L’hiver de 1880 fut exceptionnellement rigoureux. Le 15 juillet, le thermomètre descendait à 17° C au-dessous du point de glace. Mac Isaac et ses aides, Calafate, Karkemanen, Yaask et les charpentiers de Magellan devaient suspendre le montage des bâtiments. L’estancia Gloria de Dios ressemblait au squelette d’une baleine échouée sur la plage, avec la cage thoracique de ses charpentes dominant des vertèbres éparpillées : caisses de Birmingham encore bâchées, rouleaux de fil de fer, tôles, stocks de bois, réservoirs passés au minium posés sur la neige, et mieux visibles de loin qu’une bouée lumineuse sur l’eau. A moins d’un demi-mille, abrités au pied des falaises argileuses, les « toldos » des Onas.
Mac Isaac revenait d’une visite aux « toldos » où vivaient à ses frais depuis le mois de juin une centaine d’individus, lorsqu’il aperçut d’innombrables feux de bivouac sur l’autre rive du Rio Grande. Le vent dilapidait les fumées. Le missionnaire courut vers sa cabane.
— Tellenika ! Les Onas du nord !
Le rêve entrait dans la réalité. Il allait réunir les branches dispersées de la famille Ona, comme pour les Indiens à canots ! Ils sortirent dans le vent. Ils traversèrent le
Rio Grande sur la glace. La neige couvrait la pénéplaine. Le mouvement des collines ressemblait plus que jamais à celui des vagues sous une pellicule d’écume argentée. Et les fumées des bivouacs montaient de cette mer intérieure, s’en allaient vers la plage comme ceux d’une escadre en marche.
Mac Isaac s’avança vers les indigènes en criant :
— Jewogua !... Frères !...
Alitol Telen parlementait avec les guerriers. Ils furent conduits devant le Jon du nord — Anneken — tandis que les cordes des arcs se détendaient. Le Jon raconta une longue histoire avec l’impassibilité de Makon-auk, parlant de lui à la troisième personne et des familles comme s’il s’agissait d’Onas vivant sur une autre planète. Alitol Telen résuma.
— Anneken dit qu’ils avaient leurs terrains de chasse entre Kar-Kreka et Jolwenor que le Pasteur appelle Punta Catalina et cap Espiritu Santo. Ils ne manquaient jamais de « guanacos ». Puis, l’autre hiver, sont arrivés des hommes blancs qui cherchaient de l’or. Anneken a défendu ses droits sur les terrains de chasse, mais il a perdu toutes les batailles car les laveurs d’or utilisaient des carabines. Ils se sont retirés vers la baie San Sébastien. D’autres hommes sont venus et les ont chassés. Ils sont maintenant sur le rio Grande, à la limite de leur territoire, et ils émigrent vers l’intérieur...
Mac Isaac contemplait ce nouveau sorcier et les guerriers qui l’entouraient. Statures, vêtements, armement, presque rien ne permettait de les distinguer des Onas du sud. Anneken portait une cape de renard roux au lieu de « guanaco mais son maquillage ressemblait à celui de Makon-auk. Alentour, posés sur la neige, les mêmes « toldos ». Allant et venant entre les foyers, des femmes fortes et relativement belles aussi affairées que les femmes de Kakenchow.
— Anneken voudrait savoir quel genre de « toldo » le Pasteur est en train de construire au sud du fleuve ?
Mac Isaac saisit la main aristocratique du Jon. Il regardait l’indigène droit dans les yeux.
— Dans toute la Terre des Feux on m’appelle capitan Bueno ! Au sud du fleuve je construis une maison de paix. Je ne suis pas accompagné par des porteurs de carabines. Tellenika, traduisez ! Et dites-lui que je l’attends dans ma maison !
— Anneken dit qu’il sait déjà que le Pasteur est un homme de paix. Il voudrait bien suivre le Pasteur, mais le Rio Grande marque la limite de son territoire...
Le vent soulevait des trombes de neige en direction de l’océan et sa plainte couvrait le grondement de la barre...
— Dites à ce Jon que je l’invite dans la maison d’un Dieu qui ne connaît pas de frontières et d’inégalités entre les hommes ! J’aiderai les familles du nord comme j’ai aidé celles du sud. Tous les hommes sont frères. Je le place sous la protection du Dieu d’Israël !
— Anneken réunira le parlement. Demain, il franchira le fleuve ou reprendra sa marche vers l’intérieur...
