre système politique tel qu’il est constitué. [...] Bien sûr, il y a une mythologie qui évoque de nombreux êtres spirituels, mais nous ne les voyons pas de la même manière que l’Église chrétienne voit les anges, Jésus
, le Saint-Esprit, etc. Ils ne nous sauvent pas et ne nous contrôlent pas. [...] La religion chrétienne et les religions occidentales mettent délibérément une distance entre les humains et le monde qui les entoure. Nos cérémonies existent pour éliminer cette distance. Nous sommes plus dans le monde que les autres peuples (« plus près de la nature », dit l’expression romantique), parce que notre système nous rend plus conscients du monde et de façon critique. Est-ce que cela fait de nous des mystiques ? [...]
Aux antipodes de l’« abstraction » occidentale, la vision du monde indienne est aussi antithétique de l’économisme occidental :
Dans le système décrit plus haut, il y a une valeur qui surpasse les autres et qui est aussi la composante principale de notre spiritualisme. Nous appliquons la conscience critique à un concept que j’appellerai la « qualité » des choses. Nous refusons les idées de « développement » ou de « croissance économique », à moins que nous ne voyions clairement, à long et à court terme, les bénéfices qu’ils fourniront aux êtres humains. Les bénéfices apportés à la notion abstraite de « société » ou de « masses » ne font pas partie de notre cadre de compréhension.
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LA PERSONNE CONTRE L’INDIVIDU
À la « qualité des choses » correspond la qualité humaine :
Dans notre système spirituel, nous avons découvert que les êtres humains, pour être réellement humains, doivent être intégrés dans leur société. Nous avons découvert également que la société n’est rien sans des êtres humains totalement personnalisés. Notre culture refuse le concept de « masses » parce qu’il connote la dépersonnalisation. Notre culture refuse également le concept de société « individualiste ». « Individuel » connote la réification de la personne. Une fourmi dans notre fourmilière est un individu ; les êtres humains sont des personnes.
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Bien qu’ils aient été, pour la majorité d’entre eux, convertis au christianisme, les Amérindiens ont, fort souvent, conservé leur attachement à la « spiritualité » traditionnelle.
Dans la plupart des cas, le christianisme est intégré à la vision du monde autochtone et l’individu participe à la fois aux rituels chrétiens et aux rituels néotraditionnels. Les formes religieuses nées de l’acculturation, comme la Ghost Dance et le culte du Peyote organisé sous le nom de Native American Church, se perpétuent et connaissent un regain de vitalité, dû à leur caractère combatif et unificateur. Elles expriment la volonté de survie de l’identité indienne et sont mises en avant comme preuves de l’existence séparée des Indiens et comme armes contre le prosélytisme chrétien et l’assimilationisme tentaculaire de la société dominante blanche. Le mouvement indien contemporain reprend, au nom de valeurs sacrées, la critique du mode de développement occidental.
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C’est aussi sur ces valeurs qu’il fonde l’affirmation de l’identité indienne. « Notre seule manière d’être humains est d’être indiens », conclut Jimmie Durham
.
ÊTRE INDIEN DEMAIN
Le mouvement de résistance a gagné des tribus entières et de nombreux Indiens citadins, au-delà des militants. Il se manifeste par des actions diverses, qu’il s’agisse d’un renouveau de ferveur pour les rites de la Longue maison chez les Iroquois, ou des rites de sudation chez les Sioux Tetons, ou encore de formes syncrétiques de spiritualité comme celles qui rassemblent, dans les pow-wows, des Indiens de différentes tribus. Certains, comme les Tuscaroras de Caroline du Nord, cherchent à acquérir le contrôle des écoles pour que leurs enfants ne soient pas totalement acculturés ; d’autres, de plus en plus nombreux, confient leurs enfants aux écoles de survie dans lesquelles ils sont assurés que la mémoire de leur peuple reste vivante. À Ganienkeh, dans l’État de New York, une communauté mohawk s’est établie en 1974. Elle résiste pied à pied aux attaques des populations locales qui souhaitent y établir un centre de loisirs.
Ce que nous cherchons à construire ici [
disent les Mohawks de Ganienkeh], c’est une communauté agraire autarcique gérée par et pour les indigènes selon nos propres lois, coutumes et traditions. L’un des symboles de Ganienkeh est Flint
, qui a maintenant six mois et qui est né à Ganienkeh. Sa mère est sioux ; elle est venue à Ganienkeh pour que son enfant naisse libre. Elle a voulu que son enfant
soit élevé selon la tradition. Elle-même a perdu une grande partie de sa propre culture dans les écoles du BIA. Aussi cherchait-elle un endroit où on pourrait l’aider. Flint
est un personnage important à Ganienkeh. Les gens disent que s’il
devient un Indien en grandissant, ce sera le signe que Ganienkeh doit continuer. Flint est la raison d’être de Ganienkeh.
