A travers les fenêtres closes Mac Isaac surveillait la fuite de l’été, les préparatifs de départ de la mouette à bec rouge, le rassemblement des pélicans, cygnes à col noir, flamants roses, au bord des lagunes, les vols frileux de l’oiseau charpentier. Caranchos et Chimangos prenaient la direction du nord.
Le vent. Les premiers brouillards. Les hommes poursuivant leur labeur. La voix du premier catéchiste qui continuait ses études anthropologiques sur les Yaghans et quelques Alakaloufes venus se réfugier à la mission...
— Yakaif — Age présumé trente ans — Taille 1, 53 m — largeur du nez 35 millimètres — Circonférence du thorax 935 millimètres — Envergure des bras 1,80 m...16.
Les conversations rocailleuses des Yaghans. Les rires des femmes.
— Ces horribles femmes ! murmurait Mac Isaac accablé.
L’incantation scientifique continuait au dehors.
— Mayachka Kipa — Sexe féminin — Age présumé quarante ans — Taille 1,46 m — Largeur du nez 36 millimètres — Circonférence du thorax 775 millimètres — Envergure des bras 1,54 m...
Un pas léger annonçait la venue de Calafate.
Le Yaghan interprète apparut sur le seuil de la porte, épanoui.
— Bonne nouvelle, señor Dios !
Mac Isaac dirigea vers Calafate l’éclair de son regard bleu.
— Calafate, je te refuse le baptême si tu m’appelles encore une seule fois : señor Dios ! Il n’y a de Dieu que celui qui règne dans le ciel. Et chaque fois que tu m’appelles Dieu tu charges mes épaules d’un nouveau péché. Compris ?
— Si señor D... !
Le Yaghan ferma les yeux, parut se concentrer et finit pas risquer un bond joyeux.
— Alors, je t’appellerai Capitan Bueno ! Tu es le bon capitaine d’Ushuaia !
La voix du premier catéchiste poursuivait, infatigable :
— Teklanika — Alakaloufe — Age présumé trente ans — Taille 1 m. 55 — Largeur du nez 45 millimètres...
Calafate annonça d’une voix éclatante :
— Bonne nouvelle capitan Bueno ! Cette nuit... Yakaif, Pinouayentsis, Kamanakau Kipa, Toualanpintsis... installés dans les cabanes avec leurs enfants ! ! ! Très grande nouvelle capitan Bueno !... Ils veulent que tu les instruises pour le baptême ! ! !
Mac Isaac joignit les mains, leva les yeux au ciel en murmurant :
« Sois béni, Seigneur, dans ta générosité qui comble le plus indigne de tes missionnaires ! »
Les deux hommes sortirent. Le vent flagellait les plants de tomates vertes, les céleris et les parterres de fleurs mortes. Calafate n’avait pas menti. Les familles occupaient les cabanes. A travers la fumée qui s’échappait de la porte, des silhouettes humaines se mouvaient. Le Yaghan pénétra le premier à l’intérieur :
— Taparse ! ! !
Puis il reparut.
— Tapadas ! capitan Bueno...
L’odeur du cuir ramolli, de l’huile de phoque et de la crasse humaine dominait celle du bois de « coihue ». Un désordre indescriptible. Les enfants installés sur la table. Le feu allumé, non dans le fourneau déjà plein d’ordures mais au milieu de la pièce sur une plaque de fer. Des harpons en dents de scie avec les pelles du canot dans un coin. Des pièges, des frondes, des paniers de jonc, des outres ruisselantes d’huile, des peaux encore sanglantes tendues sur des claies de bois.
— Demande à Yakaif pourquoi il veut recevoir le baptême ?
Les raisons de Yakaif paraissaient obscures. Il venait de recevoir pendant la nuit la visite d’un Kachpikh, un de ces hommes sauvages qui vivent dans les grottes ou les forêts impénétrables. Le Kachpikh lui avait donné l’ordre de se faire chrétien. S’il n’obéissait pas le Kachpikh reviendrait le tuer pendant son sommeil.
— Et Toualanpintsis ?
La femme de Pinouayentsis venait d’assister Latabilik Kipa pendant son accouchement. Elle avait brûlé le placenta selon l’usage, puis jeté du lait sur le feu. Le lait ayant grésillé d’une certaine manière. Pinouayentsis, sa femme et son beau-frère devaient recevoir le baptême sous peine des plus graves châtiments. Mais l’éclat malicieux des yeux de Toualanpintsis démentait l’authenticité du commandement surnaturel.
