TROIS

FUITES ENTRE LES MONDES

 

impar.jpgLe bouton enfoncé, l’archichancelier avait remarqué – et ce n’était pas la première fois – que le seigneur Vétérini jouissait d’un talent extrêmement utile : celui, même sous l’emprise d’une colère volcanique, de ne pas perdre une once de son calme. Des cadavres auraient admiré la froideur qu’il arrivait à injecter dans la plus innocente des conversations.

Mais, à cet instant, au beau milieu de sa rêverie, Mustrum Ridculle entendit un cri en provenance du bâtiment de la magie des hautes énergies. Derrière ce cri jaillirent à leur tour un certain nombre de mages. Ils avaient l’air de s’enfuir, mais il en attrapa un et le tint fermement.

« Hé-là ! Il s’est passé un malheur ?

— C’est ça, monsieur ! Il y a une femme ! Et elle est furieuse ! »

Ce dernier gémissement sous-entendait en filigrane que seul un archichancelier pouvait se dépatouiller d’une femme très en colère. Comme par hasard, Mustrum Ridculle était justement l’archichancelier adéquat, parce qu’il savait d’une part apaiser les mauvaises humeurs, mais aussi quand avoir le regard pétillant, et – encore plus important peut-être – quand ne pas l’avoir. Ce qui paraissait un talent capital dans le cas de la dame en question, qui, plantée à l’entrée de la MHE, les poings sur les hanches, affichait un air de profond mécontentement donnant clairement à entendre qu’on avait intérêt à fournir une explication, et une bonne par-dessus le marché.

L’archichancelier se dirigea vers elle d’un pas circonspect puis, pile au bon moment, ôta son chapeau et s’inclina, sans trop d’affectation, avec juste ce qu’il fallait de charme à l’ancienne. « Veuillez m’excuser, madame, en quoi puis-je vous être utile ? demanda-t-il d’un ton courtois. J’ai cru entendre crier, non ? »

Elle lui lança un regard noir. « Oh, je vous prie de m’excuser, mais j’ai donné un coup de poing à un de vos gars. Pas pu me retenir. Je me suis retrouvée là où je n’aurais pas dû et je me suis dit : Dans le doute, frappe la première. Je suis bibliothécaire, vous savez. Et vous, qui êtes-vous, monsieur ?

— Madame, je m’appelle Mustrum Ridculle, et je suis l’archichancelier de cette faculté.

— Et vous vous croyez sorti de la cuisse de Jupiter, c’est ça ? Non ! » La femme observa la figure de Ridculle et comprit qu’il était aussi ahuri qu’elle. « Ne répondez pas à ça ! Dites-moi seulement où je suis et pourquoi. Tous ces hommes à cavaler partout comme des bourdons autour d’une ruche… sont parfaitement incohérents.

— Madame, je partage votre sentiment – ça demande un temps fou pour leur inculquer de la cohérence. C’est hélas le triste sort des universitaires, mais, si j’en juge par vos propos, je peux vous dire que vous avez manifestement atterri par magie à l’Université de l’Invisible, et que vous avez été embarquée dans ce que je pourrais désormais appeler une expérience “scientifique” – même si ça vous donne l’impression de relever de la magie – très dure à expliquer pour l’instant. J’ai une idée de la façon dont vous êtes arrivée chez nous, croyez-moi, parce que mon thaumomètre a failli exploser y a quelques minutes, et on peut du coup en supposer que cette magie, comme on pourrait l’appeler, est hors de contrôle. » Il marqua un temps avant de reprendre d’une voix rassurante : « Mais ayez aucune crainte ; j’ai l’habitude de ces trucs-là. La gestion d’une université a ses hauts et ses bas, et je crois bien connaître la cause de tout ça. On va arranger le coup au plus vite. J’ajouterais que ça me ferait plaisir si vous acceptiez d’être notre invitée en attendant cette conclusion heureuse. »

Elle posa sur lui un regard soupçonneux, vaguement hébété. « On dirait que je suis mystérieusement apparue dans ce qui ressemble au collège Balliol ; tout me le rappelle, c’est certain, oui. Oh là là, mais où ai-je la tête ? » La femme tendit la main à Ridculle. « Très heureuse de faire votre connaissance, monsieur. Je m’appelle Marjorie Daw, vous savez, comme la berceuse anglaise11. Et, s’il vous plaît, je ne sais pas comment je suis arrivée ici, je ne sais pas comment retourner d’où je viens… et j’ai un peu mal au cœur. »

Tandis qu’elle parlait, un mage en robe blanche déboula près de Mustrum Ridculle et lui remit un petit bout de papier avant de détaler en vitesse.

Mustrum jeta un coup d’œil à ce qui était écrit sur le papier. « Je crois, madame, que vous venez d’Angleterre, sur la planète Terre, comme vous l’appelez – un fait que je viens d’établir vu que mon bibliothécaire en voit aucune autre dans le multivers où se chante cette berceuse-là. »

Elle le fixa d’un œil rond, tandis que les mots « planète » et « multivers » lui fulguraient dans le crâne, ressortaient puis – parce qu’elle était bibliothécaire – sélectionnaient une ou deux fiches avant de s’installer pour effectuer un brin de recherche. Après quoi elle s’affaissa doucement et l’archichancelier la retint bravement avant qu’elle ne s’étale sur la pelouse.

