Il y a une façon sensée de créer un monde.
Il faut le faire plat afin que nul n’en tombe par accident2. Si quelqu’un s’approche trop près du bord, alors c’est de sa faute.
Il le faut circulaire afin que sa paisible rotation engendre la lente progression des saisons.
Il faut l’équiper de piliers robustes afin qu’il ne s’écroule pas.
Il faut que les piliers reposent sur des fondations solides.
Pour éviter une récurrence à l’infini, il faut que ces fondations fassent leur boulot, donc qu’elles tiennent debout toutes seules.
Il faut doter ce monde d’un soleil pour lui fournir de la lumière, un soleil petit et pas trop chaud pour économiser de l’énergie, et qui tourne autour du disque pour alterner le jour et la nuit.
Il faut que des gens habitent ce monde puisque ça ne sert à rien de le créer si personne n’y vit.
Tout doit arriver parce que les gens le veulent (par la magie) ou parce que la force du récit l’exige (par le narrativium).
Ce monde sensé, c’est le Disque-monde – plat, circulaire, soutenu par quatre éléphants porteurs fermement juchés sur le dos d’une tortue spatiale, et peuplé d’humains, de mages, de sorcières, de trolls, de nains, de vampires, de golems, d’elfes ordinaires, sans oublier la Fée des dents et le Père Porcher.
Mais…
Il y a aussi une façon stupide de créer un monde. Et parfois c’est nécessaire.
Quand une expérience de thaumaturgie fondamentale conduite sur le court de squash de l’Université de l’Invisible dérailla et menaça de détruire l’univers, l’ordinateur Sort fut obligé de consommer une énorme quantité de magie en un instant. Le seul expédient consista à activer le Programme Globe-monde, un champ de force magique qui – paradoxalement – maintient toute magie à l’extérieur. Quand le doyen y fourra les doigts pour voir ce que ça ferait, le Globe-monde s’anima.
Le Globe-monde ne sait pas très bien lui-même à quoi son nom s’applique. Parfois il s’agit de la planète, parfois de l’univers entier. Quelques mésaventures se produisirent ici et là, mais, à présent, l’univers du Globe-monde fonctionne plutôt bien depuis quelque treize milliards d’années et demi ; et tout commença à cause d’un vieux barbu.
En l’absence de magie et de narrativium naturel, l’univers du Globe-monde opère selon des règles. Pas des règles édictées par des gens, des règles édictées par le Globe-monde lui-même ; ce qui est aberrant, parce qu’il n’a aucune idée de ce qu’elles devraient être. Il semble les inventer au fur et à mesure, mais on peine à en être certain.
Il ignore assurément la taille qu’il est censé mesurer. De l’extérieur, tandis qu’il accumule la poussière sur une étagère du bureau de Rincevent, l’univers du Globe-monde – une sphère d’environ 20 centimètres de diamètre – ressemble à un croisement entre un ballon de fouteballe et une boule à neige. De l’intérieur, il se révèle un tantinet plus vaste : une sphère d’environ 400 trilliards de kilomètres de rayon. Pour ce qu’en savent ses seuls habitants connus3, il pourrait être encore plus vaste ; peut-être même infini.
Un univers si vaste semble relever de l’exagération cosmique ; en effet, ces habitants n’occupent que la plus infime région de cet intimidant volume, la surface d’une sphère approximative de seulement douze mille kilomètres de diamètre.
Les mages appellent également cette sphère Globe-monde. Ses habitants l’appellent la Terre, parce que c’est ce qu’ils y trouvent le plus souvent (à l’exception des zones mouillées, rocailleuses, sablonneuses ou glacées) : une attitude typiquement particulariste. Quelques siècles plus tôt, ils pensaient depuis toujours que la Terre était fixée au centre de l’univers ; le reste, qui tournait autour ou errait follement à travers le ciel, ne comptait pas tellement puisqu’ils ne se trouvaient pas dessus.
Comme son nom le suggère, la planète Globe-monde est ronde. Pas ronde comme un disque, ronde comme un ballon de fouteballe. Elle est plus jeune que l’univers Globe-monde, de deux tiers environ. Bien que minuscule à l’échelle cosmique, c’est une planète plutôt vaste à l’échelle de ses habitants, de sorte que si l’on vit dessus et qu’on n’est pas très malin, on peut en arriver à la croire plate.
Pour éviter que les gens n’en tombent, les règles stipulent qu’une force mystérieuse les colle à sa surface. Heureusement, on n’y trouve pas d’éléphants porteurs de monde. Sinon, on pourrait décrire le tour de la planète jusqu’à rencontrer l’un de ces pachydermes. Cette bête faramineuse et d’une force inouïe semblerait se tenir sur le dos, les pattes en l’air. (Ce qui tromperait énormément.)
Les règles du Globe-monde sont démocratiques. Non seulement la force mystérieuse en question colle-t-elle les gens à sa surface, elle colle tout à tout ce qui existe. Mais elle adhère assez mal, et tout peut bouger – ce qui se produit le plus souvent.