Duncan Mac Isaac murmura : « Une âme attend, emmurée, que quelque rayon de votre grâce vienne la toucher Seigneur ! »
Puis d’une voix accablée : « Tes voies sont innombrables ! »
Toualanpintsis considérait le missionnaire de son œil vif et rusé. Un sourire relevait sa lèvre. La femme de Pinouayentsis, vautrée dans un coin de la cabane, assouplissait entre ses dents que ce travail familier avait usées jusqu’à la racine, un cuir de loutre destiné à envelopper le nouveau-né de Latabilik Kipa. Mac Isaac la considérait à travers la fumée agressive.
— Et toi, Calafate, tu épouserais une pareille femme ?
— Si señor D... si señor capitan Bueno ! C’est une femme habile et travailleuse !
Mac Isaac poussa un soupir.
— Dis-leur que je les instruirai dans notre Religion en vue du baptême !
*
Latabilik Kipa, la jeune accouchée, quitta son « toldo » et se dirigea vers la mer. Elle avait eu son enfant la veille à 9 heures du matin, assistée par la femme de Pinouayentsis. Sans efforts. En position accroupie. L’enfant s’était présenté par la tête. Il était venu rapidement, suivi du délivre. Kamanakau Kipa coupa le cordon à 11 centimètres de l’ombilic avec un fragment de coquillage ramassé sur le sol de la hutte parmi les débris de cuisine. L’enfant mesurait 50 centimètres et pesait, constata John Stirling, 3 kg 9.
Quatre heures après l’accouchement la mère allait prendre un bain de mer. Puis trois autres jusqu’au crépuscule. Le soir, complètement nue dans sa hutte, elle engageait le nouveau-né à saisir les pointes des seins qu’elle humectait de salive. Lorsque l’enfant criait elle le calmait par de légères tapes sur les reins. Il n’émettait plus alors qu’un vagissement très doux, et la mère ignorant la caresse continuait de le frapper avec précaution. Elle s’était levée dans la nuit pour aller chercher de l’eau. Elle avait rapporté sans efforts ses deux outres pesant 30 kilos.
Latabilik Kipa descendait vers la mer. Duncan Mac Isaac se dissimula derrière un rocher. Quand elle fut assez éloignée, il courut vers un autre rocher plus proche de la plage. La femme avançait de son pas rapide et si léger qu’il ne laissait aucune empreinte sur le sol. Elle chantait une mélopée triste. Il faisait déjà très froid.
Latabilik Kipa atteignit la plage. Mac Isaac entra dans la forêt. Il ouvrait sa route à travers l’humus qui s’effondrait sous ses pieds. Il se dissimulait derrière les hêtres et les magnolias.
La jeune mère entra à reculons dans l’eau glacée jusqu’au niveau des seins. Elle se lava le corps et spécialement la poitrine et les parties génitales. Elle vint s’accroupir un peu plus près de la plage avec de l’eau jusqu’au ventre. Elle resta une minute dans cette position, en se lavant seulement les parties génitales. Puis, elle reprit sa retraite vers la plage et s’assit dans l’eau. Elle attendait la vague. La vague accourait avec sa rumeur de galets entrechoqués. La femme recevait sa douche au milieu des cuisses ouvertes. Et elle resta plusieurs minutes dans cette position sans se laver.
Mac Isaac était glacé. Le vent du Horn rugissait autour des troncs suppliciés. Il observait la femme qui chantait toujours sa mélopée triste, orchestrée par une rumeur de galets et déchirée par le vent.
Quand elle eut terminé sa toilette, Latabilik Kipa sortit de la mer et se dirigea vers la mission. Mac Isaac respirait son odeur, non plus les relents de coquillages pourris, mais un parfum de varechs et de vagues. Lorsqu’il fut à quelques 10 mètres — déjà elle avait perçu sa présence — il pointa un doigt accusateur vers le ventre de la Yaghan.
— Taparse ! ! !
La femme avait oublié son « taparobo ». Elle sauta comme un oiseau et prit sa course vers la mission. Mac Isaac la suivait des yeux. Il hochait la tête. Puis il remonta vers l’esplanade. Il entra dans la chapelle et se mit à prier jusqu’à la nuit.
— En somme, Frère Stirling — les deux missionnaires se trouvaient réunis dans la chambre du « surintendant », devant le whisky de Campbelltown — en somme, la notion d’hygiène est très relative, déclarait Mac Isaac. A propos, quelle température avez-vous enregistrée aujourd’hui ?
+1° 8 - Eau de mer : + 4° 6.
— Je viens d’observer Latabilik Kipa relevant de couches. Une Anglaise qu’on aurait délivrée dans ces conditions serait morte depuis ce matin ! Dans trois jours Latabilik Kipa ira pêcher les oursins. C’est elle qui se mettra à l’eau et sauvera l’homme si la pirogue chavire puisque, nous le savons maintenant, les femmes seules savent nager !
