I

Jésus Fernandez referma les doubles fenêtres. Depuis plus d’un mois que le Patrick Sunderland l’avait amené de Valparaiso le catéchiste n’arrivait pas à se familiariser avec la présence du vent. Le front appuyé aux vitres, il contemplait les bâtiments de la mission profilés sur les perspectives d’Ushuaia au sommet d’une colline... La chapelle en tôle galvanisée au centre d’une esplanade délimitée par des cordons de cailloux. Le réfectoire-salle d’école pour les Indiens. Une maison pour le personnel, celle qu’il occupait avec sa jeune femme. Un magasin. De d’autre côté de l’esplanade, un autre magasin, la maison de John Stirling le catéchiste anglais, le réfectoire et les dortoirs pour les naufragés. Isolée face à la chapelle : la maison du « surintendant » dont les fenêtres commandaient toutes les perspectives. Vers le sud : un espace de terre bouleversé, dessiné en quadrilatère — les futurs jardins potagers pour Indiens. A l’extrémité du plateau : les douze cabanes constituant la « reduccion » indigène11.

 — Dios mio !... murmura le catéchiste chilien, on dirait des cabanes à lapins !

Il tressaillit. Sur la présence du vent se superposait maintenant une contrainte subtile. Quelqu’un marchait dans le couloir, frôlant les parois. Le jeune Pasteur vérifia sa tenue, souffla sur les revers de la redingote. Il se laissa tomber sur une chaise face à la tablé de travail.

 — Entrez, monsieur le « Surintendant ».

Duncan Mac Isaac apparut sur le seuil, botté, ganté, coiffé d’un bonnet de fourrure.

 — Buenos dias, señor Fernandez !

 — Monsieur le « Surintendant » j’ai préparé...

Mac Isaac trancha la phrase d’un revers de main et retira de sa poche une pomme de terre à demi écrasée.

 — Vous savez ce que c’est, Frère Fernandez ?

 — Mais... une pomme de terre, monsieur le « Surintendant » !

 — Ça n’est pas une pomme de terre ordinaire, Frère Fernandez, c’est une pomme de terre perdue... Je l’ai trouvée devant le réfectoire des indigènes. Faire exécuter les corvées de pommes de terre ou autres par les Yaghans entraîne un gaspillage inouï...

 — Je le sais, monsieur le « Surintendant », mais nous manquons de personnel.

 — Bien. A partir de demain nous assurerons ce genre de corvées : le surintendant, Stirling, vous, et... peut-être que Mme Fernandez voudra bien nous aider, ajouta Mac Isaac en aiguisant un sourire sans bienveillance.

 — Mais... naturellement !

Les cris et les chants des Yaghans au loin. Mac Isaac considérait la cloison derrière laquelle se devinait la présence de la femme. Un pli barrait son front.

 — Monsieur le « Surintendant », j’ai préparé le nouvel emploi du temps...

 — Montrez !

Mac Isaac posa la feuille sur la table.

 

7 heures. — Réveil. Un coup de cloche.

8 heures. — Prière en langue yaghan par Job Calafate. Deux coups.

8 h. 10. — Repas de galettes. Trois coups.

9 heures. — Travaux de défrichage. Quatre coups.

12 heures. — Repas viande et pommes de terre. Cinq coups.

13 heures. — Les dix Commandements en yaghan, par Calafate Six coups.

14 heures. — Repas de galettes et travaux de défrichage. Sept coups.

17 heures. — Repas de galettes. Huit coups.

18 heures. — Exercices de civilisation. Neuf coups. Prière du soir. Dix coups.

19 h. 30. — Repas de viande. Onze coups.

21 heures. — Couvre-feu. Douze coups.

 

 — Très bien, Frère Fernandez. Beaucoup de viande, beaucoup de galettes, un peu de prière. Vous avez de l’intuition. Mais vous remplacerez les coups de cloche par des coups de carabine.

Le Chilien ouvrait des yeux étonnés.

 — Oui... 7 heures — Réveil — Un coup de carabine... 8 heures — Prière en yaghan — Deux coups de carabine... etc...

Mac Isaac laissa retomber la feuille de papier.

 — L’Empire est en paix !... Nos généreux donateurs de Sheffield s’obstinent à nous expédier des stocks de munitions ! Il s’agit de les utiliser. Comme Econome de la mission vous devez savoir que rien ne doit être perdu, pas même la poudre aux moineaux ? Tenez, vous replacerez cette pomme de terre dans le magasin. Elle est encore bonne.

