La baie d’Ushuaia s’enfermait dans un silence de cathédrale. Le vent n’éveillait aucun écho en courant sur le canal Beagle et les arêtes du mont Olivia. L’équipage du Patrick Sunderland s’affairait sans mot dire.
Le ciel manquait de profondeur sous une coupole de vapeurs grises. Le vent du Horn traînait sa lassitude d’un hiver bien rempli. Le capitaine chilien qui avait remplacé l’Anglais massacré avec ses hommes à Wulaia, regagna son bord. Il s’approcha de Tomas Bartlett.
— Monsieur le « Surintendant », la cabane est terminée. Solide et bien étanche. C’est un travail du charpentier... Hombre macho !... Les provisions de M. le Pasteur sont à terre. Nous pouvons appareiller dans une heure... Todo listo ! Tout est prêt...
Lorsque Tomas Bartlett frappa à la porte de la cabine, Mac Isaac terminait sa lettre pour le Comité.
« En décidant de me faire déposer, seul, sur la côte d’Ushuaia avec un an de vivres, je prends la dernière. initiative qui puisse sauver la « South America Evangelical Society ». J’ai médité mon plan durant plus d’une année, et si j’ai volontairement sacrifié mon tour de vacances en Angleterre, c’est parce que je crois à son succès.
En dépit des apparences cette nouvelle campagne est établie sur des bases beaucoup plus raisonnables que celles des précédentes expéditions qui se terminèrent par les désastres de « God’s Harbour » et Wulaia. Je réserve jusqu’à nouvel ordre le secret des moyens que je compte employer pour soumettre les Yaghans. Survivant à nos sanglants échecs, initié à la vie primitive par les sauvages eux-mêmes, je n’ai pas de comptes à rendre. Seul, un succès spectaculaire peut maintenant raffermir le zèle de nos généreux donateurs. L’avenir de notre pieuse société dépend de ma réussite ou de ma mort.
Il va sans dire qu’en cas d’accident la responsabilité du « surintendant » est dégagée, ainsi que la vôtre, messieurs les membres du Comité. Je viole avec allégresse les consignes de prudence reçues par la voie hiérarchique et sollicite uniquement la bénédiction de nos Frères en Jésus-Christ.
Duncan MAC ISAAC. Past. »
Le Pasteur tendit la lettre au « surintendant ». Tomas Bartlett lisait avec un visage grave.
— Votre décision est irrévocable ?
— Certainement.
— Votre courage vous honore, Mac Isaac ! soupira le « surintendant ». Tout est prêt... pour le meilleur ou le pire !
— Alors, à terre ! !
Ils entrèrent dans le paysage de rêve. Les avirons déchiraient l’eau. Le mont Olivia renvoyait les plaintes du vent chargé de relents. Le silence relatif et la solitude se faisaient plus monolithiques que les rochers de la Cordillère Darwin. Tomas Bartlett saisit la main de Mac Isaac. Il parlait à voix basse.
— Vous serez la sentinelle avancée de l’armée évangélisatrice sur la frontière la plus australe du Royaume de Dieu, mon fils !
Mac Isaac dégagea doucement sa main.
— Je vous en prie, monsieur le « Surintendant », pas de grandes phrases. Tout cela est beaucoup plus simple !
Les deux hommes s’embrassèrent au bord de la plage. Les marins serrèrent avec effusion la main de l’Ecossais. Il pouvait lire dans leurs yeux les pensées pessimistes qui annonçaient sa condamnation... Il referma la porte de la cabane pour effacer les images... La chaloupe sur l’eau verte... Les lignes blanches du Patrick Sunderland peint et gréé de neuf. Les bruits de l’appareillage lui parvenaient amortis, plus sourds que ceux d’une ville à l’intérieur d’une église. Puis, ce fut le silence absolu.
Mac Isaac ne priait pas. Il examinait froidement l’intérieur de la cabane. Quatre mètres sur trois. Les rondins de hêtres antarctiques sentaient le bois vert. Les mousses qui calfataient les interstices rappelaient par leurs relents l’universelle pourriture des côtes fuégiennes. Un lit de camp. Les provisions : conserves, farine, citrons. Le combustible. Quelques vêtements. Une carabine Winchester toute neuve avec 500 cartouches. La sainte Bible à couverture noire posée sur ses genoux.
