Calme sur l’archipel. Vent conciliant. Il traînait derrière chaque bouffée un lac d’eau moirée. Le Patrick Sunderland venait des îles Keppel par le golfe Nassau. Il doublait les caps signalés par leur frange d’écume frisée. Il passait au pied des forêts endormies sur leurs pourritures. Ciel léger repris et multiplié par les grands fonds aux densités vertes. La goélette profitait de cette trève, simple mirage de beau temps préparé par trois cents jours de vent, pluie, brume. Elle entrait dans la baie de Wulaia...
Le capitaine préparait la manœuvre : « Amenez partout » avec une bordée de jurons effroyables dans la direction des missionnaires « plus papistes que le pape ». Le « land-party » — l’équipe de débarquement évangélique — s’était réunie sur le gaillard d’avant, comme jadis à « God’s harbour ». Les mots se prenaient au piège des solitudes. Mensongères. Peuplées de fantômes. A peine les voiles amenées et les ancres claires qu’une première fumée montait du rivage. Puis deux. Puis douze. Elles se déplaçaient sur l’horizon mauve. Elles s’en détachaient pour avancer, cauteleuses, vers le Patrick Sunderland.
— Ils entretiennent des feux dans leurs canots, précisait le capitaine, vieux « lobero » de Magellan.
Les canots fumaient. Les hommes dressés à l’avant tendaient leurs mains vers la goélette. Les femmes pagayaient à l’aide de pelles courtes et larges. La flottille arriva à portée de voix et déjà commençaient les appels Yah mah schkouna ! modelés sur d’étranges notes où résonnaient, confondues, menaces et prières.
— Si vous désirez avoir des nouvelles de Jimmy Button c’est le moment, cria le capitaine... Jimmy Button... Jimmy !... oh ! Jimmy !
Alors, à la grande stupéfaction des missionnaires une réponse s’éleva d’un canot :
— Si, si... Jemm Button... yo, yo... Donde esta la escala ?... Good morning !
Ce sauvage à la barbe hirsute qui empoignait avec agilité l’échelle de corde, c’était le Jimmy Button du capitaine Fitz-Roy qui avait passé deux ans dans un collège anglais. Retourné à ses solitudes fuégiennes depuis vingt-quatre ans, il apparaissait sale et entièrement nu sur le pont du Patrick Sunderland. Il roulait un gros rire sur ses lèvres bestiales, tendait la main, psalmodiait des mots anglais et espagnols avec une rugosité effroyable.
— Yes... yes... yo, Jemm Button... Galletas... Biscuits, biscuits para wife... my wife !
Il désignait le canot maintenu le long de la coque par une petite femme qui poussait des cris plaintifs.
— Jamus ! ! !... Jamus ! !
— Wife !... My wife ! confirmait la face hilare.
Le cœur de Gregory Fox battait sous l’étreinte d’une pitié désespérée... La ronde des canots... Le concert des plaintes Yah mah schkouna !... Les bras nus tendus vers le navire dans un irrésistible désir... Tout cela posé dans le décor vert et bleu de Wulaia... Un monde au lendemain de la chute de l’homme ! Alors que toutes les joies du Paradis viennent de lui être retirées... Et sur le pont, entouré par les marins, Jimmy Button témoin désastreux des efforts pédagogiques britanniques !
Mac Isaac saisit le bras du docteur. Il avait le front barré de plis, la mâchoire dure...
— Et vous avez réfléchi à tout l’argent que Fitz-Roy a dépensé pour « ça » ?
Il pointait un index accusateur vers Jimmy Button qui dévorait des galettes, lançant quelques débris par-dessus bord à l’intention de la femme éplorée... Jamus ! ! !... Jamus ! ! !
Et soudain, Jimmy Button fit renaître leur espérance. Conduit vers le carré il se trouva en présence de la femme du capitaine qui suivait toujours le vieux « lobero » dans ses navigations périlleuses. Jimmy Button avait presque tout oublié de la vie civilisée... saut le sentiment de la pudeur ! Il réclama un pantalon. Puis une paire de bretelles pour le soutenir ! Les missionnaires rayonnaient... La mémoire de Jimmy Button jamais sollicitée en vingt-quatre ans de vie primitive se remettait à travailler ! Mac Isaac, Fox, Bull, William Moore l’interrogeaient à tour de rôle. Dans son mauvais anglais mêlé d’espagnol, parfois déchiré par des mots yaghans, Jimmy Button ressuscitait ses souvenirs de voyage avec des précisions parfois saisissantes... Que pensait-il de la vie civilisée ?