Mac Isaac se leva.

 — Mes respects à Mme Fernandez.

 — Je n’y manquerai pas, monsieur le « Surintendant » !

Un temps.

 — Elle est bien élégante, Mme Fernandez !

Un silence.

 — Comment appelez-vous cette vaste jupe ronde dont elle s’affuble et qui ressemble à quelque éteignoir ?

 — C’est une robe à crinoline, monsieur le « Surintendant ».

 — Et cette sorte de petit coussin sur les reins ?

 — Il paraît que c’est la dernière mode de Paris, répondit Jésus Fernandez en rougissant. Les Français appellent cela un « faux cul ».

 — Oh ! ! !... Mme Fernandez est bien frivole !

Il poussa un soupir, ramassa l’emploi du temps et sortit. Le vent balayait l’esplanade et le sable qui dessinait des allées entre leurs bordures de galets blancs. Mac Isaac assujettit un contrevent qui battait. Le clocher de tôle chantait avec des musicalités de harpe éolienne. La pulsation de la mer soulignait la plainte de la forêt préhistorique, ligne bleue bandée contre l’arc argenté de la baie.

Mac Isaac se laissa porter par le vent vers un groupe d’indigènes que John Stirling surveillait.

 — Hello, John ? A propos, et ce fameux cours de civilisation ?

John Stirling haussa les épaules. Une saute du vent lança contre les deux missionnaires une bouffée de fumet indigène — urine concentrée, huile de phoque rance, coquillages pourris — et les deux hommes grimacèrent.

 — Si je n’avais pas trouvé cette solution : donner les cours en plein air, je serais mort par asphyxie depuis longtemps !

 — Je sais. Et les progrès ?

 — Nuls. Nous sommes au même point qu’il y a deux ans. Impossible de leur faire conserver un vêtement ou une paire de chaussures. Impossible de les convaincre qu’ils seraient mieux dans nos cabanes que dans leurs « toldos »12. A part Calafate... Voyez !

John Stirling montrait la « reduccion » vide, les huttes coniques dressées près des feux dont le vent tordait les chevelures pâles. A peu de choses près le même spectacle que Mac Isaac contemplait trois ans plus tôt sur la plage d’Ushuaia, au soir de sa grande victoire.

 — La seule chose qu’ils ont apprise, monsieur le

« Surintendant », c’est une discipline alimentaire. Ils mangent toujours sans fourchette, mais à heures fixes.

 — Contraints et forcés puisque nous respectons l’horaire des distributions !

Mac Isaac respirait à pleine poitrine le vent du Horn.

 — Nous avons pour nous l’éternité de l’Eglise, John ! Ces sauvages seront vaincus un jour ou l’autre !

 — Je veux bien le croire, monsieur le « Surintendant ». Que décidez-vous pour les chaussures ? Celles de la dernière distribution ont été perdues, jetées à la mer ou découpées pour fabriquer des liens de harpons.

Mac Isaac poussa un soupir, tendit une clef au premier catéchiste.

 — Faites une nouvelle distribution avec le stock de réserve !

Il s’approcha des indigènes. Les uns fumaient. Les autres pourchassaient leur vermine. Quelques-uns lançaient des rots formidables. Le Pasteur ne lisait rien d’autre sur les visages qu’une morne indifférence, le désintéressement pour les choses de la mission, et sur les plus ouverts l’attente du coup de cloche qui annoncerait un des nombreux repas du jour.

 — Vous savez que demain je fais donner les signaux horaires à coups de fusil, John ? Ça les réveillera peut-être ?

Trois femmes yaghans se tenaient accroupies à l’entrée d’un « toldo ». Choumaoinaolighi Kipa avait une peau presque claire, des taches de rousseur, un nez à trois pans et des cheveux drus plantés en épines de hérisson. Le visage de Latabilik Kipa s’enfermait dans la chevelure retombante, et cette masse pouvait se confondre avec une tête de mouton mérinos qui n’aurait pas été tondu pendant quatre ans. Les joues de Taoulamayakou Kipa s’ornaient de tatouages peints à l’argile blanche. Duncan Mac Isaac considérait ces femmes avec répugnance et tout à coup il s’aperçut qu’elles étaient nues. Une étrange chaleur monta le long de son épiderme et s’épanouit dans sa tête en bouffée de colère.