Le lendemain, les Onas du nord passaient le Rio Grande sur la glace et dressaient leurs « toldos » sur la plage. Calafate distribua des galettes, du riz, du sucre, de la farine de maïs et Mac Isaac improvisa devant les guerriers un sermon dont le vent aiguisait chaque parole. Puis, la température se fit plus clémente.
Les travaux de montage reprirent. Les charpentes étaient en place. Hangar de la « esquila »32. Cabane pour les chaudières. Trois maisons pour les « peones »33. La résidence du Pasteur. Les magasins. Manquaient encore les revêtements de tôle et les toitures. Quant aux machines, il faudrait pour les monter attendre l’arrivée des spécialistes anglais. Les hommes de Birmingham travaillaient en Patagonie australe. La « tierra de la nada », le pays du néant, se couvrait d’estancias écossaises, danoises, allemandes, italiennes... El porvenir !... La fièvre du mouton brûlait les aventuriers, de Buenos-Aires jusqu’au détroit de Magellan ! Mac Isaac organisait la première estancia de la Terre des Feux.
Les bâtiments une fois terminés, il faudrait « alambrer » les terrains choisis par une sextuple défense de fil de fer... Dix kilomètres le long de la côte vers le sud. Quinze kilomètres vers l’intérieur. Le Rio Grande constituait un des côtés du quadrilatère. Mac Isaac s’appropriait ainsi un espace énorme sur lequel des gouvernements lointains n’avaient encore établi aucune juridiction.
Absorbé par de multiples soucis, brisé par le travail physique quotidien Mac Isaac accordait peu d’attention au comportement des Onas. Les hommes du nord échangeaient des visites avec ceux du sud. Attitudes courtoises, mais réticentes... Une certaine froideur figeait les récits de chasse, les mensonges énormes par lesquels certains guerriers essayaient de concentrer l’attention des femmes sur leur personne... L’un avait aperçu un grand bateau naviguant sur Kakenchow, la mer intérieure. Un autre rentrait de la chasse. Découragé. Ces territoires du sud ne valaient rien ! Il n’avait tué qu’un misérable « guanaco »... Son récit durait des heures. Au bout de plusieurs heures il avouait avoir tué deux « guanacos » qui devenaient douze à la tombée de la nuit, et demandait avec ironie l’aide des nordistes pour transporter cette chasse miraculeuse... Mac Isaac n’avait pas remarqué que, jour après jour, nordistes et sudistes évacuaient la plupart des femmes et des enfants, les uns sur l’autre rive du Rio Grande, les autres vers l’intérieur. Entre les groupes ne s’échangeaient plus flèches contre pierres à feu, arcs contre peaux de renard roux. Mais par contre, les artisans sudistes spécialistes de la fabrication des flèches, travaillaient nuit et jour. Les Onas de Kakenchow, moins nombreux que les « Hombres de owen » recevaient des renforts qui surgissaient par petits groupes. Au cours des palabres les Onas du sud évoquaient les vieilles querelles, les batailles anciennes tandis que ceux du nord, gênés gardaient le silence...
Alitol Telen allait et venait dans les « reducciones ». Elle accomplissait de longues marches enveloppée dans sa cape de renard roux, cadeau d’Anneken, chaussée de mocassins, pour atteindre les familles repliées dans le nord ou le sud, soigner les bébés, apporter quelques friandises aux femmes. Elle étudiait les réactions des deux groupes avec un peu plus d’angoisse chaque jour, et le soir elle contemplait le Pasteur avec un sourire mélancolique. Il se penchait sur elle et lui caressait la joue.
— Le Pasteur n’a pas remarqué que les guerriers de Kakenchow ont découvert l’argile Uten au pied des falaises ?
Mac Isaac n’avait accordé aucune attention à ce détail insignifiant.
— C’est avec l’argile Uten qu’ils préparent le maquillage rouge pour la guerre ! Le Pasteur devrait obliger les hommes du nord à repasser le fleuve. Makon-auk et Anneken ont déjà dessiné les trois raies rouges sur leurs joues.
— Et après ?
— Les Jons portent le maquillage du temps de guerre, Pasteur ! Il va se passer des choses terribles.
— Balivernes et superstitions ! Il ne se passera rien du tout, Tellenika !