— Bueno... Very well... très very well !
— Et de la vie yaghan ?
— Bueno tambien... aussi très very well !
— Préférait-il la vie civilisée ou la vie yaghan ?
Jimmy Button éclata de rire. Les hommes blancs lui posaient une question ridicule... Voulait-il accompagner la mission aux îles Keppel ? Là-bas... pantalons neufs... maisons bien chauffées... beaucoup de galettes...
— No señor...
Et les amis de Jimmy Button, voulaient-ils accompagner la mission ?
— No señor... nobody, nobody... personne...
Mais Jimmy ne pouvait répondre au nom de ses camarades sans les avoir consultés ? Toujours rigolant, Jimmy remonta sur le pont, adressa quelques phrases aux hommes des canots. A mesure qu’il parlait les regards se faisaient plus sournois, les têtes se détournaient, les femmes couvraient leurs enfants et leurs chiens étroitement mêlés avec des morceaux de peau de phoque.
— Nobody señor... nobody...
Personne ne voulait embarquer sur la goélette. Les plaintes de l’épouse Button redoublaient sur un mode suraigu.
— Jamus ! ! ! !... Jamus ! ! ! !
Elle frappait à coups de pelle la coque du Patrick Sunderland. Jimmy Button qui avait retrouvé l’usage de la poignée de main distribua quelques « shake-hand ». Il sauta dans son embarcation. Il s’éloigna, dressé à la proue dans l’attitude d’un dieu austral régnant sur ses femmes esclaves et sur la mer... La flottille s’engageait dans son sillage, fumées dilapidées par le vent qui revenait annoncer l’approche de la nuit en poussant de profonds soupirs.
Sur l’île Navarin, au fond de la baie entre le ciel et la mer, douze feux veillaient sur la civilisation des primitifs inviolée. La goélette virait autour de son ancre...
Le lendemain les Yaghans revenaient et montaient à bord. Ils se familiarisaient avec le navire. Ils rôdaient dans tous ses recoins. Profitaient de la moindre ouverture pour s’introduire dans les cales. Grappillaient ce qu’ils pouvaient. Jimmy Button protestait contre la répartition des cadeaux en poussant un long cri monocorde plus rauque que celui des mouettes grises glissant autour des mâts sur la soie du vent... Il précisait son importance sociale en désignant les nombreuses femmes qu’il avait amenées. Jimmy était devenu avec le temps une sorte de patriarche et les Buttons peuplaient les îles... Beaucoup galettes ! Beaucoup fer !... Beaucoup tabac ! ! !... Il protestait avec l’assurance d’un camelot certain d’obtenir par la fatigue de son auditoire ce que ne peut gagner par elle-même une marchandise médiocre. De temps à autre il menaçait les missionnaires et le capitaine.
Les Yaghans poursuivaient leur pillage pacifique et puéril... Ils ramassaient des clous, de vieux chiffons, les débris de filin, les restes du déjeuner. Mais comme ils allaient se retirer enchantés de leur visite un matelot vint prévenir le capitaine. En s’introduisant par un hublot, des enfants venaient de voler vêtements, chaussures, couteaux, linge dans le poste d’équipage...
Un ordre bref. Les issues gardées par trois marins. Les haillons accumulés par chaque Yaghan sont visités, les objets volés récupérés. L’agitation parvient à son comble. Les indigènes protestent et se jettent sur les blancs pour reprendre leurs larcins. Les femmes poussent des cris suraigus...
Les missionnaires cherchaient à rétablir le calme dans ce pandémonium quand un Yaghan de haute taille se rua sur le capitaine et le saisit à la gorge. Le vieux « lobero » connaissait le secret des prises efficaces. Il avait mis à mal plus d’un « roto »5 dans les bars de Bahia-Blanca et de Valparaiso. Frappé au menton, le souffle coupé par un coup de tête au creux de l’estomac, l’Indien s’étala sur le pont.
— Canaille... Porqueria-saloperie... La puta que te partó6... Je vais te dresser avec des prières, moi ! ! !