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Alors qu’aux siècles passés les luttes indiennes restaient entièrement extérieures aux mouvements contestataires américains (révoltes noires, mouvement ouvrier...), on peut dire qu’elles ont, dans la seconde moitié du XXe siècle, rejoint le courant des luttes minoritaires. Est-ce à dire que les Amérindiens ont perdu cette singularité qui les rendait étrangers, non seulement à la société dominante, mais aux phénomènes de tous ordres qui agitent les États-Unis ? Si leurs revendications économiques, sociales, politiques rencontrent souvent celles des autres minorités opprimées, leur quête d’identité se résume-t-elle, elle aussi, à la recherche de « racines » devenues introuvables du fait de l’éclatement des communautés, des migrations collectives et individuelles et de l’oubli des traditions séculaires dans l’acculturation ?
Il semble au contraire que la résistance indienne continue à se différencier des autres mouvements minoritaires. En premier lieu, les études démographiques et ethnologiques récentes confirment que, loin de se diluer, les groupes amérindiens restent des entités homogènes, qu’ils sont en accroissement constant et que, dans leur mode de vie, ils cherchent à rétablir une continuité avec le passé.
ACCULTURATION
ET PANINDIANISME
Depuis les années 1950, un nombre grandissant de jeunes Indiens, et même de familles, sont venus s’installer dans les villes. Certains observateurs ont noté que ces Indiens urbanisés avaient tendance à oublier leur langue natale, que leurs mœurs s’« américanisaient » et que leur mode de pensée — ou leur langage — s’occidentalisait
7. C’est en effet le cas pour ces militants d’AIM ou de l’International Indian Treaty Council dont on a lu les discours plus haut. Mais, pour eux, l’acculturation ne signifie pas nécessairement l’assimilation. Elle n’est qu’une étape, ou une arme nécessaire pour se faire mieux entendre du monde occidental et battre les Blancs sur leur propre terrain, comme l’avaient fait autrefois les Cherokees. Beaucoup de ces militants, d’ailleurs, se sont rapprochés des « conservateurs » et prônent un retour aux cultures anciennes.
Quant aux communautés, si le premier mouvement d’urbanisation leur a été nuisible, elles se sont reconstituées en ville, dans une deuxième étape, sur un modèle nouveau :
Les Indiens qui sont venus à San Francisco ont établi un réseau de relations entre originaires d’une même tribu ou de tribus différentes. [...] La conscience de leur indianité se traduit par des activités panindiennes telles que des centres sociaux, des cercles de danse, des églises.
Ce réseau de relations moderne, apparemment calqué sur ceux de la société ambiante, suffit-il à souder des individus de tribus différentes et à leur assurer une identité commune ? L’ethnologue
répond :
Les Indiens américains des villes sont d’une grande diversité tant par leur origine tribale que par leur degré d’acculturation. Mais ils partagent un même héritage : ils proviennent tous de petites communautés agraires fondées sur une tradition indigène et marquées par leur dépendance à l’égard du BIA. [...] Ce qu’ils ont en commun est fondamental : c’est l’incompatibilité foncière entre leurs valeurs traditionnelles et la culture américaine, entre leurs valeurs morales et l’ordre capitaliste moderne fondé sur la compétition.
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L’urbanisation et l’acculturation présentent des risques pour l’identité collective indienne. Certains Amérindiens sont tentés par la réussite individuelle dans la société américaine et rejettent dans l’oubli leur culture passée et leurs liens tribaux. D’autres, ayant perdu le contact avec leur tribu d’origine, transfèrent leur sentiment d’appartenance dans un panindianisme vague, plus militant que fondé sur une réalité vivante. Cependant, deux facteurs permettent de croire que l’étape du panindianisme a été porteuse d’un avenir positif. D’une part, le panindianisme militant n’est pas seulement tactique ; par la conscience qu’il éveille, il contribue à maintenir ou à recréer des identités indiennes, à construire des formes nouvelles, syncrétiques, de culture. D’autre part, malgré l’urbanisation d’un certain nombre, la moitié de la population amérindienne vivait encore dans les réserves, et cette proportion pouvait sembler durable. De sorte que le besoin d’attaches communautaires, même s’il s’évanouit pour un temps chez quelques-uns, peut, lorsqu’il renaît chez ceux-ci, et pour ceux chez lesquels il reste virulent, se cristalliser dans les réserves. Dawn Good Elk
écrivait :
J
’appartiens à la réserve. Pour moi, la réserve, c’est un vaste réseau de personnes apparentées. J
’ai des parents dans toutes les réserves du Dakota du Sud, surtout dans la réserve sioux de Standing Rock et dans celle de Cheyenne River. Pour l’instant, j
’habite à New York, mais je
peux à tout moment retourner dans la réserve pour y puiser la force et l’orientation, pour y trouver ce qui me permet de « continuer à continuer ». [...] Je
sais qu’il y a une unité entre ceux de la réserve et ceux de la ville ; je respecte ce lien ; il m’aide à vivre.