La bataille éclata dans les premiers jours d’août. Les guerriers de Kakenchow tirèrent les premières flèches contre les hommes du nord. Le vent favorisait les assaillants en doublant la portée des arcs. Entièrement nus malgré le froid, le corps peint avec Uten l’argile rouge, les guerriers poussaient des cris épouvantables. Les Indiens des deux partis portaient les capes de « guanaco » ou de renard enroulées autour de l’avant-bras gauche. Par des mouvements rapides, ils les utilisaient comme des boucliers contre les flèches.
Le vent. La neige. Les mugissements de la barre. Le paysage s’était durci. La bataille se déroulait à un demi-mille du rivage. Les nordistes prévoyant l’assaut s’étaient adossés au fleuve, dans un camp retranché formé par les cuirs des « toldos » pliés en plusieurs épaisseurs afin d’amortir les impacts de flèches. Ils avaient placé une jeune fille en avant de la ligne de défense et défiaient les sudistes...
— Chiens des forêts... voyez comme les femmes du nord sont belles ! ! !... Qu’un jeune guerrier vienne la prendre s’il n’a pas du sang de « guanaco » dans les veines ! ! !
Un guerrier de Kakenchow, nu et sans armes, prit sa course. Une grêle de flèches le pourchassa. Il bondissait en avant, se jetait sur le sol et se relevait ; il sautillait sur place, évitant les coups par cette gymnastique surnaturelle apprise par des exercices spéciaux dès le temps de paix. Il bloquait les flèches qu’il ne pouvait éviter dans sa cape de « guanaco ». Il avançait vers la proie nue et frissonnante de terreur. Le vent contraire enlevait au tir ennemi la précision et la force. Mais à mesure qu’il se rapprochait des retranchements le danger se précisait... Une flèche traversa la cape de « guanaco » et pénétra dans l’avant-bras...
Les sudistes encourageaient leur champion avec des cris et par un tir nourri soutenaient son avance. Le guerrier reçut une flèche dans la cuisse, une autre en pleine poitrine. Il tomba la face en avant. Un autre sudiste s’élança aussitôt pour le remplacer tandis que redoublaient les défis depuis les retranchements...
— Fils de « guanacos » vous n’aurez pas les femmes du nord !
Le vent. Le rugissement de la barre dominé par les cris de guerre. Le sang d’un guerrier sur la neige... La ligne sudiste montait vers les retranchements de cuir. Les flèches à pointe de verre les frappaient avec des résonances de tambour. Le guerrier aventuré vers sa conquête multipliait les feintes entre les trajectoires de traits. Son corps peint en rouge et trempé de sueur constituait une admirable cible sur la neige...
Duncan Mac Isaac sortit de sa cabane attiré par le vacarme de la bataille. D’un coup d’œil il embrassa la situation... D’abord sauver les faibles et les innocents ! Il prit sa course sans plus réfléchir en direction de la femme. Il poussait des cris de colère, glissait dans la neige, luttant contre le vent, entrait dans la zone meurtrière sans se soucier des flèches ; enivré lui aussi par le tumulte de mort, le vent tendu en corde d’arc, l’odeur des goémons qui s’alourdissait du fumet de la sueur. Impressionnés par l’irruption de cet arbitre les deux partis suspendirent leur tir. Mac Isaac repoussa le jeune guerrier saisit la femme sous les aisselles et la chargea sur ses épaules... Un silence absolu rendait au vent toute sa force de présence. Puis, une dernière flèche tirée par Makon-auk lui-même vint s’enfoncer dans les fesses de la femme.
Mac Isaac fuyant vers la plage regagna sa cabane. Le combat reprit seulement à la tombée de la nuit. Bref et meurtrier. Quatre morts et huit blessés dans le camp sudiste. Sept morts et douze blessés dans le camp nordiste. Les Onas de Kakenchow cernèrent trois jeune guerriers dans un bosquet, tandis qu’à la faveur de l’ombre grise le gros des forces ennemies repassait le Rio Grande... Pendant des heures, des centaines de flèches s’abattirent sur l’îlot de résistance. A l’aube les trois guerriers du nord se défendaient encore. Ils répondaient aux défis par des insultes. A midi ils avaient épuisé leur réserve de flèches. Ils acceptèrent alors de jeter leurs armes et se constituèrent prisonniers. Makon-auk leur tendit la main. Il leur fit cadeau de son arc personnel, d’une bourse en cuir de loutre qui contenait Potel et Uten les argiles rares pour le maquillage, et leur permit de se retirer, libres, vers le Nord.