Furieux, le capitaine empoigna le Yaghan sous les aisselles et le bascula dans la mer au milieu des canots. Cet acte d’autorité retourna la situation. Les sauvages ne menaçaient plus. Ils adressaient des gestes pacifiques, de leurs embarcations... Ils s’éloignaient dans le crépuscule qui n’en finissait plus de descendre à travers les forêts, depuis le sommet des montagnes casquées de neige, sur la mer immaculée qu’il recouvrait d’une poussière grise...
Le lendemain, jour du Seigneur, le vent courait sur la baie de Wulaia sans plus écraser le paysage que la veille. Le calme exceptionnel se maintenait. Le soleil apparaissait à travers les déchirures des nuages. Le beau temps rachetait sa brièveté en se livrant d’un seul coup.
Gregory Fox, Bull, William Moore en redingote noire et col empesé, se préparaient à descendre à terre pour célébrer le culte et enseigner aux indigènes l’hymne : « Dieu tout-puissant, ô Seigneur adorable. » Le capitaine avec son chapeau haut de forme sous le bras, sa femme en robe de soie, et les trois matelots endimanchés embarquaient dans la chaloupe à leurs côtés. Mas Isaac désigné par le tour de garde restait seul à bord. Il se pencha sur la lisse du bastingage et cria :
— Vous avez pris des pistolets ?
La chaloupe débordait.
— Le « surintendant » interdit de porter des armes pendant les réunions de prière ! répondit William Moore.
— Le « surintendant » est un imbécile, murmura le jeune missionnaire.
Le capitaine souriait en montrant ses poings. La chaloupe s’éloignait. Elle gravait son sillage sur la plaque d’acier bleu de la baie. Mac Isaac entendait les chants yaghans. Les douze fumées dressaient leurs colonnes grises entre les tas de coquillages rejetés par les indigènes après les repas. Ils formaient de hautes pyramides aux silhouettes de termitières.
Mac Isaac resta longtemps accoudé à la lisse du bastingage. Il n’arrivait pas à se détacher du paysage illuminé par ce bref passage de la paix australe. Il apercevait la foule indigène qui se rassemblait autour du « land party » et l’encerclait. Il entendait des fragments de l’hymne : « Dieu tout-puissant, ô Seigneur adorable » et la voix bien détachée de Gregory Fox qui dirigeait le chœur. Une centaine de Yaghans au moins suivaient le culte. Il allait enfin descendre dans sa cabine, lorsque...
Mac Isaac déploya la longue-vue du capitaine. Quatre ou cinq sauvages se détachaient de la foule. Ils descendaient vers la plage, entouraient la chaloupe, emportaient les trois paires d’avirons. Que signifiait ?... Ils unissaient leurs efforts pour remettre l’embarcation à flot... Mac Isaac fronça le sourcil. Les Yaghans voulaient-ils couper la retraite au « Land-party » ? Mais, dans ce cas ?...
Presque aussitôt il perçut un cri. Il reconnut la voix de Jimmy Button. La masse des Yaghans se mit à bouillonner... Les massues tourbillonnaient au-dessus des têtes. L’écho assourdi des coups parvenait jusqu’au navire. Mac Isaac apercevait avec une netteté cruelle des grappes de corps nus accrochés aux silhouettes de ses camarades. Il entendait des cris qui n’étaient pas proférés en langue indigène, mais en anglais et en espagnol. Mac Isaac prit conscience de la réalité. Désarmés, ses camarades venaient d’être assassinés par surprise et pendant le culte ! Par représailles sans doute pour les incidents de la veille...
Il y eut un ultime soubresaut de la foule. Deux hommes s’en échappèrent. Deux marins ! Ils n’étaient pas blessés car ils couraient très vite en direction de la plage, vers la chaloupe qui flottait à quelques brasses de la rive... Mac Isaac saisit le bastingage à pleines mains... Un des marins trébucha sous la grêle de pierres... Il tombait Il se relevait, reprenait sa course.
« Mon Dieu fais que cet homme soit sauvé... » priait Mac Isaac.
Le soleil éclairait la scène. Le jeune missionnaire vit l’homme trébucher, risquer encore quelques pas chancelants, puis s’abattre pour ne plus bouger. Lapidé ! Le second marin atteignait la plage. Touché lui aussi car il avançait avec peine. Il entrait dans l’eau, nageait. Les pierres soulevaient des geysers autour de sa tête.