— Me voici pauvre comme Job, et comme lui mis à l’épreuve, murmura Mac Isaac.
Il sortit de la cabane vers 10 heures du soir. Des clartés rouges traînaient au fond de l’eau et ruisselaient sur la neige des cordillères. Le vent jouait avec les pans de sa redingote noire. Mac Isaac ouvrit l’Ancien Testament et lut au cinquième chapitre de Job :
— Crie maintenant ! Y aura-t-il quelqu’un qui te réponde ?
La nuit le pressait de toute part traînant sa fatigue crépusculaire. Il n’osait pas lire plus avant. Le silence d’outre-tombe qui pesait sur la baie d’Usuhaia interdisait la révolte ou l’espérance de Job « rassasié d’inquiétudes jusqu’au point du jour ».
*
Le mois de janvier 1861 fut exceptionnellement paisible. Mac Isaac nota sur le journal de la mission : « Deux tempêtes sud-ouest, les 11 et 19 — Onze jours de pluie — Cinq jours sans nébulosité. » Février confirma ces bonnes dispositions de l’été austral. Une seule tempête — soixante-douze heures ! — sur la côte nord du canal Beagle. Puis, la lumière commença de baisser. Le vent pénétra dans le paysage avec la patience d’un laboureur. L’eau perdait sa transparence verte. Les hêtres antarctiques posaient leurs taches blondes sur le fond des hêtres à feuillage permanent. L’été s’achevait avec l’espérance de voir apparaître les Yaghans. Pas une pirogue le long de la côte que Mac Isaac fouillait chaque jour de sa longue-vue. La solitude se durcissait, comme le vent.
Depuis sa captivité Mac Isaac connaissait le langage secret des fumées en Terre des Feux. Une fumée ne signifie rien. Un homme est là, sur la côte : il a froid ou fait cuire des coquillages. Deux fumées : un homme, une famille, un groupe de familles, a perdu son orientation et demande qu’on le remette sur le bon chemin. Trois fumées : un homme en détresse réclame un secours...
Vers la fin du mois de mars, le Pasteur prit la décision d’entretenir un feu près de la cabane pour attirer l’attention des Yaghans. Les corvées de bois l’entraînaient au cœur de la forêt préhistorique. Il enfonçait dans l’humus jusqu’à la taille et parfois jusqu’aux épaules. Les efforts qu’il accomplissait pour se dégager éveillaient des clapotis d’eaux souterraines. Entre ses jambes montait le parfum des magnolias qui lui faisait tourner la tête.
En avril, Mac Isaac entretenait deux feux, trichant avec la loi fuégienne. Il n’avait pas perdu sa route. Il espérait attirer l’attention des sauvages... Trois mois d’attente et de solitude déjà ! Dans la cabane de rondins sa voix prenait d’étranges résonances pendant la prière du matin. Il commençait à voix basse :
— Je te rends grâce, ô Père céleste, par Jésus-Christ ton fils bien-aimé...
Insensiblement le ton s’élevait.
— ...veuille aussi illuminer mon intelligence et mon cœur par la clarté de Ton Esprit, afin qu’il me dirige dans la voie de Ta Justice...
Et il terminait d’une voix éclatante.
— Notre Père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que les Yaghans viennent...
Mais les Yaghans ne venaient pas. Aucune fumée ne répondait aux fumées du Pasteur. Mac Isaac partit à leur recherche, le long de la côte. Il escaladait les rochers, rampait à travers les tourbières qui essayaient de l’engloutir. Chaque mille gagné exigeait plusieurs heures d’efforts. Il essaya pendant trois jours d’atteindre les pentes du mont Olivia pour obtenir une vue panoramique sur le canal Beagle et l’île Navarin. Bien visible dans le sud elle abritait — il le savait par expérience ! — de nombreuses familles... Cette disparition des sauvages se faisait de plus en plus inexplicable. Chasse ? Guerre ? Epidémie ? Que se passait-il ?