Dans la cabane de Mac Isaac, la blessée gémissait sur le lit. Alitol Telen sanglotait. Dans l’autre cabane les charpentiers chiliens montaient la garde derrière leur fenêtre, armés d’une Remington. Furieux, la mâchoire dure, Mac Isaac parcourait la plage. Tout rentrait dans l’ordre. Les Onas du sud restaient maîtres du terrain. Les feux de bivouac se rallumaient. Les femmes revenaient de la terre intérieure. Le vent recueillait des râles et s’en allait gémir sur l’océan...
Mac Isaac rentra chez lui. Il ouvrit ses caisses d’armes, chargea les deux Winchesters et les pistolets.
— Tellenika ! Vous allez traverser la rivière. Vous direz au Jon du nord qu’il n’y a plus de frontières dans l’île Grande. J’accueillerai qui je voudrai dans la maison du Seigneur. Ceux qui tenteront de recommencer la guerre seront fusillés. Allez, et ramenez les familles !...
Alitol Telen revint seule à la tombée de la nuit. Elle n’avait trouvé que les traces du vieux campement. Les Onas du nord avaient repris leur migration vers la terre intérieure, et ils ne devaient se montrer de nouveau sur le Rio Grande que deux ans plus tard.
Presque aussitôt entra Makon-auk. Il paraissait plus grand dans l’étroite pièce que dans le cadre de la forêt préhistorique. Son visage rayonnait de colère. Mais le sorcier évitait le regard du missionnaire. Il parlait très vite en se penchant vers Alitol Telen.
— Makon-auk dit que le Pasteur ne mérite pas son nom de capitan Bueno... Il apporte la guerre et vient pour voler les terrains de chasse, comme les autres hommes blancs... Le Pasteur ne doit plus s’occuper des affaires des Onas.
Mac Isaac se redressa.
— Mon Seigneur ne reçoit pas d’ordres. Il en donne. Et il m’a donné l’ordre de venir dans l’île Grande pour enseigner aux pauvres Onas que tous les hommes sont frères et égaux !
Alitol Telen traduisait d’une voix plaintive.
— Makon-auk dit que les hommes ne sont pas frères, parce que chacun doit défendre son terrain de chasse pour ne pas mourir de faim. Il dit encore que les hommes ne sont pas égaux, parce que les uns sont nés forts et les autres faibles, et le Pasteur ne pourra rien changer à cela...
Le Jon ajouta quelques paroles puis disparut avec la brusquerie surnaturelle qui avait présidé à son entrée. — Il a dit que le Pasteur aurait été tué par les flèches s’il n’avait pas été le mari d’Alitol Telen !
Le vent pleurait sur la plage. Le gémissement de la femme blessée encombrait la pièce étroite. Les hurlements des pleureuses conduisaient le deuil des guerriers tombés pour la défense des droits millénaires des Onas du sud. Dans la pièce voisine le nouveau-né d’Alitol Telen vagissait.
*
Le vent du Horn s’arrêtait au seuil de la cabane pour écouter les cris de colère de Jorg Stanley Mac Isaac. Puis il repartait à la poursuite du sable, de la neige, des vagues, dès que le bébé se rendormait dans son berceau en suçant son pouce. Alitol Telen reprenait son travail. Accroupie sur ses jarrets à la manière indigène elle fabriquait un instrument de bois.
— On dirait une petite échelle, murmurait le Pasteur. Que voulez-vous faire de ceci ?
La femme tourna vers le missionnaire son visage de statue.
— C’est « Tahalsh » le berceau en usage dans nos familles.
— Mais vous en avez un, pourquoi vous donner cette peine Tellenika ?
Alitol Telen risqua un sourire.
— Ces berceaux anglais sont tellement peu pratiques !
Elle avait choisi deux baguettes flexibles de soixante centimètres et les avait assemblées par des traverses rondes un peu moins souples que l’osier. Toutes ligatures faites avec du tendon de « guanaco », l’ensemble présentait l’aspect d’une petite échelle aux montants légèrement arqués.
— Que le Pasteur me laisse terminer, je lui montrerai les avantages de « Tahalsh ».
Alitol Telen posait alors une peau de jeune « guanaco », au poil presque aussi suave que le duvet de cygne, 3sur la claie dont les montants se terminaient en pointes aiguisées et durcies au feu. Elle installait Jorg Stanley Mac Isaac sur ce petit matelas et l’assujettissait par une longue bande en cuir de loutre.
— Le Pasteur peut constater que j’emporte ainsi mon fils sur le dos sans fatigue ni difficulté...
