II

La pluie. Le vent. La nuit grise qui à 23 heures permet encore de marcher entre des formes qui se dissolvent sans disparaître tout à fait. Les hêtres antarctiques convulsionnés. Les magnolias. Les mousses embryonnaires. Les blocs erratiques baignant dans une matière rouge à consistance de gélatine. Le vent égaré dans la forêt préhistorique, avec Duncan Mac Isaac, Alitol Telen, Calafate. Les tourbières noires, pièges. La pluie. Un ruissellement d’eaux glacées qui se dilapident au gré des pentes. Chaque feuille crachait un filet d’eau. Chaque canelure voulait avoir sa cascade. Quant aux grandes Mac Isaac venait d’en compter sept sur un contrefort de la Cordillère Darwin. Serpents d’ébèrie. Colonne de verre. Chevelures d’argent. Fumée. Brouillards d’eau grise... C’étaient les sept merveilles d’un monde de la pluie qui le rejetait...

Il n’avait pas exactement perdu sa route. A travers la forêt vierge un chaos de rochers, d’arbres pourris, de « pentanos » et de tourbières en vaut un autre. Il faisait route vers l’Est... Il avait quitté la mission Rio Grande depuis trois mois. Chevauchée facile dans le nord de l’île depuis l’Atlantique jusqu’à Baie Inutile. Aucune présence humaine. La fuite des hardes de « guanacos ». L’appel du « tucotuco » dans la paix des nuits crépusculaires. De l’herbe, des touffes de « calafates », des îlots de forêts posés sur les vagues figées des collines. Un ciel peuplé de nuages qui se dissolvaient avant d’aborder la Patagonie vouée à la plus effrayante des stérilités...

Un ciel menaçant s’était refermé sur eux — nuées sombres, vapeurs cuivrées — quand ils avaient commencé de descendre la côte vers la baie Almirantazgo. Un univers de glace les séparait du canal Beagle. La tempête envoyait son avant-garde par-dessus la Cordillère. Plus de flamants roses sur les lagunes. Les pélicans disparaissaient avec les cygnes, les outardes, les « chimangos » et l’oiseau-charpentier à tête rouge. Ils avaient rencontré des pêcheurs de « centolla » — l’araignée de mer — basés sur la côte de l’île Grande. Mac Isaac leur avait confié des messages. Puis il avait pris la route du Sud. Chaque jour terrain plus difficile parce que plus boisé ; puis le vent, puis la pluie.

Une fois les chevaux sacrifiés il fallut poursuivre à pied. Mac Isaac épuisa la provision de farine. Puis celle de riz. Puis celle de sucre. Alitol Telen ramassait des champignons et certaines espèces de mousses comestibles. Mais le Pasteur avançait portant le cancer de la faim au creux de l’estomac. Le vent. La pluie. Le néant de la forêt préhistorique désertée par le gibier qui remontait vers le Nord. Chaque heure de marche exigeait un labeur épuisant... Ouvrir la végétation à coups de hache. Escalader les troncs des arbres morts qui se décomposaient brusquement sous le pied et se résolvaient en un tas de poussière brune... Retirer les bottes des « pentanos »... Alitol Telen marchait en tête, cheveux collés sur les tempes et les joues par le ruissellement de la pluie, la veste de cuir serrée à la taille, la jupe relevée au-dessus des genoux, les pieds nus. Sa démarche légère n’éveillait aucune rumeur d’eau souterraine.

 — Tellenika ?

La femme tourna vers le missionnaire ses yeux que la pluie semblait décolorer davantage.

 — Qu’avez-vous fait de vos chaussures, Tellenika ?

 — Les chaussures de la femme du Pasteur sont dans son sac.

 — Il faut les remettre, Tellenika !

Alitol Telen esquissait alors un sourire plus pâle que les brumes qui rampaient autour d’elle et noyaient ses cheveux blancs.

 — Le Pasteur sait très bien qu’on marche mieux avec les pieds nus dans les « pentanos ». Il a plus froid que moi avec ses bottes pleines d’eau.

 — Je le sais, Tellenika, mais remettez tout de même vos chaussures !

La femme s’exécutait et ils reprenaient leur calvaire. Le vent. La pluie. La forêt géante en train de pourrir sur pied. Présence occulte des Onas sauvages. Hombres de owen. Les hommes d’arcs et de flèches. L’embuscade. La mort. Un monde inconnu, donc redoutable. Ils avançaient à l’estime vers Kakenchow, la mer intérieure qu’Alitol Telen avait aperçue dans son enfance. La famine menaçait l’expédition.

Vingt-cinq jours après le départ de l’Almirantazgo ils aperçurent, derrière les rideaux de brume et les frondaisons des hêtres, une étendue d’eau plus vaste que les lagunes familières et qui pouvait être Kakenchow. Dans la translucidité grise de la pluie rayonnaient les formes des hautes montagnes de l’autre côté du lac. La surface de l’eau grelottait sous les rafales du vent. Les gouttes de pluie la pigmentaient. La pluie. Le vent. La mer intérieure.

Vers la fin de l’après-midi ils se heurtèrent au Rio qui devait constituer le déversoir naturel du lac. Trop profond pour être franchi à gué il pouvait être traversé à la nage. Ils poussèrent leurs brasses vigoureuses, nus, vêtements et bagages posés sur la tête.

