La porte s’ouvrit sur Cogite Stibon, un jeune homme affairé autour de qui paraissait tourner tout ce qui se passait à l’université. Il était, estimait Marjorie, de ces garçons extrêmement utiles : un crétin docile, consciencieux à la folie mais pas au-delà, visiblement.
« Encore les Omniens, archichancelier. Ils ont déposé un recours contre nous pour la propriété du Globe-monde, qui est à l’évidence étroitement liée à leur religion, selon eux. Ils ne rigolent pas avec ça, archichancelier, souligna Stibon en jetant un regard nerveux à Marjorie avant d’ajouter : Ils exigent l’objet et menacent à mots couverts de ne pas s’en tenir là si on refuse de le leur remettre. »
Après quoi Cogite garda le silence parce que Ridculle ne disait rien, et, quand on est mage, on reconnaît les signaux subtils du volcan prêt à entrer en éruption. Il recula prudemment de quelques pas, au cas où, et, quand l’archichancelier ouvrit la bouche, il en sortit comme un grognement de mauvais augure.
« Monsieur Stibon, transmettez le recours à monsieur Biaiseux, d’accord ? Et faites-lui bien comprendre, vu qu’il est l’avocat qui nous représente ici-bas, que les mages ont des réactions souvent imprévisibles quand on les menace. Les Omniens rigolent peut-être pas, mais, chez nous, ça va plus loin. Merci, monsieur Stibon, vous pouvez y aller. »
Marjorie avait suivi la scène comme sous le coup d’une étrange fascination. Cette université était certainement magique ; on y croisait régulièrement le malheureux calmar, et les bougies s’allumaient d’un geste de la main, seulement c’étaient les serviteurs, curieusement, qui le faisaient machinalement, ce geste. La magie était là, mais manifestement comme un très bon solde bancaire, disons : prêt à l’emploi en cas de besoin, mais auquel on ne prête guère attention en temps normal.
Tandis que Cogite Stibon partait en trombe, Marjorie prit une inspiration pour demander : « Mustrum, puisque je suis votre invitée, est-ce que vous auriez l’obligeance de me dire de quoi il était question à l’instant ? Ça m’avait l’air très intéressant !
— Ma chère mademoiselle Daw… »
Avant que Mustrum ait pu prononcer le mot suivant, Marjorie le coupa aimablement : « Sans vouloir vous froisser, je ne suis pas votre chère. J’ai un certain nombre de bons amis masculins – et parfois d’autres moins bons –, seulement je n’appartiens à aucun d’eux ; je suis ma propre maîtresse. Je vous remercie de votre hospitalité, bien que vous m’ayez accidentellement fait atterrir chez vous – et j’avoue que je ne voudrais manquer ça pour rien au monde –, mais vous comprenez sûrement que le plus important dans la vie, c’est de savoir qui on est. Et moi, je suis à moi. Il n’y a pas de mal ; c’est juste un petit avertissement.
— Hélas, Marjorie, répliqua l’archichancelier en époussetant de la main le globe sur son bureau, j’ai honte de ma présomption coupable. En tout cas, c’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd, et, comme je devine à la lueur dans votre œil qu’on pourrait quand même être amis, je vais envoyer chercher du café et un petit quelque chose à grignoter, après quoi mettons-nous à table, que je vous explique la situation. »
Ce qu’on appelle « un petit quelque chose à grignoter » n’avait pas cours à l’Université de l’Invisible. On se servait bien de l’expression, mais on aurait sans doute pu s’alimenter pendant une semaine avec le « petit quelque chose à grignoter » des mages. Aussi, peu après, des serviteurs poussèrent-ils dans la salle trois chariots dont le contenu tenait d’un pique-nique à figurer dans le livre des records.
Quand Marjorie en fit la remarque, l’archichancelier se mit à rire. « Tout ce qu’est pas consommé, on le refile aux étudiants. Eux, ils en laisseront rien. Servez-vous donc, je vous prie. »
Il agita une sonnette, un serviteur arriva avec un autre chariot qui bringuebalait sous le poids des cafetières, des tasses et des soucoupes, puis il ressortit.
« Oh là là, fit Ridculle, je sais pas ce que j’peux vous dire sur l’omnianisme, qui est maintenant au premier plan de mes pensées au point que je me demande si votre apparition accidentelle aurait pas un rapport avec cette foutue crise omnienne. Je sais d’expérience que peu de choses arrivent par hasard. Depuis les origines on a toute une palanquée de dieux dans notre monde, surtout des dieux de phénomènes, de lieux et même de fonctions – comme Anoia, la déesse des ustensiles qui se coincent dans les tiroirs ; les tiroirs en bois, évidemment, chaque type de matériau a sa propre déesse, je suppose.
