Un iceberg croisait au large des îles Falkland. Une terre malade. Rongée par la lèpre jaune des rochers. Tous les arbustes — à défaut d’arbre — pliés par la discipline monacale du vent. Le vent. La pluie. Une nature entrée dans le commencement de sa fin et qui n’avait pas le courage de renoncer tout à fait...
Port-Stanley, capitale d’un désert océanique. Une rue, canal ouvert dans la boue noire. Quelques maisons en train de se dissoudre sur ses rives. Une rade abritée. A poste d’ancre, une goélette-bergantine de 88 tonneaux neuve, à peine maculée par cent jours de traversée. C’était le Patrick Sunderland, le nouveau bateau de la « South America Evangelical Society ».
Le canot du « post-master » tirait sur son amarrre au pied de l’échelle de coupée. Le courrier d’Angleterre venait d’arriver. Entre les gros doigts de Mac Isaac durcis par quatre-vingt-dix jours de service à la mer tremblait la lettre d’Elisabeth Neil — deux feuilles de papier gris couvertes d’une écriture lasse :
« ...et si les quatre années que vous venez de passer parmi nous me sont apparues comme le fruit d’une bénédiction particulière du Seigneur, je ne puis m’empêcher de penser avec quelque mélancolie à tout ce que vous sacrifiez par votre décision de repartir avec la nouvelle mission...
« Vous m’avez bien souvent communiqué votre désir de franchir la porte la plus étroite, et je ne puis que vous approuver. Mais ne croyez-vous pas que notre vieux pays est riche en portes étroites et sentiers difficiles ? Après votre ordination, vous pouviez assister le bon pasteur Muller qui nourrit de vastes desseins pour les orphelinats de Bristol. Depuis cinq ans je ne lui apporte que l’activité insignifiante d’une humble servante. Songez à l’aide que lui aurait procurée un ouvrier du Tout-Puissant ayant votre enthousiasme et votre volonté ? Je pense à l’œuvre d’assistance dans nos prisons où les orphelins vivent dans le silence du Seigneur... Je rêvais aussi d’un second miracle Wesley, d’un nouveau Réveil dont vous auriez été l’animateur grâce à la réputation que vous étiez en train d’acquérir par vos mérites et au prestige que vous exerciez autour de vous... Croyez-vous qu’entre un mécréant britannique et un sauvage des régions que vous regagnez le Seigneur fasse une différence ? Whitfield ne disait-il pas déjà en 1737, à Bristol : « Tous s’étonnaient que je voulusse aller en Georgie, et on me fit remarquer que si je voulais convertir des Indiens, il me suffisait de me rendre parmi les mineurs de Kings-wood, et que je retrouverais là des païens autant que j’en voudrais. »
« Je ne suis pas seule à déplorer votre départ. Le pasteur Muller voyait votre place marquée par la divine Providence à Bristol comme ministre et même comme missionnaire ! Snow et John Mallory — vos professeurs d’Oxford — regrettent votre détermination. Je ne suis que votre humble fiancée et mon rôle — pardonnez-moi ce manque de modestie, Duncan — est de traduire le sentiment général des milieux touchant aux Eglises méthodistes, anglicanes et presbytériennes.
« Mais ces trois nouvelles années d’absence me paraîtront légères puisque je sais que vous marchez dans la voie du Seigneur. Quand vous m’aurez épousée, je vous suivrai à la Terre des Feux si vous décidez de repartir. Je serai aussi fidèlement en Dieu la femme du Pasteur d’âmes fuégiennes que j’eusse été la femme du prédicateur des ouvriers de Bristol, ou du colporteur de la Parole, si vous aviez décidé de rester dans la tradition wesleyenne. L’essentiel, c’est que vous soyez plus que jamais résolu à faire de la religion la grande tâche de votre vie car, après tout, c’est la seule chose qui, à strictement parler, soit nécessaire.
« Je vous écrirai chaque mois au siège de la mission aux îles Falkland. Je demande ardemment à Dieu de vous garder dans la Foi ; qu’il vous dirige et vous bénisse !
Elisabeth NEIL. »
*
Port Stanley. Le vent pesait sur les toitures de tôle. Les rafales de pluie brûlaient la peau. Les pas des marins débarqués d’un baleinier éveillaient dans la boue de l’unique rue des bruits étouffés de marécage. Tomas Bartlett, le nouveau « surintendant » de la Mission et Mac Isaac marchaient lentement. Leurs imperméables de marin ne les signalaient pas à l’attention des rudes Finlandais et Norvégiens qui appareillaient dans quelques heures pour la Georgie du Sud... Remonter l’unique rue vers les abattoirs... Descendre l’unique rue vers le cimetière... Du cimetière aux abattoirs l’unique rue offrait le maximum de perspectives civilisées sur le 52e parallèle. Les pieds remuaient la boue. La boue. La pluie. Le vent.
