Le Globe-monde s’appelle ainsi parce que, eh bien, il s’agit d’un globe.
De l’extérieur. Tel que les mages le perçoivent.
De l’intérieur… eh bien, c’est une bonne question.
Dans la série La Science du Disque-monde, ce nom désigne à la fois notre planète et notre univers. La planète est en effet un globe – plus ou moins –, quoiqu’à diverses périodes de notre histoire et dans diverses cultures on n’apprécia pas ce fait à sa juste valeur et on préféra d’autres formes. L’univers… eh bien, nous ne connaissons pas vraiment la sienne, de forme. La sphère constitue une possibilité évidente – peut-être trop. Si, au-delà de disposer d’un point de vue, on incarne celui-ci, et que le champ de vision s’étend tout aussi loin dans toutes les directions, alors le monde observable apparaît automatiquement sphérique. En plus, on se trouve au centre ! Stupéfiant.
En l’absence de narrativium, le Globe-monde ne sait pas quelle forme il doit adopter. D’une manière ou d’une autre, il faut que la forme de la planète, de l’univers et de tout le reste, d’ailleurs, découle de règles mystérieuses. Mais il n’en existe pas qui ordonne : « fabriquer des planètes sphériques ». Il n’en existe même pas qui dicte : « fabriquer des planètes ». Les règles telles que nous les concevons actuellement formulent des messages obscurs comme 23. Cette absence perverse d’implication humaine dans les règles rend les mages fous. Même s’ils aiment ces symboles tarabiscotés, de toute évidence magiques.
Pire encore : les règles ne sont pas écrites. Elles ne figurent même pas implicitement dans le narrativium, puisqu’il n’y en a pas, du moins pas avant que les hommes ne l’inventent pour eux-mêmes. Les règles opèrent en coulisses (du moins le pensons-nous) ; à l’occasion, un homme particulièrement sage écarte le voile et entrevoit le tournoiement des engrenages de la nature. Donc les êtres vivant dans ou sur le Globe-monde (c’est-à-dire nous) jouent à un interminable jeu de devinettes où ils inventent des règles qui semblent marcher, puis se disputent pour savoir si c’est vraiment le cas. Ce jeu porta bien des noms : religion, philosophie, physique, science ou tout simplement Vérité. Nous y jouons toujours.
Dans ce chapitre, nous traiterons de la forme de notre planète. Tout le monde connaît la réponse, aussi nous concentrerons-nous sur les autres propositions imaginatives qui furent parfois apportées, sur les processus qui nous conduisirent à la réponse actuelle et sur le mal que certains se donnèrent pour la nier. Nous réserverons la forme de l’univers au chapitre 16. Il s’agit d’un problème bien plus épineux, en partie parce qu’on ne peut pas en sortir pour l’observer de l’extérieur. Toutefois, jusqu’aux années 1960, le même problème se posait pour notre planète, ce qui n’empêcha pas les chercheurs d’en cerner la forme et la taille. Et l’âge, même si l’estimation scientifique admise reste controversée dans certains milieux parce que ces gens n’aiment pas la réponse, ce qui suffit évidemment à prouver qu’elle est fausse.
Les Grecs de l’Antiquité crurent d’abord notre monde plat, mais ils révisèrent leur jugement quand ils commencèrent à identifier des preuves indirectes du contraire. Comme plusieurs cultures plus anciennes, ils savaient que la Lune était sphérique. Peut-être ressemblait-elle superficiellement à un disque plat vu de face, mais, à l’aide des phases, un raisonnement géométrique simple démontre qu’elle doit être grossièrement sphérique. Le Soleil, qu’on observe difficilement sans s’aveugler, figure un disque qui semble exactement de la même taille et de la même forme que la Lune, aussi peut-on présumer là aussi qu’il s’agit d’une sphère. Au bout du compte, les Grecs conclurent également à la sphéricité de la Terre – un peu surprenant, vu qu’elle n’en a pas l’air. Quand on vit dans une région montagneuse, le monde paraît accidenté ; dans un désert, loin des grandes dunes de sable, il a l’air plat. Mais, si l’on regarde très attentivement, on voit les navires disparaître lentement à l’horizon après leur départ du port ; alors la mer, en tout cas, est courbe. D’autres indices, comme l’ombre de la Terre sur la Lune au cours d’une éclipse, en trahissent aussi l’allure. Dans la vision grecque du monde, un mélange de pensée anthropo-et exocentrique, il y avait là une cohérence narrative : la sphère représentant une forme géométrique parfaite, les dieux s’en étaient donc évidemment servis pour créer le monde.
Au bout d’au moins 250000 ans d’évolution et de développement culturel conduisant aux hommes modernes, précédés de millions d’années où nos ancêtres hominidés prospérèrent, nous avons développé notre propre forme de narrativium, où les événements se produisent parce que nous nous racontons des histoires sur leur compte, ce qui nous inspire pour les produire effectivement. Nous étant narrés d’innombrables récits sur la forme du monde, faux pour la plupart, nous avons fini par élaborer une représentation assez juste de la planète qui nous abrite. Laquelle est, comme mentionné, une pomme de terre. Une pomme de terre très proche du sphéroïde de rotation, à la façon d’un ballon de plage sur lequel on se serait assis. Le sphéroïde n’est pas si éloigné de la sphère. Les Grecs accomplirent un splendide travail pour leur époque.
La forme sphérique paraît encore plus logique quand on comprend qu’on vit sur une planète semblable aux autres du système solaire et qu’on possède des télescopes révélant la rondeur de Mercure, Vénus, Mars, Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune (sans parler de Pluton, Cérès, Titan et bien d’autres corps non classés dans les planètes). Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. Toutefois, tout cela repose sur des inférences logiques, et on ne détient que depuis relativement peu la technologie permettant d’observer la Terre de l’extérieur. La fameuse photo Lever de Terre prise depuis l’orbite lunaire par l’astronaute William Anders pendant la mission Apollo 8 montre une Terre gibbeuse, principalement bleue et blanche, mais avec des nuances de vert et de brun, qui se lève au-dessus d’un paysage lunaire montagneux, stérile et gris. (Le premier alunissage habité, Apollo 11, se produisit l’année suivante.) Cette image mit en relief la fragilité de notre monde naviguant à travers l’espace, ce qui changea pour toujours les implications du mot « Terre ». Ironiquement, les astronautes n’étaient pas censés prendre cette photo. Les retranscriptions de la NASA comportent un échange entre Anders et le commandant de la mission, Frank Borman, qui avait déjà pris une photo noir et blanc d’un lever de Terre :
ANDERS. — Oh, mon Dieu ! Regarde-moi ce spectacle ! Voilà la Terre qui se lève. Waouh, c’est beau.