— Oui, c’est formidable, monsieur le « Surintendant ».
Et il pensait, en réprimant une forte envie de bâiller : « Il m’embête avec ses femmes yaghans ! »
— Les odeurs... après tout, simple problème de relativité ! Les parfums de Mme Fernandez font défaillir les Kipas de son atelier ! Au fond... celui qui a d’abord épousé un pays, sans restrictions et sans regards jetés en arrière, peut épouser une femme du pays ! Vous ne croyez pas, John ?
— C’est possible, monsieur le « Surintendant ».
Mac Isaac dégustait son whisky à petits coups, la main serrée autour du ventre du verre.
— Oui, mais voilà... il ne faut pas regarder en arrière !
Le silence tombait entre les deux hommes. Mac Isaac reposa son verre et frappa sur la table.
— Et quel héroïsme, ces femmes ! Quelle humble et touchante acceptation du misérable héritage reçu des mains du Seigneur ! J’ai beaucoup de respect pour la femme yaghan, Frère Stirling !
— Moi aussi, monsieur le « Surintendant », répondait sans conviction le premier catéchiste qui faisait danser les flammes du feu à travers les profondeurs onctueuses du whisky de Campbeltown.
*
Le vent. La neige tourbillonnante encore incapable de survivre à son premier contact avec le sol. Les espaces libres entre la mer et la forêt se couvrent de boue glacée. Les activités extérieures sont suspendues. John Stirling donne son cours d’instruction religieuse dans le réfectoire qui avait servi d’atelier jusqu’au départ de Mme Fernandez. Lambeaux d’étoffe. Bouts de fils multicolores. Le vent. La neige. La neige stupéfiante qui voulait endormir les pauvres Yaghans... Toualanpintsis somnolait sur sa chaise.
Mac Isaac s’était introduit silencieusement dans le réfectoire. Apercevant Toualanpintsis endormi, il s’empara d’une lourde Bible qu’il lui lança à la tête. Le sauvage poussa un cri transformé en rire rocailleux puis tira la langue dans la direction du « surintendant ».
— Vous n’êtes pas dans la note, John conclut Mac Isaac quand les Yaghans eurent évacué la salle. Je certifierais volontiers que ces pauvres gens n’ont absolument rien compris ! Mettez au point un programme simplifié. Nous sommes en juin... je voudrais baptiser ces braves gens en août ou septembre.
La tempête faisait craquer les bâtiments. Les montants et les poutres gémissaient, étalant les rafales avec la même précision que les membrures d’un cap-hornier dans une tempête australe.
— Qu’ils apprennent par cœur les dix Commandements et une prière (MATTHIEU VI, 9, 13... « Notre Père qui es aux Cieux »...)
John Stirling se grattait le menton et hochait la tête.
— Vous ne croyez pas que c’est un peu sommaire ?
— Bien sûr ! Mais si vous me présentez ces cinq sauvages — je ne parle pas de Calafate qui sait beaucoup de choses mais qui n’est plus un Yaghan — capables de réciter par cœur les Commandements et la prière, eh bien ! John, vous serez un très grand catéchiste !
Duncan Mac Isaac ramassa la Bible. Elle était restée ouverte aux Proverbes v. Le regard du missionnaire tomba sur le vingtième verset. « Et pourquoi, mon fils, t’égarerais-tu après une autre, et embrasserais-tu le sein d’une étrangère ?... » et il frissonna.
Au dehors la tempête se démenait. Elle rasait les murs des bâtiments ou tourbillonnait au milieu de l’esplanade. Le vent. La « poudrerie ». Une « poudrerie » si intense que les deux hommes s’orientaient avec difficulté pour regagner leur logement. La neige pénétrait les passe-montagnes, mouillait les tuniques. Elle annonçait les grandes solitudes. Un cutter de « loberos » touchant Ushuaia en mai avait embarqué Mme Fernandez à destination de Valparaiso, via Magellan. Peu de chances de recevoir une nouvelle visite avant le mois d’octobre, à moins que l’infatigable Patrick Sunderland...
— Un temps béni pour les archivistes, monsieur le « Surintendant », cria Stirling. Je rentre chez moi. Je vais classer mes fiches !
— Moi aussi, John ! A ce soir !
Le premier catéchiste ranima le feu qui mourait dans la cheminée avec des hoquets de flammes que le poids du vent écrasait. Il s’installa devant son bureau, reprit ses notes du dernier trismestre.
Race yaghan. Types physiques.
