I

Le vent noua ses trombes de sable autour de la nouvelle mission : Rio Grande en Terre des Feux. Deux cabanes cuirassées de tôle, amarrées aux quatre angles par des câbles d’acier, face à trois solitudes et prisonnières d’elles : l’Atlantique-sud sans terre ni voile au grand large, une plage de 200 kilomètres entre détroit de Magellan et détroit Lemaire, la « tierra desconocida » de l’île Grande, clapotis de collines vertes, vallées, maigres forêts agenouillées dans l’axe du vent. Le vent rugit avec une puissance plus soutenue que sur le canal Beagle. Il a cessé de suivre les routes tortueuses de l’archipel. Il a franchi la Cordillère Darwin en y lâchant sa cargaison de nuages. Il est sec, tranchant comme le fil d’une épée... Mac Isaac ramasse la lettre à peine commencée que le vent a balayée de sa table, malgré portes fermées et fenêtres closes...

« ... Ici chacun de mes gestes est englouti par une immensité horizontale, un océan de prairies, de sable et d’eau. Rien sur l’océan. Rien sur la terre, sinon la fuite bondissante des « guanacos »23. Rien sur la plage grise mangée par le ressac. Rien dans le ciel. Pas un nuage. Un azur pâle, froid, qui me présente le visage sérieux de l’éternité.

« Aucun long-courrier ne relâche sur ces côtes hostiles défendues par une barre. L’intérieur de l’île est inexploré. Aucun contact avec le monde civilisé n’est possible avant le retour du cutter, dans six mois !

Cela n’a pas une grande importance. La mission de Rio Grande n’est qu’une base de départ. Je n’ai pas l’intention d’attendre ici la venue des pauvres Onas. Dans trois semaines le Pasteur partira à la recherche de ses brebis. L’étendue des territoires à visiter est immense et le personnel de la mission réduit, puisque nul n’a voulu me suivre, excepté ma femme et Job Calafate ! La pensée des fatigues, et peut-être des périls qui nous attendent, ne m’effraye pas. Elle me réjouit, car il est dit : c Que l’Eternel, le Dieu des esprits de toute chair, établisse sur l’assemblée un homme qui sorte et entre devant eux, et qui les fasse sortir et entrer, afin que l’assemblée de l’Eternel ne soit pas comme des brebis qui n’ont point de berger. » Nombres, XXVII, 16...

Cependant mon âme est sombre, Elisabeth ! Ce ne sont point les critiques qui m’ont été faites concernant l’énormité des dépenses engagées par rapport aux résultats évangéliques obtenus qui me troublent. Tout l’or de l’empire ne vaut pas une âme gagnée au Seigneur. Mais j’ai vingt-cinq ans d’expérience missionnaire, Elisabeth ! J’ai œuvré vingt-cinq ans pour faire pénétrer l’Evangile dans le cœur des primitifs. Je dois reconnaître que l’échec fut total. L’image du Dieu chrétien reste floue dans la conscience de mes prosélytes les plus intelligents : Alitol et Calafate ! Mon angoisse est extrême, Elisabeth ! Whitefield avait-il raison contre Wesley ? Existe-t-il des possibilités de grâces pour le citoyen britannique, sont-elles refusées d’avance au pauvre Fuégien ? Et, dans l’affirmative, comment puis-je justifier ma vocation et le sacrifice que nous avons fait de notre jeunesse ? Voilà quelles sont les pensées qui m’assaillent avant mon départ à la recherche des Onas. Mais je pars, malgré ce doute. Les Onas seront peut-être de cou moins roide que les Yaghans et Alakaloufes ? Et même si l’exactitude de la doctrine de la prédestination absolue était prouvée par l’échec de nos campagnes en terre païenne, le Seigneur n’a-t-il pas très clairement indiqué qu’il n’était pas nécessaire d’espérer pour entreprendre la conquête des âmes ?... « Va ! et dis à ce peuple : Vous entendrez, mais vous ne comprendrez point ; vous verrez, mais vous n’apercevrez point. Endurcis le cœur de ce peuple, rends ses oreilles pesantes, couvre ses yeux ! Qu’il ne voie pas de ses yeux, qu’il n’entende pas de ses oreilles, que son cœur ne comprenne pas, qu’il ne se convertisse pas et qu’il ne soit pas guéri ! » Esaïe, VI, 9, 10.

Je vous écris sur une table de bois blanc, face à l’étroite fenêtre qui ouvre sur l’Atlantique. Rien n’arrête ma vue sur la ligne horizontale de la plage, l’horizon marin. Le vent a déposé ses nuages sur la mission d’Ushuaia où Jésus Fernandez s’efforce d’alléger les souffrances des pauvres Yaghans et Alakaloufes rongés par les épidémies. Le vent aborde l’océan suivant un axe sud-ouest-nord-est et cingle droit sur l’Angleterre...