BORMAN, en plaisantant. — Hé, ne prends pas ça, ce n’est pas prévu au programme.
ANDERS. — Tu as une pellicule couleur, Jim24 ? Donne-moi vite une pellicule couleur, s’il te plaît…
Le reste constitue un triomphe de narrativium astronautique sur les contraintes de gestion des programmes des missions.
Même si nous savons aujourd’hui que la Terre est ronde, certains conservateurs refusent d’admettre l’évidence. Ils « savent » que les alunissages n’ont jamais eu lieu ; on falsifia tout dans les studios d’Hollywood. C’est indubitablement faisable de nos jours ; les réalisateurs utilisent régulièrement des images de synthèse pour créer des visuels beaucoup plus complexes – dont le film Apollo 13, sorti vingt-cinq ans après la mission, qui recourt à des effets spéciaux hautement réalistes. Peu probable que ces moyens existaient à l’époque ; mais, bien entendu, des projets secrets du gouvern’ment dissimulaient des progrès technologiques qu’on dévoilait seulement des années plus tard… Mais n’incluaient pas, apparemment, les techniques d’ingénierie relativement simples qui permettent d’envoyer quelqu’un sur la Lune. La théorie que les alunissages ne se produisirent jamais est parfaitement sensée si l’on croit possible de perpétrer une conspiration mondiale impliquant, en définitive, des millions de personnes, dont les Russes en premier lieu, qui s’efforçaient de coiffer les Américains au poteau lunaire.
Nous ne souhaitons pas disséquer les théories conspirationnistes, ni nous efforcer à notre tour de vous convaincre que Neil Armstrong et Buzz Aldrin se posèrent vraiment sur la Lune en 1969 – ni du contraire, d’ailleurs. Au lieu de cela, nous désirons examiner une des raisons pour lesquelles bien des gens croyaient – et pourquoi une proportion notable continuent à croire – que la Terre est plate. Ou qu’elle a une forme autre que le globe bien rond qu’on rencontre en cours de géographie.
Cette raison, c’est le rôle de l’inférence par opposition à l’observation directe. Les déductions restent toujours ouvertes à l’interprétation, ce qui laisse souvent assez de marge pour se tortiller vers des sorties de secours dialectiques apparentes. Les adeptes de la Terre plate s’en servent pour élaborer des contre-explications plus ou moins plausibles à la plupart des arguments habituels en faveur de sa rotondité. En réfuter un viendra souvent contredire une autre réfutation d’un autre, mais, dans un débat rhétorique, peu de gens dans l’auditoire le remarquent. Nous, vos humbles auteurs, détenons toutefois la preuve parfaitement convaincante que la Terre est ronde, et elle ne repose pas sur des photos spatiales – mais nous la garderons pour la fin de ce chapitre.
Avant les années 1960, même les pays les plus avancés technologiquement ne pouvaient contempler la Terre de plus haut que l’altitude maximale d’un avion ou d’un ballon. Auparavant, les éléments disponibles se limitaient à ce que la vache voit depuis son plancher ; le besoin insatiable qu’éprouve Pan narrans de raconter des récits explicatifs donna naissance à des propositions imaginatives.
L’une des toutes premières cosmologies dont des éléments nous parvinrent est celle de l’Égypte antique dans la période thinite, aux alentours de 3000 av. J.-C. Elle évolua étonnamment peu au cours des trois millénaires suivants, même si on y introduisit de temps en temps d’autres éléments et que les modes changèrent. La cosmologie égyptienne semble fondée sur des observations informelles de phénomènes naturels, assaisonnées d’imagination et copieusement laquées d’imagerie religieuse.
Le système de coordonnées naturel de l’Égypte, qui fournissait quatre points cardinaux très clairs, influençait fortement sa pensée. Le pays incarnait une « terre noire » prise en sandwich entre deux étendues de « terre rouge » ; une bande fertile étroite entre deux déserts –, même s’il y a fort longtemps les zones désertiques tenaient plus de la savane que des régions arides actuelles. Le Nil coulait grossièrement du sud vers le nord et les vents dominants soufflaient dans l’autre sens. On juge à quel point cet axe pénétrait profondément la pensée de l’époque aux hiéroglyphes signifiant « sud » (un bateau aux voiles levées) et « nord » (un bateau aux voiles ferlées). Le soleil – considéré comme un dieu depuis l’époque prédynastique – se levait à l’est et se couchait à l’ouest.
Dans la mythologie égyptienne, la Terre était plate et de forme plus ou moins carrée en raison de l’importance des points cardinaux. On l’associait au dieu Geb. La déesse Nout formait au-dessus une arche gigantesque qui correspondait aux cieux et au firmament. Entre les deux, on trouvait le dieu de l’air, Shou. Divers aspects du ciel nocturne rappelaient ceux de la Terre : en particulier, la Voie lactée, une bande particulièrement lumineuse, claire et frappante dans les nuits désertiques, correspondait au Nil. Comme le Soleil disparaissait à l’ouest et réapparaissait à l’est, il passait de toute évidence sous le monde à travers la masse du sol. Pendant la nuit, le dieu-soleil Rê combattait les démons et les dieux des enfers pour émerger victorieux – ou, du moins, en ayant survécu – tous les matins. À l’aide des efforts acharnés et des rituels du clergé, comprenez bien.
Vous vous rappellerez peut-être que la cosmologie recouvre la théorie de la forme de l’univers et qu’elle marche main dans la main avec la cosmogonie, qui la précédait. On rencontrait chez les Égyptiens plusieurs mythes créateurs provenant de différentes régions du pays, et les mythes se combinent souvent à volonté. Nous mentionnions plus haut un élément commun à la plupart des versions : la butte primordiale émergeant de l’océan du chaos. On pense que la forme triangulaire des pyramides la représente, entre autres symboles. On sait depuis longtemps que le temple de Karnak, dans la Louxor actuelle, jouait un rôle emblématique comme représentation de cette butte primordiale, mais ne s’y limitait peut-être pas. L’archéologue Angus Graham effectua récemment des relevés géophysiques ; en déterminant le lit ancien du Nil par prospection électrique grâce au limon déposé, il montra que, dans l’Antiquité, Karnak se trouvait sur une île au milieu du fleuve. Lors du retrait annuel des crues, il aurait rejoué l’émergence de la butte primordiale au-delà du seul symbole.
