Le vent du Horn luttait contre les cavaliers. Il nouait sa poussière autour des bottes de Mac Isaac. Il cherchait à désarçonner le Pasteur moins bien assuré sur la selle anglaise que Calafate enfoncé dans la selle « criolla ». Mac Isaac montait en selle anglaise. Le contact d’une selle « criolla » l’écœurait depuis qu’il possédait 30 000 moutons.
Le désert austral apparaissait gravé sur une plaque d’acier bleui. Mac Isaac galopait contre le vent, cheveux bouleversés oreilles mordues par le froid malgré le soleil de janvier dans le ciel pâle. Calafate suivait le maître de Gloria de Dios. Cette course des bêtes contre le vent du Horn multipliée par la vitesse de l’ouragan éternel — 30 kilomètres-heure, plus 80 kilomètres-heure — donnait aux cavaliers la sensation d’une chevauchée vertigineuse. A hauteur de l’étrier droit l’ « alambre » courait plus vite que les fils télégraphiques le long du rapide d’Edimbourg. Le sextuple réseau de fil de fer séparait l’immensité verte et bleue de Gloria de Dios des 300 000 hectares de « Southern Cross » annexés, clôturés et aménagés en un an par Brunswick-Mendez, que la foudroyante réussite du missionnaire avait éclairé sur l’avenir du « ganado lanare » dans l’île Grande... First Pionnier — La Estrella — Parvenir lanare — Wind alone Wind... Les estancias se multipliaient, plus vastes que des comtés britanniques !
Mac Isaac écoutait sonner dans ses fontes le pistolet Mauser et la bouteille de whisky. Il surveillait la course de l’« alambre » du coin de l’œil. Il rencontrait de temps à autre un gardien ona et criait au passage :
— Rien à signaler ?
— Nada, capitan Bueno !
Les chevaux redoublaient d’ardeur, excités par la résistance du vent. L’Indien disparaissait dans la poussière. Huit factionnaires doublés par huit suppléants surveillaient l’ « alambre » jour et nuit, contrôlant chacun trois kilomètres de clôture, dormant sur place enveloppés dans leur cape de « guanaco », rendant compte chaque jour à midi par un système de relais de l’état des fils de fer... Aucun ennemi ne menaçait Gloria de Dios devenue centre de la vie ona dans l’île Grande, mais le vent qui lançait des pierres dans ses jours de colère, les hardes de « guanacos » les « tuco-tuco » qui déchaussaient les poteaux, la rouille produite par l’air marin attaquaient l’ « alambre », c’est-à-dire la vie même de l’estancia... Les troupeaux se multipliaient bibliquement. Il suffisait d’abandonner dans le désert une centaine de brebis avec leurs béliers, pour retrouver un océan de moutons quelques années plus tard. L’important, c’était précisément de retrouver les bêtes deux fois l’an, une fois pour les plonger dans un bain arsenical, une fois pour les tondre. Abandonné en rase campagne le mouton migrateur se retrouvait en peu de temps sur les bords du détroit de Magellan ou dans la Cordillère Darwin... D’où les « alambres », ces centaines de milliers de kilomètres de fil de fer qui divisaient la Patagonie, et maintenant la Terre des Feux, de leur géométrie invisible...
Le missionnaire pénétra dans le « bois du guanaco fou », limite sud de ses domaines. La course du cheval fracassait les petites branches. Calafate croyait entendre gémir Hashe, l’esprit de l’arbre sec qui s’enfuyait en poussant des cris semblables à ceux du Cuju-cuju. Ils atteignirent l’angle extrême. Ici, l’ « alambre » reprenait sa course en direction de l’océan. Le « peon » Komapiol buvait son maté accroupi sur ses jarrets, les paupières refermées sur ses yeux noirs.
