IV

Le vent marquait une pause pour annoncer l’approche du soir. Un calme insolite enveloppait Mac Isaac et Jésus Fernandez. Le Chilien poussa un soupir.

 — Monsieur le « Surintendant », me voici en mesure de vous présenter la comptabilité deuxième trimestre 1868 que vous m’avez demandée.

Mac Isaac plongeait dans ce calme avec des nausées mais il enregistrait les chiffres annoncés. Plus rien autour des deux hommes. Moins que rien... Seulement pour Mac Isaac le sentiment d’une mort totale, maintenant qu’avait cessé de battre l’artère du vent.

Jésus Fernandez poussa un autre soupir et referma le dossier. Puis, avec un sourire timide :

 — C’est plus fort que moi, monsieur le « Surintendant ». Il m’est impossible de travailler avec ce vent !

 — Alors vous devez avoir de nombreux loisirs, monsieur l’Econome, répondit Mac Isaac avec une ironie bienveillante.

Le vent du Horn ronflait et préparait pour la nuit une mélopée larmoyante.

 — Mais je vous excuse. J’étais comme vous il y a quinze ans. Avec le temps ce vent est devenu mon ami. Quand il tombe je suis désemparé, comme vous maintenant. J’avance à travers un vide effroyable...

Le vent coulait avec la puissance d’un fleuve en crue. Il semblait parfois qu’un poisson monstrueux descendait son cours. Il bruissait de toutes ses nageoires mouillées. Quand il entrait dans les gorges où les vagues du vent se disputaient les plus petits orifices, il donnait un coup de queue qui faisait trembler les bâtiments et se soulever les toitures.

 — Et votre malade ? cria Mac Isaac.

 — Elle tousse toujours beaucoup, monsieur le « Surintendant ». A 4 heures, je lui ai posé un cataplasme de farine de moutarde. Si vous le désirez nous pouvons aller la visiter ?

Trois familles yaghans avaient abandonné les « toldos ». Pour suivre l’exemple des prosélytes devenus indigènes de première catégorie, elles s’étaient installées depuis quelques semaines dans les cabanes. Mais, presque aussitôt les femmes s’étaient mises à tousser. Une fièvre maligne brûlait maintenant Mayachka Kipa.

Calafate accompagnait les deux missionnaires. Feu rampant, fumée impénétrable, odeurs agressives de l’huile de phoque rance, des cuirs qui sèchent, de la graisse de baleine qui oint les cheveux des femmes et qu’à force d’habitude Mac Isaac ne perçoit plus : c’est l’intérieur de la cabane. Dans un coin, une forme allongée sur une litière de ramures de « coihue ». C’est Mayachka Kipa. Elle est seule. Les autres membres de la famille sont à la pêche. Jésus Fernandez remplit avec conscience ses fonctions de médecin improvisé. Il découvre la femme.

 — Qu’est-ce qu’elle a bien pu faire de son cataplasme ? murmure le second catéchiste.

Calafate pose la question.

 — Mister Fernandez, Mayachka Kipa dit qu’elle a bien mangé le remède du pingouin, mais qu’elle a toujours très mal. Elle veut que tu fasses venir le Yakamouch.

 — Il n’y a plus de sorcier dans la « reduccion », répond Fernandez en quêtant un regard d’approbation du « surintendant ».

Mac Isaac n’a pas écouté. Il considère le visage de cette femme qui vient de manger son cataplasme à la farine de moutarde, et murmure d’une voix accablée : « Et Mayachka Kipa pourrait être ma femme... ! »

Puis, il sort dans le crépuscule déchiré par le vent. La ronde quotidienne les conduit d’abord au magasin B. A la clarté veloutée d’une lanterne, l’homme de confiance Pinouayentsis fourbit les six carabines alignées sur le râtelier. Il n’y a rien à signaler, assure le garde-magasin dont la peau du ventre est tendue par dix kilos de graisse neuve. Peu de choses à signaler au réfectoire où les Yaghans épluchent des pommes de terre, sous la direction de Toualanpintsis, chef de corvée. Yakaif, directeur de la sûreté, espionne. Ouayanakandjis est très paresseux. Chagatientsis s’absente de la mission sans motif. Tellapakacha a jeté ses souliers neufs dans la mer. Capitan Bueno devrait les priver de galettes pendant huit jours.

Yakaif accompagne capitan Bueno qui remonte vers la chapelle. Il est inquiet. Les familles lui sont hostiles depuis qu’il exerce ses nouvelles fonctions. Il est devenu Kachpikh ! C’est lui qui éloigne le poisson d’Ushuaia. C’est lui qui vient d’envoyer la maladie à Mayachka Kipa. Il est accusé de servir capitan Bueno pour manger beaucoup de galettes, comme Toualanpintsis et Pinouayentsis.

 — Mais je le traite comme les autres indigènes, répond le missionnaire à Calafate. S’il est plus près de moi que les autres, c’est parce qu’il marche vers Dieu avant les autres ! Je ne puis rien changer à cela !

Mac Isaac et les deux indigènes pénètrent dans la chapelle. Yakaif se jette ostensiblement à genoux. La nuit descend et s’introduit par les fenêtres à carreaux bleus et blancs avec des précautions inquiétantes. Mac Isaac et Calafate se retirent. Yakaif reste figé dans sa position de prière qui est celle du Yaghan agenouillé au bord de l’eau, surveillant le poisson que son harpon va frapper dans les profondeurs. Il dort.

*

L’hiver s’achevait avec le mois de septembre et rien ne faisait prévoir une résurrection du pâle soleil. Mac Isaac se dissimulait derrière de hautes formations de mousses sur le cap occidental, les unes vert-émeraude, les autres noires, tentaculaires, pieuvres végétales collées aux rochers. Certaines prenaient des transparences ondoyantes de poissons japonais, d’autres des formes embryonnaires.

 — Je voudrais bien savoir si ces parties de pêche ne camouflent pas quelques départs suspects de pirogues, murmurait le Pasteur.