Ils grelottaient sous la tente aux toiles détrempées qui claquaient dans le vent, ailes de chauves-souris dégouttantes. Restés nus, Alitol Telen et Calafate paraissaient moins souffrir que le missionnaire. Mac Isaac avait réendossé ses vêtements et poussait des éternuements formidables.

 — Tu devrais faire un peu de feu, Calafate !

Le fidèle Calafate hochait la tête.

 — Les allumettes sont mouillées, capitan Bueno ! Plus sécher jamais. Plus de feu aujourd’hui, ni demain, ni après-demain !

Mac Isaac réfléchissait à l’étendue du désastre.

 — Tu ne sais plus allumer le feu à la manière yaghan ?

Calafate devint très pâle.

 — Je ne sais plus... capitan Bueno, j’ai oublié... avec toi depuis tant d’années... toujours briquet, allumettes... non, je ne sais plus...

Le rouge de la confusion colorait ses joues.

 — Et vous, Tellenika ?

 — Je pourrais allumer le feu du Pasteur si j’avais « Yar Jauke », la pierre à étincelle. Mais elle ne se trouve pas dans cette région. Elle vient du nord. Nous l’échangeons avec les familles du nord contre des arcs et des flèches.

Alitol Telen hochait tristement la tête.

 — Et si j’avais la pierre, il me manquerait « Uoo », le champignon qui donne la poudre sur laquelle on fait tomber l’étincelle. Cette poudre doit être bien sèche, conservée dans un sachet de cuir.

Mac Isaac poussa un grognement.

 — C’est bien ! Au point où nous en sommes !... Nous dormirons sans feu...

Ils s’enveloppèrent dans les couvertures mouillées. Le vent gémissait dans les parties hautes de la forêt préhistorique. De temps à autre le bruit mou d’un arbre qui s’écroulait marquait cette plainte. La pluie ronflait sur la tente. Elle alourdissait la nuit grise de mille ruissellements qui paraissaient dissoudre toutes choses vivantes, les incorporer à cette gélatine rose qui formait le sol d’un monde essayant d’entrer dans une mort plus accomplie.

*

La rencontre avec les Onas se produisit deux jours plus tard d’une manière très simple. Calafate achevait d’armer la tente au bord du lac. Alitol Telen venait de partir à la recherche de champignons. Affamé, déchiré par la toux, Mac Isaac trompait sa douleur en relevant un croquis de cette mer intérieure qui ne pouvait être que Kakenchow. Les nuages cessaient de fondre sur la terre. Le vent déchirait leur trame. Le missionnaire découvrait la Cordillère Darwin sur plusieurs centaines d’hectares. Elle culminait vers l’ouest par un sommet de glace bicéphale : le Sarmiento. Alitol Telen ne revenait pas. Mac Isaac termina son croquis. Il allait partir à la recherche de sa femme lorsqu’il l’aperçut, entourée d’indigènes, discutant avec eux, glissant d’un pas rapide — nus pieds une fois de plus — en direction du camp.

Les présentations prirent un caractère aussi solennel qu’à Saint-James Palace... « Majesté je vous présente Job Calafate et Tomas Gordon deux ancien Yaghans convertis au christianisme. »

Seul le décor changeait.

 — Pasteur, je vous présente le Jon25 du groupe de familles établies sur la rive nord de Kakenchow. Il s’appelle Makon-auk.

Mac Isaac considérait avec un certain malaise ce nouveau spécimen d’ennemi spirituel. Il se souvenait de Makouchpil qu’il avait fusillé sur la plage d’Ushuaia, quatorze ans plus tôt. Mais l’Ona n’était pas un ennemi spirituel qu’on pouvait fusiller. Makouchpil n’était qu’un Satan haineux au corps tordu sur des jambes atrophiées. De très haute taille, avec un visage extériorisant les signes d’une authentique noblesse, Makon-auk était un homme de rêve, une créature poussée parmi les mousses, jaillie des roseaux du rivage, élevée par la forêt préhistorique et, comme elle, hors du temps civilisé. Une cape de « guanaco » à reflets jaunes retombait des épaules jusqu’aux talons, découvrant le corps nu à la peau blanche plus rose que cuivrée. Pommettes à peine saillantes. Orbites à peine désaxées vers les tempes. Un nez droit aux ailes gonflées. Des lèvres un peu épaisses et bien dessinées. Le Jon portait pour tout maquillage une ligne horizontale de peinture rouge sur chaque joue. Il dirigeait vers le missionnaire un regard d’acier bleui sur lequel les paupières semblaient ne jamais devoir se fermer en dehors du sommeil. Mac Isaac soutenait avec une sérénité équivalente l’éclat de ces yeux. Le Jon se tourna vers Ali toi Telen.

 — Makon-auk fait dire au Pasteur qu’il a lu dans son ombre (l’ombre c’est ce que le Pasteur appelle une âme) et que ses intentions ont été jugées bonnes. Que désire le Pasteur ?

Mac Isaac contemplait sa femme avec bienveillance.