Mac Isaac mit pied à terre. Il porta les mains au-dessus de la ceinture, poussa un gémissement, ouvrit une fonte, but une rasade de whisky... La brûlure de l’alcool calmait pour quelques minutes celle du feu qui le rongeait. Les premières atteintes du mal s’étaient révélées en 1881, quatre ans plus tôt. Lui qui avait toujours dominé les maladies, y compris la scepticémie provoquée par les fatigues du raid vers Kakenchow, n’arrivait pas à vaincre cette étrange douleur apparue trois mois après le départ de son fils. Il venait de révéler aux femmes le secret du Klocketem. Alitol Telen avait demandé la permission d’accompagner Makon-auk dans un voyage vers le sud. Il n’avait pas refusé. Un bref retour à la vie primitive pouvait faire oublier la perte de l’enfant. Elle rentrait quelques mois plus tard. Aussitôt, il avait commencé de souffrir... Pas une grande douleur, une sorte de cuisson, un charbon posé quelque part sur sa chair. En 1882, la brûlure se localisait dans l’intestin. En 1883, dans les reins. En 1884, dans la poitrine. Il respirait normalement. Il ne toussait pas. Il brûlait à petit feu. Il avait perdu vingt livres en quatre ans ! Maintenant les muscles de ses cuisses manquaient de force pour conserver l’assiette à cheval. Il devrait bientôt se faire conduire en « wiski » pour surveiller sa clôture...
Mac Isaac commanda au « peon » Komapiol d’ouvrir la barrière. Il se remit en selle et sortit de l’estancia. Il allait rendre visite à son voisin Brunswick-Mendez. Ils s’étaient liés d’amitié en 1884, lorsque toute dette soldée Brunswick-Mendez avait traité le Pasteur de « vieille canaille » avec le désir de rendre hommage à l’alter ego en grandes entreprises économiques. Puis, il avait marché sur ses traces avec la vitesse surnaturelle que lui permettait son immense fortune. Trois cent mille hectares c« alambrés » en six mois. Des centaines d’ouvriers. Une route ouverte depuis la côte. Des tondeuses ultramodernes. Un village édifié en un an avec, au centre, la résidence du seigneur de « Southern-Cross ».
Mac Isaac passa devant la « contaduria » l’atelier de mécanique, l’atelier des charpentiers, la maison du « capataz »34, le hangar à tonte, tous bâtiments reliés entre eux par des allées gravillonnées bordées de briques rouges. Des claies de bois dressées contre le Horn mugissant protégeaient la maison du maître. A leur pied : des parterres de fleurs, du gazon anglais.
Le Pasteur jeta la bride au majordome, ce géant au visage cramoisi qui l’avait introduit dans la maison de Magellan.
— Como te vas, chancho colorado ?
L’homme qui répondait au surnom de « cochon rose » accorda au missionnaire un sourire épais et cruel.
— Tu es habillé comme à la cour d’Angleterre !
Mac Isaac admirait la livrée bleue, les bas blancs, les souliers vernis à boucle d’argent. Il pénétra dans le salon chargé d’ombre. Brunswick-Mendez plaquait quelques accords sur un des trois pianos. Il demanda sans tourner la tête :
— Comment va la vieille canaille ?
— Mal, répondit Mac Isaac en se frottant l’estomac.
Brunswick-Mendez attaquait la Fugue en ré mineur de Bach.
Mac Isaac assis restait droit, les pieds ramenés sous la chaise dans la position d’un solliciteur.
Le vent redoublait de violence. Il lançait des pierres contre les volets clos des fenêtres. Il s’arrêtait. Revenait en rasant les parois de bois. Poussait les plaintes d’un animal blessé. Brunswick-Mendez plaqua trois accords violents et cria :
— Assez ! ! ! Assez ! ! !... Paddy, faites taire ce vent !
Agile et silencieux, vêtu de l’ombre blanche de sa livrée d’été, le domestique Paddy apparut au seuil de la porte.
Brunswick-Mendez passait une main fatiguée sur ses yeux.
Paddy allumait les soixante-quatre bougies des lustres et appliques. L’armateur et le missionnaire plongeaient dans un aquarium de lumière blonde. Long silence, à peine troublé par la fuite de Paddy qui s’en allait sur la pointe des pieds chasser le vent... Mac Isaac considérait avec ironie l’homme aux favoris blancs.
— Et vous en êtes là... au bout de treize mois seulement ? Il y a trente-cinq ans que ça dure pour moi.
Brunswick-Mendez s’avança vers le Pasteur.
— Mais la vieille canaille est aussi mal en point que le vieux brigand ! Il a mauvaise mine, le missionnaire ! Ses sales Indiens l’ont empoisonné ! Bien fait d’ailleurs !
Le vent noua ses colères autour de l’estancia. Un fracas de tôles et de planches frappées par la grêle de cailloux emplit le crépuscule.