Malgré leur intérêt religieux pour le ciel nocturne, les Égyptiens ne semblèrent pas étudier l’astronomie pour elle-même et de façon systématique. Pour cela, il faut se tourner vers une autre culture antique : Babylone.
Babylone appartenait à un éventail de civilisations de la région mésopotamienne – les terres fertiles entre les fleuves Tigre et Euphrate. De nos jours, ce territoire désigne l’Irak plus des régions d’Iran, de Syrie et de Turquie. La ville de Babylone se trouvait en Mésopotamie centrale, à environ 80 km au sud de l’actuelle Bagdad.
Durant l’Âge du bronze, la Mésopotamie incluait le royaume ancien de Babylone et les royaumes sumérien, assyrien et paléo-akkadien. Les empires néo-babyloniens et néo-assyriens suivirent à l’Âge du fer. Les Sumériens inventèrent l’écriture cunéiforme, des marques triangulaires tracées dans l’argile à l’aide d’un calame, aux alentours de 3500 av. J.-C. Ils étudiaient le ciel, avaient conscience des « astres errants » que nous appelons aujourd’hui planètes et les adoraient comme des divinités. Une ancienne tablette sumérienne dénombre sept cieux et sept Terres.
On divise généralement l’histoire babylonienne en deux périodes. La cité-État de Babylone devint une puissance régionale quand son sixième roi, Hammourabi, monta sur le trône en 1792 av. J.-C., début du royaume ancien de Babylone, qui s’acheva en 625 av. J.-C. environ. Suivit la période néo-babylonienne, quand Nabopolassar prit la tête de la ville à la suite d’une guerre civile déclenchée par la mort du roi assyrien Assurbanipal. On détient bien plus de textes astronomiques de cette période tardive que des précédentes, dont il en reste néanmoins assez pour qualifier l’étude babylonienne du ciel de systématique et d’organisée. Les astronomes de l’ancien royaume babylonien produisirent les premiers catalogues d’étoiles connus vers -1200, mais bien des noms employés sont sumériens ; par conséquent, les astronomes sumériens devaient observer méthodiquement le ciel plus tôt encore.
Les Babyloniens préparèrent le terrain pour l’astronomie moderne, peut-être même pour la science. Ils recensaient avec soin et exactitude les mouvements des corps célestes, des planètes en particulier. Puis ils cherchaient des motifs en analysant mathématiquement leurs données. Ils découvrirent la périodicité de bien des phénomènes astronomiques – ils se répétaient à intervalles plus ou moins réguliers. Il existe une tablette consignant la variation de la durée du jour au fil de l’année ; une série, intitulée le Enuma Anu Enlil, comporte la tablette d’Ammisaduqa : vingt et un ans de relevés des mouvements de Vénus, ce qui représente la toute première découverte connue d’une périodicité dans un mouvement planétaire. Cette tablette, gravée aux alentours de 700 av. J.-C., est la copie d’une autre plus ancienne, peut-être réalisée aux débuts de l’ancien royaume de Babylone.
Les Babyloniens étaient des observateurs assidus, mais ils ne s’intéressaient pas tellement aux explications théoriques et nous en savons peu sur leur cosmologie. Les tablettes contiennent des phrases telles que « la circonférence du ciel et de la Terre », ce qui suggère qu’ils imaginaient notre planète et le cosmos unis dans un corps sphérique unique. Les deux parties revêtaient la même importance et les deux tournaient en cercles. Les Babyloniens ne reliaient pas leur étude des planètes à leur conception religieuse du cosmos et ne semblaient pas penser que les planètes elles-mêmes décrivaient des cercles.
Après -400, le centre de la physique antique se déplaça en Grèce. Philolaos, membre de l’ordre fondé par Pythagore, voyait le cosmos comme un feu central autour duquel le Soleil, la Lune, la Terre et les planètes se déplaçaient selon des trajectoires circulaires. On ne remarquait pas ce feu car la masse terrestre le dissimulait. Vers -300, Aristarque de Samos formula peut-être la première cosmologie héliocentrique à l’aide d’un expédient simple : remplacer le feu central par le Soleil.
Presque tout le monde, dont la quasi-totalité des premiers philosophes grecs, rejeta l’idée nouvelle que la Terre tourne autour du Soleil. Thalès pensait qu’une Terre plate flottait sur de l’eau. Anaximandre la voyait comme un disque épais au sommet plat. Anaximène déclarait qu’une Terre plate flottait dans l’air comme les autres corps célestes. Xénophane soutenait que nous vivions sur le sommet plat d’un cylindre semi-infini qui s’étendait sans limites vers le bas (ce qui rappelle les « tortues jusqu’en bas »). Anaxagore admettait que le monde était plat, mais Archélaos insistait qu’il avait la forme d’une soucoupe, ce qui expliquait pourquoi tous ne voient pas le soleil se lever ni se coucher au même moment.
La plupart des philosophes de l’Antiquité préféraient les théories d’Aristote et de Ptolémée, qui plaçaient la Terre là où n’importe qui de sensé la mettrait, bien sûr : au milieu. Dans une œuvre intitulée De la face qui paraît sur la Lune – à propos du visage apparent formé par les régions plus sombres –, Plutarque écrivit que le dirigeant des stoïciens, Cléanthe, accusait Aristarque d’impiété envers les dieux. Pourquoi ? Parce qu’il avait osé suggérer que le ciel était immobile alors que la Terre décrivait « une révolution oblique » et – pire encore – qu’elle tournait sur son axe.
La théorie héliocentrique ne rencontra de faveur que chez un seul des successeurs d’Aristarque : Séleucos de Séleucie, cent ans plus tard. À l’époque, les Grecs savaient que la Terre était ronde et Ératosthène en estima assez bien la taille en observant l’altitude du soleil de midi à Alexandrie et à Siène (aujourd’hui Assouan).
Une variante du mythe créateur égyptien, l’Ogdoade, remplace la butte par un œuf primordial. La Voie lactée émergea d’un océan chaotique, sous la forme d’une colline associée à la déesse Hathor. Une oie céleste pondit un œuf sur la colline et Rê en sortit. Plus tard, quand le culte du dieu Thot prit de l’importance, l’oie se transforma en ibis, un de ses aspects.