Elle montrait la manière de suspendre « Tahalsh » aux épaules par deux courroies. D’une simple pression Alitol Telen enfonçait les montants de la petite échelle dans le sol de terre battue. « Tahalsh » planté suivant un angle plus ou moins prononcé, l’enfant reposait comme dans un fauteuil articulé.
Duncan Mac Isaac se penchait sur le curieux instrument si bien adapté à la vie des primitifs.
— J’ai fabriqué un « Tahalsh » car j’ai pensé que le Pasteur allait bientôt repartir vers la terre intérieure et la grande forêt du sud ?
Mac Isaac hocha la tête.
— Je n’ai pas l’intention de repartir, Tellenika. J’ai trop de travail à Rio Grande. Et d’ailleurs, même si nous repartons...
Alitol Tellen penchait sur son fils un visage rayonnant d’amour contenu.
— Le Pasteur doit-il prendre mon fils à l’âge de quatorze ans comme il est d’usage dans nos familles, ou me le laisser pour toujours ?
Mac Isaac hocha la tête négativement.
— Jorg sera élevé en Angleterre, comme Barbara !
Le visage d’Alitol Telen reprit sa dureté de masque. Elle reposa le bébé dans son berceau de bois blanc. De ses yeux clairs elle soutenait le regard de Mac Isaac.
— La femme du Pasteur a perdu sa fille mais elle veut garder son fils.
Mac Isaac donna un coup de poing sur la table.
— Vous êtes folle ! Vous croyez que je vais laisser grandir Jorg parmi vos sauvages ! Permettre à vos femmes de lui remplir la tête de superstitions imbéciles ! Je vais lui enseigner le tir à l’arc, peut-être ? Ou la construction des « toldos » ?
Il se radoucit brusquement.
— Il sera chrétien avant tout, ma pauvre Tellenika !
Il contemplait la femme indigène d’un œil attendri.
Puis il se radoucit brusquement et murmura en espagnol.
— Mujeres desgraciadas, que Dios las ayuda !... Que Dieu aide les malheureuses femmes... Ecoutez bien, Tellenika ! Vos légendes sataniques prétendent que dans la nuit des temps les femmes Onas maintenaient les hommes en esclavage ! Elles conservaient entre elles le secret de cette puissance. Puis le secret fut découvert, les femmes massacrées. Cinq échappèrent en se réincarnant en étoile, canard blanc et autres balivernes... Aujourd’hui, ce sont les hommes qui vous maintiennent en esclavage... Essayez de vous souvenir de votre enfance, Tellenika. Vous avez vu surgir dans la nuit, au milieu des tourbillons du vent, autour des « toldos » des fantômes qui poussaient des cris affreux. Ces cris vous glaçaient d’effroi parce que votre père vous enseignait que des esprits surnaturels reviennent pour enlever les femmes qui désobéissent à leur maître. Or, ces esprits n’étaient rien d’autre que votre propre frère, votre père lui-même ou vos cousins et voici pourquoi : il fallait entretenir en vous la crainte ancestrale pour que vous soyez prête à subir les volontés les plus cruelles de vos parents et plus tard de votre mari...
Le Pasteur parlait d’une voix douce... Grâce à Calafate il avait découvert le secret du Klocketem. Il voulait libérer Tellenika de la superstition. Expliquer pourquoi l’enfant mâle est abandonné à la dictature des femmes jusqu’à l’âge de quatorze ans et repris ensuite par les guerriers... C’est alors qu’il est envoyé seul dans la forêt, à la recherche du bois pour les arcs et les flèches... Il entend des cris affreux. Il aperçoit des fantômes blancs glissant entre les troncs... Il revient vers les femmes plein d’épouvante et confirme ainsi les manifestations antérieures du surnaturel... Mais il doit repartir, jour après jour, affronter des terreurs nouvelles...
Quand le Jon a jugé que le jeune garçon était suffisamment endurci les guerriers le séquestrent pendant trois jours. Rien à manger. Rien à boire. Et le Jon vient enfin lui annoncer qu’il va être Klocketem, c’est-à-dire initié en tant qu’homme adulte et libéré de la tyrannie des femmes. Il reçoit des conseils qui sont des règles de conduite pour la vie. Il sera généreux avec les amis, charitable pour les vieux. Il ne pardonnera jamais les offenses et se vengera toujours, dans n’importe quelle circonstance et par n’importe quel moyen. Il aura le droit d’être tendre avec les femmes, mais jamais celui de leur révéler ses pensées intimes car elles pourraient ainsi retrouver le pouvoir qu’elles possédaient dans le passé...