En mai, l’hiver montrait déjà ses cheveux blancs. Les sommets de la Cordillère Darwin s’empâtaient de neige fraîche. A chaque bourrasque elle descendait plus bas sur les pentes. Le vent du Horn transfigurait le paysage, traînant derrière lui des grains, des bancs de brume noire qui se fracassaient — icebergs du ciel — contre les côtes de l’île Grande. Le paysage perdait sa rigidité. Ce n’étaient que brumes tourbillonnantes modelées par le vent, façonnées en colonnes, dilapidées à travers l’espace gris. Mac Isaac partait à leur poursuite entre deux crépuscules. Puis il rentrait dans sa cabane, mouillé jusqu’à la peau, les bottes gorgées d’eau, irrité mais plein d’espérance.
En juin, il essaya d’entretenir trois feux. L’appel de détresse ! Mais le vent du Horn interdisait maintenant ces fantaisies hors saison. Il balayait les braises des foyers. Mac Isaac dut renoncer, se replier dans la cabane.
Le grand mauvais temps antarctique s’installa vers la mi-juillet. Les tempêtes se succédaient et duraient en moyenne quarante-huit heures. Le vent du Horn ne cessait d’entretenir son roulement funèbre sur le toit. Dès que Mac Isaac ouvrait sa porte il projetait dans la cabane un nuage de neige pulvérulente, comprimait l’air glacé avec le dessein de faire éclater les parois du refuge. Le Pasteur devait lutter à coups d’épaule pour refermer le battant. Il restait de longues minutes appuyé contre lui, épuisé, transi, proférant des paroles inintelligibles.
La nuit revenait. Elle renforçait le concert de toutes les bêtes d’Apocalypse qui prenaient des visages d’Indiens maquillés de blanc ou de noir — plus blancs que la neige ou plus noirs que la nuit — suivant la loi de paix ou de guerre qu’ils apportaient. Mac Isaac dressait alors la table pliante, étendait une couverture grise sur le bois maculé et disposait deux couverts. Il réglait la mèche de la lampe à pétrole, se laissait tomber sur une souche de hêtre qui lui servait de siège, poussait un soupir de béatitude. Il appelait d’une voix formidable :
— John !... vous pouvez servir ! ! !
Puis il restait immobile, considérant à travers l’âpre fumée crachée par le fourneau un point de l’espace toujours le même, vers le sud d’où montaient la tempête et l’espérance. Au bout de quelques heures Mac Isaac poussait un soupir, balayait les plats de fer et se jetait sur son lit.
A mesure que les jours passaient, il prenait l’habitude de dîner de plus en plus souvent avec Patrick Sunderland, Gregory Fox, Moore, et surtout Elisabeth Neil. Ces soirs-là, il se montrait particulièrement rigoureux quant au service...
— John, très peu de potage pour Mme Mac Isaac. Vous savez bien que Madame n’aime pas le potage !
Il regardait sévèrement l’assiette vide posée à l’autre bout de la table.
— Voyons, Elisabeth, vous savez bien que la charcuterie vous fait du mal. Votre santé si fragile... Je veille sur vous. Vous faites partie de mes brebis...
Le vent grinçait sur le toit et pesait contre la porte. Puis il s’éloignait, revenait pour fuir de nouveau pendant les pauses de la tempête. Mac Isaac prenait sa tête entre ses mains et gémissait.
— Je vous en prie, Elisabeth ! Ne me posez pas de questions ! Attendez que je puisse parler... Laissez revenir le vent !
Le vent revenait avec une plainte de bête égorgée. Mac Isaac plantait son regard dans l’ombre qui noyait le fond de la pièce.
— Vous êtes la femme du Pasteur, Madame ! Votre devoir !...
Des mots incohérents se précipitaient hors de sa bouche. Puis, sa voix martelait des phrases dures.
— Vous avez attendu longtemps pour être la femme du Pasteur ! Le Seigneur a des exigences impitoyables et doit être servi le premier !
Puis, soupçonneux...
— Vous me méprisez, n’est-ce pas, Madame, parce que ma mère était une « mangeuse de pain »7 d’Aberdeen venue mourir à Bristol en me donnant le jour ?
Il frappait du poing sur la table.
— Mon père appartenait au clan des Mac Donald of Clanranald. C’était un homme des hautes terres 1... Gainsay who dare ! c’est le cri de guerre du clan de mon père8. Madame, je vous ordonne de pousser en même temps que moi le cri de notre clan...
— Gainsay who dare !