Bien des cultures partagent cette image du cosmos vu comme un œuf. Habituellement, l’univers ou bien des dieux importants naissent à son éclosion. Parfois, rien d’autre que l’œuf n’existe à l’origine, ou bien il dérive sur un océan primordial. Dans la mythologie hindoue, un texte sacré sanskrit, le Brahmanda Purana, décrit l’œuf cosmique en détail. Ici, brahm signifie « cosmos » ou bien « en expansion » et anda signifie « œuf ». Le Rig Veda parle du Hiranyagarbha, l’« utérus d’or ». Lequel flotta dans le néant jusqu’à se diviser en deux moitiés, le ciel et la Terre. En Chine, les moines taoïstes parlent d’un dieu nommé Pangu, né dans l’œuf cosmique, qui le scinda en ciel et en Terre quand il en émergea. Dans la mythologie japonaise, un œuf cosmique flotte sur une vaste mer.
Le Kalevala, une épopée finlandaise, apporte un point de vue nouveau sur la création, qu’il attribue à un canard qui déposa des fragments d’œuf sur le genou d’Ilmatar, la déesse de l’air :
De la partie inférieure des œufs se forma la terre, mère de tous les êtres ; de leur partie supérieure, le ciel sublime ; de leurs parties jaunes, le soleil radieux ; de leurs parties blanches, la lune éclatante ; leurs débris tachetés devinrent les étoiles ; leurs débris noirs les nuages de l’air.
Cet extrait illustre un trait commun à bien des mythes : leur anthropocentrisme. Ils expliquent le vaste et énigmatique cosmos à la façon d’un élément familier du quotidien. Un œuf est rond, comme le Soleil et la Lune. Il en sort un être vivant, donc l’œuf symbolise la source de toute vie. En le cassant, on découvre deux couleurs : le jaune et le blanc. Ce sont justement les couleurs du Soleil et de la Lune. On ne s’étonnera pas de rencontrer si fréquemment ce genre de représentation. Il suffit d’une certaine alliance entre logique et mysticisme, similaire à l’association égyptienne entre le dieu-soleil et le bousier en raison de la sphère qu’ils poussent tous les deux devant eux.
Cette même combinaison caractérise le narrativium du Disque-monde ; c’est pourquoi tant d’événements du Disque « tombent sous le sens » bien qu’ils concernent des mages, des sorcières, des trolls, des vampires, des elfes et de la magie. Il suffit d’une petite dose de « suspension d’incrédulité », comme on dit dans le milieu de la science-fiction. Ensuite, tout tient parfaitement debout. La principale différence est que, dans l’Antiquité, on n’avait guère d’incrédulité à suspendre. La pensée exocentrique se limitait à quelques penseurs avancés dans une poignée de cultures.
À mesure que la civilisation grecque passait sous domination romaine, les principaux centres d’étude de la nature se déplacèrent vers l’Arabie, l’Inde et la Chine. L’Europe entra dans une période prolongée appelée « Âge sombre », un nom qui suggère (à juste titre) que nous n’en savons pas tellement, et aussi (incorrectement) qu’il ne s’y passa pas grand-chose sur le plan intellectuel. On y réfléchissait beaucoup, mais surtout en théologie et en rhétorique. Ce qu’on considère aujourd’hui comme la science naissante s’enlisait.
On prétend souvent qu’à l’époque médiévale on prenait la Terre pour un disque plat, mais les références qu’on détient sont ambiguës, à l’exception du début de la période. Aux alentours de l’an 350, saint Jean Chrysostome déduisit de la Bible que la Terre flottait sur des eaux sous le firmament des cieux, une opinion partagée par saint Athanase à peu près à la même époque. Vers 400, l’évêque Sévérien de Gabala estimait la Terre plate. De façon originale, il ne pensait pas que le Soleil passait dessous durant la nuit, mais qu’il retournait au nord en décrivant un détour hors de vue. En 550, Cosmas Indicopleustès, un moine égyptien, suivit obstinément la tradition égyptienne et proposa des arguments théologiques en faveur d’une Terre plate, mais avec une nouvelle astuce : il lui donnait la forme d’un parallélogramme entouré de quatre océans.
Bien des auteurs médiévaux connaissaient sans aucun doute la forme ronde de la Terre, mais ils étaient nombreux à penser que personne ne vivait sur la face inférieure, aux antipodes. Les régions les plus importantes du monde formaient un hémisphère et, dans les illustrations et les textes, on le confondait facilement avec un disque plat. On rencontre au VIIe siècle un cas célèbre en la personne de l’évêque Isidore de Séville, qui écrivit dans ses Étymologies :
Le monde habité (orbis) s’appelle ainsi d’après la rotondité du cercle car il ressemble à une roue […] En effet, l’Océan entoure de toutes parts ses confins d’un cercle. Le monde habité est divisé en trois parties ; l’une d’elles s’appelle Asie, l’autre Europe, la troisième Afrique.
À première vue, la roue semble désigner ici un disque plat et non une sphère. Les cartes de l’époque, appelées cartes en T, en TO ou Terrarium Orbis, figurent un O rond entourant un T majuscule. Ce qui divise le O en trois parties : l’Asie au-dessus de la barre horizontale, l’Europe et l’Afrique à gauche et à droite de la barre verticale. Tournée à quatre-vingt-dix degrés, cela ressemble beaucoup à une carte moderne, quoique déformée. Les océans se rejoignent tous et un anneau aquatique cerne les terres. Cependant, cette carte représente peut-être la projection d’un hémisphère sur un plan, ce qui paraît constituer l’opinion dominante des historiens à l’heure actuelle. D’un autre côté, l’affirmation que « l’Océan entoure de toutes parts [les] confins [du monde] d’un cercle » correspond mal à une Terre sphérique, surtout avec la raison avancée : sa ressemblance avec une roue. Les érudits pinaillent-ils ?