 — Tellenika, vous m’avez dit que vos anciens frères n’étaient pas de pauvres Yaghans ou de misérables Alakaloufes. Je vois que vous ne m’avez pas trompé. Je ne leur proposerai donc pas des colliers de fausses perles ou la destruction de leurs ennemis... Faites savoir à Makon-auk que si les familles de Kakenchow veulent me suivre, je leur ferai connaître tous les bienfaits de la civilisation sur cette terre et que mon Dieu leur accordera la vie éternelle après leur mort. Traduisez !

Le visage du Jon restait impassible.

 — Makon-auk dit qu’il ne connaît pas les choses dont vous parlez, Pasteur ; mais, comme les intentions du Pasteur sont bonnes et qu’il est le mari d’une femme de leur race, il réunira cette nuit un parlement et demandera aux familles de vous suivre.

Les nuages se refermaient. Les vapeurs mangeaient un par un les hauts sommets de la Cordillère plâtrés de neige. Des nuées plus lourdes tombaient sur le lac et rampaient à la surface des eaux, poussées par le vent. Les présentations continuaient.

 — Celui-ci s’appelle Karkemanen, et voici ses trois femmes, Kayepara, Mayanao et Pets-ka...

Duncan Mac Isaac fronça le sourcil. L’homme pouvait avoir 1 m. 85. Il portait un arc géant et sa réserve de flèches dans un sac de cuir. Les femmes ne possédaient pas la beauté d’Alitol Telen, mais leur corps athlétique, leurs traits réguliers ne permettaient pas d’établir la moindre comparaison entre elles et les Kipas yaghans ou alakaloufes.

 — Et puis voici Yaask... Tol-hué son père... Yarchon son grand-père... Yohuigenu sa grand-mère... Unau et Uetety ses femmes. C’est un homme qui doit beaucoup chasser pour nourrir ses vieux parents...

Les Onas se pressaient autour du missionnaire, tâtaient ses vêtements mouillés, les toiles de la tente. Makon-auk se mit à genoux, avança le buste à l’intérieur de l’abri et se rejeta en arrière en interpellant Alitol Telen.

 — Makon-auk fait dire au Pasteur qu’il va mourir s’il couche encore cette nuit au fond d’un lac. Notre tente est plus humide que le fond d’un lac. Elle n’est pas faite pour vivre au pays de la pluie. Makon-auk va monter un « toldo » pour le Pasteur.

L’armature du « toldo » montée en moins de trois minutes, Mayanao s’agenouillait à l’intérieur, répandait des brindilles de « calafates », posait une poignée de poudre sèche Uoo, frappait l’une contre l’autre Yar Jauke, les pierres à feu, recueillait l’étincelle sur la poudre, soufflait sur le foyer naissant. Les deux autres femmes déroulaient six cuirs de « guanaco » rasés, cousus ensemble, et en recouvraient l’armature sur laquelle ils s’emboîtaient avec une précision absolue.

 — Le « toldo » du Pasteur est prêt, murmura Alitol Telen qui contemplait avec un soupçon de sourire au coin des lèvres, la tente anglaise flasque, gluante d’humidité, sous la pluie qui recommençait de tomber, goutte par goutte d’abord, puis en filets serrés puis en colonnes épaisses qui soutenaient le ciel avec la puissance assurée d’une construction faite pour durer jusqu’à la fin des temps.

Le feu crépitait à l’intérieur du « toldo ». La fumée s’échappait par l’ouverture du cône. Il régnait une douce chaleur sous les cuirs de « guanaco ». Mac Isaac remit sa montre dans son gousset... La recherche de l’emplacement abrité du vent, le montage du « toldo l’allumage du feu, dix minutes en tout : exactement le temps exigé pour armer la tente anglaise. Mac Isaac s’assit aux côtés de Calafate. Makon-auk accroupi sur ses jarrets présentait à la flamme une cuisse de « guanaco » enfilée dans une baguette de bois dur. L’estomac du Pasteur tressaillit quand le Jon lui présenta une lanière de viande grillée arrachée d’un seul coup de dent.

Les Onas armaient les « toldos » des familles qui venaient d’arriver. Les hommes retiraient les capes de « guanaco », allaient et venaient complètement nus ; les femmes conservant autour de la taille un petit tablier de cuir. Mac Isaac se tourna vers Alitol Telen.

 — Pourquoi sont-ils nus, maintenant qu’il pleut ?

 — Parce qu’il ne faut pas mouiller les vêtements. Le corps nu sèche tout de suite à l’intérieur du « toldo » et les vêtements non.

Elle frissonnait sous sa veste de cuir et sa jupe de flanelle trempée. Elle demanda timidement.

 — Le Pasteur voudrait-il m’autoriser à me mettre nue également ?

 — Je vous le défends bien ! Demandez au Jon pourquoi ils ne se protègent pas mieux ? Ils doivent mourir de froid !

La pluie crépitait sur le revêtement de cuir qui rendait le son d’un tambour.

 — Makon-auk demande si le Pasteur a froid aux joues ?

 — Non, jamais... ou enfin très peu. Pourquoi cette question ?

 — Le Pasteur n’a pas froid aux joues et ses joues ne portent pas de vêtements. Le corps des Onas est comme les joues du Pasteur !