A travers la trame des feuilles géantes, il surveillait les gestes des pêcheurs. Cinq pirogues amarrées à des tiges de goémons. A bord : les hommes près du feu, inactifs. Accroupies en poupe, et penchées sur le plat-bord : les femmes cherchant à repérer les coquillages à travers les algues flottantes. Dès qu’elles en apercevaient un, elles le détachaient du fond, sans effort, au moyen du Kalana, spatule fendue de 20 centimètres fixée à l’extrémité d’un manche en bois... La pêche semblait peu fructueuse. Mac Isaac ne s’en étonnait pas. Il savait qu’elle exige une bonne visibilité, incompatible avec les rafales de vent qui déchiraient la surface de l’eau...

Les pirogues se dirigèrent vers un nouveau mouillage plus éloigné. Mac Isaac déploya sa longue-vue. Le manège se poursuivait.

 — Pêche aux oursins ? A plus d’un mille au large ? Ça ne trompe personne, grommela le missionnaire.

Les pirogues mouillèrent de l’autre côté de la baie. Les détails s’effaçaient dans le flou de l’oculaire. La partie de pêche couvrait quelque entreprise suspecte... Deux pirogues se détachèrent du groupe. Miraculeusement réveillés les hommes saisirent des pelles, initiative exceptionnelle, et les deux canots prirent le large à grande vitesse. Une demi-heure plus tard, ils disparaissaient derrière le cap oriental.

 — Voici un petit voyage qui pourrait bien avoir quelques rapports avec mes découvertes de « brandy » dans la « reduccion », gronda Mac Isaac en serrant les poings.

Il replia sa longue-vue, regagna la mission et fit appeler Calafate... Voilà... Si Calafate avait une authentique vocation chrétienne, il devait aider capitan Bueno !... Calafate avait la vocation, il aiderait le señor capitan Bueno de toutes ses forces. Que fallait-il faire ? Commencer une enquête à la place de Yakaif qui n’avait plus la confiance des familles. Sur quel point de la côte les pirogues allaient-elles chercher le « brandy » ? Calafate saurait.

 — Et je te charge d’une autre mission de confiance, murmura Mac Isaac.

Le paysage entrait dans une éclipse de lumière. Elle se retirait avant la fin du jour, chassée par le vent du Horn. Le ciel cessait d’affirmer le poids de sa coupole de glace. La glace grise fondait dans une poussière obscure. Qaelque chose de très doux. Cependant, Mac Isaac...

 — Tu vas annoncer dans toute la « reduccion » mon intention d’épouser une femme de ta race. Tu noteras les réactions et les objections si quelqu’un en formule...

La réaction de Calafate était favorable. Il se mit à genoux et baisa la main du Pasteur.

Le crépuscule enfin tiré de ses incertitudes baignait la pièce de sa lumière confidentielle. Mac Isaac retira sa main.

 — Va, je te donne vingt-quatre heures !

Il faisait tout à fait nuit quand John Stirling et Jésus Fernandez retrouvèrent le « Surintendant » autour de la table commune. Une nuit glacée, ouverte aux soucis des hommes seulement, parce que traînant elle-même son fardeau : le vent. D’une voix lasse, éliminant les mots capables d’irriter la nuit — douceur, charité, espérance — Mac Isaac résuma la situation.

 — Depuis la vente de cette cargaison de « brandy » par l’équipage de la goélette nos Yaghans ne dessaoulent plus ! Théoriquement, ils n’ont pas eu de contacts avec l’extérieur. Mais une certaine quantité d’alcool continue d’entrer chaque semaine dans la « reduccion ». Ce sont donc les Yaghans eux-mêmes qui trafiquent. Je viens d’en avoir la certitude cet après-midi. Il faut couper court ! Comment ?

 — Suivre les pirogues, et par elles atteindre les vrais coupables... quelques chercheurs d’or... quelques « loberos » installés sur la côte du Beagle !

 — Je suis de votre avis, Frère Fernandez, mais en dehors du youyou, incapable d’affronter la haute mer, je ne dispose d’aucune embarcation. Nous avons tellement de frais généraux !...

John Stirling réfléchissait.

 — Tellapakacha est en train de terminer une grande pirogue. Nous pouvons l’acheter !

 — Vous avez raison, John. Négociez et faites hâter le travail. Je veux être en mesure de prendre en chasse ces ivrognes à la première occasion !

Le lendemain, John Stirling accompagnait Tellapakacha et son équipe jusqu’au chantier. A l’orée de la forêt préhistorique, derrière un rideau de hêtres et de mousses, la pirogue était en construction depuis quatre mois.

Tellapakacha céda l’embarcation contre deux sacs de galettes. Un troisième sac garantit le délai de livraison : la fin de la semaine.

Pendant que deux Yaghans calfataient la coque au moyen de mousses et d’herbes préalablement mastiquées, le « maître d’œuvre » garnissait le plat-bord avec de jeunes écorces fraîches qui, en séchant, se contracteraient fortement et assureraient la rigidité des parties supérieures. Ainsi, avec le temps, la pirogue se renforcerait et ne périrait que par la putréfaction des écorces.

John Stirling admirait ce chef-d’œuvre de primitifs, le seul à vrai dire qui soit jamais sorti des mains yaghans. Telle que l’avait entrevue Magellan, trois siècles plus tôt, elle se reconstituait sous ses yeux, parfaite, compte tenu des ressources offertes par la Terre des Feux. Un étrange sentiment d’humilité paralysait le Pasteur19...

Le soir même, Calafate rendait compte de sa mission. Les pirogues servaient effectivement au transport de l’alcool... Qui ravitaillait les ivrognes ?... Hombres del norte... Hommes du nord, hommes blancs... Calafate n’avait obtenu que de vagues indications. Sur quel point de la côte ?... Onachaga... canal Beagle... Inga, position au nord... Inga onachaga... côte nord du Beagle. Oui, très loin señor capitan Bueno ! Deux jours de voyage. Calafate avait aussi annoncé le désir du Pasteur. Un désir bien normal. Le pingouin ne pouvait rester seul, et puisque les femmes de sa tribu ne l’acceptaient pas, il devait un jour ou l’autre songer aux femmes yaghans... Toutes les femmes yaghans se montraient bien disposées à l’égard du pingouin. Puisque Yakaif devait quitter ses femmes pour recevoir le baptême il en cédait une contre un fusil et cent cartouches. Toualanpintsis vendait volontiers la sienne contre vingt boîtes de « corned-beef » grand modèle. Tellapakacha se trouvait encombré de trois femmes assez paresseuses, il n’en conserverait qu’une et céderait le surplus contre cinq sacs de galettes. Chagatientsis vendrait volontiers Mayachka Kipa. Il n’avait que des prétentions modestes — la cravate blanche du pingouin — puisque la femme était malade...