Mac Isaac hurlait pour dominer le bruit du vent, et quand il arrivait à percevoir ses propres paroles un sourire illuminait son visage émacié. La joie le soulevait.
— John, le whisky du duc d’Argyll... oui, le whisky de Campbelltown... Quickly !... Ràpido !... Ràpido hombre !...
Il se levait en titubant, brandissait le gobelet de fer plein d’eau glacée.
— Chantez avec moi, John, je vous autorise !...
Let rogues and cheats prognosticate
Concerning Kings or kingdom’s fate...
« Laissez les coquins et les fourbes vaticiner
Sur le destin des rois et des royaumes ! »
Le vent dilapidait les strophes du vieux chant de cavaliers. Mac Isaac battait la mesure à la ronde pour des compagnons invisibles.
Et il sombrait dans un sommeil léthargique qui se prolongeait parfois durant vingt-quatre heures.
Les nuits et les jours se ressemblaient, fondus dans une clarté grise qui collait au paysage. La neige ne couvrait pas les forêts et les plages. Elle restait maigre, mouillée, et quelques heures après chaque grain le vent l’avait balayée vers les sommets de la Cordillère Darwin. Ce qui en subsistait marquait la côte d’une lèpre blanche.
Septembre se traînait, flagellé par le vent du Horn. Le territoire d’Ushuaia s’enfonçait dans une éternité grise qui n’en finissait plus d’engloutir ou de ressusciter la fausse lumière des jours et des nuits. Le vent. La neige. La solitude des côtes que les oiseaux et les poissons ont désertées...
Depuis longtemps Mac Isaac ne quitte plus la cabane qui s’enfonce dans l’humus, conquise par l’humidité. Il dîne chaque soir avec Elisabeth Neil, et pour elle commente la sainte Bible jusqu’au retour de la lumière malade. Le vent noue la danse des serpents de neige autour du refuge et orchestre sur un mode majeur le Yah mah schkouna des Yaghans qui se dissimulent derrière chaque tronc de hêtre antarctique ou passent sur la mer dans leurs pirogues de brume. Mac Isaac épelle le Livre de Job. Les mots tombent de ses lèvres gercées par le vent...
« Des bruits effrayants remplissent ses oreilles ; en pleine paix le destructeur vient sur lui. »
Un long cri, un cri humain traverse la nuit. Mac Isaac se dresse, marche vers la porte, l’ouvre en la maintenant de l’épaule contre les coups de bélier du vent. Il n’y a plus de vent. La baie d’Ushuaia est plus calme qu’une crypte. Le Pasteur murmure.
« Au milieu de mes pensées, pendant les visions de la nuit, quand un profond sommeil tombe sur les humains, une frayeur et un tremblement me saisirent et effrayèrent tous mes os... »
Le cri se précise. Il monte de la plage.
« Un esprit passa devant moi, et fit hérisser le poil de ma chair... »
Mac Isaac a décroché la Winchester. Tout à fait lucide il marche dans la direction de cette voix humaine, aussi faible que la lumière grise de l’ombre mensongère. Une âme est en péril ! Le Pasteur descend vers la baie. L’appel est répété plaintivement toutes les dix secondes. Mac Isaac distingue la gerbe épanouie d’une touffe de calafate9. Au pied du calafate : un homme nu allongé sur l’humus. Il n’est pas armé. Mac Isaac le soulève et l’emporte vers la cabane. A travers l’ombre grise il distingue les traits d’un adolescent yaghan. Le corps ne pèse guère plus que celui d’un petit enfant.
Le fourneau a cessé de fumer et ronfle en lançant des éclairs rouges. Mac Isaac donne parcimonieusement au Yaghan de la farine bouillie. Il pose des questions à ce fantôme. Le fantôme le considère avec des yeux pleins d’épouvante. C’est alors que le Pasteur prend conscience du diapason de sa voix... Il a perdu l’habitude de parler. Il crie ! Mac Isaac éclate de rire... Une allégresse irrésistible le porte vers cette épave humaine que Dieu vient d’envoyer pour le délivrer de la prison du vent et de l’épouvante...