La nuit tombait, agitant sous la pluie ses ailes de chauve-souris grises. Les mousses vertes, les lianes, les hêtres antarctiques tordus se resserraient autour des « toldos » prisonniers de la forêt. La mer intérieure grondait, travaillée par le vent. Alitol Telen s’était assoupie. Sa bouche rouge saignait aux lueurs des flammes. Son casque de cheveux étranges brillait. Avec son visage qui semblait sculpté dans le marbre, ses mains croisées sur sa poitrine, le diadème de cheveux sur le front, elle avait la froide noblesse d’une reine morte. A intervalles réguliers la silhouette d’un homme s’encadrait dans l’ouverture triangulaire du « toldo ». Le guerrier contemplait Mac Isaac bouche bée, puis il se retirait, bientôt remplacé par un autre. Tous les chefs de famille, les célibataires et les enfants mâles, défilèrent ainsi. Une vingtaine d’individus. Avec les femmes, c’étaient cinquante à soixante personnes qui allaient suivre Mac Isaac puisque le Parlement s’était prononcé en faveur de la marche vers l’Est. Il lui faudrait bientôt nourrir et vêtir ces familles, leur construire des cabanes et il restait à peine dans sa caisse 50 £ !

Le missionnaire se mit à genoux et pria avec ferveur.

« Dieu Tout-Puissant, envoyez-moi les moyens de vêtir ceux qui sont nus. J’ai besoin d’un premier versement de 20 £ pour la farine et le riz. J’attends 50 £ pour les pantalons. 50 £ pour les chaussures. 100 £ pour les constructions. Ne laissez pas vos brebis mourir de faim et de froid ! »

Le froid redoubla aux approches de l’aube, vers 2 heures du matin. Mac Isaac fut tiré de sa torpeur par une douche glacée. Mayanao retirait la couverture du « toldo »...

Une heure plus tard, la colonne indigène prenait sa formation de route. Les guerriers en tête, sur les flancs et les arrières, l’arc en main, prêts à répondre à toute attaque. Les femmes au centre chargées du matériel de campement, des vivres, ustensiles, et des nouveau-nés. Mac Isaac, Alitol Telen et Calafate les suivaient. Les chiens sauvages trottinaient, silencieux le long de la colonne, le poil dru et sale, la langue pendante, la gueule férocement entrouverte. Leurs yeux rouges brillaient dans le crépuscule du matin. Une terrible discipline et un ordre millénaire présidaient à ce départ. L’exode se déroulait à travers la forêt, le long de la mer intérieure, et Mac Isaac ne s’étonnait pas de participer à cet ordre que la préhistoire avait une fois pour toutes réglé. Il se penchait vers Calafate.

 — Que dis-tu ?

 — Il s’est passé une chose triste cette nuit, capitan Bueno ! Yaask a étranglé Yarchon son grand-père avant de partir !

 — Etranglé son grand-père, quelle horreur ! murmurait le missionnaire en serrant les poings.

 — Ils disent que Yarchon n’aurait pas eu la force de suivre jusqu’au grand océan, et la loi des ancêtres interdit d’abandonner un homme...

Mac Isaac considérait les guerriers qui l’entouraient, l’arc en position d’alerte, une flèche engagée dans la corde en tendon de « guanaco »... Il était en minorité. Il ne disposait pas des forces suffisantes pour punir le criminel. Pas encore...

La colonne progressait, totalement silencieuse, entre les troncs suppliciés par le vent, contournant les blocs erratiques. Il pleuvait toujours. Les neiges de la Cordillère Darwin rayonnaient à travers les nuages. Elles complétaient le décor de rêve. Mac Isaac s’en allait à travers un âge de glace ressuscité...

*

Ils marchèrent pendant cinq jours sur les bords de Kakenchow. La pluie. Le vent. La neige sur les pentes de la Cordillère Darwin, de l’autre côté de l’eau. La forêt en pleine métamorphose baignant le pied de ses arbres morts dans la tourbe, préparant la « pierre qui brûle » des âges futurs. La pluie. Le glissement des centaines de cascades sur les pentes. Le vent du Horn. Le frémissement des pieds sur la mousse. La faim. Les « guanacos » désertaient ces régions déjà marquées par l’hiver. Chaque matin un certain nombre de guerriers quittaient la colonne et décrivaient vers le Nord un arc de cercle de 50 à 60 kilomètres, à la poursuite du gibier, pour se rabattre en fin de journée sur le point de bivouac désigné avec une précision magique. Ils rapportaient un « guanaco », parfois deux, rarement trois à cause de la saison avancée. Les chasseurs propriétaires de la viande découpaient autant de parts égales qu’il y avait de bouches à nourrir, et les distribuaient selon leur bon plaisir ; les plus succulentes allant aux plus affectionnés, mais pas un homme et pas un chien ne restait sans nourriture.

Alitol Telen n’était pas la moins habile dans cette chasse... Les cygnes, les cormorans, les flamants roses avaient émigré vers le Nord. La pré-cordillère et les rivages de Kakenchow repoussaient toute vie aux approches de l’hiver. Point de famine absolue, mais toujours la faim lancinante ! Jamais une plainte. Jamais de fatigue apparente... Ils faisaient route vers l’Est, cuirassés de sérénité contre les clameurs du vent, nus sous la pluie. La pluie. Le vent. La forêt des ombres.