Le troisième jour, les guerriers déguisés qui représentent les personnages surnaturels de la Terre des Feux se réunissent sur le Jaind, une clairière secrète au fond de la forêt. Et voici qu’apparaît Hashe l’esprit de l’arbre sec. Il a une couleur rouge sombre. Voici Quemanta l’esprit de l’arbre vivant, fils d’un arbre en pleine force. C’est un esprit inoffensif mais que cependant les femmes craignent beaucoup. Short est l’esprit des pierres blanches. Son arme favorite est un bâton avec lequel il tue ses ennemis. Jachai est l’esprit des pierres noires des grottes obscures. Le plus redouté. Oleming, l’esprit du ciel, s’en va peint de taches rouges et blanches. C’est un grand médecin. Il soigne les horribles blessures faites par Short... L’esprit Yose est toujours en marche à travers les forêts. Il ramasse inlassablement du bois pour faire un feu qu’il n’allume jamais. Mehr est l’ombre de la mort qui hante aussi les forêts. La femme de Short, Jalpen est vêtue de blanc car c’est l’esprit des nuages. C’est elle qui s’empare des femmes qui essayent de surprendre le secret du Klocketem. Elle les emporte dans les nuages et laisse retomber leurs os bien nettoyés le lendemain.
Mis en présence de tous ces esprits le jeune homme reste frappé de terreur. C’est l’instant que choisit le Jon pour lui révéler le secret de l’ancienne domination des femmes et le nouveau secret des hommes. Il promet de le conserver et de ne jamais le révéler, surtout à une femme, sous peine de mort... Voilà pourquoi Alitol Telen ignorait ces choses !...
Après l’initiation commence pour le jeune Ona la vie de Klocketem. Pendant deux ans il devra réaliser de longs voyages, chasser seul, manger peu, et jamais de viande grasse, en un mot se mortifier pour devenir digne d’être considéré comme un homme. C’est dans cette période de sa vie qu’il apprend à supporter l’épreuve du feu. Sans qu’il puisse s’en rendre compte, il est étroitement surveillé par les anciens qui vérifient s’il ne communique pas le secret à quelque femme... Le Pasteur ne veut pas que Jorg Stanley Mac Isaac devienne un jour Klocketem ! Car si la loi de Klocketem enseigne la tendresse pour la femme, le respect des parents (un étrange respect d’ailleurs qui autorise la strangulation in articulo mortis) elle prévoit la vengeance des offenses par tous les moyens, s’élevant ainsi contre le plus grand principe de la religion chrétienne !...
— Tellenika voudra-t-elle m’aider à révéler toutes ces supercheries aux femmes de sa race ?
Alitol Telen ne répond rien. Mac Isaac pense que l’éternel féminin assurera mieux qu’il ne pourrait le faire lui-même la diffusion du secret.
— Tellenika comprend-elle la nécessité d’envoyer Jorg en Angleterre ?
Alitol Telen garde le silence. Son regard a cessé d’être dur et direct. Il prend cette acuité oblique que Mac Isaac connaît bien et qui, chez les trois peuples ona, yaghan et alakaloufe, traduit la méfiance et annonce l’embuscade. Le Pasteur comprend qu’il est temps d’agir et passe dans la pièce voisine pour écrire à Elisabeth Neil.
*
Estancia Gloria de Dios
décembre 1880.
Très chère Elisabeth,
« Quelques nouvelles de la mission. Les Onas m’ont enfermé dans ce cercle de forces magiques dont je vous parlais dans ma dernière lettre. J’écrase en marchant l’esprit des petites pierres blanches. La lune nouvelle est une femme indigène qui cherche à grossir en dévorant les bébés. Le héros Kuanip est devenu l’étoile polaire, avec sa femme et ses enfants il forme la Croix du sud qui veille sur mes insomnies. Il est difficile de conserver une claire notion des choses spirituelles dans cette ambiance, et plus difficile encore de faire pénétrer la lumière dans ces cerveaux primitifs encombrés par ce fatras d’idoles telluriques dont les ambitions surnaturelles sont heureusement limitées ! J’adapte ma dialectique sans transiger sur l’essentiel des dix Commandements. Je cherche à détruire ces faux dieux qui trébuchent au seuil de l’éternité, les traditions barbares, les tabous sociaux qui maintiennent la femme en esclavage, et les clans en état de guerre.