» Parmi toutes les religions, y en avait une à peu près correcte, connue sous le nom d’Église d’Om, qui a fini par devenir extrêmement agressive et belliqueuse envers les autres cultes pour rendre gloire à son dieu. Puis, un jour, un brave gars du nom de Frangin – peut-être le fantôme d’un dieu déshonoré – a radicalement changé le mode de fonctionnement de l’omnianisme, il l’a davantage axé sur l’aide à son prochain que sur les sempiternelles litanies flatteuses adressées à un dieu qui voit tout28. Ce qui, j’imagine, a dû le barber comme pas possible, non ? »
Marjorie parut hésiter, puis elle répondit : « Savez-vous que ça ressemble à ce qui est arrivé, selon une croyance répandue, sur mon propre monde ? Mon monde, je me permets de vous le signaler, que vous venez en partie de souiller en laissant tomber de la mayonnaise dessus… Est-ce que des Terriens vont voir un astéroïde de produits laitiers fendre les cieux de leur planète ? »
Mustrum sourit. « On peut facilement l’essuyer. Et puis la connexion entre le Globe-monde et le Disque-monde est pas si simple. Mais ils sont liés par la narrativium, une des forces les plus puissantes du multivers. Il indique la marche à suivre à la causalité ; ou à éviter si on veut pas aboutir à une fin si lugubre que même les ténèbres trouveraient pas où se caser, et il reste plus après ça qu’un désespoir vide à hurler. »
Au bout d’un silence durant lequel la salle donna l’impression de manquer d’air tandis que le firmament s’éboulait et que la mayonnaise gouttait du globe, l’archichancelier sabota complètement l’effet obtenu en se fendant d’un grand sourire réjoui. « Mais pas besoin de s’inquiéter, évidemment, parce qu’on garde toujours l’œil ouvert ! C’est à ça que servent les êtres humains, vous voyez ? Si on surveillait pas le multivers, il cesserait d’exister. Les chiens, les chats, les oursins, les orangs-outans, les huîtres, les sauterelles et consorts font leur part de boulot, mais c’est surtout à nous que revient d’assurer ce que vous pourriez appeler le gros du travail psychique, parce qu’on observe, et on sait qu’on observe, et on réfléchit pas seulement à ce qu’on voit, mais aussi à la manière dont on réfléchit. En récompense, on tombe on sait pas comment sur des trucs encore plus intéressants auxquels réfléchir, surtout quand la réflexion mène à de nouvelles découvertes passionnantes, et ainsi de suite. »
Marjorie voulut intervenir, mais une lueur dans l’œil de l’archichancelier l’incita plutôt à se pencher pour prendre un autre gâteau.
« On comprend, bien entendu, poursuivit Ridculle, qu’en vérité on sait quasiment rien à côté de ce qu’on sait pas, et c’est bon pour nous, en un certain sens – toute chose doit lutter, et comme on connaît l’étendue réelle de notre ignorance, on doit lutter plus fort que tout le monde. » Il inspira un grand coup et lança, comme s’il s’agissait d’un discours d’adieu : « On va pas abandonner le Globe-monde à des trifouilleurs !
— Des trifouilleurs ? réussit à placer Marjorie.
— Oui, parfaitement ! L’Église des Omniens des derniers jours est devenue une association belliqueuse et philosophiquement cupide, qui se prétend la seule à savoir ce qui est vrai ! » Marjorie vit blanchir ses phalanges. « Même nous, on sait pas tout ce qui est vrai, et, si l’ensemble de l’univers devenait réalité, j’ai comme l’impression que tout le bazar pourrait recommencer. Les Omniens voient pas la raison même avec un télescope – et, sans raison, il peut rien y avoir. Ceux qui veulent nous dire ce qu’on devrait penser, et des fois qu’on devrait même pas penser du tout, faut les ignorer. Le message flamboyant qui est apparu à l’époque de Frangin, le prêtre omnien le plus éclairé, était limpide : tous les hommes sont frères – ou sœurs, évidemment, suivant le cas –, soumis à leur conscience et à la règle d’or. »
Ridculle parut soudain plus petit ; la figure rouge, il transpirait abondamment, au point que Marjorie lui tendit sans un mot un grand verre d’eau qui donna l’impression de fumer quand il le porta à ses lèvres.
Il la remercia, et elle lui demanda prudemment : « Le savez-vous ? certains habitants du… Globe-monde, comme vous l’appelez, refusent de croire que c’est effectivement une sphère, alors que les programmes Apollo sur la Lune, entre autres, en ont apporté la preuve. Ils affirment qu’il s’agissait d’impostures malgré les traces de pas avérées sur le satellite. D’ailleurs, et c’est triste à dire, un de ces excités est venu dans ma propre bibliothèque l’autre jour pour déclarer que la mission lunaire n’était qu’un canular. On voit toutes sortes de clients à la bibliothèque, et c’est la bibliothécaire qui écope ; entre parenthèses, Mustrum, j’ai eu l’impression de vous entendre faire un prêche. Sans vouloir vous offenser.
— C’est mon frère Hughenon qui est pasteur, pas moi, répliqua Mustrum. Et même lui a des problèmes avec les Omniens d’aujourd’hui. Ils insistent pour qu’on apprenne pas aux enfants que notre monde repose sur le dos d’une tortue gigantesque ! » Il sourit à Marjorie et poursuivit : « Je vois la tête que vous faites, Marjorie ; mais la tortue est bien réelle – des explorateurs hardis l’ont vue. Évidemment, elle est réelle dans cette réalité-ci ; les autres réalités peuvent varier. Et puis il y a le Globe-monde, qu’on pense issu d’un modèle universel, à la différence du Disque-monde, qu’on croit le résultat d’une commande. Les deux, cependant, ont du narrativium… Oui, qu’est-ce que c’est ? »
La porte s’ouvrit, et ce fut encore Cogite Stibon qui entra. Pour une fois, il souriait. « Bonne nouvelle, archichancelier ; et pour vous aussi, mademoiselle Daw. Notre petit problème est résolu, et l’accès au Globe-monde est à présent envisageable. » Cogite hésita un instant et ajouta : « Mais, à votre place, je nettoierais d’abord la mayonnaise. »
28 Voir Les Petits Dieux.