Quoi qu’il en soit, de nombreuses références datant des débuts de l’ère chrétienne indiquent qu’on connaissait la forme de notre planète, mais cela soulevait un problème théologique épineux. Une Terre ronde impliquait des régions antipodales, diamétralement opposées à celles que les Européens connaissaient alors. L’existence de ces régions n’était pas la question, cependant, dans l’ensemble, on ne les croyait pas habitées, voire habitables. Non par crainte que les gens ne tombent de la planète, mais nul ne s’y était encore rendu pour constater si l’on y rencontrait de la terre ferme – et, le cas échéant, des gens. Une objection tout à fait scientifique, causée par un déficit d’observations. Peu après le sac de Rome en 410, saint Augustin d’Hippone traite le sujet dans sa Cité de Dieu :
Quoi qu’il en soit, quelque part et de quelque figure que naisse un homme, […] il ne faut point douter qu’il ne tire son origine d’Adam […] Quant à [cette] fabuleuse opinion qu’il y a des antipodes, c’est-à-dire des hommes dont les pieds sont opposés aux nôtres […], il n’y a aucune raison d’y croire. […] Quand on montrerait que la terre est ronde, il ne s’ensuivrait pas que la partie qui nous est opposée ne fût point couverte d’eau. D’ailleurs, ne le serait-elle pas, quelle nécessité qu’elle fût habitée, puisque […] il y a trop d’absurdité à dire que les hommes aient traversé une si vaste étendue de mer pour aller peupler cette autre partie du monde.
Vingt sur vingt en géographie.
Le débat entre Terre plate et Terre ronde se révèle complexe, ouvert à quantité d’interprétations divergentes et jonché de mythes. Une légende répandue : Christophe Colomb aurait eu besoin de vaincre la croyance globale que la Terre était plate pour convaincre la famille royale espagnole de le laisser tenter d’atteindre l’Inde par la mer à l’ouest. En réalité, il se heurtait à deux obstacles principaux : la croyance (juste) que la Terre, sphérique, était trop grande pour que le voyage réussisse dans les délais fixés par Colomb, et le coût.
Colomb truqua les chiffres.
À l’ère victorienne, vers 1850, des penseurs instruits se mirent sérieusement à demander si la Terre n’était quand même pas plate, ou du moins si elle n’avait pas une autre allure que le sphéroïde conventionnel. Paradoxalement, l’esprit neuf de recherche scientifique en encourageait certains à questionner des observations bien établies sur la forme du monde. Il convient de se rappeler qu’à cette époque la croyance dans le monde spirite s’épanouissait. La création biblique n’essuyait pas seule le feu de la science. Même si aucun scientifique respectable ne serait revenu à l’idée d’une Terre plate, quelques figures célèbres l’adoptèrent. Une approche fondamentaliste de la Bible, associée à des interprétations naïves ou idiosyncratiques du texte, les motivait.
L’expérience du Bedford Level fut l’objet d’une des plus célèbres polémiques. Il s’agit d’une longue section de canal rectiligne de l’Old Bedford River, un fleuve artificiel du Norfolk. Si la théorie d’une Terre ronde présentait un mérite quelconque, alors on devait en observer la courbure au ras de l’eau. Ce que réalisa exactement Samuel Birley Rowbotham en 1838 ; il pataugea avec un télescope et observa un bateau qui s’éloignait à la rame le long des 9,7 km qui le séparaient du pont de Welney. L’observateur prétendit que le mât du bateau, haut d’1,50 m, demeurait visible jusqu’au bout : la preuve irréfutable d’une Terre plate.
Rowbotham mena une vie animée. Il participait à l’organisation d’une communauté oweniste (pratiquant l’utopie socialiste du réformateur Robert Owen) dans les Fens du Norfolk. Accusé d’inconduite sexuelle, il voyagea à travers l’Angleterre en donnant des conférences sur l’erreur commise par la science et la réalité de la Terre plate. Au cours de l’une d’elles, à Blackburn, quelqu’un du public demanda pourquoi, quand les navires partaient en mer, ils disparaissaient depuis la coque jusqu’à ne plus laisser paraître que le haut du mât. Incapable de répondre, Rowbotham fuit la salle, mais il apprit de cette débâcle, affina ses talents de polémiste et trouva des contre-arguments plausibles au raisonnement habituel défendant la rotondité de la Terre. Il publia ses opinions en 1849 dans un pamphlet intitulé Zetetic Astronomy (« Astronomie zététique »). Il les répéta dans un second, The Inconsistency of Modern Astronomy and its Opposition to Scripture (« L’incohérence de l’astronomie moderne et son opposition aux Écritures »), un titre qui laisse peut-être entendre ses motivations.
Le public affichait un franc scepticisme et on lui demanda à maintes reprises de réaliser des expériences dignes de ce nom, mais il n’accepta jamais. Toutefois, en 1864, la pression devint si forte qu’il en organisa une sur le Plymouth Hoe, une zone dégagée célèbre car sir Francis Drake y joua aux boules en 1588 en attendant que la marée lui permette d’attaquer l’Invincible Armada25. Si la Terre était ronde, alors on ne devrait observer au télescope que le sommet du phare d’Eddystone, situé à 22 km ; si elle était plate, on le verrait en entier. Le résultat fut décisif : on n’apercevait que la moitié du bâtiment. Rowbotham eut recours à la réaction pseudoscientifique habituelle face à des preuves contrariantes : les ignorer et prétendre l’inverse. Se faisant appeler le docteur Samuel Birley, il aurait vendu des remèdes contre toutes les maladies humaines et prétendait savoir bloquer le vieillissement. Parmi ses brevets figure un wagon de chemin de fer cylindrique préservant la longévité. En 1861, il épousa la fille de sa blanchisseuse, âgée de seize ans, avec qui il eut quatorze enfants.
En 1870, John Hampden paria qu’en répétant l’expérience de Rowbotham le long du Bedford Level il monterait que la Terre était plate. Il se heurta à un formidable adversaire : Alfred Russel Wallace, géomètre de formation. Nous avons rencontré Wallace dans La Science du Disque-monde III : L’Horloge de Darwin. Le 1er juillet 1858, son article « Sur la perpétuation des variétés et des espèces par des processus naturels de sélection » fut lu à la Linnean Society, en même temps qu’un travail très similaire, « Sur la tendance des espèces à former des variétés », par Charles Darwin. Dans son rapport annuel, le président de la société, Thomas Bell, écrivit : « L’année qui vient de s’écouler fut particulièrement exempte de toute découverte frappante qui révolutionne d’un coup, pour ainsi dire, notre domaine de la science. » Les deux papiers venaient d’annoncer la théorie de l’évolution par le biais de la sélection naturelle.
Quoi qu’il en soit, Wallace releva le pari de Hampden. Ses compétences de géomètre lui permirent d’éviter les erreurs des expériences précédentes et il remporta la victoire. Hampden publia un pamphlet l’accusant d’avoir triché et il l’attaqua en justice pour récupérer son argent. Plusieurs longs procès s’ensuivirent et Hampden finit en prison pour diffamation.