Face arrondie tirant sur le losange. Structure anguleuse heurtée.
Front assez bas, étroit, fuyant ; arcades sourcilières accusées.
L’enfoncement de la racine du nez contribue à donner un aspect farouche aux Yaghans.
Nez épaté, déprimé vers la racine.
Bouche très large. Grosses lèvres rejetées vers l’extérieur. Les Yaghans ignorent le baiser.
Dents belles et bien plantées. Elles s’usent rapidement par mastication de la chair de phoque aussi dure que du cuir et par utilisation de la mâchoire comme étau.
Tronc massif, cylindrique, presque sans cambrure. Epaules aussi larges que celles des blancs.
Ventre ballonné chez les enfants par effet du régime alimentaire et non par hérédité. Pas d’obèses.
Membres. Grande disproportion entre membres supérieurs et inférieurs et conformation spéciale de ces derniers. Jambes et pieds un peu tournés en dedans. Provient de la vie dans les canots et de l’habitude de se tenir accroupis.
Peau lisse assez élastique chez les jeunes sujets, mais qui devient très flasque avec l’âge. Dans les périodes de jeûne elle se rétracte et tombe en plis.
Cheveux abondants, courts, raides et lisses. Implantés très bas sur le front, laissant peu d’espace libre.
Couleur. Les hommes ont une peau tirant sur le jaune brun ou rougeâtre (75 %). Le reste (25 %) a la peau claire. La teinte est en général plus claire chez les femmes.
Dans le même temps, enfermé dans sa chambre avec Calafate qui lisait la sainte Bible, Duncan Mac Isaac mettait au net ses propres notes :
Amour. L’amour filial est très développé chez les Yaghans. Il se traduit par les soins attentifs de la mère.
L’amour existe aussi entre sexes, et très vif. C’est probablement l’unique source de leurs peines morales. Seule, l’existence de l’amour peut expliquer la jalousie qui règne dans les jeunes ménages. Elle explique la brutalité de l’homme envers la femme. Mais c’est l’homme et non la femme qui manifeste de la jalousie. La femme paraît heureuse de voir l’homme aimé accorder ses faveurs à ses amies. Le contraire ne se vérifie jamais.
On peut être certain que si un homme vend une jeune fille ou l’une de ses femmes, il ne lui est pas attaché par amour. (Darwin n’a rien compris lors de son passage dans l’archipel !) Les Yaghans sont coquettes à leur manière. Se manifestent par des jeux de physionomie pour lesquels elles sont très habiles. Pas de chants d’amour. La virginité n’est pas estimée. Peu de vierges au-delà de douze ou quatorze ans. Stérilité rare. La femme yaghan met en moyenne 4 enfants au monde. En somme, une société à forte tendance patriarcale.
Pudeur. Il semble que le sentiment de la pudeur soit né du contact des Yaghans avec les civilisés. Il se développe tout particulièrement depuis le début de la mission...
Il faisait chaud dans la pièce. Cette chaleur du bois de « coihue » rendait plus sinistres les grincements de la tempête. Un verset du Cantique des Cantiques chantait dans la mémoire du Pasteur... « Ton sein est une coupe arrondie, pleine d’un vin aromatisé ; ton ventre est un tas de blé entouré de lis. Tes deux mamelles sont comme deux faons jumeaux d’une gazelle17. »
Et il ne savait plus s’il s’agissait d’une mélopée yaghan ou du chant d’amour de Christ pour son Eglise vivante.
*
Franchissant le détroit Lemaire entre deux tempêtes le Patrick Sunderland pénétra en baie d’Ushuaia le 8 juillet 1868, au cœur de l’hiver austral. Il apportait les vieux bâtiments des îles Keppel promis par Tomas Bartlett et le courrier d’Angleterre. Dans le courrier : une lettre d’Elisabeth Neil.
Cher et Vaillant Duncan,
« Comme vous avez été bien inspiré en me mandant le révérendissime Tomas Bartlett, ce grand ouvrier du Seigneur ! Je laissais passer les jours depuis la réception de votre lettre, me promettant d’y répondre le lendemain, et le lendemain la bonté de Dieu m’apportait un supplément de besogne, ou bien quelque nouvelle épreuve pour ma chair déjà si châtiée par la maladie. Je ne cherche pas d’excuses car : « Toutes les voies de l’homme sont droites à ses yeux ; mais c’est l’Eternel qui pèse les cœurs. » Proverbes, XXI, 2.
Vous devez savoir que depuis la mort de Frère Craig, rappelé par son Rédempteur en 1866, tout le travail de l’Institut biblique retombe sur les épaules déjà surchargées de mon vénéré maître le pasteur Muller.