L’homme sauvage s’est apprivoisé. Il découvre des dents saines en riant lui aussi, l’estomac apaisé, les membres réchauffés. Et soudain, miracle... il se met à parler espagnol ! — Si señor, il a appris l’espagnol avec les marins du baleinier qui l’avaient capturé aux îles Wollaston en même temps que ses parents... Tous morts, señor, il y a longtemps ! Lui a déserté le bord voici près d’un mois, pendant que les marins faisaient de l’eau à la baie Buen Suceso... Il a suivi la côte du canal Beagle. No señor, il ne trouvait plus de coquillages depuis bien longtemps ! Il allait mourir de faim, quand... Il a crié, hombre Dios est venu... Yes ! Aussi un peu d’anglais, et le yaghan naturellement !
Les deux orphelins rient ensemble. Ils ne perçoivent plus les cris du vent qui a repris sa ronde sauvage autour de la cabane. Ils jouissent mutuellement de la chaude présence humaine qui les sauve, l’un de la folie, l’autre de la mort... — Si senor, il sera volontiers l’interprète de hombre Dios... Como se llama ? Comment s’appelle-t-il ? A bord on le surnommait Wollaston, en souvenir des îles d’où il venait...
Le jour se lève. Le regard de Mac Isaac tombe sur le Livre de job entrouvert sur la table.
« Quand les étoiles du matin poussaient ensemble des cris de joie et les fils de Dieu des acclamations. »
— Je t’ai découvert au pied d’un « calafate » et c’est le prophète Job qui t’a mené vers moi, murmure Mac Isaac. Je respecterai la tradition missionnaire. Je te baptiserai Job Calafate si tu veux bien m’écouter...
Et dans le fracas de la nuit grise, Duncan Mac Isaac se penche vers le néophyte.
— Dans des temps très anciens, le Dieu des hommes blancs envoya son fils sur la terre...
*
L’hiver cédait du terrain le long du Beagle. La neige se retirait vers le mont Olivia. La clarté grise des jours et des nuits perdait son équilibre au profit d’une lumière régénérée. Des rafales déchiraient parfois la coupole sombre du ciel. Passaient alors plus pressés que les albatros revenus dans ces parages des prairies célestes, des lacs bleus figés, tandis que remontait vers le Nord la procession des nuages avec leurs ailes d’anges déployées.
En surgissant dans la mission d’Ushuaia le jeune Calafate avait apporté le message du printemps. Duncan Mac Isaac ne toussait plus. Les premiers symptômes de la dysenterie disparaissaient tandis que revenaient l’appétit et l’optimisme. Depuis quinze jours le Pasteur engraissait. L’ordre régnait dans la cabane. Les promenades le long de la côte reprenaient au début d’octobre. Encore quelques mois, et la relève de 1862 viendrait sanctionner un nouvel échec de la « South America Evangelical Society ». Echec relatif d’ailleurs... Mac Isaac ne ramenait-il pas un néophyte ? Tandis qu’il remettait de l’ordre dans son comportement et sa maison, l’Ecossais éprouvait la tentation d’ouvrir une comptabilité terrifiante... D’un côté l’argent dépensé par le Comité depuis 1850. De l’autre : Calafate... Calafate tout seul et tout nu. (Il refusait d’enfiler le vieux pantalon, la veste, les chaussures que le Pasteur lui avait donnés.) Mac Isaac repoussa la tentation de chiffrer le prix de revient de cette âme. Tout l’or du monde valait-il Calafate sauvé de l’enfer ?
Le 2 novembre au point du jour le missionnaire sortit de la cabane pour aller chercher de l’eau potable. Il poussa un cri de stupéfaction et laissa tomber le seau de toile. La baie d’Ushuaia était couverte de pirogues yaghans ! Toute une escadre ! Les feux allumés à bord sur leur socle de terre glaise. Les femmes aux avirons. Les hommes sur l’avant, les harpons posés sur le plat-bord en position d’alerte... La flotte restait immobile à quelques encablures de la plage.
Mac Isaac devinait que des centaines de regards étudiaient le moindre détail des côtes et surtout l’objet insolite : la cabane, avant de risquer le débarquement. Il appela Calafate. L’homme nu et l’homme vêtu de noir se mirent à gesticuler en courant au bord de l’eau. Apercevant un Yaghan à terre en compagnie de l’homme blanc les indigènes abordèrent en quelques minutes. Un mélange d’angoisse et d’allégresse paralysait le Pasteur. Cet événement qu’il attendait depuis si longtemps allait-il lui coûter la vie ou lui apporter le succès ? Le plan d’accueil ne pouvait pas échouer, mais...