Ils atteignirent enfin l’extrémité de la mer intérieure. La cordillère s’éclipsa derrière les nuages. Ils bivouaquèrent entre des collines. Les futaies s’éclaircirent. Le sol se raffermit. La pluie. Le vent. Une pluie moins consternante. Un vent plus athlétique, plus sec. Les nuages transportaient des fragments de ciel bleu, et la nuit des brassées d’étoiles... Le Phénix, la Baleine le Loup, le Capricorne, le Poisson austral... Une corne appuyée sur un disque translucide annonçait la nouvelle lune. La voix de Makon-auk retentissait dans la nuit. Mac Isaac et Alitol Telen venaient alors s’asseoir près du feu... Nu, corps peint jusqu’à la ceinture, le Jon poussait de longs cris menaçants, le bras droit raidi vers le croissant de lune... Son visage éclairé par le jeu des flammes prenait une beauté surhumaine. Ses muscles athlétiques jouaient sous la peau. Il semblait concentrer toute la puissance du corps dans ce bras qui menaçait le croissant de lune. Les paroles de Makon-auk claquaient en imprécations. Prisonniers de quelque terreur surnaturelle les guerriers se serraient autour de lui.

Un nuage escamota la lune et le Jon laissa retomber son bras. Il se repliait sur lui-même. Il proférait des paroles désordonnées et semblait épuisé après avoir opéré quelque mystérieuse concentration de ses forces.

 — Que signifie toute cette pantomime ? demanda le missionnaire à sa femme.

Alitol Telen ne répondit pas. Calafate se rapprochait du Pasteur.

 — Moi je sais, capitan Bueno... Ils m’ont raconté... Autrefois... très loin... les femmes Onas détenaient les secrets de la force. Elles chassaient, faisaient la guerre. Elles réduisaient les hommes en esclavage et leur réservaient le travail du « toldo ». Ils s’occupaient des enfants et portaient les charges !... Un jour, les hommes découvrirent le secret et ils exterminèrent toutes les femmes à l’exception des petites filles. Seules, cinq femmes échappèrent à la mort, l’une en devenant perdrix, l’autre « pato a vapor », l’autre cygne, l’autre canard blanc. Pour soigner ses blessures la cinquième se jeta dans la mer puis elle monta au ciel où elle devint lune... Depuis ces temps elle cherche à se venger. Quand elle est maigre, comme ce soir, elle suce le sang des enfants nouveau-nés pour grossir. Makon-auk cherche à protéger les petits enfants de Kakenchow...

 — Superstition !... Superstition !... je te détruirai jusqu’à la racine ! cria Mac Isaac.

Il serrait les poings. Il luttait contre la colère intérieure qui le soulevait. Il avait décidé de conquérir les Onas par la douceur, la compréhension et non la force comme pour les Yaghans. Il devait rester fidèle à sa ligne de conduite. Attendre.

Le vent arrachait des flammèches aux feux de bivouac et les dilapidait à travers la nuit en comètes rouges. La sérénité pesait de nouveau sur l’assemblée avec de nouvelles menaces de pluie.

 — Tellenika ! demandez au Jon s’il connaît Celui qui a créé la mer, la terre, le ciel et les étoiles...

Alitol Telen vint s’asseoir entre le missionnaire et le sorcier.

 — Makon-auk dit qu’il ne sait pas, et que le Pasteur ne peut pas le savoir non plus, puisqu’il n’est qu’un homme comme lui. Mais il suppose que c’est l’Etre Grand qui habite le milieu du ciel.

 — Il n’y a de Dieu que le Dieu d’Israël, trancha Mac Isaac.

Noyée dans l’ombre Alitol Telen disparaissait, humble, entre les deux hommes et seul rayonnait son diadème de cheveux étranges.

 — Demandez à votre Jon s’il connaît le nom du premier homme que Dieu créa à son image ?

 — Makon-auk dit qu’il s’appelle Kuanip. Il fut engendré par une montagne qui avait épousé le cap Kayel.

Mac Isaac hocha la tête.

 — Votre sorcier peut-il me dire où vont les hommes après leur mort ?

Makon-auk tendit le bras vers le ciel et désigna la Croix du Sud.

 — Il dit qu’après sa mort, Kuanip est devenu cette grosse étoile que vous appelez étoile polaire. A ses côtés brillent d’autres étoiles qui sont sa femme et ses fils...

Mac Isaac cracha dans le feu et haussa les épaules.

 — Demandez au sorcier s’il a une notion du Bien et du Mal.

Alitol Telen discuta longtemps avec le Jon. Mac Isaac devinait que les notions abstraites n’étaient guère plus familières aux Onas qu’aux Yaghans et Alakaloufes. La femme du Pasteur finit par résumer victorieusement les explications du sorcier.

 — Il dit que le bien c’est ce qui est favorable au peuple Ona : bonne chasse, bon hiver, bonne guerre. Le mal c’est ce qui menace l’existence du peuple Ona. La famine. Le froid. L’invasion...

Mac Isaac fronça le sourcil.

 — Demandez-leur pourquoi ils étranglent les vieillards ?

 — Makon-auk dit qu’il est moins cruel d’étrangler un vieillard que de l’abandonner dans la forêt pour qu’il meure de faim. Il faut marcher beaucoup pour tuer un « guanaco », un seul vieillard peut compromettre la chasse et faire mourir tous les autres.

Un pli de mauvaise humeur barrait le front du Pasteur. Il tisonnait les braises du bout de sa botte. Il hochait la tête avec surprise. Il toussait beaucoup. La fièvre le dévorait.