Ajoutez à ces soucis matériels auxquels je ne puis échapper le grand mouvement de Réveil qui agite le monde des orphelins depuis 1866. Plus de cent jeunes filles sont dans l’angoisse au sujet du salut de leur âme. Nous prions Dieu pour que ce Réveil gagne en étendue et profondeur. Dans une seule Maison trois cent cinquante enfants furent amenés à chercher la paix en Jésus-Christ ! Que de nuits de veille, que d’angoisses nous ont été mille fois payées par le Réveil d’Ashley-Down !
L’Eternel Dieu est un soleil et un bouclier ; l’Eternel donne la grâce et la gloire ; il ne refuse aucun bien à ceux qui marchent dans l’intégrité. » Psaumes, LXXXIV, 12.
Frère Bartlett m’a parlé de vos inquiétudes en ce qui nous concerne et qui faisaient déjà l’objet de votre lettre. Il y a un an, revenant de Clevedon avec Mme Muller à travers la campagne fleurie, entre les haies et les cottages couverts de chaume, j’ai su que le Seigneur m’avait brusquement visitée ! Une grande angoisse s’était emparée de mon âme ! Il m’apparaissait que les cinq années de séparation que nous venions de nous imposer étaient un châtiment dérisoire eu égard à l’énormité du péché. Depuis lors je vis selon Timothée : « Que les femmes se parent d’un vêtement honnête, avec pudeur et modestie, non avec des cheveux frisés, ni avec de l’or, ou des perles, ou des habits somptueux ; mais qu’elles se parent de bonnes oeuvres, comme il est séant à des femmes qui font profession de servir Dieu. » I Timothée, II, 9 à 11.
Mais hélas ! une règle de vie sévère, si elle est agréable à Dieu, ne répare point la faute. J’étais en grands soucis quand je reçus la visite du révérendissime Bartlett. Il m’a conté sur un mode ironique que votre premier catéchiste voulait vous faire épouser une femme sauvage... Une étrange lumière a inondé mon âme ! Je suis tombée à ses genoux ne sachant comment le remercier, car il apportait la divine solution ! Renonçons à notre bonheur dans cette vallée de larmes, Duncan, et gagnons la vie éternelle ! Si en me sacrifiant, en épousant la femme sauvage, vous arrivez avec certitude à toucher ces âmes païennes et les amener à la dure lumière du Tout-Puissant il ne faut pas hésiter, sacrifiez-moi et sacrifiez-vous, car j’imagine qu’approcher un de ces êtres horribles équivaut au plus absolu renoncement !
Cette solution rachète notre péché avec certitude si elle est seule capable de faire triompher l’œuvre apostolique de Celui que vous servez. Quelle gloire vous attend, Duncan, dans l’armée de l’Eternel notre Dieu dont vous êtes le capitaine le plus aventuré dans les régions australes du monde ! Pour le croyant il n’y a pas de hasard. C’est Dieu qui vous conduit par la main vers cette effroyable région et qui me rejette dans les ténèbres de la solitude. Quel sacrifice ! Mais aussi, quelle récompense ! La certitude de la vie éternelle après la certitude de l’éternelle damnation !
Ceci est un conseil de croyante que je vous donne, Duncan. Votre humble servante ne prend pas de décision car Timothée a dit : « Que la femme écoute l’instruction avec silence et une entière soumission ; car je ne permets pas à la femme d’enseigner, ni de prendre aucune autorité sur son mari ; mais il faut qu’elle demeure dans le silence. » I Timothée, II, 11, 13.
« Vous agirez selon votre conscience et la mesure de votre Foi. Si vous décidez d’épouser la femme sauvage, je resterai votre amie, votre confidente, votre servante prête à tous les sacrifices pour le plus glorieux des missionnaires. Si votre Foi n’est pas assez puissante pour vous faire accepter ce vertigineux sacrifice, à l’expiration du délai — car ce qui est juré est sacré — soit au 1er janvier 1870, je serai votre femme et vous suivrai dans ces régions les plus désolées de la terre. Après Dieu vous êtes le maître de notre destinée. Mais que l’Esprit de Dieu vous illumine pour prendre cette décision. Vous portez la responsabilité de notre salut.
Votre sœur en Jésus-Christ.
Elisabeth NEIL.