Je ne le suivrai plus jamais, Elisabeth ! Si quelque hasard de la vie devait nous réunir, ce serait vous qui remonteriez dans le vent, vers moi, comme ces cap-horniers dont je n’aperçois pas les voiles... Les quatre années que je viens de passer entre Bristol, Londres, Edimbourg, Glasgow m’ont confirmé dans mon impuissance à vivre en terre civilisée. Ce ne sont point les bonnes paroles que Sa Majesté m’a prodiguées qui pourraient me rattacher à l’Angleterre. Ni son sourire amusé devant Calafate et le pauvre Tomas Gordon décédé pendant le voyage de retour. Ce sourire dressait une barrière entre deux mondes. L’un triomphant, en train d’asservir l’œuvre du Seigneur ; l’autre grelottant, affamé, cherchant sa nourriture dans les régions les plus désolées de la terre. J’ai compris que le Pasteur ne pourrait plus quitter ses brebis errantes et martyrisées. Tout me rejette hors de la civilisation, et spécialement ce mariage dont vous portez la responsabilité... Que l’ « University Club » m’ait exclu pour mon union avec une « native » me laisse indifférent. Ce sont de méprisables réactionnaires. Mais les réticences devinées dans les milieux de progrès, dans les Eglises évangéliques, presbytériennes, et jusque dans notre propre Eglise, m’ont démontré que nous ne parlions plus la même langue lorsqu’il s’agissait des sacrifices à consentir pour entrer dans le royaume de Dieu. Je ne veux pas que la religion devienne aussi pour moi : Une belle religion d’été. »

« Bien chère Elisabeth, si je vous ai confié Barbara malgré l’opposition de sa mère, c’est parce que je veux éviter à ma fille de se voir rejetée un jour par le monde primitif, s’il existe encore, et par la société civilisée. Je veux qu’elle reçoive une éducation chrétienne et une culture anglaise, et que rien ne lui rappelle les terres farouches d’où elle vient. Vous êtes chargée de maintenir le secret ! Il n’existe pas dans tout l’empire d’âme plus généreuse et de piété plus fervente que les vôtres, Elisabeth. Sous votre direction Barbara ne sera pas une orpheline aux orphelinats d’Ashley Down. Je suis donc parti tranquille, mais le chagrin de ma femme est d’autant plus émouvant qu’elle n’entend rien aux raisons supérieures qui me guident. Elle voit sa fille perdue, dans une société qui n’est pas la sienne, et les dieux de sa race n’ont jamais exigé pareil sacrifice. Mais je n’ai de comptes à rendre qu’au seul Dieu d’Israël. J’espère que votre santé ne sera pas altérée par ce supplément de responsabilités. Et ce soin de protéger mes enfants était inscrit dans notre contrat de sacrifice... »

Duncan Mac Isaac ouvrit l’étroite fenêtre qui donnait sur l’océan. Les coudes posés sur la table il défendait ses papiers contre les entreprises du vent qui maintenait une continuité vertigineuse entre la terre et l’eau. Mac Isaac respira ce vent qui desséchait la gorge puis referma la fenêtre.

« La pensée que vous êtes devenue la mère adoptive de Barbara me rapproche de vous, plus encore que les quatre années passées dans le délicieux et discret sillage de vos vertus, Elisabeth. Je devine votre regard bleu fixé sur la tête du petit enfant. Et j’ose imaginer que vous pensez toujours à moi, au compagnon lointain de votre vie, comme je pense à vous. Je rêve d’extraordinaires bénédictions qui nous réuniraient dans cette vie, d’une absolution du passé pour laquelle je suis décidé à vivre aussi longtemps qu’il le faudra. Vous serez toujours, pour moi, la fiancée perdue en mer d’Irlande, la blonde princesse de Iona pleurant sa charnelle faiblesse assise sur la tombe de Macbeth !

« Je ne devrais pas vous écrire de telles choses qui vont m’attirer votre sévérité justifiée ! La route du devoir est rectiligne comme celle du vent du Horn qui tombe sur mes épaules. Vous vous devez aux orphelins du pasteur Muller, et surtout à Barbara l’orpheline sanctifiée que nous offrons au Seigneur. Et moi, selon l’Epître de saint Paul aux Romains : « Je me dois aux Grecs et aux barbares... » Rien, sinon la mort d’Alitol Telen, ne peut modifier le chemin de notre devoir.

Mon devoir m’appelle vers les Onas. Je compte traverser toute l’île Grande jusqu’au golfe Almirantazgo, puis revenir vers l’est en longeant le pied de la Cordillère Darwin en direction d’une mer intérieure qu’aucun homme blanc n’a jusqu’ici reconnue et qu’Alitol Telen appelle Kakenchow24. Là-bas se rassemblent les familles qui fuient l’avance de la civilisation. Six mois de voyage. Je pars avec des ressources plus limitées que jamais. Songez que mes quatre années de mendicité m’ont rapporté... 2 000 £ ! Comment pourrai-je nourrir, vêtir et chausser les centaines d’Onas que je vais ramener à la mission ? Il me faudra sans doute m’en remettre à la Providence journalière de Dieu, comme l’admirable pasteur Muller !

« Si je réussis à remettre cette lettre à quelque pêcheur de l’Almirantazgo pensez à moi pendant la durée du voyage ; priez pour attirer les bénédictions du Très Haut sur les efforts de votre frère en Notre-Seigneur Jésus-Christ. Votre

Duncan MAC ISAAC. Past. »