Trois baptêmes en cinq ans ! Les Pasteurs à mains blanches de Bristol, peuvent sourire ! Ils ne travaillent pas dans le cadre d’une préhistoire ressuscitée. Je connais le prix de ces adhésions à notre sainte Eglise... Même en tolérant une certaine élasticité dans l’exécution des promesses un grand pas est fait vers la soumission aux saintes Ecritures puisqu’il est dit : « Malheur au monde à cause des scandales ! car il est nécessaire qu’il arrive des scandales ; mais malheur à l’homme par qui le scandale arrive ! MATTHIEU, XVIII, 7. »...Je vais renvoyer ces trois prosélytes dans le sud afin qu’en reprenant la vie nomade ils entrent en contact avec d’autres familles et, par la vertu de leur exemple, les conduisent au Seigneur.
Je n’ai pas eu le temps de vous écrire depuis ma visite à Ushuaia et mon escale aux Falklands. La mission du Beagle se meurt ravagée par les épidémies. Jésus Fernandez assisté de son admirable femme venue le rejoindre se prodigue pour alléger les souffrances des Yaghans et Alakaloufes. Le nombre des conversions est maintenant très élevé. Pas un indigène ne quitte cette vallée de larmes démuni des saintes lumières. Ils sont devenus exemplaires dans l’art de mourir chrétiennement.
Je me suis arrêté plusieurs semaines à Port Stanley. J’ai donc présenté là-bas mes devoirs au Révérend John Stirling, mon collaborateur de tant d’années héroïques, devenu mon supérieur hiérarchique par un de ces caprices dont le destin est coutumier. Je n’en conçois aucune amertume, douce Elisabeth. A Dieu seul la gloire ! Et même si John Stirling a beaucoup intrigué contre moi selon vos informations, je dois me réjouir plutôt que me plaindre. Le fruit de ses intrigues est amer. Il illustre la parole : « La voie des méchants est comme l’obscurité ; ils ne voient point ce qui les fera tomber. Proverbes, IV, 19. » Il a bien obtenu ce qui m’avait été promis par le Révérendissime Tomas Bartlett, mais non la juridiction ecclésiastique anglaise dont il rêvait... Le voici revenu au pays de la tempête éternelle qu’il ne peut plus supporter. Quand je le vois sursauter aux clameurs du Horn, j’ai bien envie de sourire et de rendre grâces au Seigneur dont les desseins sont impénétrables ! Il se prend tout à fait au sérieux, pontifie légèrement et... prise ! A seule fin sans doute d’exhiber une tabatière ayant appartenu au grand empereur Napoléon et que des amis lui ont rapportée de Sainte-Hélène ! Pauvre Stirling !
Je suis resté plusieurs semaines à Port Stanley, non pour écouter les conseils du petit Révérend, mais pour la délivrance d’Alitol Telen. Suivant la coutume établie dans nos missions l’enfant a reçu le nom de baptême du lieu où il est né. Jorg Stanley Mac Isaac aura bientôt quatorze mois. Il me faut songer à son avenir chrétien. Je rencontre à ce sujet une violente opposition de ma femme. Douce et soumise jusqu’alors elle devient furieuse quand je parle de lui enlever son fils pour en faire un honorable citoyen du Royaume-Uni. Elle jouit de puissantes complicités parmi ce peuple ona dont elle est la reine. J’ai peur qu’elle ne réussisse à m’enlever Jorg que je ne pourrais jamais plus retrouver dans la grande forêt ou les montagnes du sud. En conséquence, j’ai décidé de brusquer les événements... La famille Bartlett regagne l’Angleterre. Leur navire doit faire escale à Magellan le mois prochain. Je confie Jorg à Mme Bartlett qui le conduira directement à Ashley Down !