— Mac... je ne voudrais pas mourir ici !
— La voie de l’homme n’est pas en son pouvoir, répondit Mac Isaac.
Le vent. La nuit bleue aux reflets d’acier. Soixante-quatre bougies veillant sur la solitude funèbre de deux hommes.
— Si le Seigneur a d’avance préparé ma tombe en Terre des Feux que sa volonté s’accomplisse, reprend Mac Isaac. Mais vous ? Pourquoi ne pas repartir tant qu’il est temps ?
— Vous êtes un homme libre ! répond l’armateur. Je suis comme mes bateaux, un forçat travaillant sur l’océan de la fortune et comme eux jusqu’à l’heure de la « perte totale »...
Brunswick-Mendez poussa un nouveau soupir.
Le vent. La plainte des pompes éoliennes maltraitées.
— Et vos sauvages ?
— Beaucoup de maladies depuis qu’ils couchent dans les dortoirs de l’estancia. Comme à Ushuaia. Ils toussent. Ils ont la fièvre.
— Bien fait ! Ils crèveront tous, grâce à votre bêtise d’Ecossais têtu. Un beau service que vous rendez aux estancieros ! Je vous ai dit mille fois qu’enfermer des vagabonds c’était les condamner à mort. Vous êtes un bienfaiteur de l’humanité !... Ils crèveront, et le plus tôt sera le mieux ! Car... enfin, vous nous faites une concurrence déloyale ! Vous prenez le Seigneur pour un « crimps »35... Il vous livre de la main-d’œuvre à bon marché. Tandis que nous...
— Mais je paye mes Indiens !
— Mal !
Mac Isaac détourna le cours de la conversation. Il désigna les trois pianos dont l’érable et l’acajou rayonnaient sous la clarté blonde.
— Un Erard... un Steinway... un Gaveau... de beaux instruments ! Pourquoi trois ?
— Ce sont mes armes... contre l’ennemi ! Ecoutez ! ! !
Le vent du Horn ravageait la nuit. Il reprenait sa vitesse brisée par la Cordillère Darwin sur ces terres de l’île Grande à peine ondulées. Il allait aborder la Patagonie australe où s’épanouirait enfin toute sa puissance. Il irait mourir aux portes de Buenos-Aires dans un dernier hoquet de « pampero ».
Le domestique vêtu d’ombre blanche vint annoncer :
— Monsieur est servi !
Ils passèrent dans la salle à manger dont les extrémités se perdaient dans la pénombre. Ils s’installèrent à chacune des extrémités de la table de huit mètres. Mac Isaac pencha vers la nappe son visage émacié...
Seigneur Jésus sois notre hôte...
Bénis la nourriture que nous allons prendre...
Pour ta Gloire et pour ton saint Service...
La nuit. Le vent. Un domestique vêtu d’ombre blanche.
*
Mac Isaac avait révélé le secret du Klocketem en avril 1881. Pesant tous les risques mais ne prenant en considération que la vie future des Onas, il s’était décidé après avoir trouvé dans les saintes Ecritures sa justification supérieure :
« Pensez-vous que je sois venu apporter la paix sur la terre ? Non, vous dis-je, mais plutôt la division. Car désormais ils seront cinq dans une maison, divisés, trois contre deux, et deux contre trois. Le père sera en division avec le fils, et le fils avec le père ; la mère avec la fille, et la fille avec la mère... » SAINT Luc, XII, 51, 53.
Rien ne parut changé durant l’hiver de 1881. La révolte éclata dans les « toldos » au mois d’octobre. Elle commença par une sorte de grève. Les guerriers convertis en travailleurs de l’estancia trouvaient en rentrant le soir leurs feux éteints, la viande crue, les femmes rassemblées autour d’un foyer gigantesque qu’elles allumaient pour leur propre compte. Elles dansaient en poussant des cris hostiles dans la direction des mâles. Le ton s’élevait. Aux cris succédaient les menaces. Les unes essayaient de fabriquer des arcs, les autres des flèches. Elles s’affublaient des peaux de « guanaco » peintes qui représentaient Hashe l’esprit de l’arbre sec, Short l’esprit des pierres blanches, Jalpen l’esprit des nuages et Mehr l’ombre de la mort.