Mac Isaac eut un haut-le-cœur en évoquant Mayachka Kipa qui dévorait la farine de moutarde. Il hochait la tête. Ses lèvres dessinaient un sourire mélancolique. Il interrompit le rapport enthousiaste de l’interprète.

 — Je dois me marier chrétiennement, Calafate ! Un chrétien n’achète pas une femme. Je n’épouserai qu’une indigène venue à moi en toute liberté et pleine conscience !

Calafate réfléchissait.

 — Ce sera difficile, capitan Bueno. Les hommes de ma race n’ont pas l’habitude. Si tu prends une femme sans la payer à son père ou son mari il y aura grande colère contre toi. C’est impossible, capitan Bueno !

Duncan Mac Isaac considérait la baie d’Ushuaia à travers les vitres teintées par la clarté mensongère du crépuscule. L’eau de plomb. La forêt préhistorique vernie noir. Le mont Olivia casqué de neige. Dans une clairière, invisibles du large, des hommes nus calfataient une pirogue avec des herbes mastiquées, cousaient ses écorces avec des fanons de baleine. Rien, ni dans leurs gestes, ni dans les matériaux utilisés, ni dans les formes de l’embarcation, n’avait évolué depuis le passage de Magellan et, sans doute, depuis l’âge de pierre...

*

15 octobre 1868. Journée pâle éclairée par un soleil malade derrière ses nuages et grelottante de vent. Mac Isaac baptisait les prosélytes. Calafate recevait le prénom de Job. Suivant l’usage établi par Fitz-Roy en 1836, le « surintendant » faisait disparaître le nom de famille païen et le remplaçait par un nom de lieu. Toualanpintsis devenait Juan Cabo de Horno. Pinouayentsis — Jésus Lhermitta. Kamanakau Kipa — Maria Lhermitta. Yakaif — Jim Woolaston.

Le lendemain John Stirling présentait les nouveaux chrétiens. Calafate vêtu comme à l’accoutumée : pantalon et chandail de matelot « Royal Mail ». Juan Cabo de Horno en caleçon long et veston noir. Jésus Lhermitta nu sous une vieille redingote de Mac Isaac. Maria Lhermitta affublée d’un jupon à volants ayant appartenu à Mme Fernandez.

Toute la population yaghan alignée sur les bas côtés de l’esplanade. Les cinq indigènes devant l’entrée de la chapelle. Le « Surintendant » leur serra la main. La cloche grelottait. Le soleil printanier, à peine découpé en hostie derrière les nuages, versait une clarté plus pâle que du lait. L’île Navarin redéployait sa toile de fond peinte en bleu et noir, suspendue au ciel par la neige des montagnes. Un paysage encore sévère, riche en promesses que l’été ne tiendrait pas. Mac Isaac haranguait les Yaghans, et John Stirling traduisait.

 — Les nouveaux chrétiens ont reçu en même temps que le baptême la force et la sagesse des hommes blancs. Ils n’auront plus jamais faim, ni froid. Leurs ennemis trembleront devant eux. Ils ont acquis la connaissance du Bien et du Mal. Ils seront jugés par le Seigneur, et non par l’ange des ténèbres comme vous, misérables païens persévérant dans l’erreur et endurcis dans le péché !

Puis, il se tourna vers les prosélytes.

 — Vous ne prendrez plus la femme de votre prochain et vivrez avec une seule femme élue que vous respecterez en lui épargnant les travaux pénibles ! Vous cesserez d’étrangler les vieux parents incapables de travailler, et les nouveau-nés mal constitués. Vous triompherez de vos ennemis par votre générosité et non par la fronde ou le harpon. Amen !

Un long silence fut souligné par une trêve du Horn. Puis, Chagatientsis se détacha de la foule et s’avança vers Calafate. Il parlait en accompagnant ses discours d’une mimique passionnée.

 — Señor capitan Bueno, cet homme dit qu’on meurt de faim avec une seule femme. Tu ne sais pas que, pour faire avancer la pirogue, il y a plusieurs sortes d’avirons. Api, celui qui donne la direction est tenu par l’homme. Kipa api sont des avirons pour les femmes, Choukani api les avirons pour les fillettes. La pirogue ne va pas à la mer sans les femmes. Pour attraper Ayapou, Apour, Tapara, il faut se mettre à l’eau et, de mémoire de Yaghan, les hommes n’ont jamais su nager ! Comment vivront-ils avec une seule femme ?

 — Dieu y pourvoira ! répondit Mac Isaac d’une voix forte.

 — Chagatientsis dit encore que si les Yaghans et les Alakaloufes cessent d’étrangler les vieux parents, ils ne pourront pas nourrir ces bouches inutiles. Un homme incapable de travailler n’a jamais pu vivre à la Terre des Feux. De même pour les enfants mal constitués. Chagatientsis veut savoir comment tu réussiras, là où les ancêtres ont échoué ?

 — Dieu enverra la manne dans le désert des îles et des canaux ! répondit Mac Isaac d’une voix éclatante.

 — Il dit encore que s’il rencontre hombres de owen et jette le harpon pour tendre la main, il sera tué par les flèches des Onas. Mais il veut bien devenir chrétien si tu lui donnes une carabine !

 — Dieu confondra ses ennemis et les réduira en poudre, répondit Mac Isaac avec colère. Et puis ?

 — Et puis c’est tout. Chagatientsis dit qu’il préfère vivre comme ses ancêtres !

Mac Isaac allait et venait, marquant avec force l’empreinte de ses bottes dans la boue de l’esplanade. Il ouvrait et refermait ses mains sur des obstacles invisibles. Il tira de sa redingote une bille de billard et se mit à la pétrir entre ses doigts.

 — Calafate ! Fais rompre les rangs. Les hommes sont libres. Rassemblement des femmes, en cercle, autour de moi !