Plus d’une centaine de Yaghans venaient de débarquer. Ils tournaient autour de la mission à bonne distance. Puis un homme de petite taille mais athlétique s’avança, harpon en main, sournois et menaçant.
— Yah mah schkouna !
Mac Isaac souriait.
— Calafate ?
— Señor Dios ?
— Demande à cet homme s’il est le chef.
Calafate échangea quelques phrases gutturales avec l’indigène.
— Il dit qu’il s’appelle Makoutchpill. Il veut savoir pourquoi tu es installé à Ouchouaia où ils ont l’habitude de venir pêcher au printemps10 ?
— Demande-lui s’il est le chef !
— Cet homme dit qu’il vient des îles Lhermitte et que là-bas il n’y a pas de chef. Lui est le guérisseur des familles venues dans les pirogues, mais il va appeler les hommes les plus importants qui décideront de ce qu’il faut faire de toi !
Sur un appel bref quatre hommes sortirent de la foule.
— Celandaoulou - Ouayanakandjis - Yakaif - Chagatientsis disent que tu dois quitter Ouchouaia.
— Pourquoi ?
— Ouchouaia est un lieu de pêche de leurs ancêtres.
Mac Isaac surveillait les bras armés et scrutait les visages fermés.
— Calafate, dis à ces hommes que je suis venu pour leur parler du Dieu qui assure bonne pêche et détruit les ennemis des Yaghans. J’apporte des cadeaux au nom de mon Dieu !... Tu vas leur distribuer tout ce qui est dans la cabane — tu entends bien, tout — excepté ma carabine, les cartouches et la sainte Bible. Compris ?
— Si señor Dios !
Le guérisseur et les chefs des familles les plus importantes s’avançaient avec circonspection. Calafate organisa la distribution... La farine. Les galettes moisies. Les conserves... Une joie grondante soulevait les primitifs. Yah mah schkouna ! Les trésors de la mission passaient de main en main vers les pirogues dans une apparente confusion, mais en réalité selon un ordre rigoureux réglé par une tradition millénaire. Yah mah schkouna ! Mac Isaac souriait en voyant disparaître tout son stock de nourriture et pensait : « J’ai déjà vécu de coquillages pendant trois mois, je tiendrai bien deux mois jusqu’à l’arrivée du bateau !
— Ils veulent la cloche, señor Dios ?
— Donne-leur aussi la cloche !
Calafate remit au guérisseur la petite cloche de Glasgow. La distribution s’effectuait au rythme d’un pillage. Le lit du Pasteur et les couvertures. Le réchaud à pétrole. Le fourneau de tôle. « Voici l’été, murmura Mac Isaac, je n’ai plus besoin de chauffage jusqu’à l’arrivée du Patrick Sunderland... » Après le fourneau, le seau de toile. Puis les assiettes, les couverts. Les femmes plantaient les fourchettes dans leur chevelure huilée. Après le matériel de cuisine : le coffre de Mac Isaac et son linge de rechange aussitôt découpé en carrés ou divisé en bandelettes. Les Yaghans devenaient de plus en plus exigeants.
— Yah mah schkouna ! ! !... Bréd... Bréd...
Le Pasteur n’avait pas de pain.
— Chemiz... chemiz ! ! !...
Mais il pouvait partager ses vêtements. « Le plus dur — pensait Mac Isaac — sera d’aller pieds nus. » Un vent qui sentait la neige antarctique courait au ras de la terre. Le soleil restait invisible. Un froid aigrelet tremblait encore dans les profondeurs de la forêt préhistorique. Mac Isaac poussa un soupir.
— Dis à ces hommes que je suis l’ami des Yaghans et le représentant du Dieu qui donne bonne pêche et détruit les ennemis de leur peuple. C’est le plus puissant de tous les dieux et son envoyé est capable de vivre comme les Yaghans.
Mac Isaac retira sa redingote.