— Dans huit jours nous serons aux îles Keppel ! cria le « surintendant ».
— Aux îles ?...
— Aux îles Keppel !
Le vent marquait des pauses chargées de silences irrités.
— Nous nous conformons au testament de Patrick Sunderland, reprit Tomas Bartlett. C’est par la grâce de Dieu et dans la profondeur de son sacrifice qu’il a découvert ce plan d’une évangélisation raisonnablement conduite ! Il est trop tôt pour installer une mission permanente au milieu des peuplades hostiles. Nous aurons notre base aux îles Keppel et, de là, nous irons croiser dans les canaux, nous prendrons contact avec les Yaghans par des débarquements rapides et multipliés. Les Yaghans seront peut-être plus maniables que les Alakaloufes ! Ceux qui accepteront de nous suivre volontairement seront instruits à la mission pendant dix-huit mois. Nous leur enseignerons l’anglais, ils nous aideront à dresser le dictionnaire anglais-yaghan. Puis, nous les renverrons dans les îles. Evangéliser les primitifs sans parler leur langue est une utopie. Ne croyez-vous pas ?
Le vent revenait et soulevait des tourbillons de poussière liquide. A travers ces rideaux gris apparaissait la silhouette du Patrick Sunderland. Dans le secret de son cœur Mac Isaac murmurait : « Mon père, vous avez réalisé par votre mort ce que votre vie n’a pas accompli ! »
Les sommes considérables exigées par la construction du bateau et l’équipement d’une expédition puissante avaient été rassemblées en quelques semaines à la suite du désastre de Fjord Negri. Lorsque l’Angleterre avait appris qu’un de ses plus ardents missionnaires doublé d’un vieil officier de sa marine avait été littéralement assassiné par la modicité du budget de son entreprise, que des citoyens britanniques étaient morts de faim sur des rivages étrangers, les bourses s’étaient dénouées d’elles-mêmes ! Et maintenant...
— Et maintenant il s’agit de rassembler les volontaires ! reprit Tomas Bartlett. Ces sauvages ne nous suivront pas spontanément aux îles Keppel. Il faut donc retrouver Jimmy Button4.
— Celui que Fritz-Roy avait ramené en Angleterre en 1830 ?
— Et qu’il avait présenté à Sa Majesté Guillaume IV. Il l’a reconduit à Wulaia en 1833. Il doit y être encore. Il peut nous aider.
Mac Isaac se baissa rapidement pour ramasser un morceau de ficelle qui traînait sur le sol et le fourra dans sa poche.
— Il n’y a pas de temps à perdre, cria Tomas Bartlett, si nous voulons que notre pénétration ait aussi un sens politique, et sur ces côtes solitaires, entre deux océans qui...
Un phare s’allumait à l’entrée du port.
— Que voulez-vous dire par... sens politique de notre pénétration, monsieur le « Surintendant » ?
Tomas Bartlett releva la tête.
— Frère Mac Isaac, j’évoquais la valeur politique d’un établissement sur ces côtes désertes qui pratiquement n’appartiennent à personne. La présence du pavillon britannique à ce carrefour de routes maritimes...
— En somme, vous pensez que nous pouvons servir à la fois Dieu et Mammon, monsieur le « Surintendant » ? demanda Mac Isaac avec une violence contenue.
— Mais...
Le jeune missionnaire trancha l’espace d’un revers de main.
— Monsieur le « Surintendant », Henry VIII enleva jadis la suprématie au pape pour se l’attribuer. Jusqu’à Wesley la Réforme fut plus ou moins asservie à l’Etat. C’était l’époque où les pasteurs anglicans allaient au cabaret pour s’enivrer sérieusement et sans scandale. Moi, fils indigne de Wesley, je prétends maintenir la séparation de ce qui doit être séparé...
« Ces Ecossais impossibles ont la tête dure comme un boulet de canon », pensait le « surintendant » en marchant sous la pluie.
*
Mission des îles Keppel, 1857.