La manœuvre s’exécutait dans une confusion que soulignaient les cris et le frémissement des pieds nus sur la terre gorgée d’eau glacée. Les dernières neiges de l’hiver glissaient sur la pente des toits et s’écrasaient avec un bruit sourd. Des écailles bleues couraient parmi les nuages, sur l’aile du vent. Les femmes yaghans se tenaient à bonne distance du missionnaire. Certaines lustraient leur chevelure par soucis de coquetterie. D’autres prenaient des poses obscènes. Toutes connaissaient le désir manifesté par le « Surintendant » et y répondaient de leur mieux. Mac Isaac semblait de rien voir.

 — Calafate ! Tu vas expliquer à ces femmes qu’aujourd’hui encore elles ont oublié de mettre le « taparobo » !

Calafate traduisait. Cris et mimiques. Gestes de pudeur affectés.

 — Je ne puis tolérer plus longtemps un tel objet de scandale dans la mission...

Il faisait jouer la bille de billard entre ses doigts.

 — J’ai décidé de sévir ! Mais je veux sévir avec douceur  ! Je remets aujourd’hui, samedi, cette jolie boule rouge à Choumaoinaolighi Kipa qui a oublié son « taparobo »... Le jeu commence... Dès que Choumaoinaolighi Kipa rencontre une autre femme sans « taparobo », elle lui remet la bille que la femme est obligée d’accepter sous peine de punition très sévère. Cette femme devra la transmettre à son tour, et ainsi de suite... Demain soir, dimanche, à l’heure du couvre-feu, la Kipa qui n’aura pu se débarrasser de la boule viendra me la remettre ici même. Elle sera privée de galettes pendant huit jours. J’ai dit ! ! !

Le jeu de la boule commençait. Les femmes nues fuyaient à toutes jambes vers la « reduccion » en poussant des cris rocailleux. Dans la soirée, les trois missionnaires accompagnés de Calafate visitèrent les cabanes. Mayachka Kipa toussait toujours. La fièvre montait. Jésus Fernandez renouvela le cataplasme à la farine de moutarde et administra de la quinine. Dans la cabane voisine, Maria Lhermitta se tordait sous sa couverture en peau de phoque, manifestant les mêmes symptômes. Toux violente. Fièvre. Son bébé de quatorze mois paraissait également atteint.

 — J’ai l’impression que nous assistons au début de quelque épidémie, murmura Mac Isaac.

 — Je le crains, monsieur le « Surintendant », et je n’ai ni les possibilités de diagnostic ni les remèdes pour l’enrayer... Maria Lhermitta s’est couchée en revenant du rassemblement. Elle se plaint de douleurs dans la poitrine. J’ai l’impression qu’elle a la rougeole et, cependant, la rougeole se manifeste de manière plus bénigne chez les civilisés. Quant au bébé, il faut attendre.

 — Il faut attendre, conclut Mac Isaac avec un soupir.

La journée du dimanche s’écoula sans incident. L’état des malades restait stationnaire. Jim Woolaston, de faction aux cabanes, certifiait que pas un Yakamouch n’y avait pénétré pour aggraver le mal par ses pratiques de sorcellerie.

A l’heure du couvre-feu, Mac Isaac attendait la visite de la femme perdante au jeu de la boule... Grande surprise ! Ça n’était pas une, mais toutes les femmes qui accouraient en poussant des cris hostiles. Deux Kipas s’arrachaient les cheveux. D’autres se mordaient avec des rages de chiens.

 — Ces horribles femmes ! murmurait Mac Isaac.

Elles avaient toutes revêtu le « taparobo ». Job Calafate essayait de remettre un peu d’ordre dans ce pandémonium et de connaître les causes de la bataille. L’une, surprise nue, n’avait pas voulu accepter la boule et s’était jetée toutes griffes dehors sur sa porteuse. L’autre l’avait cachée dans son « toldo ». Elles s’étaient mutuellement dénoncées à Jim Woolaston tout en le couvrant d’injures et de boue. Il avait remis le jeu en train à coups de pied et de poing et, maintenant, chaque femme venait se plaindre au pingouin et dénoncer sa voisine.

 — Ces horribles femmes ! murmurait Mac Isaac.

... Choumaoinaolighi Kipa forniquait avec Jim Woolaston... Egalement Taoulamayakou Kipa. Egalement Latabilik Kipa... Yaélengou Kipa ne forniquait pas, mais elle était Yakamouch. Elle avait envoyé la maladie à Maria Lhermitta. Pachaveli Kipa volait les rations de galettes dans les « toldos ». Et Mayachka Kipa faisait ses besoins dans les marmites du pingouin qui servent à la cuisson des pommes de terre... Mala Kipa !... Kipa porqueria !... Kipa puta20 !...

 — Ces horribles femmes ! murmurait Mac Isaac accablé.

Autour du Pasteur la horde se démenait, faces convulsées, cris rocailleux, cheveux arrachés par poignées, ventres résonnant sous les coups de pied, fesses lacérées, morsures saignantes...

 — Horrible !... Horrible !...

*

Calafate réveilla le « surintendant » vers 4 heures du matin.

 — Capitan Bueno !... Capitan bueno ! ! !... Jim Woolaston, Jésus Lhermitta, Juan Cabo de Horno ont déserté ! ! !

 — Mes prosélytes ? Déserté ?

 — Si señor ! En revenant de ma ronde, je passai devant le magasin... Porte ouverte... Jim parti avec les autres... Trois carabines, cent cartouches, des conserves, un sac de galettes ! ! !... Long voyage !

Mac Isaac s’habilla rapidement.

 — Trois carabines ? Il ne s’agit pas d’une sortie pour le « brandy ». Réveille l’économe et Mister Stirling !

Le « surintendant » sortit sur ses traces. Le crépuscule du matin traînait dans la baie et sur les montagnes. Cendre grise avec une lueur à l’orient. Une aube de commencement de monde où toutes les formes des choses présentaient un caractère d’inachevé. Le vent portait nord-est.

 — Ils ont dû prendre la mer, avec ce vent, murmura Mac Isaac.

 — Ils se sont peut-être réfugiés dans la Cordillère, objecta le premier catéchiste.

 — C’est impensable, John !

 — Ils suivent la côte...

 — Tout aussi impensable avec les Onas dans la région !

Les trois hommes s’avancèrent sur la pointe du cap occidental. Mac Isaac déploya sa longue-vue.

 — Ils ont pris la mer ! Ils sont encore à moins de 10 milles ! Regardez !... Nous allons les rattraper !...