— Mais il ne doit pas vivre nu parce qu’il offenserait son Dieu. Le Pasteur du Dieu blanc partagera donc tous ses vêtements avec les frères yaghans, tous, sauf celui de la pudeur.
Mac Isaac retira ses bottes pour les donner à Makoutchpill, puis ses chaussettes, son caleçon, sa chemise. Il revêtit ensuite une tunique qu’il avait maculée pour qu’elle ne puisse exciter l’envie même d’un Yaghan. Seulement elle était tissée dans le meilleur shetland écossais. Mac Isaac souriait. Dans une poche de la tunique il dissimula la sainte Bible.
De la cabane ne restaient que les parois de rondins et le toit de tôle. Les indigènes entreprirent de le démonter. Les parois faites de hêtre antarctique ne les intéressaient pas... Ils procédaient avec une agilité de termites, à la limite du souffle, les yeux exorbités penchés sur ces perspectives de richesses fabuleuses. Puis, au bout de quelques minutes, tel homme qui s’était emparé d’un crayon, d’une paire de chaussettes, les rejetait dans la mer avec un regard triste et revenait vers le Pasteur en criant :
— Yah mah schkouna ! ! !
Calafate amateur des confitures et du porridge de la mission contemplait la scène avec mélancolie et répétait :
— Hommes sauvages, señor Dios... frères yaghans pas civilisés... mauvaises gens, señor Dios... tout mal finir cette nuit pour nous !
Duncan Mac Isaac souriait et posait sa main sur la tête du néophyte. Il restait à peine une heure de jour. Les nuages bas se refermaient. Le vent pesait sur la mer. Allongés autour des feux allumés sur la plage les Yaghans entretenaient une mélopée lugubre Elle s’apaisait ici. Reprenait là-bas... La, si, do, ré... la, sol, la, si, la... E’ nan’ ga houé... é é nan’ ga houé...
Une main invisible jetait des ramures sur un brasier et le feu reprenait avec des hoquets de fumée, de flammes déjà rouges dans la lumière agonisante. Plus loin un feu s’éteignait... E’nan’ ga houé... é é nan’ ga houé... La mélopée s’enfonçait de groupe en groupe jusqu’aux extrémités de la plage qui se dissolvaient dans l’ombre grise fouillée par le vent.
Makoutchpill s’approcha de Mac Isaac dans une attitude menaçante.
— Yah mah schkouna ! ! !
Sa bouche monstrueuse broyait des phrases dures.
— Señor Dios, cet homme exige d’autres cadeaux.
— Dis-lui que nous avons tout donné. Il ne reste que les murs de la cabane.
— Il n’est pas content. Il n’a pas confiance dans les intentions de l’envoyé du Dieu blanc. Il faut que l’envoyé fasse la preuve de sa puissance.
Mac Isaac s’avança vers Makoutchpill et saisit la main du sorcier-guérisseur. L’Ecossais referma ses doigts.
— Dis à Makoutchpill que s’il ne tombe pas à genoux je vais lui broyer les os !
Makoutchpill devint très pâle. Les chants avaient cessé. Un dernier E’ e’ nan’ ga houé s’envola avec les flammes d’un brasier. Plus rien, que le ronflement du vent, la respiration du Yaghan de plus en plus rauque et saccadée. Mac Isaac surveillait ses arrières tout en renforçant son étreinte. Le guérisseur poussa un cri rauque et tomba sur les genoux. Un éclair de haine traversa son regard.
— Senor Dios, cet homme dit que ta force ne prouve rien. Aux îles Lhermitte existent des hommes plus forts que toi !
— Bien !... Dis à Makoutchpill que la puissance du Dieu des blancs est infinie. Il distribue la vie et la mort, la vie pour les justes et la mort pour les méchants.
Mac Isaac reculait vers une touffe de « calafate ». Il y avait dissimulé la Winchester. Il marchait très lentement, faisant front, et fixait le guérisseur de ses yeux étincelants. La lumière diminuait. Des vapeurs dessinaient autour des feux leurs volutes compliquées. « Pourvu que j’aie suffisamment de lumière » pensait le missionnaire. Quand il eut atteint le « calafate », il saisit l’arme d’un geste rapide.
— Dis à Makoutchpill que cette femme, là-bas, est innocente et qu’elle ne sera point châtiée...