 — Ces femmes sont nues, Frère Stirling ! murmura le Pasteur d’une voix glacée.

Le catéchiste haussa les épaules.

 — Je ne puis tolérer plus longtemps dans la mission un tel objet de scandale, Frère Stirling !

La voix blanche de Mac Isaac tremblait.

 — J’exige que toutes les femmes portent au moins un « taparobo »13 quand elles doivent se présenter devant nous !

 — Frère Mac Isaac, il est dit dans la Genèse, chapitre II, verset 25 : « Or Adam et sa femme étaient tous deux nus, et ils n’en avaient point honte. »

 — Comment ? Vous osez ?... Vous blasphémez, Frère Stirling ! ! ! Appelez Calafate !

Job Calafate laissa tomber sa bêche et accourut depuis le fond du jardin potager.

 — Que quieres señor Dios ?

Il posait sur Mac Isaac un regard chargé d’adoration respectueuse.

 — Ce que je veux ?... Demande à cette femme si elle n’a pas honte d’être nue ? murmura Mac Isaac.

Calafate posa la question de plusieurs manières, obtenant chaque fois des réponses qui lui faisaient hocher la tête.

 — Señor Dios, Latabilik Kipa dit qu’elle ne comprend pas ce que tu lui demandes..,

Le vent soulevait le sable de l’esplanade. Il le pulvérisait à travers l’espace bleu et gris. Il apportait le fumet des indigènes. John Stirling feignait de s’intéresser aux plants de tomates que le « surintendant » cherchait à acclimater à l’abri du vent derrière des claies d’osier. Mac Isaac regardait le ventre de la femme. La femme essayait de lire une pensée incompréhensible pour elle au fond des yeux du Pasteur. Et tout à coup elle posa la main sur son sexe nu et courba la tête...

*

Mission d’Ushuaia, Février 1867,

 

« Ma bien chère Elisabeth,

 

J’ai coutume de célébrer le culte dans notre humble chapelle en demandant chaque fois au Seigneur la rémission de notre péché. Mon cri de détresse et de confiance, faisant écho à votre cri solitaire, est enfin entendu du Très-Haut, puisque c’est aujourd’hui que s’achèvent les deux années de silence qui font partie des cinq ans d’exil que vous m’avez imposés. Vous m’accordez donc maintenant le droit de vous écrire, et je n’en profiterai pas pour essayer de plaider non coupable, puisque ayant été unis dans le péché nous sommes tombés d’accord sur la justice et la nécessité de l’expiation. Mais, permettez au misérable pécheur de s’écrier comme le Psalmiste : « Jusques à quand ? »

Elisabeth, j’avais à peine dix-huit ans lorsque j’accompagnai mon père adoptif dans son dernier voyage à « Missionary’s island » en 1850. J’en ai maintenant trente-cinq. Le service du Tout-Puissant ne m’a laissé que cinq ans d’entretien avec vous... Pendant mes études à Charterhouse et Oxford de 1852 à 1855, et une année au retour de ma mission solitaire à Ushuaia. Mesurez vous-même la profondeur et la durée de ma solitude !

Ah ! quand je vous aperçus parmi la foule sur les quais de Bristol, au retour de cette mission triomphale, grande et mince dans votre robe blanche, vos cheveux blonds posant sur votre front une sainte auréole, je croyais bien qu’allait enfin s’accomplir la parole : « C’est pourquoi l’homme laissera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et ils seront une seule chair ! » J’étais bouillonnant d’impatience parce que jeune, et d’orgueil car je venais de m’imposer aux Yaghans. Je ne savais pas alors à quel point la terre était remplie de violence et l’homme corrompu devant Dieu !

C’était un été rayonnant que celui de 1864. Notre été ! Ah ! pourquoi n’avoir pas célébré tout de suite notre mariage, Elisabeth ? Pourquoi avons-nous détourné nos pensées de vos orphelins ou de mes études ? La campagne anglaise était si belle, vous souvenez-vous ? Cette fine lumière, cette absence de vent, ces chants d’oiseaux qui, pour moi accoutumé au silence sépulcral des jours de calme fuégien, aux rugissements des tempêtes, aux clartés d’outre-tombe des crépuscules sur le Beagle, m’ouvraient la Terre promise...

Quelque chose d’insensé et de sauvage était en nous quand nous entrâmes dans la mer d’Irlande. Le vent retrouvé. Les embruns claquant. Ce vieux chant de légende des hauts pays The Massacre of Macpherson que nous chantions, penchés à la proue...