Le « surintendant » fit armer la pirogue neuve avec un équipage d’hommes. Dix minutes plus tard il prenait en chasse les déserteurs... Vers midi, le canot de Jim Woolaston n’était qu’un point minuscule sur l’horizon. Plus léger et monté par un équipage de femmes il s’échappait avec une facilité dérisoire.

Mac Isaac vira de bord et regagna la mission. John Stirling l’attendait avec une triste nouvelle : Mayachka Kipa venait de mourir ! Ils se dirigèrent vers la « reduccion ».

 — Et vos déserteurs ? demanda le premier catéchiste.

Mac Isaac haussa les épaules.

 — Je comprends maintenant l’origine de leur conversion ! Ils voulaient recevoir le baptême pour gagner ma confiance et accéder au magasin B. Ils cherchaient des armes et des vivres ! Mais pourquoi cette expédition ?

 — Ils vont se ravitailler en « brandy » !

 — Avec trois carabines et huit jours de provisions ?

 — Ils sont partis définitivement pour l’île Picton, ou l’archipel du cap Dur !

Ils entrèrent dans la cabane. Chagatientsis ne manifestait pas la moindre émotion. Le Yaghan mâle ne pleure jamais. Il distribuait aux amis tous les objets qui avaient appartenu à sa femme. Les couteaux de bois. Les raclettes à peaux. Ses instruments de pêche. Les outres en gésier d’oie. Les paniers... et jusqu’au « taparobo » de loutre. Son aversion pour les objets qui avaient appartenu à la morte marquait, suivant la tradition, la douleur de Chagatientsis.

Le silence des hommes contrastait avec la clameur des Kipas. Elles pleuraient en détournant la tête. Les unes se faisaient raser les cheveux au sommet du crâne. Les autres se lacéraient le visage avec des fragments de coquilles. Elles garderaient le deuil pendant plusieurs mois. Désormais, le nom de Mayachka Kipa ne serait plus jamais prononcé. Tout lieu géographique ou toute personne dénommé Mayachka ne pourrait plus être désigné que sous le vocable unique « Ouçilouchka ». Quant à la cabane, elle devait être brûlée et son emplacement abandonné.

Elle brûla effectivement dans la nuit qui suivit la mort. A l’aube, une main mystérieuse avait tracé un cercle à l’argile blanche autour des cendres. Mac Isaac désirait donner une sépulture chrétienne à la dépouille de Mayachka Kipa. Mais Chagatientsis avait emporté le corps enveloppé dans une vieille peau de phoque. Aucune recherche ne permit de le découvrir. Les Yaghans l’avaient caché dans la forêt préhistorique, sous un tas de coquillages. Il devait se décomposer à l’abri des hêtres antarctiques, dans l’enclos secret dessiné par les magnolias et les mousses suivant la loi des ancêtres.

Des soucis plus importants accablaient d’ailleurs le missionnaire. L’état du bébé de Maria Lhermitta empira brusquement dans l’après-midi. Jésus Fernandez et le « surintendant » se penchaient sur l’enfant. La femme criait, et dans le délire de la fièvre s’adressait au Pasteur...

 — Elle dit qu’elle n’avait pas demandé un fils à ton Seigneur, capitan Bueno, murmurait Calafate.

L’enfant respirait avec une difficulté croissante. De ses mains moites, il essayait de déchirer les chairs de son cou.

 — Maria Lhermitta dit que le Yakamouch est venu en ton absence... Il a posé son bâton sur le visage de l’enfant et l’enfant n’a pas été guéri...

L’enfant étouffait. Il tendait ses bras nus vers un air qui n’arrivait plus à ses poumons. De rose, la face devenait violette, puis noire.

 — Cet enfant va mourir, murmura Mac Isaac. Frère Fernandez mettez-vous en prière !

L’économe tomba à genoux. Le vent rugissait en se ruant dans la cabane, inutile, puisqu’il ne pouvait plus atteindre les poumons du bébé yaghan qui luttait contre l’asphyxie.

 — Referme cette porte, Calafate !

Faisant écho aux prières de Jésus Fernandez, l’Ecossais cria d’une voix forte : « L’Eternel est vivant et ton âme est vivante ! Je ne te laisserai point ! »

Puis, il se coucha sur l’enfant agité de soubresauts, colla sa bouche sur la sienne et aspira de toutes ses forces. Un paquet de muqueuses gicla entre ses dents. Mac Isaac eut un haut-le-cœur et vomit sur le sol de terre battue des débris sanguinolents en même temps qu’un flot de bile.

L’enfant retomba sur sa peau de loutre en poussant un profond soupir. La respiration reprenait son rythme régulier. Les stigmates de l’asphyxie disparaissaient. Un sang frais circulait sous les joues qui retrouvaient leur teinte rose-cuivré. L’enfant éternua et rouvrit les yeux.

 — Appelle cette femme, Calafate !

Maria Lhermitta émergea de son délire et sourit au Pasteur qui lui tendait son bébé.

 — Prends ton fils, il est sauvé !

Il sortit en titubant. Il regagna sa chambre et se versa une rasade de whisky de Campbelltown. Puis, il se jeta sur son lit et s’endormit d’un seul coup.

Une rumeur qui n’était pas celle du vent grossissait dans la direction du large. Elle éveilla Mac Isaac vers 5 heures du matin. Les cris joyeux des Yaghans contrastaient avec les plaintes funéraires de la veille. Puis, trois coups de carabine s’inscrivirent sur le fond sonore des voix humaines. Presque au même instant, John Stirling pénétra dans la chambre.

 — Ils sont de retour, Frère Mac Isaac ! ! !

La pirogue de Jim Woolaston émergeait de la brume, chargée à couler bas. Le Yaghan tirait des coups de fusil. A chaque décharge, les indigènes de la « reduccion » effectuaient des cabrioles joyeuses... Les femmes pagayaient sous les ordres de Juan Cabo de Horno. Jésus Lhermitta tenait l’aviron de queue : Api... Mac Isaac apercevait une forme humaine allongée près du feu et qui disparaissait à demi sous un monceau de peaux de guanaco, arcs, pièges, éléments de « toldos », outils. Un retour triomphal !

 — Je comprends maintenant ! murmura le « surintendant ».