Il épaula et fit feu. La balle siffla au ras de l’oreille d’une Yaghan. Un rire rocailleux détendit sa bouche et elle exécuta une cabriole.
— Dis à Yakaif, celui qui a trois femmes et quatorze enfants, que mon Dieu a lu dans son cœur et ne l’a pas trouvé tout à fait méchant. Il sera simplement puni pour n’avoir pas cru dans la puissance de mon Dieu... Calafate, dis-lui de ne pas bouger, qu’il reste aussi immobile qu’un rocher de la cordillère !
Duncan Mac Isaac ajusta minutieusement et pressa la détente en souplesse. Yakaif poussa un cri terrible. La balle venait de lui arracher une oreille. Un flot de sang coulait sur son épaule.
— Calafate, dis à Makoutchpill que mon Dieu l’a jugé tout a fait mauvais et m’a donné l’ordre de le faire disparaître de devant sa face !
Il leva une troisième fois la carabine. Frappé au coeur, Makoutchpill s’écroula foudroyé. Le vent balaya la mince fumée bleue qui sortait du canon. L’odeur de la neige antarctique dissipa celle de la poudre. Silence total. Avec des gestes de mauvais rêve les Yaghans tendaient leurs bras suppliants vers le missionnaire.
— Dis à ces hommes qu’il ne leur sera point fait de mal et que je guérirai Yakaif s’ils veulent bien me rendre la pharmacie... Malheureusement, ajouta-t-il, je crois qu’ils ont déjà bu la teinture d’iode !
Les Yaghans ne bougent plus. Mac Isaac s’avance vers la plage et avec ostentation jette sa carabine à l’eau. Puis il sort la sainte Bible de sa tunique, l’ouvre et s’avance à travers la foule sauvage d’un pas lent, paisible. Il passe entre les foyers sans accorder un regard aux hommes armés, concentré sur le texte dont il n’aperçoit plus les caractères. Il va jusqu’à l’extrémité de la plage puis revient et recommence sa promenade...
La nuit enlise le paysage. Le vent ravage les foyers. Entre deux vagues glacées on entend les murmures des Yaghans. Mac Isaac s’est replié dans les ruines de la cabane avec Calafate. Il n’est pas question de dormir. Ils sont « rassasiés d’inquiétudes jusqu’au point du jour » selon le Livre de Job. La nuit traîne. Le vent va et vient entre les pôles de la vie et de la mort. Mac Isaac prie. Calafate n’arrive pas à soulager de terribles douleurs d’entrailles.
— Pourquoi as-tu jeté la carabine, señor Dios ? murmure-t-il plaintivement.
— Nous n’avons plus besoin de carabine maintenant, répond Mac Isaac.
Enfin les foyers yaghans pâlissent dans l’ombre grise, puis blanche. Calafate avance sa tête par la porte entrebâillée.
— Ils viennent nous tuer, señor Dios ! ! !
Quatre guerriers s’approchent. Calafate s’accroche à la tunique du Pasteur. Mac Isaac sourit car il a remarqué que les hommes venaient à lui désarmés. C’est Yakaif qui s’avance en parlementaire, blême, avec un caillot de sang noir sur le côté de la tête.
— Que dit Yakaif ? demande le missionnaire.
— Il dit que les Yaghans veulent savoir comment fonctionne ton arme terrible.
— Quelle arme ? Les armes de mon Dieu son innombrables.
— Ces hommes parlent de l’arme noire que tu as prise dans ta tunique, après avoir jeté l’autre dans la mer. L’arme noire qui t’a donné la force et le courage de te promener parmi eux jusqu’à la nuit.
— Dis-leur que la puissance de l’arme noire est infinie et que s’ils veulent rester auprès de moi qui suis leur ami je leur enseignerai tous les secrets du livre noir. Ils seront rassasiés de coquillages et de poissons. Ils détruiront leurs ennemis jusqu’au dernier et leurs malédictions auront effet jusqu’à la septième génération !
Il y a un bref colloque entre les quatre hommes qui ne quittent pas des yeux la sainte Bible que le missionnaire leur présente à bras tendus.
— Yakaif dit qu’ils acceptent !
Duncan Mac Isaac avance lentement vers les Yaghans, les poings serrés, la bouche dure, l’œil impitoyable.