Rowbotham refusait qu’on le fasse taire. En 1883, il fonda la Zetetic Society, un précurseur de la Flat Earth Society (« Société de la Terre plate »), et s’en nomma président. L’organisation se ramifiait en Angleterre et aux États-Unis. Un de ses partisans, William Carpenter, publia Theoretical Astronomy Examined and Exposed – Proving the Earth not a Globe (« L’astronomie théorique examinée et dévoilée – preuves que la Terre n’est pas un globe ») sous le pseudonyme de Common Sense (« Bon Sens »). Il continua avec A Hundred Proofs the Earth is not a Globe (« Cent preuves que la Terre n’est pas un globe »). Parmi celles-ci figurait l’observation que bien des fleuves s’écoulent sur de longues distances en présentant un dénivelé inférieur au mètre, comme le Nil, qui descend de 30 centimètres sur 1600 kilomètres. « Une étendue plane de cette envergure est tout à fait incompatible avec l’idée de convexité terrestre. Il s’agit donc d’une preuve raisonnable que la Terre n’est pas un globe. »
Il vaut toujours mieux vérifier ses… sources. Le Nil est alimenté par le lac Victoria, même si d’autres rivières se déversent dans ce dernier, si bien qu’il n’en constitue pas techniquement la source. Il court sur plus de 6500 kilomètres jusqu’à la mer Méditerranée. Le lac se situe à 1140 mètres au-dessus du niveau de la mer. Le fleuve descend donc d’un peu moins d’un mètre tous les six kilomètres en moyenne. Sur 1600 kilomètres, cela donne 270 mètres, pas 30 centimètres.
Ceux qui nourrissent des croyances religieuses extrêmes, qui adoptent une vision anthropocentrique du monde bien qu’ils en attribuent la création à une divinité toute-puissante, tendent à éprouver des difficultés avec la pensée exocentrique. Lady Anne Blount, une adepte du littéralisme biblique, témoignait en prime d’une imagination assez pauvre. Non seulement considérait-elle la Bible comme la seule source d’information fiable sur la nature, mais elle ne doutait aucunement qu’elle affirmait la platitude de la Terre. Convaincue qu’aucun vrai chrétien ne croirait à une Terre ronde (au temps pour saint Augustin), lady Blount fonda un magazine, Earth not a Globe Review (« La Terre n’est pas un globe magazine »). Elle en fonda un autre en 1901, simplement baptisé Earth.
Cette année-là, le géographe Henry Yule Oldham répéta l’expérience du Benford Level en améliorant le protocole. Il plaça dans l’eau trois perches verticales, dépassant de la même hauteur au-dessus de la surface. À l’examen au théodolite, la perche du milieu dominait les autres d’un peu moins d’un mètre, un résultat cohérent avec une Terre ronde présentant le diamètre admis. Avant que la photo Lever de Terre n’existe, on enseignait en général cette expérience dans les écoles pour démontrer la sphéricité de la Terre. En réponse, lady Blount embaucha un photographe, Edgar Clifton. À l’aide d’un téléobjectif placé soixante centimètres au-dessus de la surface, il prit en 1904 une photo depuis le pont de Welney vers l’endroit où Rowbotham avait tout mis en branle en pataugeant dans l’eau à 9,7 km de là. L’image révéla un grand drap blanc touchant le fleuve. Le résultat le surprit, apparemment : le drap n’aurait pas dû apparaître. Lady Blount fit beaucoup de publicité à ce cliché.
Comment Clifton obtint-il cette photo ? S’agissait-il un escroc ? On truque facilement cette expérience. On prend une photo bien plus près puis on change de plaque au moment de réaliser la véritable expérience en public. Ou bien l’on place le drap, ou l’appareil, plus haut qu’on ne le prétend. Ou alors lady Blount eut de la chance : l’image résultait peut-être d’un mirage. Des différences de température dans l’air dévient la trajectoire de la lumière en fonction des zones chaudes et froides. Un « mirage supérieur » donnerait un résultat similaire.
Même à notre époque prétendument éclairée, la croyance en une Terre plate survit, remarquablement indifférente à la masse des preuves contraires – même s’il s’agit assurément d’une opinion minoritaire. L’International Flat Earth Research Society, qu’on désigne en général comme la Flat Earth Society, fut fondée en 1956. Sa proposition de forme la plus récente est un disque centré sur le pôle Nord, au pourtour bordé d’un mur de glace haut de quarante-cinq mètres (l’Antarctique). Pour preuve, la société cite le logo des Nations unies qui figure exactement cette disposition, à l’exception du mur de glace. Le logo se fonde sur une projection azimutale équidistante centrée sur le pôle Nord, une méthode standard pour transformer la Terre ronde en planisphère.
Quand on constate l’attitude de la droite religieuse et d’autres groupes de pression américains face à des sujets comme l’évolution et le changement climatique, ou bien des créationnistes Jeune-Terre – pour qui la Bible démontre que la Terre a 10 000 ans au maximum26 –, on ne s’étonnerait pas beaucoup de lire demain dans le journal que le conseil d’établissement d’une école de Perpett-Lez-Wah, dans le Mississippi, insiste pour que les cours de science « enseignent la controverse » quant à la forme de notre monde, en accordant le même temps à l’idée qu’elle est plate.
Nous arrivons maintenant au coup de théâtre le plus étrange de l’expérience du Bedford Level. Quelques années plus tôt, en 1896, Ulysses Grant Morrow, rédacteur de presse, réalisa une expérience similaire sur l’ancien canal de drainage de l’Illinois. Mais il ne voulait pas imiter Rowbotham et prouver que la Terre était plate. Morrow comptait démontrer qu’elle était courbe. Dans l’expérience, il voyait clairement sa cible, située juste au-dessus de l’eau huit kilomètres plus loin. Morrow en conclut que la surface de la planète était courbe, mais pas comme un globe. Au lieu d’être convexe, le monde était concave, telle une soucoupe. On comprend mieux cette revendication quand on apprend qui finançait les recherches de Morrow : la Koreshan Unit Society, fondée par Cyrus Teed dans les années 1870.