Les trois prosélytes s’étaient emparés des armes pour aller attaquer les Onas de Puerto Harberton. Winchesters contre flèches : les Indiens à canots avaient sans doute facilement triomphé des Indiens chasseurs.

La pirogue s’échoua à quelques brasses de la plage. Les Kipas entrèrent dans l’eau, formant la chaîne pour débarquer le butin immédiatement partagé. La pirogue rentrait dans ses lignes de flottaison. Plus rien à bord que cette créature... Une femme Ona. Jim Woolaston lui donna quelques coups de pied. Elle entra dans la mer. Elle était nue. Merveilleusement musclée, plus grande que les Kipas yaghans. Elle avait la peau blanche. Elle fendait les vagues d’une démarche sûre et puissante. Elle regardait droit devant elle, insensible à des insultes qu’elle devinait sans les comprendre. Son visage régulier, bronzé par le vent, vivait par l’arc de la bouche moelleux, mais qui retombait sur deux commissures dédaigneuses, et des yeux très longs, fendus en amande, dont les prunelles décolorées atteignaient à l’intensité d’aveugle sérénité des antiques. Des cheveux extraordinaires, presque blancs, dissimulaient le front, encadraient le visage jusqu’au menton, retombant en brides de jugulaire... Elle pouvait avoir dix-huit ans. Elle portait haut sa poitrine aiguë. Elle sortait de la vague, ruisselante, silhouettée sur le fond du brouillard. Rien, sinon le nez aux ailes épaisses, ne semblait la rattacher aux races fuégiennes. La représentante d’un peuple inconnu sortait de la mer, face à Mac Isaac. Le « surintendant » saisit le bras du catéchiste.

 — Je n’avais jamais vu de reine, Frère Stirling... maintenant je comprends !...

Sa respiration devenait rauque. Ses joues brûlaient.

 — C’est une reine primitive, John !

Puis, d’une voix brusquement voilée.

 — Une reine de Babylone !

La femme Ona prenait pied sur le sable. D’un geste brutal elle arracha à Latabilik Kipa une cape de guanaco qui faisait partie du butin et la jeta sur ses épaules. Toutes griffes dehors, les Kipas se jetèrent sur la captive.

 — Halte ! ! !...

Mac Isaac bousculait les Yaghans, sans égard aux pierres qui volaient sur leurs trajectoires. Il passa son bras autour des épaules de la femme Ona.

 — Calafate ! Annonce à tous ces païens abandonnés de Dieu que la guerre est interdite en territoire chrétien et que les assassins seront punis ! Cette femme est sous ma protection personnelle. Celui qui touche à un cheveu de sa tête sera fusillé !

De sa main libre il saisit la Winchester de Jim Woolaston.

 — Jim ! Je t’ai fait sauter une oreille, là-bas sur la plage, il y a six ans... veux-tu perdre l’autre ?...

Mac Isaac leva la carabine. En reculant, le Yaghan laissa tomber un sac dont le contenu se répandit sur le sable... Une collection de mains aux poignets ensanglantés. Les quatorze mains droites des Onas massacrés à Puerto Harberton ! Bouleversé, Mac Isaac n’arrivait pas à presser sur la détente. Il maintenait la femme captive par les épaules. Il sentait le contact de son corps le long de sa hanche. Mac Isaac abaissa le canon de la Winchester.

 — C’est bien ! Calafate, renvoie tous ces monstres dans la « reduccion ». Tu séquestreras le butin. Tu enterreras ces mains dans notre cimetière.

Sa mission terminée, Calafate vint retrouver le « surintendant » dans sa chambre. Mac Isaac alluma sa lampe. Les reflets gris de la nuit s’effacèrent derrière la fenêtre. La femme captive dormait dans la pièce voisine, fermée à clef. Son souffle allait et venait à travers le souffle géant du Horn. Calafate parlait d’une voix larmoyante.

 — Capitan Bueno, frères sauvages, mais pas hommes de guerre. C’est la première fois ! Jamais les Yaghans n’ont attaqué les Onas. Autrefois on tuait aux îles Woolaston, mais pour se venger. Jamais pour le plaisir et le butin ! Chose nouvelle capitan Bueno. Chose triste ! Il ne faut pas punir Jim. Il a seulement voulu essayer les carabines !

 — Je verrai... je réfléchirai...

Mac Isaac et John Stirling discutèrent fort avant dans la nuit... Impossible de revenir sur le fait accompli, le plus douloureux... Trois prosélytes avaient prémédité, et exécuté, une attaque à main armée contre un groupe de paisibles Onas, et ils en avaient assassiné quatorze ! Dans d’autres circonstances de temps et lieu Mac Isaac les aurait abandonnés au bras séculier... Dans le cadre d’Ushuaia, la mort de Jim Woolaston — fusillé ou pendu — ne signifiait rien. Stirling conseillait la solution diplomatique de l’oubli...

Mac Isaac réfléchissait. Sur le plan du sacré, il ne pouvait défaire les liens que le baptême avait noués. Pour l’avenir de l’œuvre apostolique, il était impossible de frapper trois prosélytes après les avoir élevés... Avec leur faculté de raisonnement limitée, les Yaghans ne retiendraient que l’apparente contradiction de cette mesure... Mac Isaac finit par adopter la position du catéchiste. L’oubli devait retomber sur la tragédie de Puerto Harberton.

Mais, les Yaghans en avaient décidé autrement. Le 21 octobre, au réveil, Mac Isaac aperçut tout le personnel de la « reduccion » rassemblé sous ses fenêtres — hommes, femmes et enfants — à l’exception de Maria Lhermitta agonisante, et de Latabilik Kipa qui veillait la malade. Rien que visages sournois mais chargés d’une étrange espérance. Le « Surintendant » se demandait quelle sorte de piège... Calafate apparut. Mac Isaac sortit au devant de son troupeau.

 — Capitan Bueno, tous mes frères ont décidé cette nuit de devenir chrétiens...

Le Pasteur doutait du témoignage de ses oreilles.

 — Chrétiens ?... Comme ça, par sections ?...

 — Ils veulent tout de suite la cérémonie, comme pour Jim Woolaston et les autres !

Mac Isaac réfléchissait, fronçait le sourcil et son visage devenait dur.