Vous voici la mère adoptive de deux enfants, douce Elisabeth ! Vous allez veiller avec la même sollicitude sur Jorg que sur Barbara... Je sais que votre fragilité n’est qu’apparente, que votre langueur dissimule une énergie qui puise son eau aux fontaines du Seigneur. Et je n’en veux pour témoignage que vos inquiétudes au sujet de Barbara ! Soyez ferme plus que jamais, Elisabeth ! Barbara atteint l’âge dangereux où la femme se cherche à travers la fillette. Evitez-lui toutes les occasions de succomber à la tentation. Qu’elle aille toujours et partout en tablier noir, chaussée de gros souliers, ses cheveux qu’elle a dites-vous plus beaux que ceux de sa mère tirés en bandeaux strictement dissimulés par un bonnet. N’oubliez pas que, selon l’Epître à Timothée : « Ce ne fut pas Adam qui fut séduit ; mais la femme, ayant été séduite, fut cause de la transgression, II, 14... »
« Ne négligez jamais la puissance de la prière, Elisabeth. Ma fille doit beaucoup prier. Elle doit lire la sainte Bible à genoux, car ceci fortifie la Foi. Si elle montre peu d’inclination pour les exercices spirituels, employez la contrainte. Soyez dure, Elisabeth ! Allez jusqu’aux extrêmes limites. Si l’on vous accuse d’être cruelle laissez murmurer autour de vous. Il n’est pas de cruauté plus cruelle que l’erreur !
Suivez strictement mes conseils, Elisabeth, car je dispose de peu de temps pour vous les rappeler. Je suis très absorbé par le montage des bâtiments de l’estancia, la mise en place des machines et des « alambres ». Malgré ces multiples soucis le doux souvenir de votre dernière lettre ne me quitte point. La tendre musique du Cantique des Cantiques chante dans mon cœur, malgré le vent du Horn, avec son aide peut-être puisqu’il est complice de ma solitude. Cette solitude se renforce. Elle est maintenant conjugale depuis que j’ai décidé de retirer Jorg à sa mère. Je pense à vous... « J’ai cherché durant les nuits sur ma couche... »
« Moi aussi, je persiste à rêver d’un avenir où se rassembleraient nos solitudes ! Dans le contrat que j’ai fait dresser pour la création de la « Sociedad ganadera del Rio Grande », je vous ai attribué 49 % des actions. Je travaille avec plus de fièvre quand je pense que dans la pire des éventualités, j’assure l’aisance de vos vieux jours ! Pour l’instant il est vrai ma trésorerie est plus étriquée que jamais. J’ai 4 000 £ de dettes, mais j’espère rembourser Brunswick-Mendez bien avant 1884 et déjouer ainsi ses précautions d’usurier. J’ai foi dans l’avenir du mouton en Terre des Feux. Mes reproducteurs de Cheviott sont arrivés. Les machines seront bientôt en place. Mes Onas vont cesser de vivre dans une coupable oisiveté.
Mon cœur se charge de tendresse en pensant à tout ce que votre vie me témoigne de fidélité, et il rajeunit jusqu’à devenir celui du tout petit enfant que je reste en Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour Son Service et Sa sainte Gloire !
Votre
Duncan MAC ISAAC. Past. »
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Le missionnaire attendit pendant trois mois qu’Alitol Telen eût révélé par ses bavardages le secret du Klocketem aux femmes de la « reduccion ». Il la faisait suivre par Calafate. Elle allait suivant son habitude de la maison du maître maintenant terminée, confortable avec ses quatre pièces, jusqu’aux « toldos » dressés par les familles de Kakenchow. Elle n’échangeait que de brèves paroles, surtout avec les enfants. Depuis le départ de Jorg Stanley, Mac Isaac la surprenait berçant des poupées de chiffon, chantant à mi-voix d’étranges mélopées nostalgiques. Elle exécutait toujours les ordres, mais avec une attitude si glaciale, de telles réticences que Mac Isaac concevait des craintes pour l’avenir. Il surprenait dans les yeux décolorés des éclairs de haine sauvage et d’obscurs défis. Maîtresse du secret qui libérait les femmes onas, Alitol Telen le conservait pour elle dans les profondeurs de son âme sombre.
L’été mélancolique et bref allait s’achever. Le ciel devenait plus pâle que les magnolias de Kakenchow. L’air déjà aiguisé s’affûtait mieux que le fil d’un rasoir. L’océan prenait une teinte d’ardoise délavée par les pluies. Le sable blanc alimentait les « poudreries ». Angelo Magnani, le nouveau catéchiste, frisonnait rien qu’en entendant prononcer le mot hiver. Le vent. Le ciel pâle. L’océan gris. Les tourbillons de sable. Et dans cette symphonie barbare, le chant des marteaux clouant les dernières tôles de Gloria de Dios contre les futures tempêtes. Alitol Telen ne parlait toujours pas.
Un matin d’avril, Duncan Mac Isaac se décida à porter un coup décisif contre la superstition. Il rassembla les hommes loin de la « reduccion », sous la surveillance du catéchiste. Puis, avec l’aide de Calafate il révéla aux femmes onas le secret du Klocketem.