Pourvu qu’il résiste dans cette eau glacée », pensait Mac Isaac.
L’homme accomplissait des efforts surhumains pour se hisser dans la chaloupe. Puis il abandonna. Il ne cherchait plus qu’à se maintenir, suivre le canot qui s’en allait à la dérive. Mac Isaac ne voyait plus que cette main survivante accrochée au plat bord. Il ne prêtait aucune attention aux Yaghans qui armaient leurs canots et s’avançaient vers le Patrick Sunderland... La main disparut. Mac Isaac restait rigoureusement seul à Wulaia, survivant pour quelques minutes au massacre général. L’événement était si brutal, déplacé dans ce cadre pacifique qu’il ne croyait pas à sa réalité... Il restait indécis. Vérité ou spectacle mis en scène par les Yaghans, comédie organisée pour tirer de nouveaux avantages de la mission ? Les premières pierres qui sifflaient autour de lui balayèrent toutes les illusions. La guerre ! Une onde de rage souleva le jeune Pasteur. Ses muscles irrités se gonflèrent. Aux armes !
Les armes se trouvaient dans la cabine du capitaine. Mac Isaac dégringola les échelles suivi par une rumeur que trouaient des cris discordants. La porte était fermée à clef. L’invasion yaghan coulait avec un clapotis d’inondation à l’intérieur du Patrick Sunderland. Mac Isaac fut obligé de faire face... Il frappait avec une fureur aveugle. Les indigènes roulaient à ses pieds. Mais de nouveaux assaillants descendaient par les échelles, surgissaient des hublots et le pressaient de toute part. Il finit par recevoir un coup de massue et perdit connaissance.
Il s’éveilla quelques heures plus tard en éternuant. Il était allongé, nu, sur le pont d’un navire étrange. Il se mit sur pied. Il éternuait sans interruption. Il avait très froid. Il se trouvait embarrassé, cherchant le long de ses cuisses des poches disparues...
Personne ne cherchait à le molester. Hilares, les Yaghans le contemplaient et par jeu éternuaient en même temps que lui avec des voix rugueuses et formidables. Il lui semblait revivre l’heure de la récréation sous le tropique du Capricorne quand l’équipage dépose sur le pont un albatros capturé qui, empêtré dans ses ailes, ne pouvant reprendre son vol faute d’espace, s’épuise en soubresauts ridicules.
Mac Isaac ne reconnaissait plus son navire. Les Yaghans l’avaient dévasté mieux qu’un ouragan du Horn qui brise, démâte mais respecte le détail de l’armement. En quelques heures, tout ce qui était tôle et acier avait disparu. Le Patrick Sunderland avait vieilli de cinquante ans.
Le soleil se couchait. Le ciel flambait encore. Sur la baie de Wulaia tombait une clarté de forge. L’eau prenait la densité d’un métal fondu, les neiges des légèretés de pétales à peine teintés par cette lumière que le vent emportait au fond des abîmes translucides.
Mac Isaac se sentait faible et condamné. Il n’avait plus le courage de s’en remettre à la grâce de Dieu. Il était nu, abandonné par ses Frères morts sur un navire rigoureusement vide. Les Yaghans ne lui témoignaient aucune hostilité, mais demain quand changerait de nouveau le cours de leur humeur capricieuse ? Pour survivre il devait de toute manière apprendre des gestes nouveaux, acquérir des réflexes qui n’étaient pas les siens, affronter sans armes un climat qu’il connaissait bien ! Etait-ce possible ? Il devina brusquement que c’était possible, facile même. Il entrerait volontairement dans la condition primitive des Yaghans, nouveaux compagnons ou nouveaux maîtres ? Nouveaux compagnons, sans doute, puisqu’on lui donnait quelques galettes et des coquillages.
La fête continuait à bord. Les Yaghans entassaient dans leurs canots les objets les plus hétéroclites, mais surtout les clous, ferrures, serrures des portes, leviers, filins d’acier, et jusqu’aux barres du cabestan. Le reste, tout ce qui avait été meubles, vêtements, voiles, cordages tombait dans les canots, brisé, découpé, réparti entre familles suivant un ordre inconcevable pour un cerveau civilisé.