 — Avant de répondre, je dois savoir si ces hommes et ces femmes ont le ferme propos et si leurs motifs sont recevables. Traduis !

 — Ça n’est pas la peine, capitan Bueno. Moi je ne veux pas te tromper. Tous pensent la même chose. Tu as retrouvé leur confiance. Tu as tenu tes promesses. Tu es le plus fort et le plus habile, puisque tu as sauvé l’enfant de Maria Lhermitta quand le Yakamouch le laissait mourir. Tu n’as pas menti sur la puissance des armes chrétiennes. Jim Woolaston a détruit les ennemis Onas sans recevoir une blessure. Ils veulent devenir aussi puissants que lui !

L’Ecossais se retourna vers John Stirling que cette agitation venait d’alerter.

 — Et voilà, John !... Dix-huit ans de mission pour en arriver à Ça !

Il brandissait son poing dans la direction des Yaghans. La colère gonflait les veines de ses tempes.

 — Misérables bandits !... Dirty dogs... sales chiens. Je vous baptiserai à coups de pied dans les fesses... Vous faites le désespoir du Dieu vivant. C’est vous, chiens ivrognes, qui chassez le soleil et méritez ce vent ! ! !...

Son bras tendu, son index pointé, désignaient aux Yaghans impassibles la direction où gisaient les sources du Horn. John Stirling essayait de l’apaiser.

 — Vous avez tort, Frère Mac Isaac ! C’est une occasion unique de défricher la vigne ! Même avec des moyens aussi douteux... N’oubliez pas que les voies du Seigneur sont innombrables !

 — Jamais ! Jamais ! criait Mac Isaac.

 — Frère Mac Isaac, je vous rappelle l’angoisse d’Abraham devant le Seigneur : « Peut-être y a-t-il cinquante justes dans la ville ; les feras-tu périr aussi, et ne pardonneras-tu point à ce lieu, à cause des cinquante justes, s’ils y sont21 ? »

La colère du « Surintendant » tomba d’un seul coup.

 — C’est vrai, John ! Vous avez raison, murmura-t-il d’une voix blanche.

Il allait et venait. Ses bottes enfonçaient dans la terre dégelée.

 — C’est bon ! Tout le monde recevra le baptême. Dieu reconnaîtra les siens.

Mais les Yaghans ne l’écoutaient point. Leurs regards se dirigeaient vers Latabilik Kipa. Elle accourait depuis la « reduccion » en poussant des cris lamentables.

 — Apana !... Apana !... Apana ! ! !

Maria Lhermitta venait de mourir.

 — Calafate ! Dis à ces hommes et ces femmes que mon Dieu accepte leur demande, mais qu’il leur sera rendu selon la pureté de leurs mains... Traduis cela comme tu pourras !... Fais-leur remarquer que la femme de Jésus Lhermitta vient de mourir, en expiation des crimes de son mari contre les pauvres Onas ! Ainsi seront frappés tous ceux qui feront un mauvais usage du baptême ! ! !...

Les Yaghans organisèrent une grande fête, le dimanche suivant, à la fois pour célébrer les mérites du pingouin, et la victoire sur les Onas. Le jeu de Kalaka — lutte courtoise — en constituait l’attraction principale...

Deux lignes d’hommes se tenant par le cou se précipitent à la rencontre l’une de l’autre. Au moment d’entrer en contact, les joueurs baissent la tête pour obtenir un effet de choc destiné à rompre la ligne adverse. Le Kalaka se pratique aussi sous forme de combat singulier... Les deux antagonistes s’affrontent au centre d’un cercle de spectateurs et par une gamme de prises variées, cherchent à se jeter sur le sol...

Le Kalaka dura longtemps. Ouayanakandjis contre Jésus Lhermitta... Juan Cabo de Horno contre Chagatientsis... Au cours d’un combat, Jim Woolaston fut jeté à terre et ne se releva plus. Exaspéré par l’embonpoint, les dénonciations, les adultères et les triomphes guerriers du chef de la sûreté, son adversaire lui avait brisé la colonne vertébrale ! Mac Isaac était à sa fenêtre, il se penchait sur la nuit grelottante et peureuse lorsqu’il apprit la nouvelle. Il leva les yeux vers le ciel sans étoiles et murmura : « Seigneur, vous ne m’avez pas abandonné !... »

*

Ushuaia, février 1869.

Ma bien chère Elisabeth,

« J’ai sous les yeux votre lettre du printemps dernier. Elle est posée sur ma table, sous la clarté de ma lampe. Elle est usée à tous ses angles. Le papier en est froissé, auréolé par les taches d’humidité. Car, pendant des mois, votre lettre ne m’a pas quitté. Je l’ai relue chaque jour, et bien souvent plusieurs fois par jour. J’en ai pesé tous les termes. J’ai minutieusement étudié chacune de ses propositions. Pendant des mois, elle alimenta ma tristesse et plus encore ma révolte. Et je méditais avec amertume les paroles de l’Ecclésiaste : « Malheur à celui qui est seul et qui tombe, et qui n’a personne pour le relever ! » IV, 10.

Avec le temps, une sérénité objective a remplacé cette révolte. En relisant ce soir votre lettre dans le bruit de la tempête qui balaye Ushuaia, j’admets bien humblement que vous avez toujours su découvrir avant moi quels étaient les véritables desseins du Seigneur. Cette part de l’intelligence qui est exclusivement femme vous a révélé une vérité qui restait cachée au Pasteur. Pour racheter l’éternelle damnation je vous proposais le mariage, comme un boutiquier de Bristol ! Vous avez su mesurer l’étendue de la faute et concevoir, à son échelle, la punition rédemptrice !

J’accepte donc votre sacrifice, Elisabeth, et j’y réponds par un sacrifice d’égale valeur. J’épouse une femme sauvage... J’ai longtemps différé ma décision. J’étais arrêté par un obstacle insurmontable... Je ne parle pas de l’horrible condition humaine des Yaghans car, une fois le principe de l’expiation établi, je pouvais lui faire des concessions illimitées. Et, d’ailleurs, les mauvaises odeurs ne me gênent plus ; j’ai pris l’habitude de manger des coquillages et je trouve à l’huile de phoque de grandes vertus. Mais j’étais obligé d’acheter la femme ou la jeune fille que j’aurais élue, et c’était chrétiennement inacceptable. C’est alors que le Seigneur m’a envoyé une femme appartenant au peuple Ona qui vit à l’intérieur de l’île Grande. Une expédition de guerre de mes Yaghans l’a ramenée, avec le butin que j’ai confisqué. J’ai libéré cette captive. En l’épousant, j’en fais la première femme de la mission, ce qui est aussi une manière de réparer le dommage causé par mes prosélytes aux pauvres Onas dont quatorze ont péri dans l’attaque de Puerto Harberton.