La pluie tombait, lente et glacée. Elle se dissolvait au-dessus des feux dans une coupole de vapeur. Les guerriers se retiraient. Alitol Telen et Mac Isaac se réfugièrent dans l’entrée du grand « toldo » de Makon-auk, sous les peaux de « guanaco » qui tendues par des perches formaient auvent.

 — Essaye d’expliquer à votre Jon qu’au commencement des temps le premier homme habitait un pays merveilleux où brillait toujours le soleil, où il vivait nu sans avoir froid, mangeait de la viande tous les jours sans connaître les incertitudes de la chasse... Dites-lui encore qu’un jour l’homme se révolta contre son Dieu et commit une faute que nous appelons péché originel. Pour le punir Dieu l’a chassé du Paradis. Il aura froid jusqu’à la fin des temps, il devra prendre beaucoup de peine pour se procurer la nourriture. Traduisez !

Makon-auk écoutait, impassible, le regard posé sur le centre du foyer qui rayonnait sous la coupole de vapeur, baignait son corps de lumière, dessinait chaque trait du visage enduit d’argile blanche, rien d’autre n’altérant cette statue vivante entièrement épilée à l’exception des cheveux et sourcils.

Le Jon garda longtemps le silence, puis il inclina la tête vers le missionnaire et l’ombre d’un sourire soulignait chacune de ses paroles.

 — Dans des temps très anciens, le petit garçon de Kuan Jepen était assis devant l’entrée du « toldo » de ses parents. Un jeune « guanaco » s’approcha de lui en cabriolant. Il voulait jouer avec l’enfant mais il réussit seulement à l’effrayer. Le garçon courut vers son père en pleurant et demanda le châtiment de l’innocent « guanaco ». Sans plus réfléchir, Kuan Jepen saisit un tison enflammé et frappa le « guanaco » qui s’enfuit en poussant des cris de douleur...

« Chemin faisant il rencontra le renard. « Zorro » malin comme tous ceux de sa race plaignit le « guanaco » et lui révéla la cruauté de l’homme... L’homme ne prenait soin du « guanaco » qu’afin de le voir engraisser pour le manger ! Au lieu de suivre les hommes, pourquoi les « guanacos » ne s’en allaient-ils pas vagabonder dans les grandes plaines du Nord afin de paître à leur gré, de se multiplier et de vivre très vieux sans risquer d’être dévorés par l’homme ? Le jeune « guanaco » réussit à convaincre tous ceux de sa race qui se dispersèrent vers le Nord, dans les plaines et les forêts profondes...

« Depuis lors, les pauvres Onas sont obligés de courir de l’aube à la nuit, de fabriquer des arcs et des flèches pour tuer les « guanacos » au prix de mille fatigues et d’affreuses incertitudes alors que dans les temps anciens ils vivaient comme l’homme du paradis du Pasteur... »

L’aube blanchissait les voiles de la pluie. Le vent dispersait les cendres des foyers éteints. La pluie. Le vent. La forêt éventrée par les collines.

*

Les collines liaient leurs vagues mortes. La forêt préhistorique se résorbait en bosquets qui se réfugiaient dans les vallées tortueuses. L’exode vers l’Est se poursuivait, libre d’obstacles. Le vent regagnait le terrain perdu par la pluie. Il dilapidait les nuages, polissait le bleu du ciel. Il puisait des forces nouvelles dans ces espaces libres, ployait toute végétation qui tentait de relever la tête. Quand il saisissait l’eau d’un « arroyo »26, il en faisait une trombe que le soleil métamorphosait en colonne de feu. Mac Isaac y voyait des présages et des rappels bouleversants. Il prenait sa femme par le bras et montrait l’horizon.

- Regardez, Tellenika ! L’Eternel est avec nous ! Il précède son peuple en marche, comme dans les saintes Ecritures où il est dit : « Et l’Eternel allait devant eux, le jour dans une colonne de nuée pour les conduire par le chemin, et la nuit dans une colonne de feu pour les éclairer afin qu’ils marchassent jour et nuit27. »

Mais les Onas ne marchaient pas la nuit et dressaient le campement. Les foyers ronflaient dans le vent cruel. Mac Isaac soupirait.

 — Pourquoi votre peuple est-il endurci dans le péché ? Pourquoi dégradez-vous ainsi la personne humaine ? Ils s’affublent comme des bêtes, et regardez leur visage, Tellenika !

Il montrait les guerriers qui allaient et venaient dans la nuit de cendre. La cape de « guanaco » leur donnait une silhouette d’animal doué pour la station verticale. Un maquillage d’argile blanche plâtrait tous les visages.

 — Le Pasteur devrait bien s’affubler comme une bête s’il ne veut pas mourir, murmurait Alitol Telen.