Teed, médecin, se fascinait pour l’alchimie. Il effectuait des expériences, dont beaucoup faisaient intervenir du courant à haute tension, et s’administra un choc électrique sévère en 1869. Il prétendit qu’un esprit lui rendit visite durant son inconscience pour lui annoncer qu’il était le Messie. Il se fit alors appeler Koresh – Cyrus en hébreu – et entreprit de sauver l’âme de l’humanité. Sa réfutation de la forme de notre planète provenait de cette aventure. Il allait bien plus loin que la simple proposition d’un intérieur creux. Selon sa « Cosmogonie Cellulaire », nous nous trouvons à l’intérieur de la Terre, une sphère creuse avec le Soleil au centre. La gravité n’existe pas ; la force centrifuge de la planète nous cloue à sa surface. Le Soleil fonctionne sur batteries et les étoiles ne sont que des images déformées.
La koreshanité attira des adeptes et Teed prêcha le célibat27, la réincarnation et le communisme, ainsi que la science non conventionnelle. Une incursion en politique lui valut un attentat de la part de ses adversaires et il mourut de ses blessures en 1908. Privé de son chef, la secte s’évanouit.
Bien ; il existe une acception assez triviale qui donne raison à Teed. On peut transformer la représentation d’une Terre entourée par l’univers en une Terre creuse, entourée d’une étendue de roche infinie, qui contient l’univers en son sein. Toutes les lois de la nature, les équations mathématiques de la physique et autres, se transposent dans les coordonnées transformées. Elles changeront d’apparence (en général), mais les deux représentations concordent parfaitement, elles sont équivalentes d’un point de vue logique et physiquement indiscernables. Mathématiquement, il s’agit de la « même chose ».
Pour construire une Terre creuse, on recourt à une transformation géométrique inventée par Ludwig Magnus en 1831 : l’inversion. On choisit un point de l’espace comme origine ; le transformé de chaque point situé à une distance d de l’origine se place à une distance 1/d sur la même droite. Cette transformation n’altère pas le rayon de la sphère unitaire puisque 1/1 = 1, mais elle échange l’intérieur et l’extérieur de cette sphère, car d est supérieur à 1 et 1/d est inférieur à 1. Le centre de la sphère part à l’infini ; l’infini vient au centre de la sphère. Posez tout cela en choisissait le centre de la Terre comme origine et vous obtenez une planète creuse qui contient le reste de l’univers, entourée d’une étendue infinie de roche.
Ce jeu fonctionne avec n’importe quelle description de la nature. Soutenir que le logo des Nations unies représente la vraie forme du monde. Réécrire l’astronomie dans un référentiel centré sur la Terre. Si toutes les lois physiques s’appliquent encore après la transformation, nul ne saurait y trouver à redire. Il existe une façon sensée de jouer : certaines transformations s’imposent par rapport à d’autres parce qu’elles donnent des équations plus simples. Mais les théories de la Terre creuse qui se justifient avec l’inversion appliquent des transformations dénuées de sens qui ne nous enseignent rien de nouveau sur le réel.
Bien des religions partagent l’image d’un monde qui existerait au cœur de notre planète, c’est-à-dire sous terre. Nous avons déjà rencontré le mythe égyptien des enfers souterrains. La conception judéo-chrétienne de l’enfer présentait des points communs avec celui-ci jusqu’à il y a quelques siècles. Les Puranas hindous citent une ville souterraine appelée Shambhala, qu’on retrouve dans le bouddhisme tibétain. Toutefois, aucun de ces mythes ne suggère que la Terre soit une sphère creuse.
En 1692, l’astronome Edmond Halley, un scientifique majeur de l’époque, célèbre pour sa comète, s’efforçait d’expliquer pourquoi les boussoles ne désignent pas toujours le nord magnétique. Il suggéra que les variations s’expliqueraient si la Terre se composait d’une succession de coquilles sphériques concentriques : une première en surface, épaisse de 800 kilomètres, deux plus petites à l’intérieur et une boule solide au milieu. Il pensait que des atmosphères les séparaient, qu’elles tournaient à des vitesses différentes et qu’elles avaient des pôles magnétiques propres. Des gaz luisants qui s’échappaient aux pôles formaient les aurores. C’était une sorte de version magnétique des sphères de cristal de Ptolémée, et, à l’instar de cette théorie, elle expliquait bien des choses tout en se trompant du tout au tout.
La pseudoscience fit une entrée fracassante en 1818, quand John Symmes proposa un modèle similaire, où la coquille extérieure mesurait 1300 kilomètres d’épaisseur et présentait d’énormes ouvertures circulaires aux pôles. On trouvait à l’intérieur quatre coquilles de plus, elles aussi munies d’ouvertures polaires. Rappelez-vous qu’il fallait encore 77 ans avant que les explorateurs norvégiens Fridtjof Nansen et Hjalmar Johansen n’atteignent 86° de latitude nord en 1895, et 91 ans avant que Robert Peary ne gagne le pôle Nord en 1909 – ou, du moins, qu’il n’arrive tout près sans y parvenir, ainsi que cela semble plausible aujourd’hui. Symmes fit campagne pour monter une expédition polaire et son disciple James McBride aurait convaincu le président américain John Quincy Adams de l’autoriser et de la financer. Mais le président suivant, Andrew Jackson, arrêta le projet.
En 1826, McBride publia Symmes’ Theory of Concentric Spheres (« La théorie symmienne des sphères concentriques ») ; une nuée de théories et d’ouvrages semblables suivit rapidement. On trouve par exemple Phantom of the Poles (« Le fantôme des pôles ») par William Reed en 1906, qui abolissait les coquilles intérieures secondaires, et A Journey to the Earth’s Interior (« Voyage vers l’intérieur de la Terre ») par Marshall Gardner en 1916, qui présentait un soleil interne. Même encore en 1964, le docteur Raymond Bernard (probablement un pseudonyme) proposait dans son ouvrage La Terre creuse que les OVNI proviennent des entrailles ouvertes de notre planète. Il expliquait aussi le sort d’Atlantis : c’était en effet là que les Atlantes avaient fui à la disparition de leur continent. Avec une pointe de désespoir, le livre s’appuyait sur la nébuleuse de la Lyre pour prouver l’existence de mondes creux. Cette structure située à 2300 années-lumière, dont la largeur dépasse tout juste une année-lumière, se constitue d’une enveloppe gazeuse expulsée par une géante rouge au cours de sa transformation en naine blanche.