« Du point de vue missionnaire, c’est également une bonne solution. En épousant une Yaghan, je flattais l’orgueil de mes brebis sauvages ce qui n’allait pas bien loin. Mais, en épousant une Ona, beaucoup plus évoluée, physiquement et moralement très supérieure aux Kipas, je m’assure le dévouement d’une femme qui, tôt ou tard, est appelée à dominer le troupeau par le simple poids de ses vertus.

« C’est Dieu qui, ayant dans sa main toutes nos voies, a conduit cette femme jusqu’à votre humble serviteur. Car, s’il m’a donné cette captive comme épouse, c’est peut-être avec le dessein d’éclairer ma route apostolique. Les Onas forment un grand peuple, resté jusqu’ici sans contacts avec la civilisation. Ne devrai-je pas quitter un jour mes Yaghans et Alakaloufes pour aller apporter la lumière aux Indiens chasseurs de l’île Grande ? Et dans ce cas, l’aide de cette femme ne sera-t-elle pas décisive ?... »

Duncan Mac Isaac releva la tête. Malgré les rugissements du vent, il percevait les plaintes des femmes conduisant un nouveau deuil, des sanglots longs que le Horn emportait dans son tourbillon en direction des montagnes.

« Si la main du Seigneur s’appesantit sur ma « reduccion » ne serait-ce point qu’il a trouvé ce peuple de cou roide et qu’il a décidé sa perte ? Car je dois vous dire, ma bien chère Elisabeth, que depuis des mois la mission est durement éprouvée. Une épidémie terrible et de nature mystérieuse frappe toutes les familles qui s’étaient converties à la vie civilisée et habitaient nos cabanes. Les femmes et les enfants sont emportés les premiers. Puis, les hommes de faible constitution. Maintenant la maladie s’attaque aux habitants des « toldos ». Elle n’est malheureusement pas circonscrite au territoire d’Ushuaia. J’ai envoyé Calafate en reconnaissance dans le sud. Il a visité Navarin, Picton, Tekenika sound, la baie de Ponsonby, New Year Sound, les passes de Murray, Lapataya. L’épidémie s’étend partout, sans doute propagée par des Yaghans contaminés qui ont quitté la mission. Seules, les îles du cap Dur sont épargnées, mais pour combien de temps ?

« L’humble ouvrier s’efforce de répandre la lumière avant qu’il soit trop tard. Mais si l’épidémie n’est pas enrayée, il me faudra quitter Ushuaia et installer une autre mission dans l’île Grande. La collaboration de la femme Ona sera précieuse et cette considération a levé mes ultimes doutes, mes derniers scrupules.

Je ne veux pas reparler du passé, Elisabeth, car mon cœur se déchire. Mais il me sera tout à fait impossible de vous oublier. Qui peut savoir si quelque événement imprévisible ne produira pas le miracle de notre réunion ? Si des années d’humble patience ne fléchiront pas la colère du Seigneur ? Au cours de cette attente, peut-être insensée, je vais essayer de vivre selon saint Paul : « Que ceux qui ont une femme soient comme s’ils n’en avaient point. » Je donnerai beaucoup à cette femme sauvage — car c’est mon devoir — mais pourrai-je lui donner mon cœur puisqu’il est resté près de vous ?

Ce mariage pose des problèmes dont vous ne soupçonnez pas l’étendue. La femme Ona ne parle ni le yaghan ni l’alakaloufe, mais seulement le Shelknam que Stirling ignore autant que moi, et bien entendu, pas un mot d’anglais ou d’espagnol... Les débuts furent laborieux. Il me fallut trois mois pour connaître son nom et sa signification : Alitol Telen — Petite femme blonde... Quel travail pour lui enseigner l’espagnol et lui inculquer les rudiments de notre Religion ! Mais aussi, quelle récompense, car elle est très intelligente, vive, pleine de bonne volonté. Depuis le mois de janvier, les progrès accomplis sont étonnants. Je vois se dessiner une personnalité nouvelle. J’éveille en elle toute la fraîcheur déposée par une nature primitive et qui avait seulement besoin d’être révélée. Elle rayonne de possibilités inconnues. C’est une statue que je sculpte. J’ai le sentiment de donner à ce marbre vierge une sorte de perfection qui sera toujours inaccessible aux êtres civilisés.

N’allez surtout pas croire que ce soit une beauté indigène. Elle n’est pas belle... »

Mac Isaac leva la plume et parut se pencher avec attention sur la nuit rugissante.

« Elle n’est pas très belle... »

Il rejeta sa plume et choisit une plume neuve.

« ...Elle n’est pas aussi belle que vous, Elisabeth. Et puis... c’est autre chose. Elle est tellement loin de nous ! Mais j’irai avec la joie du Croyant jusqu’au bout de mon sacrifice.

J’espère que le Patrick Sunderland viendra cet été, malgré les tempêtes exceptionnellement violentes et nombreuses. Il nous reste peu de vivres, mais comme le personnel indigène est décimé par les épidémies nous pouvons subsister un an sans ravitaillement. J’espère lui confier cette lettre qui vous apportera l’expression de ma douleur enfin dominée et de mon affection persévérante.

Votre frère en Jésus-Christ.

 

Duncan MAC ISAAC. Past. »

 

Le Pasteur resta longtemps immobile sous la clarté rose de la lampe. Il écoutait le fracas du Horn qui ravageait la forêt préhistorique et les montagnes. Minuit sonnait. Il ajouta au bas de la page :

« Et j’ai trouvé plus amère que la mort la femme dont le cœur est un piège et un filet, et dont les mains sont des liens ; celui qui est agréable à Dieu lui échappera ; mais le pécheur sera pris par elle. » Ecclésiaste, VII, 26.

Puis, il se dirigea vers la chambre d’Alitol Telen,