« Ma chère Elisabeth,
Jour anniversaire de notre départ de Port Stanley, la goélette toutes cales pleines, les panneaux de nos maisons démontables amoncelés sur le pont... Un an de travail pour installer cette mission, ce squelette de mission plutôt puisque les Indiens, sa chair vivante, ne sont pas encore arrivés. Mais je me réjouis, car dans une semaine je pars avec deux catéchistes : Bull et William Moore et mon vieil ennemi le Dr Fox qui n’a pas encore retrouvé ses cheveux perdus au fjord Negri ! Nous allons commencer cette chasse aux âmes qui sous certains aspects rappellerait la chasse à la baleine si, négligeant son caractère sacré, on ne considérait que l’imprévu qu’elle entraîne ! Je remercie le Seigneur de m’avoir épargné toute révolte contre cette longue attente car, vous le savez, je supporte mal certaines formes de patience !
Nous avons travaillé depuis un an comme maçons, charpentiers, décorateurs, mais enfin la mission est prête à recevoir ses enfants avec le maximum de confort.
Nous allons être mutuellement privés de courrier pendant quelques mois. Les dangers de notre croisière ne peuvent être mis en parallèle avec ceux que nous avons affrontés à « God’s Harbour ». Toutefois, sur les côtes de Navarin ou dans le détroit Ponsonby, la protection du pavillon britannique dont la gloire forme un des soucis de notre « surintendant » Tomas Bartlett ne sera pas assurée comme ici ! A franchement parler, je crois qu’il ne se passera rien de fâcheux. Mais, à travers le temps et l’espace c’est, ma chère Elisabeth, une séparation nouvelle qui sera consommée sous peu de jours. Je tiens par conséquent à reprendre et commenter certains passages de votre première lettre reçue à Port Stanley.
L’attitude du pasteur Muller et de mes professeurs d’Oxford me touche et m’honore. Je sais que le service du Seigneur se passe de départs spectaculaires, et bien souvent à Christ-Church, dans ces salles aux boiseries sombres, j’ai entendu retentir la parole impitoyable du fondateur de notre sainte Eglise chassant des temples les nouveaux Pharisiens !
Prédicateur méthodiste en Angleterre alors que le méthodisme a conquis des millions d’âmes, c’était adhérer à l’orthodoxie intellectuelle et j’ajoute : presque mondaine ! Pour moi le méthodisme est et restera : le christianisme pris au sérieux ! C’est pour cela que je suis reparti.
Que ce nouveau départ ne vous inquiète pas outre mesure, Elisabeth. Je n’ai pas ce qu’on appelle l’appétit du martyre. Si je l’avais eu, l’expérience de « God’s Harbour » m’en aurait sans doute guéri ! Je veux simplement que le don de moi soit réel, fait du risque de ma vie et de la souffrance de ma chair. Hors de ces réalités je tiens le don de soi pour entaché d’intellectualisme, donc suspect. Il ne manque point de Pasteurs pour se pencher sur les païens qui abondent dans les « slums », les salons, les prisons et la Cour de Sa Majesté. Saint Paul a dit aux Romains (Epître I, 14) : « Je me dois aux Grecs et aux Barbares. » Ceux qui possèdent ma force physique doivent aller aux Barbares, car il manque d’ouvriers pour les moissons lointaines.
« Vous interprétez la volonté de Dieu à travers votre âme ardente, ma bien chère Elisabeth. Vous avez raison de ne retenir que le grand côté des choses, mais vous oubliez les avantages que j’ai retirés de mon choix. John Wesley est resté cinq ans à Charterhouse, et Christ-Church l’a retenu à Oxford de 1720 à 1725. Ma vocation missionnaire m’a permis de brûler les étapes, de ne rester que deux ans à Charterhouse et d’être ordonné tout à fait exceptionnellement après un an de Christ-Church. Que de temps gagné pour l’œuvre du Seigneur !
Je ne perds pas de vue notre établissement. Si dans deux ans, comme je l’espère, nous avons suffisamment défriché la vigne pour installer la mission dans l’archipel fuégien lui-même, je rentrerai en Angleterre et notre promesse réciproque pourra s’accomplir. Nous repartirons ensemble. Je pense que votre santé ne sera pas altérée par ce climat qui est rude mais sain. Mieux partagés que nos Frères qui travaillent en Afrique ou au fond de l’Asie, nous ne rencontrons ni fièvres, ni bêtes féroces, à part la race d’hommes déshérités qui justifient à peine le titre d’hommes et que nous devons amener à la Lumière.
Recevez ma bien chère Elisabeth, vous qui êtes un jardin de vertus, l’humble et affectueux salut du misérable pécheur qui est indigne d’être votre Frère en Jésus-Christ.
Duncan MAC ISAAC. Past. »