Dont la planète Globe-monde elle-même. Elle aussi possède un soleil, mais il ne tourne pas autour d’elle. Au contraire, c’est la planète qui tourne autour de lui. Pire, cela n’engendre pas le jour et la nuit ; au lieu de quoi, cela produit les saisons, en raison de l’inclinaison de son axe. En plus, elle ne décrit pas une orbite circulaire. Elle se révèle un peu aplatie – typique de l’assemblage brouillon du Globe-monde. Donc, pour alterner les jours et les nuits, la planète doit aussi tourner sur elle-même. Et ça marche, à sa façon : si l’on n’est pas du tout malin, on peut en arriver à croire que le soleil tourne autour. Mais – figurez-vous – cette rotation empêche aussi le Globe-monde d’adopter une forme convenable de sphère, parce qu’à l’époque où il était en fusion ce mouvement l’a comme qui dirait aplati, à l’instar de son orbite qui… Ah, laissez tomber.
Il résulte de cet arrangement désespérément bancal qu’il faut un soleil énorme et très éloigné. Qui doit donc être ridiculement chaud : à tel point que de nouvelles règles spécifiques interviennent pour en permettre la combustion. Et qu’il gaspille la quasi-totalité de cette énergie prodigieuse à essayer de réchauffer du vide.
Le Globe-monde n’a pas de piliers. On dirait qu’il se prend pour une tortue, parce qu’il nage dans l’espace, tracté par ces forces mystérieuses. L’idée d’une sphère qui nage ne gêne pas ses habitants humains malgré l’absence de nageoires. Remarquez, les gens apparurent il y a quatre cent mille ans tout au plus – un dix millième de l’âge de la planète. Et cette apparition semble constituer un accident, qui débuta originellement sous la forme de petits globules qui devinrent spontanément plus complexes – mais les gens se disputent beaucoup là-dessus. Ils ne sont pas terriblement brillants, pour être honnête, et ils commencèrent seulement à élucider quatre cents ans plus tôt les règles scientifiques modernes de l’univers où ils vivent ; alors, il leur reste beaucoup à rattraper.
Ces gens se désignent avec optimisme comme Homo sapiens, ce qui signifie « homme sage » dans une langue qui est, comme il convient, morte. Leurs activités justifient rarement ce qualificatif, mais on trouve quelques glorieuses exceptions. Il faudrait plutôt leur donner le titre de Pan narrans, le grand singe conteur, parce que rien ne leur plaît davantage qu’une bonne histoire à dormir debout. Ils incarnent le narrativium même et refaçonnent actuellement leur monde de manière à ce qu’il ressemble au Disque – afin que les événements s’y produisent parce que quelqu’un les a voulus, justement. Ils inventèrent leur propre forme de magie avec des sortilèges tels que « creuser un canoë dans un tronc », « allumer la lumière » et « se connecter à Twitter ». Cette forme de magie triche en utilisant les règles qui opèrent en coulisses, mais si l’on n’est vraiment, vraiment pas du tout malin, on peut l’ignorer et prétendre que c’est magique.
Le premier volume de La Science du Disque-monde expliquait tout cela et bien plus, comme la bernique géante, le grand bond de côté de la civilisation crabe et son funeste destin. Une succession de catastrophes naturelles sans fin confirma ce que les mages pressentaient depuis le début : un monde sphérique n’est pas un endroit sûr. Défilant en avance rapide à travers l’histoire du Globe-monde, ils passèrent d’un groupe de grands singes pas tellement prometteurs, blottis autour d’un monolithe noir, à l’effondrement d’ascenseurs spatiaux alors que des êtres d’une intelligence a priori supérieure, comprenant finalement le message, fuyaient la planète vers les étoiles afin d’échapper à une ère glaciaire de plus.
Ils ne provenaient quand même pas de ces grands singes, si ? Ceux-là qui ne semblaient s’intéresser qu’à deux choses : le sexe et cogner sur la tête du voisin.
Dans La Science du Disque-monde II, les mages s’étonnèrent de découvrir que les voyageurs interstellaires intelligents descendaient bel et bien des grands singes – un usage nouveau et curieux du mot « descendre », qui causa de sérieux problèmes par la suite. Ils s’en aperçurent parce que le Globe-monde avait emprunté la mauvaise jambe du Pantalon du Temps et donc dévié de sa ligne temporelle d’origine. Les humains dérivés des grands singes étaient devenus des barbares, avec une société brutale et percluse de superstitions. Ils ne quitteraient jamais la planète à temps pour échapper à leur sort. Quelqu’un avait interféré avec l’histoire du Globe-monde.
Se sentant vaguement responsables du destin de la planète, un peu comme on s’inquiète d’une gerbille malade, les mages pénétrèrent dans leur création saugrenue et la découvrirent infestée d’elfes. Les elfes du Disque-monde ne sont pas les nobles créatures de certains mythes du Globe. Si un elfe vous ordonnait de manger votre tête, vous le feriez. Mais quand les mages remontèrent le temps au moment de leur arrivée pour les flanquer dehors, la situation empira encore. Le mal était parti, mais il avait emporté avec lui toute étincelle d’innovation.