Une carte plane ne distingue pas géométriquement l’intérieur de l’extérieur d’une sphère, mais les différences surgissent dès que la surface envahit la troisième dimension. Les sommets des montagnes se rapprocheraient les uns des autres s’ils se trouvaient sur la face interne. Les théories de Teed se heurtent à de gros obstacles, ce qui ne surprendra pas. On en résout beaucoup avec des arguments spécieux, comme d’étranges réfractions lumineuses, mais ces rajouts s’approchent beaucoup d’une reformulation de la physique conventionnelle dans un référentiel inversé et manquent de fondements sérieux. Remplacer la gravité par la force centrifuge ne suffit pas parce que cette dernière agit toujours perpendiculairement à l’axe de rotation de la planète. On obtiendrait une force nulle aux pôles et sa direction ne correspondrait aux observations qu’à l’équateur, perpendiculairement à la surface. Les océans migreraient pour former des régions circulaires, profondes de plusieurs kilomètres, aux pôles. Un Soleil central conduirait à une surchauffe rapide. Un vaste intérieur ouvert dissiperait les ondes sismiques des tremblements de terre, contrairement aux constatations. Des cavernes plus petites ne poseraient pas de problème à ce titre, toutefois. Les mesures de la gravité réalisées par les satellites ne fonctionneraient pas, pas plus que les orbites qu’ils décrivent.
La fiction n’est pas entravée par les simples faits et il existe bien des représentations imaginaires d’une terre creuse. On en trouve un premier exemple avec Le Voyage souterrain de Niels Kim, publié par Ludvig Holberg en 1741. Tandis qu’il explore des grottes, le héros tombe dans un trou dans la Terre, puis s’aventure sur la face interne de la coquille extérieure de la planète, ainsi que sur une sphère centrale distincte. En 1788, Giacomo Casanova rédigea une superproduction en cinq volumes, Icosaméron, où il mettait en scène un frère et une sœur qui découvrent une espèce de nains hermaphrodites dans une Terre creuse. La pseudoscience de Symmes trouva une expression romancée dans Symzonia : a Voyage of Discovery (« Symzonie : le voyage d’une découverte ») par le capitaine Adam Seaborn en 1820. Le Voyage au centre de la Terre, publié en 1864 par Jules Verne, constitue le récit le plus familier de ce sous-genre ; il inspira un certain nombre de films n’entretenant qu’un rapport lointain avec l’original. Les romans qui s’approchent le plus d’une « véritable » Terre creuse sont la série « Pellucidar » d’Edgar Rice Burroughs, qui commence par Au cœur de la Terre en 1914, et où une coquille épaisse de 800 km, éclairée par un soleil central, constitue la surface de la Terre ; diverses espèces semi-intelligentes et intelligentes vivent sur la face interne. Le héros aboutit à Pellucidar quand sa taupe mécanique refuse de tourner et creuse directement vers le cœur de la planète.
Récemment, les mondes creux apparurent dans les médias et les jeux vidéo.
Nous promettions une preuve non orthodoxe, mais solide, de la rotondité de la Terre. Pas les photos satellite : elles sont factices, vous comprenez – la NASA n’a jamais réussi à envoyer de satellites en orbite, ou bien, dans le cas contraire, on efface les photos de la Terre plate, tout comme les échanges secrets avec les extraterrestres qui nous rendent visite et les vraies photos du visage de Mars.
Non, la preuve se cache dans les horaires des compagnies aériennes.
Tout le monde peut réserver un vol sur Internet. Les informations des sites des compagnies sont nécessairement exactes (à quelques erreurs près), ou bien des millions de passagers – dont les passionnés de conspirations – le remarqueraient. Ces sites référencent d’innombrables vols quotidiens dont on déduit les temps de trajet. Les avions à réaction commerciaux, employés sur les lignes majeures, voyagent à peu près tous à la même vitesse – arrondissons à 800 km/h. Peu importe le chiffre précis ; ce qui compte, c’est son uniformité. Forcément : la concurrence mettrait sur la paille une compagnie notablement plus lente que les autres. De toute façon, la même poignée d’entreprises fabriquent la plupart des avions long-courriers.
On peut donc dresser une liste fiable de distances approximatives (proportionnelles aux durées des voyages) entre une sélection de villes : disons Le Cap, Honolulu, Londres, Los Angeles, Rio de Janeiro et Sydney. Faisant appel à de la géométrie simple – des triangles se dessinant à la règle –, on montre que, si le monde est plat, alors Honolulu, Rio de Janeiro, Le Cap et Sydney se disposent (dans cet ordre) sur un chemin très proche de la ligne droite. Les temps de trajet sur cette ligne valent respectivement 13, 8 et 14 heures, pour un total de 35 heures. Puisque le chemin est presque droit et que les distances sont proportionnelles aux durées, ce temps total doit raisonnablement approcher celui qu’on met pour aller directement de Honolulu à Sydney.
Sauf que 14 heures suffisent.
Même en acceptant des erreurs mineures d’approximation, l’écart est bien trop grand ; il faut donc rejeter l’hypothèse d’une planète plate. Ces chiffres ne sauraient mentir : même le plus fervent adepte des conspirations ne suggérerait pas que des compagnies d’envergure mondiale complotent pour perdre d’aussi colossales sommes d’argent.
23 Il s’agit de l’équation de Schrödinger, celle qui stipule qu’un chat peut être à la fois vivant et mort. Vous voyez pourquoi ? N’est-ce pas évident ? Oh, si vous insistez… Posons que (vivant) pour en déduire . Posons ensuite (mort) pour en déduire . Additionnons les deux équations et simplifions-les pour obtenir . Voici un chat à la fois mort et vivant, ce qui satisfait la même équation. (Pour préserver l’unitarité, on a aussi besoin de quelques … mais vous le savez, bien sûr.)
24 James Lovell, le pilote du module de commande.
25 Une anecdote probablement fausse, mais elle est séduisante et donc survit – tout comme la Terre plate. Ne sous-estimez jamais la force du narrativium.
26 Le calcul fondé sur les Écritures, réalisé par l’archevêque James Ussher, selon lequel la Création remonte à la veille du dimanche 23 octobre 4004 av. J.-C. donne un résultat un peu trop récent ; difficile de réfuter les preuves archéologiques. Rallonger de 4000 ans esquive adroitement le problème. La date d’Ussher est si précise parce qu’il estima que la Création s’était produite exactement 4000 ans avant la naissance du Christ. Pourquoi les multiples de dix d’une orbite planétaire particulière obsèdent-ils tant le démiurge, nul ne l’explique.
27 Un mauvais choix quelle que soit la secte. La façon la plus efficace de propager une croyance consiste à dicter à ses adeptes de l’enseigner à leurs enfants.