Toujours hilare Jimmy Button se promenait à travers le navire, le réveille-matin du capitaine pendu sur la poitrine. Il aperçut Mac Isaac nu et grelottant. Il se précipita vers lui les mains tendues.
— Pobre... pobre muchacho !... very good friend !
Avec autorité il lui fit remettre un pantalon et des bretelles. C’était le pantalon d’un matelot assassiné, encore maculé de sang. Mac Isaac l’enfila sans répugnance. Il réclama une chemise et elle lui fut accordée. Il avait retrouvé ses forces et se sentait animé par une étrange espérance lorsque à la tombée de la nuit Jimmy Button le fit descendre dans un canot.
*
Mac Isaac rampait. Il suivait la ligne sombre dessinée par la forêt, le long des plages. Il s’arrêtait et dressait la tête... Le vent arrachait les flammèches aux foyers Yaghans. Elles couraient à travers la nuit, passaient près de lui avec des lueurs irritantes de comètes puis s’éteignaient... Il n’avait pas été vu. Il reprenait sa reptation.
Encore 50 mètres pour atteindre le premier canot tiré au sec. Passage dangereux... Sa silhouette sur le sable, dans cette nuit grise qui trahissait les détails. Mais personne ne veillait. Tous les Yaghans lovés les uns contre les autres autour des feux, le corps à toucher les braises. De temps à autre, l’aboiement d’une bête brûlée par quelque tison. La forêt qui, plus loin descendait jusqu’à la mer, adressait des signes d’intelligence au fugitif. La nuit n’était pas hostile. Les hommes sauvages n’étaient pas foncièrement mauvais, seulement indéchiffrables. Ils l’emmenaient avec eux depuis Wulaia, de crique en crique, à la recherche des coquillages... Aucune défense de fuir. Seulement, la fuite pouvait être punie de mort. Jimmy Button le nourrissait après avoir assassiné ses huit compagnons. Mais demain ? D’où soufflerait le vent du Horn
Le vent. La nuit. Mac Isaac s’allongea le long de la coque. De son bras passé par-dessus le plat-bord il vérifia si les pelles étaient en place. Elles étaient à leur place ainsi que les outres en peau de phoque pleines d’eau douce. Il calcula : deux heures de nuit... Il pouvait être hors de vue, dans le labyrinthe entre îles et caps avant le réveil du camp...
Les canots d’écorce tiennent parfaitement la mer. Il avait eu l’occasion de le vérifier pendant la traversée du golfe, compagnon forcé de Jimmy Button qui fuyait avec ses équipages de femmes. Ils avaient abandonné Wulaia malgré la tempête sud-ouest quelques jours avant l’arrivée du bâtiment de secours. Depuis la rive occidentale du Ponsonby, Mac Isaac avait distingué ses voiles. Quelques jours plus tard, il mettait cap au Nord avec le Patrick Sunderland en remorque. Trois mois déjà !
Mac Isaac pousse silencieusement le canot yaghan vers l’eau noire. La reptation des arbres suppliciés par le vent l’accompagne. Pas un cri d’oiseau. Rien de vivant à l’exception des feux spasmodiques et de leurs serpents rouges qui glissent sur le sable. Il entre dans l’eau jusqu’aux genoux, puis jusqu’à la taille. Il ne sent pas le froid. Il a dominé le froid et la faim, ce crabe rongeur au creux de l’estomac. Il cherche à surprendre les secrets du large. Il attend. L’eau noire chasse vers la pirogue une crête dessinée par une chaîne d’embruns. Mac Isaac pousse l’embarcation et se hisse sur les poignets. Il saisit la pelle. Une vague passe sous la quille, va balayer la plage en poussant un soupir étouffé, revient et l’emporte vers le large.
Le large. Le vent. La lumière anémique devient plus dense sur l’île Navarin. Lentement les montagnes sortent du rêve noir et dessinent un rêve gris. Les forêts préhistoriques respirent plus fort et soufflent leur haleine pourrie sur le golfe. Les îles naissent dans le jour malade qui se lève. Le vent respire. Une étoile miséricordieuse indique le Nord, les passes vers le canal Beagle qu’un chasseur de baleines est en train de descendre, chargé de toile. Duncan Mac Isaac marche sur la mer.