Against to clan Mac-Tavish
March’d into their land
To murder and to ravish...

 

Contre le clan Mac-Tavish
Nous marchions à travers leur terre
Pour tuer et rapter...

Le rocher Ailsa Craig aux colonnades grises séparées par des terrasses... Vous souvenez-vous, Elisabeth, des frégates du Nord qui l’habitaient... Et comme elles se jetaient du haut des parois pour prendre leur vol ? Avec la décision aveugle de l’homme qui se jette dans le péché !

C’était au soir de notre visite à la grotte de Fingal, Elisabeth, vous souvenez-vous ? Vaut-il mieux plutôt ne pas se souvenir ? An-na-win, la grotte mélodieuse. Binse, l’antre de la musique... On entendait le bruit de la mer depuis Tobermory. Et c’est le lendemain, dans l’île de Iona, que vous avez pris cette décision cruelle : cinq ans d’exil préfacés par deux ans de silence qui s’achèvent aujourd’hui ! Quinze jours plus tard, je repartais pour l’Amérique. »

Duncan Mac Isaac poussa un profond soupir et posa la plume. La lumière baissait dans la pièce. Le grésillement de la chandelle semblait produire un fracas plus monstrueux que celui du vent. Les pages de la sainte Bible prenaient les teintes roses d’un crépuscule sur la mer d’Irlande.

« Pourquoi cette décision extrême, Elisabeth ? Le Seigneur vous a-t-il redonné de la Foi en débarquant sur Iona dont il est dit : tout homme qui ne sent pas sa piété redevenir plus vraie en débarquant sur Iona est un misérable ? Comment avez-vous trouvé cette extrême rigueur sur ces terres païennes qui ont paré le péché de si belles couleurs ? Dieu vous a-t-il visité dans ce cimetière des moines de Saint-Colomban, quand vous étiez assise sur la tombe de Macbeth ? Je pensais que notre faute pouvait être immédiatement rachetée par notre mariage. Vous en avez jugé autrement. Après ma révolte des premiers jours, j’ai dû reconnaître humblement que l’esprit du Seigneur vous éclairait. Car il est dit : « Voici, la lune même est sans éclat, et les étoiles ne sont pas pures à ses yeux. Combien moins l’homme qui n’est qu’un ver, et le fils de l’homme qui n’est qu’un vermisseau. » Job, XXV, 5. »

Sur les pages de la sainte Bible enluminées par la clarté rose de la chandelle, Mac Isaac lisait clairement : « Et ils seront une seule chair ! » Le Pasteur brisa sa plume et prit sa tête entre les mains. La nuit multipliait les précautions pour transporter l’ombre qui traînait sa maladie de langueur. Douze coups de carabine déchirèrent la rumeur du vent. Mac Isaac poussa un soupir, tailla une plume neuve...

« Vous êtes une chrétienne digne de Wesley, de Luther, Elisabeth, et je ne suis qu’un misérable pécheur. Mais, sur ce point particulier, je suis tenté de rejeter comme Job les reproches d’Eliphaz : « Voici, heureux l’homme que Dieu châtie, » Je suis revenu depuis deux ans à Ushuaia, et la solitude se fait cruelle. Cette mission à laquelle j’ai tout sacrifié me retiendra donc trois années encore, loin de vous. Mais cinq années sont-elles une mesure de temps suffisante pour effacer la marque du péché ? Pourquoi pas dix ? Ou vingt ? Et, si le poids de la souffrance est une mesure aussi valable que celle du temps, pourquoi pas tout de suite notre mariage et notre réunion ?

Je souffre à travers votre souvenir, Elisabeth, comme à travers mon oeuvre de mission. Mon triomphe de 1862 m’apparaît dérisoire, car l’œuvre du Seigneur reste aussi informe aujourd’hui qu’avant mon débarquement solitaire. Cette terre reste corrompue devant Dieu, cette terre reste remplie de violence.

Voici le triste bilan de ma première lettre après deux ans de silence, douce Elisabeth. Mais je ne perds pas confiance. L’aide du Tout-Puissant ne me sera pas refusée. Vous êtes l’épouse que j’attends et ne cesserai d’attendre avec une humble patience.

Votre frère en Jésus-Christ.

 

Duncan MAC ISAAC. Past. »

 

Au dehors, « les ombres tremblaient au-dessous des eaux et de leurs habitants. »