En examinant l’histoire du Globe-monde pour déterminer ce qui aurait vraiment dû se passer, les mages déduisirent que deux figures clés – éminentes parmi une poignée de grands sages – n’étaient jamais nées. Pour remettre la planète sur sa voie, il fallait réparer cette omission. Il s’agissait de William Shakespeare, dont les créations artistiques donneraient véritablement naissance à l’âme humaine, et Isaac Newton, qui apporterait la science. Avec de considérables difficultés et quelques ratés intéressants, comme la nécessité de peindre les plafonds en noir, les mages ramenèrent par touches successives l’humanité vers la seule ligne temporelle qui la sauverait de l’anéantissement. En tournant les elfes en ridicule, le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare accomplit un tournant décisif. Principia Mathematica de Newton acheva le travail en guidant l’humanité vers les étoiles. Mission accomplie.
Cela ne pouvait pas durer.
Dans La Science du Disque-monde III, le Globe-monde connut de nouveaux problèmes. Entré sain et sauf dans l’ère victorienne, en principe un foyer d’innovation, il déviait une fois de plus de l’histoire admise. Les technologies nouvelles se développaient, mais à un rythme d’escargot. On avait perdu un élan d’innovation vital ; la gerbille humaine était malade, une fois de plus. Cette fois, une figure clé avait rédigé le mauvais livre. Le public avait si bien reçu La Théologie des espèces du révérend Charles Darwin, lequel justifiait la complexité du vivant par l’intervention divine, que science et religion avaient convergé. On avait perdu l’aiguillon créatif du débat rationnel4. Quand le révérend Richard Dawkins écrivit enfin L’Origine des espèces (par le moyen de la sélection naturelle &c., &c., &c…), il était trop tard pour perfectionner le voyage spatial avant l’arrivée des glaces.
Cette fois, faire naître Darwin n’était pas le problème. Obtenir de lui qu’il écrive le bon livre, en revanche… Là, tout partait en eau de boudin ; et ramener soigneusement l’histoire sur ses rails se révéla extrêmement difficile. Contrairement au proverbe, deux coups de cuillère à pot ne suffisaient pas. Les coups en question n’entraînent quasiment aucune conséquence, à part quelques bruits agressifs pour les oreilles, car un événement important connaît rarement une cause unique. Il fallut tout un bataillon de mages effectuant plus de deux mille altérations soigneusement chorégraphiées pour embarquer Darwin sur le Beagle, l’empêcher d’en descendre bien qu’il y soit malade comme un chien, et attiser son intérêt pour la géologie afin qu’il continue d’accompagner l’expédition5 jusqu’à l’archipel des Galápagos.
Ils auraient échoué de nouveau ; mais les mages finirent par comprendre qu’une force s’opposait activement à leurs efforts visant à rétablir l’histoire à ses paramètres d’usine. Les contrôleurs de la réalité, c’est la commission hygiène et sécurité ultime : ils préfèrent de loin un univers où jamais rien d’intéressant ne se passe et sont prêts à presque tout pour l’obtenir. Ils contrecarraient chaque mouvement des mages.
Il s’en fallut de peu. Même quand on eut réussi à ce que Darwin visite les Galápagos afin de remarquer les pinsons, les oiseaux moqueurs et les tortures, il lui fallut des années avant de comprendre leur importance – et, à ce moment-là, toutes les carapaces avaient disparu depuis longtemps par-dessus bord une fois leur occupant mangé, et il avait donné les pinsons à un ornithologue expert. (En revanche, il s’était rendu compte de l’intérêt des oiseaux moqueurs.) Cela lui prit plus longtemps encore de se jeter à l’eau pour écrire L’Origine et non La Théologie ; il persistait à produire des monographies sur les bernaches. Puis, une fois L’Origine enfin publiée, il rata quand même le coche avec L’Origine II en l’intitulant La Descendance de l’homme – oh là là. L’Ascendance de l’homme aurait fait un bien meilleur coup de marketing.
Quoi qu’il en soit, les mages atteignirent enfin leur but, s’arrangeant même pour amener Darwin sur le Disque-monde afin de lui présenter le dieu de l’évolution et de lui faire admirer les roues de son éléphant. La publication de L’Origine rétablit la ligne temporelle correspondante comme la seule jamais tirée. (Le Pantalon du Temps fonctionne ainsi.) Une fois de plus, le Globe-monde était sauvé et pouvait trôner tranquillement sur son étagère, accumulant la poussière…
Jusqu’à ce que…
2 En tomber délibérément est une autre histoire et, pour cela, on peut se montrer aussi imaginatif qu’on le souhaite. Voir La Huitième Couleur, Le Huitième Sortilège et Le Dernier Héros.
3 Ce qui est potentiellement trompeur car il s’agit de l’opinion des habitants en question.
4 C’est-à-dire les insultes, les injures et les abus rhétoriques éhontés.
5 À prendre au sens large. Il se rendait à terre dès que possible, soit environ 70% du « voyage ».