*
Les chiens des Yaghans hurlaient dans la nuit. Sur une note mineure montait la plainte des femmes : un cri de la gorge prolongé et monocorde qui s’enfonçait dans la forêt préhistorique, chassé par le vent. Le rugissement du vent. L’appel des hommes... Ah ia ia la cas cala la la ia ia ia, sur les quatre notes : la, si, do, si, qui composaient, avec « E é nan ga houé », toute leur symphonie antarctique, désespérée... La rumeur d’une ville assiégée quand passent les « grandes peurs » des pontslevis qui s’abaissent, des portes qu’ouvre la trahison. Duncan Mac Isaac prêtait l’oreille avec attention. Que se passait-il ? Conflit avec les Alakaloufes qui, depuis le début de l’hiver, débarquaient par familles entières amenées dans les canots grossièrement faits de planches assemblées par des clous volés sur les carcasses des bâtiments naufragés ? Pas possible ! Depuis les premiers jours de la cohabitation, les craintes ancestrales entretenues par le manque de contacts entre Yaghans et Alakaloufes s’étaient dissipées... Mac Isaac pensait avec satisfaction qu’il avait au moins ramené la paix entre les deux clans. Alors ? Quelque péril imaginaire troublait sans doute ces âmes d’enfants. Il fallait attendre le retour de Calafate envoyé aux nouvelles...
— Vous croyez qu’ils vont nous attaquer ? murmurait le capitaine du Patrick Sunderland. (On parlait encore à Port Stanley du célèbre massacre de Wulaia !)
— Non, rassurez-vous, c’est une grande peur ! Un passage de leur surnaturel. Quelque signe que notre œil ne peut surprendre comme le leur, dans la forêt ou les montagnes... Un Kachpikh entrevu en rêve... Du lait qui a brûlé d’une certaine manière... Rien de grave.
Le Chilien ne paraissait pas convaincu. L’homme qui bravait les tempêtes sur le Patrick Sunderland redoutait ce passage du surnaturel.
— J’ai bon vent, bonne marée, je désire appareiller dans une heure, monsieur le « Surintendant » ! Avez-vous du courrier à me remettre ?
— Aucune lettre, capitaine, seulement ces deux rapports pour le comité !
La rumeur funèbre se prolongeait et se propageait portée sur les ailes noires du vent. Calafate revenait.
— Hombres de owen, señor capitan Bueno !
— Tu veux dire que les On as sont dans nos parages ?
— Si señor !
Le capitaine se frappa le front.
— Voilà donc l’origine de ces fumées monsieur le « Surintendant » !
— Quelles fumées ?
— Celles que nous avons aperçues en venant. Trente milles à l’est d’Ushuaia, sur la côte de Puerto Harberton ! Ma vigie a nettement distingué ces sauvages. Grands. Vêtus de fourrures. Coiffés d’un bonnet18.
— Aucun doute. Les Onas ont traversé la Cordillère !
Calafate roulait des yeux effrayés. Les Yaghans redoutaient les Onas, grands chasseurs à l’humeur guerrière dont la flèche est mortelle à cinquante pas, plus qu’ils n’avaient jamais craint les Alakaloufes. Cette méfiance traditionnelle basée sur de rares chocs entre les deux peuples croissait en fonction de la distance ; de sorte que les Yaghans des îles Lhermitte, vivant à 100 milles de l’île Grande, redoutaient plus les Onas que les Yaghans de Navarin séparés de leurs ennemis par le seul canal Beagle et la Cordillère Darwin ! Mais les Onas venaient de franchir cette Cordillère, poussés en plein hiver par quelque impératif mystérieux — exode après une bataille perdue, famine, désir de conquête... Qui pouvait savoir ? A 30 milles d’Ushuaia, leur présence constituait une menace de choc sanglant. Mac Isaac fronça le sourcil.
— Et votre vigie a noté l’importance de ce parti ?
— Plus ou moins, monsieur le « Surintendant ». Peut-être douze à quinze individus. Quatre foyers.
Mac Isaac respira. Quinze Onas à 30 milles d’Ushuaia ne constituaient pas une menace pour la « reduccion ». Mais comment les Yaghans connaissaient-ils leur présence ?
— Quelque matelot de mon équipage aura bavardé. Beaucoup ont été visiter la « reduccion » avant-hier !
Mac Isaac endossa la pelisse fourrée et enfonça le passe-montagne sur ses oreilles. Il s’agissait d’aller rétablir la confiance et la paix parmi les familles indigènes. Il serra la main du Chilien.
— Hasta luego, don Orosimbo... au revoir... Bonne traversée !
— Hasta luego su Merced... Et que Dieu vous garde !
Duncan Mac Isaac remonta l’esplanade, suivi de Calafate. Rassemblés autour des feux, les Yaghans et Alakaloufes menaient leur concert de cris soutenus par les chiens sauvages hurlant à la mort. Les femmes pleuraient en détournant la tête selon l’usage. Les hommes exprimaient leur colère par des gestes désordonnés, la pâleur du visage et l’éclat du regard. Mais cette exaltation présentait quelque chose d’artificiel et de forcé. Mac Isaac ne reconnaissait plus ses Yaghans. Il flairait quelque chose de trouble dans l’ambiance de cette démonstration.