L’exode coulait de nouveau dans l’aube grise. Mac Isaac grelottait de fièvre et se traînait avec l’arrière-garde. Le vent du Horn traversait comme un simple rideau de feuilles sa tunique noire et sa cape déchirée. Ils n’étaient plus très éloignés de l’océan. Dans quelques jours ils auraient atteint la côte. Dans quelques jours le pèlerin rentrerait dans sa mission de Rio Grande. Mais la faim se faisait lancinante, et le problème de savoir si la colonne atteindrait les lieux de pêche avant d’être obligée de sacrifier ses vieillards et ses enfants les moins vigoureux n’allait pas tarder à se poser ! Mac Isaac méditait parfois sur la cruelle prédiction de l’Eternel... « Et tu mangeras, durant le siège et dans l’extrémité où ton ennemi te réduira, le fruit de tes entrailles, la chair de tes fils et de tes filles, que l’Eternel, ton Dieu, t’aura donnés28... » Mais il ne pouvait recueillir aucune plainte, deviner la moindre lassitude, surprendre le plus petit signe de découragement chez les Onas.

Un froid de glace lui tenaillait les os... Il plia le genou pour la première fois, demanda une cape de « guanaco »... Il s’en enveloppa de la tête aux pieds, surpris de retrouver la chaleur de l’animal dont il portait la dépouille et qui semblait revivre sur ses épaules !

Le vent. La faim. Les collines. L’une après l’autre elles soulevaient la caravane conduite par Makon-auk. Au sommet de chaque éminence le Jon essayait de distinguer la barre brillante de l’océan. Rien. Les collines. La faim. Le vent. Puis Jhow’n « l’Etre Grand qui habite le milieu du ciel » leur vint en aide. Ils surprirent une troupe de « guanacos » attardés dans ces parages. Les chiens affamés se lancèrent à l’attaque, leurs yeux de loups braqués sur les proies, les devançant à la course, les rabattant vers les chasseurs suivant une tactique parfaite. Les flèches sifflaient dans l’axe du vent et frappaient à mort à plus de cinquante mètres. Pas une bête n’échappa...

Les femmes dressèrent le campement. La marche en avant était remise à des temps moins fortunés ! Les feux s’allumaient. L’odeur de la viande grillée modifiait ce goût aigre de terres glacées que prenait le vent du Horn depuis qu’il avait balayé la pluie. Pendant que les chiens dévoraient les entrailles des « guanacos », hommes, femmes et enfants s’empiffraient de viande, buvaient le sang recueilli dans les outres en gésier de canard. La fête dura tout le jour et toute la nuit. Puis, encore tout le jour et toute la nuit du lendemain. Peaux raclées au couteau de pierre, tendons recueillis et mis en conserve, restaient les os. Les petits furent mastiqués, les gros récurés jusqu’au poli blanc de l’ivoire.

Rassasié, mais un peu écœuré, Mac Isaac fit demander au Jon s’il était prudent de consommer ainsi, d’un seul coup, la nourriture que le Seigneur venait d’envoyer ? Alitol Telen rapporta la réponse :

 — Le Pasteur peut-il admettre que l’ « Etre Grand qui habite le milieu du ciel » soit capable de laisser les Onas sans aucune ressource ?

Mac Isaac resta interdit, puis confus. Et il murmurait : « Je suis vraiment un homme de peu de Foi. Ces sauvages ont raison ! »

Il s’enveloppa dans sa cape de « guanaco ». Il reprit la marche avec les Onas qui avaient, en quelques heures, digéré les énormes quantités de viande absorbées. Le vent devenait plus cruel. Il tranchait la chair nue. Les lèvres du missionnaire saignaient. La peau de ses joues tombait par plaques... Alitol Telen n’avait-elle pas emporté quelque remède contre les gerçures ? Alitol Telen n’avait pas emporté de remède, mais elle pouvait en demander un à Makon-auk. Elle rapporta le sachet de cuir qui contenait la poudre blanche. Le Pasteur devait délayer cette argile dans l’eau et en couvrir son visage. Mac Isaac suivit le conseil et cessa de souffrir. Alitol Telen et Calafate qui, depuis longtemps déjà portaient la cape de « guanaco », furent autorisés à adopter le maquillage blanc des Onas. Plus rien désormais ne signalait au courroux du vent la présence du représentant du Dieu d’Israël et ses prosélytes parmi la foule de l’exode...

Le 28 mai, ils aperçurent l’océan salué par des cris de joie. Il n’y avait pas eu de transition. A la houle des collines succédait celle des vagues. Les unes mouraient, les autres naissaient sur la plage. L’Atlantique-sud entrait dans la vie des Onas migrateurs avec un grondement qui se superposait à celui du vent.

Sans perdre une minute les hommes déployèrent le filet. Tout en nerfs de « guanaco » tressés. Mailles larges. Un chef-d’œuvre de souplesse et résistance confectionné par les femmes de Kakenchow, et représentant un travail titanesque de plus d’une année... Les pêcheurs balayèrent les hauts-fonds en-deçà de la barre jusqu’à la tombée de la nuit. L’océan prit une teinte d’ardoise grise. Son haleine iodée, tonifiée par les varechs remontait à contrevent. Des forces nouvelles coulaient dans les veines de Mac Isaac anémié par trois mois de souffrances en forêt vierge.

Puis, ce fut la nuit. La présence phosphorescente de la barre. Le passage du vent. Les feux de bivouac échevelés.