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On voit l’importance vitale du maintien des réserves, autant pour le sentiment d’identité que pour la permanence des traits culturels fondamentaux comme le système de parenté. Même pour ceux qui n’ont pas le recours du ressourcement dans la réserve, son existence est essentielle. Elle est une référence pour ceux qui pensent, comme Mifaunwy Shunatona Hines, que l’important est de vouloir préserver et transmettre l’héritage de l’indianité, qu’elle soit tribale ou transtribale.
Ma grand-mère Pawnee, mon grand-père Otoe, mon grand-père Wyandot, vous étiez des nouveau-nés dans l’Oklahoma où vous êtes arrivés, venant d’ailleurs (le « Nord », puis le Texas, puis le Nebraska). Vous avez apporté dans ce nouveau pays le même héritage ancestral que m’ont transmis ensuite mon père et ma mère. Grâce à vous, j’ai hérité du même patrimoine. Quand je visite le pays Pawnee, Otoe et Wyandot en Oklahoma, je me sens chez moi. Et quand je suis à New York, je suis chez moi. Quand j’ai décidé que je pourrais me faire une meilleure situation à New York qu’en Oklahoma, j ’ai aussi décidé que cette ville serait pour moi une extension de mes origines Otoe-Pawnee-Wyandot. C’est le pays indien de tous ceux qui ont des racines ailleurs. Les liens ne sont pas coupés : nous avons simplement élargi le cercle indien à l’infini.
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Malgré les nombreux débats entre spécialistes sur la cohérence entre identité tribale et pan-indienne, les individus se sentent rarement acculés au choix. Pour ceux qui ont perdu la référence à la tribu, l’identité panindienne sert de substitut ; pour les autres, les deux appartenances se superposent en réseaux concentriques auxquels un troisième, celui de l’appartenance américaine, vient de plus en plus souvent se greffer.
LA NATION AMÉRICAINE
EN QUESTION
Si les Amérindiens n’éprouvent pas de problème d’identité insoluble, en revanche l’affirmation de leur identité remet en question la nation américaine elle-même, dans ses structures et dans son idéologie. Vine Deloria
écrit :
Le jour est venu où la société se présente à nous comme le monde au moment de la création. Nous avons la possibilité de construire, à partir de la vieille société américaine, une société véritablement cosmopolite. Mais nous ne pouvons plus nous permettre de construire sur la base du déni à la personne humaine de tout ce qui lui permet d’exister.
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Or ce qui permet aux Amérindiens d’exister, ce sans quoi leur identité s’évanouirait à jamais, c’est la reconnaissance du « fait national » indien, de ce que les militants nomment leur souveraineté. Le maintien des Nations indiennes implique une très large autonomie politique, sociale, économique et culturelle. Le « cercle » dans lequel s’inscrivent les Nations indiennes, tout en pouvant « s’élargir à l’infini » et rayonner en direction de la société américaine globale, exige cependant de celle-ci qu’elle se transforme profondément. Les Amérindiens ne sont pas séparatistes. Leur nationalisme ne demande pas la création d’un État supplémentaire au sein de la fédération. Au contraire, et bien plus, l’exigence de souveraineté indienne implique, de la part des États-Unis, une remise en cause des valeurs admises. D’une fédération d’unités politiques, la société américaine devrait évoluer vers un État pluriethnique — « cosmopolite » — dans lequel la double appartenance nationale ne serait plus un état de fait non reconnu, mais le ciment même des institutions.
Il n’y a pas là qu’utopie. Si la revendication indienne est celle qui pose ces problèmes le plus clairement, les autres mouvements minoritaires qui se sont développés parallèlement dans le dernier tiers du XXe siècle ont aussi contribué à démontrer que l’ancien ordre WASP était fortement ébranlé, et qu’il devait faire place un jour ou l’autre à un nouveau modèle. De nouveaux défis sont en effet nés de la résistance autochtone, qui interpellent la société états-unienne comme la communauté des États-nations représentés à l’ONU. Le XXIe siècle devra tenir compte de ces nouvelles questions tout en affrontant des problèmes anciens qui n’ont reçu de traitements que provisoires, et se posent à nouveau dans le monde contemporain.