Il envoya Calafate à la recherche des prosélytes, Yakaif, Toualapintsis, Pinouayentsis, devenus Yaghans de confiance. L’Indien à l’oreille coupée se présenta le premier.
— Calafate, je charge Yakaif d’avertir toutes les familles. Hombres de owen pas dangereux. Pas plus de guerriers que les doigts de ma main...
— Yakaif demande ce que fera le capitan Bueno si les hommes à flèches viennent à la mission ?
— Je les accueillerai comme des Frères.
— Et s’ils attaquent ?
— Je les repousserai.
Il y eut un long colloque entre Calafate et Yakaif.
— Il demande si tu utiliseras l’arme noire et l’arme à feu, comme autrefois ?
— J’utiliserai l’arme noire ou l’arme à feu selon les circonstances, comme autrefois.
Yakaif frotta l’emplacement de son oreille coupée. Il paraissait tituber. Sa voix pâteuse écorchait à peine les rudes syllabes du yaghan.
— Yakaif dit que les familles sont rassurées et que le capitan Bueno peut aller dormir tranquille.
Duncan Mac Isaac se retira dans sa chambre. Il apercevait à travers les vitres de la fenêtre irisées par le gel un fantôme blanc qui se déployait, poursuivi par quelques échappées de clair de lune entre deux nuages. Le Patrick Sunderland appareillait. Dix heures du soir. Le vent. Le feu qui meurt dans la cheminée. Le froid qui pénètre dans la chambre. Mac Isaac n’a pas envie de dormir... Cette rumeur des Yaghans, au loin... Moins plaintive, plus chaude que tout à l’heure...
Il s’est couché tout habillé, retirant simplement ses bottes. Le sommeil ne vient pas. Une présence au loin. Les Onas mystérieux que seuls de rares voyageurs ont entrevus de loin sur les côtes de l’île Grande. Hombres de owen. Hommes d’arcs et de flèches. Vêtus de peaux de bêtes. Il y a dix mille ans, les ancêtres de Mac Isaac vivaient ainsi à l’aube du quaternaire glacé ! Les chants des Yaghans... Mac Isaac ne dormira pas. Il enfile ses bottes et sort. Le clair de lune s’est échappé. Il règne maintenant dans le sud, sur l’île Navarin. Les feux des Yaghans constellent la nuit. Mac Isaac est écrasé par sa solitude. Peut-être que John Stirling ne dort pas ?...
John Stirling ne dort pas. Les deux missionnaires raniment le feu et s’enfoncent dans les fauteuils d’osier. Le premier catéchiste allume une pipe. Mac Isaac rêve et parle d’une voix de rêve à travers la fumée bleue qui enjolive ses paroles et apaise ses inquiétudes.
— Curieux n’est-ce pas, John, ces accès de grande peur ? Ils viennent de nulle part. Ils s’en vont on ne sait où ! comme le vent du Horn. Et ces chants, maintenant...
— On dirait des chants d’hommes ivres...
Mac Isaac a sursauté.
— Ça n’est pas possible, John ! A part le whisky de Campbeltown qui est toujours sous clef, pas une goutte d’alcool n’est entrée dans la mission depuis 1863 ! D’ailleurs, les Yaghans pas plus que les Alakaloufes n’aiment l’alcool. Ils préfèrent les corps gras, les saveurs sucrées, les galettes...
Un long silence.
— Je suis ivre, John. Ivre de sacrifices. J’ai la passion du salut des âmes et je m’en excuse. C’est une passion qui a la force du péché !
— Une passion mise au service de la gloire du Christ n’est jamais coupable, Frère Mac Isaac.
— Qui sait ?
Un autre silence s’installe, illuminé par les chants lointains qui montent vers un paroxysme de flammes. Duncan Mac Isaac pousse un soupir.
— Croyez-vous, John, que le simple fait d’être marié à quelque femme de la « reduccion » donnerait au « surintendant » un pouvoir absolu ? Par exemple, celui de maintenir dans des circonstances semblables à celles de cette nuit le calme dans l’âme de ces sauvages, grâce à la seule existence du lien charnel ? Crainte surnaturelle. Confiance surnaturelle en l’homme blanc entré dans la communauté ?
— Je le crois, Frère Mac Isaac !
Mac Isaac soupira de nouveau.
— Vous savez que je songe sérieusement à épouser une Yaghan ?