Ils remontaient maintenant vers le Nord. La plage ouvrait devant eux son avenue grise. L’océan léchait leurs pieds nus, cicatrisait les plaies produites par les joncs et les fougères géantes... L’océan. Les dunes achevant les collines. Le vent. A des signes indéchiffrables pour le Pasteur, le sorcier devine que le Rio Grande n’est plus très éloigné. Encore trois jours, a dit Makon-auk ! Le Rio Grande marque la limite entre terrains de chasse du nord et du sud. Si les Onas du nord ou ceux du sud franchissent la frontière, la guerre éclate. Les précautions sont donc multipliées sur ces confins du territoire austral.

La garde est renforcée. Les éclaireurs cheminent en avant de la colonne. Des groupes de reconnaissance sont envoyés dans l’intérieur. Les feux de bivouac cessent d’illuminer la nuit. Ce ne sont plus que de petits foyers dont la flamme est tenue en respect par les poignées de sable jetées sur les braises à intervalles réguliers.

Mac Isaac est assis tout contre l’un de ces feux crépusculaires avec Makon-auk, Alitol Telen et quelques guerriers. La lune est couchée. Les sentinelles veillent. Paix glacée. Grondement de l’Atlantique-sud. Passage du vent. Un cycle de vie préhistorique s’achève pour le missionnaire qui demande à sa femme :

 — Votre sorcier a-t-il rendu grâces à Jhow’n son « Etre Grand qui habite le milieu du ciel » pour avoir atteint vivant la côte Atlantique ?

Alitol Telen discute avec Makon-auk.

 — Makon-auk ne comprend pas la question du Pasteur.

Mac Isaac s’impatiente et fourrage sa barbe pleine d’argile blanche coagulée.

 — Enfin ! n’ont-ils pas quelque moyen d’honorer leur divinité, puisqu’ils prétendent en avoir une ?

Et le Pasteur ajoute sur un ton bourru :

 — Les Yaghans et Alakaloufes n’avaient pas tant d’ambition !

 — Le Pasteur se trompe, murmure Alitol Telen. Il a vécu dix ans et plus parmi eux comme un étranger. Ils n’ont jamais parlé à l’étranger, tandis que mes frères ont confiance parce que je suis la femme du Pasteur !

Elle échange quelques paroles avec le Jon.

 — Makon-auk dit qu’il va te montrer comment les Onas honorent Jhow’n, en dominant la douleur, ce qui est plus difficile que de mépriser la mort...

Le sorcier rejeta sa cape de « guanaco » et donna un ordre aux guerriers accroupis autour du feu. Ils tendirent leur avant-bras gauche nu. Sur chacun, le Jon posa un charbon ardent, et choisissant une braise plus grosse que les autres il la déposa sur son propre bras... Ils se penchaient sur les braises et soufflaient pour activer la combustion. Ils imitaient avec leurs lèvres le grésillement de la chair. La gorge sèche, Mac Isaac contemplait les visages de ces hommes dont les traits restaient impassibles. Pas un battement de paupière ne soulignait la douleur qui devait être horrible. Puis, les Onas rejetèrent les charbons aux trois quarts consumés et replièrent leurs bras sous les capes, comme si rien ne s’était passé. Leur chair semblait pourtant aussi fragile que celle du Pasteur.

 — Makon-auk dit que seuls les animaux se plaignent quand ils souffrent mais que les rochers savent souffrir silencieusement. Il y a plus de rochers que d’animaux sur la terre de l’Etre Grand. La loi est donc celle du silence.

Puis il ajouta :

 — Le Pasteur est-il le rocher ou l’animal de son Dieu ?

Mac Isaac releva la manche de sa tunique, prit une braise dans le foyer et la posa sur son avant-bras. Il essaya de souffler sur le charbon, mais l’horrible douleur lui coupait la respiration. La chair grésilla et la braise s’éteignit.

 — Le Pasteur est un homme courageux, murmura Makon-auk, mais son Dieu est moins exigeant que le nôtre. C’est le Dieu des femmes et des petits enfants !

Alitol Telen soigna la blessure de Mac Isaac. Quand ils se remirent en marche, le missionnaire constata que celles des guerriers se cicatrisaient d’elles-mêmes.

Ils reprirent leur route vers le Nord. Au soir du deuxième jour ils aperçurent depuis le sommet d’un cap, le Rio Grande. Il tranchait l’horizon avec la précision d’une épée. A genoux, Mac Isaac élevait au-dessus de sa tête la croix de cuivre qui ne l’avait jamais quitté depuis le débarquement à « Missionary’Island » et portait encore les traces du combat de « God’s Harbour ». Il priait. Il apercevait, taches sombres sur le rivage, les deux cabanes de la mission. Des chiffres cruels se mêlaient aux paroles pieuses... 20 £ pour la farine... 50 £ pour les chaussures... Les pieds nus des Onas foulaient le sable autour de lui. Le Pasteur se releva en criant :

 — Jéhowa Jiré ! ! !... Dieu y pourvoira !

Il pénétra dans sa cabane. Le vent avait brisé une fenêtre et tout saccagé à l’intérieur. Mac Isaac ne prenait pas garde au désordre, à l’humidité glaciale qui ruisselait sur les parois. Il contemplait dans une petite glace un visage étranger, barbouillé d’argile blanche coagulée dans la barbe et encadré par de longs cheveux...

Il poussa des cris de douleur et de honte. Il arracha avec colère la cape de « guanaco » qui pesait sur ses épaules. Il versa dans la cuvette un broc d’eau plein de glaçons et entreprit de se laver le visage.