Elle reprit connaissance comme si de rien n’était et déclara : « Excusez-moi, il doit y avoir quelque chose dans ce voyage qui ne me convient pas. » Ses yeux s’étrécirent et ses lèvres se retroussèrent quand elle reprit : « Cela ne se reproduira plus, je vous le garantis. »

Ridculle, visiblement éperdu d’admiration pour cette femme étonnamment hors du commun, la conduisit au bureau de madame Panaris, l’intendante, qui l’informa peu après que la mystérieuse arrivante ronflait dans la meilleure chambre d’amis disponible. Et madame Panaris jeta à l’archichancelier un regard – de ceux qui parlent d’eux-mêmes – car, après tout, il venait d’admettre une femme dans l’université. Ce même regard concluait que, d’accord, un archichancelier pouvait sans doute agir à sa guise dans sa propre université, mais à condition, par pitié, d’éviter tout frotti, tout frotta ou, pire, tout fessi-fessa.

Mustrum Ridculle, par ailleurs, n’alla pas tout de suite se coucher ; il préféra, une fois invités et visiteurs partis, se promener du côté de la bibliothèque de l’université, où il discuta avec le bibliothécaire en chef, qui s’empressa d’accomplir la tâche que lui confia l’archichancelier.

 

 

Son chapeau très pointu et ses robes très chamarrées des grandes occasions pouvaient le faire passer pour un paon, mais Mustrum Ridculle était un vrai renard. Une condition indispensable de la vie à l’université quand on tenait à la vie tout court. Il était fier de sa mémoire des petits détails, aussi se dirigea-t-il dans l’heure qui suivit vers le bureau de Cogite Stibon. Le talonnait docilement le bibliothécaire, dont l’aptitude à recueillir rapidement des données était légendaire.

« Simien12 et messieurs, récapitula Ridculle, j’ai la conviction que le Super Gros Machin, que les mages du bâtiment de la magie des hautes énergies ont tout récemment mis en branle, est tombé sur ce qu’on appelle, selon des sources bien informées, un parapluie… pas vrai, monsieur Stibon ? »

Tout le monde le sait : quand on a bêtement commis une erreur, le premier réflexe consiste à chercher si on ne peut pas en rejeter la faute sur quelqu’un d’autre, mais l’archichancelier Ridculle savait où commençaient toutes les responsabilités, aussi la meilleure défense de Cogite était-elle d’annoncer sa ferme intention de ramener le monde, dès que possible, à son statu quo ante, et par tous les moyens nécessaires.

« Formellement parlant, archichancelier, répondit l’accusé, le monde en question est un pépin, et pas si grave que ça, d’ailleurs, étant donné, pour ce qu’on en sait, que personne n’a été blessé, et c’est une bonne nouvelle. Selon Sort, archichancelier, votre hypothèse d’une interconnexion du Globe-monde avec le nôtre est correcte. Bravo, monsieur ! Trouver un indice dans cette berceuse enfantine, c’est une idée géniale. Malheureusement, je m’inquiète du coup d’autres… fuites entre nos mondes… » Ridculle se renfrogna. « Monsieur Stibon, on a trop souvent mis le nez dans le Globe-monde, de mon point de vue. D’ailleurs, autant que je m’en souvienne, c’est le doyen le responsable de son apparition, vous vous rappelez pas ? Il bidouillait une espèce de firmament, alors, techniquement, c’est lui qui l’a créé. Remarquez, poursuivit-il, je crois que ça serait drôlement judicieux de pas parler de ce qui nous arrive. On aurait droit à des débats sans fin. »

Cogite opina vigoureusement.

Ridculle eut un grand sourire et poursuivit d’un air songeur, comme animé d’une intention malveillante : « Moi, il me semble, monsieur Stibon, qu’on devrait envoyer là-bas un agent pour évaluer la situation. Après tout, mademoiselle Daw est tombée par accident dans notre monde, alors on a le devoir de s’assurer que rien de fâcheux se produit dans le sien suite à votre… expérience. Je crois, et c’est dans l’intérêt général, qu’on devrait envoyer quelqu’un dans l’autre sens, parfaitement. On est responsables de cette planète. » Mustrum Ridculle se caressa la barbe, signe pour qui le connaissait qu’il se sentait des envies d’être méchant et mystérieux. « Je crois, oui, que le doyen devrait aller en personne jeter un coup d’œil. » Il se caressa encore la barbe et reprit : « En soutien, vaudrait mieux envoyer Rincevent avec lui ; il a pas l’air très en forme depuis quelque temps, un changement d’air lui fera du bien.

— Malheureusement, monsieur, dit Cogite, si vous vous rappelez, et je sais que vous vous rappelez, le doyen est maintenant archichancelier de l’université de Pseudopolis, et on ne l’a pas encore remplacé. »

Sans se laisser démonter, Ridculle répliqua : « Allez quand même le chercher ! C’est lui qui a créé le Globe-monde. Il peut pas s’en désintéresser comme ça ; faut qu’il vérifie comment se débrouille sa planète. Envoyez-lui un clac. L’heure est à l’action. On veut plus de fuites ! »

 

 

 

11 Son nom lui plut jusqu’à son entrée à l’école ; les autres gamins s’y moquèrent d’elle jusqu’au jour où elle en prit ombrage et qu’elle se rebiffa, après quoi on lui témoigna un certain respect.

12 Le bibliothécaire de l’Université de l’Invisible, qui mériterait un B majuscule, est un orang-outan à cause d’un accident survenu quand un sortilège s’est échappé d’un livre de magie. Voir Le Huitième Sortilège.