John Stirling avale la fumée de sa pipe. Une quinte de toux le ploie sur son fauteuil. Il essuie ses yeux larmoyants.
— Ça n’est pas possible, monsieur le « Surintendant » !
— Vous avez répondu oui à ma première question. Quant à la seconde...
Mac Isaac hésite.
— C’est théologiquement absurde ! Le rachat du péché est livré à la discrétion du Tout-Puissant. Mais... tout de même !... Croyez-vous que le sacrifice représenté par toute une vie passée à côté d’une Yaghan — lorsqu’il est accompli avec le ferme propos de faciliter le travail d’évangélisation — puisse racheter un péché de jeunesse ?
John Stirling a fermé les yeux et croisé ses mains sur sa poitrine. Il garde longtemps le silence avant de répondre.
— Frère Mac Isaac, le Pasteur ne peut vous donner cette certitude, mais l’homme de bonne volonté vous répond : oui !
Le « Surintendant » pousse de nouveau un profond soupir. Les chants des Yaghans forcent la pièce. Ils montent au paroxysme de la violence.
— Que se passe-t-il, John ? J’ai de lourds pressentiments. Voulez-vous aller frapper chez l’Econome. Si Jésus Fernandez ne dort pas, ramenez-le...
Frère Jésus Fernandez ne dormait pas. Mac Isaac lui tendit une main bienveillante.
— Asseyez-vous monsieur l’Econome... Je m’excuse de vous déranger ainsi au milieu de la nuit. Mais je crois que nous allons avoir besoin de renforts. Vous êtes un homme solide et décidé... Si nous allions voir ce qui se passe d’anormal parmi nos brebis ?
Ils sortirent dans la nuit glacée. Aucune étoile. La lune huileuse derrière les nuages. Le vent. Les feux de la « reduccion » qui ensanglantent les perspectives limitées par le cercle de l’ombre autour de la mission. Les Pasteurs remontent l’esplanade. Ils arrivent au milieu d’un pandémonium...
Hommes et femmes nus se roulent sur la terre en poussant d’effroyables cris. D’autres dansent autour des feux, soulignant leur...é é nan ga houé... par des moulinets de harpons. Les vieilles femmes édentées donnent la cadence en frappant les outres à huile de phoque. Les pieds nus flagellent la terre. Les seins flasques sursautent sur les poitrines. Des silhouettes bondissent à travers les flammes. Des hommes et des femmes sont accouplés dans la pénombre. Le vent balaye des relents de sueur, d’urine, de rut et d’alcool.
— Mais ils ont bu, ces voyous ! ! ! hurle Mac Isaac.
Un cri hostile accueille l’apparition du « Surintendant ». Mac Isaac avance sans rien voir des faces convulsées, des yeux exorbités, des bouches tordues par l’ivresse, droit vers Tsingalai qui accroupi, la tête renversée en arrière, boit à même le goulot d’une bouteille de « brandy ». Mac Isaac ramasse un tison enflammé. Il brise la bouteille. Il frappe à droite et à gauche, va et vient dans un fracas de verre éclaté. Il rejette un chien sauvage qui vient de le mordre au mollet.
— Sons of a bitch !... Fils de chienne... Dirty dogs !... sales chiens...
L’odeur de l’alcool répandu monte autour du missionnaire. Les cris d’hostilité le poursuivent. Il doit se replier sous une grêle de pierres.
— Vite, Stirling... allez chercher Calafate et quatre fusils !
Il cède du terrain, évitant les coups du mieux possible et se réfugie à la lisière de l’ombre. Yakaif et Toualanpintsis moins ivres que les autres indigènes le suivent sans manifester d’hostilité.
— Capitan Bueno... frères sauvages... mauvais... los dos (et il se frappe la poitrine, tape sur l’épaule de Toualanpintsis) buenos...
Stirling revient avec Calafate et les armes.
— Une salve en l’air !
Les quatre fusils déchirent l’ombre de leurs flammes rouges.
— Calafate, qui a introduit ce c brandy » dans la « reduccion » ?
— C’est l’équipage de la goélette, senor capitan Bueno... Chiliens ivrognes... Echangé « brandy » contre peau de « lobo de mar de dos pelos ».
Duncan Mac Isaac a les larmes aux yeux.
— Et maintenant, vous tirez sur tout indigène qui m’approche !
Il a repris un tison et de nouveau s’avance à travers la « reduccion », brisant les bouteilles, couronné par cette flamme rouge. Les prosélytes Yakaif et Toualanpintsis le suivent. Ils distribuent des coups de pied à leurs frères ivres morts qui n’ont pas encore embrassé la religion chrétienne.