Les guerriers réagirent en grands administrateurs. Alarken tua ses trois épouses — Shelchan, Oulhaike, Koshtelen — à coups de flèches. Kueka étrangla sa femme Kattr et Yavaixon sa grand-mère. On-son jeta Kalen dans la mer et la repoussa du rivage jusqu’à ce qu’elle eût disparu. Kan-maar étrangla sa femme. Haike jeta la sienne dans un puits de l’estancia. Koipar... Mac Isaac fut obligé d’armer Calafate, Angelo Magnani, ses ouvriers chiliens, et de cerner la « reduccion » pour arrêter le massacre. Il saisit les arcs, les flèches, les couteaux et concentra les femmes initiées dans un bâtiments.
Le vent ne cessa plus de gémir autour de ce monastère de recluses, gardé nuit et jour par deux anciens policiers de Magellan que le Pasteur prit à son service. Durant l’année 1882 les « peones » onas essayèrent de vivre seuls dans les « toldos », allumant leur feu, grillant leur viande, préparant leur maté après le travail du jour. Puis ils se lassèrent. Les uns reprirent la route de la terre intérieure, les autres acceptèrent de loger dans les dortoirs de l’estancia, manger à la cantine tenue par un aventurier de Rio Gallegos. La toux. La fièvre. Les premiers malades. Mac Isaac construisit une infirmerie.
En 1884, une moitié des femmes recluses avait été rappelée au Seigneur. Mac Isaac agrandit le cimetière au sommet des dunes. Les croix blanches profilèrent leurs silhouettes sur le ciel d’acier où le vent du Horn poursuivait les nuages échappés aux grandes tempêtes antarctiques. En 1885, le Pasteur fit dresser une croix monumentale surmontée d’un fanal. Les cap-horniers qui taillaient de la route vers le sud apercevaient la nuit ce feu qui leur permettait d’établir un relèvement.
Makon-auk reparut à la tête d’un groupe de familles en juin 1886. Ils venaient de Kakenchow, la mer intérieure. Ils étaient las, affamés. La neige couvrait le pays. Ils remirent leurs armes au policier de garde selon l’usage établi depuis la révolte des femmes. La surveillance des recluses fut renforcée. Le moindre contact entre les initiées au secret du Klocketem et les épouses nomades pouvait détruire le fragile équilibre que le Pasteur maintenait dans l’île Grande. Makon-auk dévisageait le maître de Gloria de Dios avec une curiosité amusée. Il disait à Calafate :
— Le Pasteur est devenu « guanaco » maigre ! S’il battait sa femme il serait de nouveau « guanaco » gras...
Alitol Telen contemplait le Jon avec une étrange et terrible espérance au fond des yeux.
— Le Dieu des hommes blancs abandonne le Pasteur, mais l’Etre Grand protège Makon-auk !
Il faisait jouer ses muscles formidables et souriait.
— Toutes les femmes que le capitan Bueno a tuées ont rejoint Tano, l’esprit de la Terre. Tano a besoin de quelques hivers encore pour détruire le Pasteur !
Makon-auk montrait la Croix monumentale qui dominait les falaises.
— Le Pasteur a déjà construit son « toldo » chez Mehr, l’ombre de la mort ? Les hommes blancs sont des hommes sages !
Mac Isaac haussait les épaules et distribuait des galettes, de la viande, du café, des vêtements et des chaussures. Puis, le Jon demanda à visiter l’infirmerie.
Ils remontèrent vers le pied des falaises où les bâtiments hospitaliers s’abritaient contre le vent. Mac Isaac se pencha vers Calafate.
— Demande au Jon s’il a des nouvelles de mes prosélytes, Juan Karkemanen Almirantazgo, Casimiro Yaask Sur et Julio Chai ton Sarmiento que j’ai renvoyés dans le sud voici quatre ans.
Il murmurait pour lui-même : « C’est étonnant ! Des hommes qui avaient montré tellement de bonne volonté pour recevoir le baptême. Pourquoi ne sont-ils pas revenus ? »
Calafate traduisait. Le vent modelait la neige sur leurs pas.
— Makon-auk dit qu’il n’a pas de nouvelles de Chaiton et de Yaask.
— Et Karkemanen ?
Karkemanen avait été tué en 1882 près de Tehish, le cap San Paulo, dans une embuscade tendue par les Onas de l’extrême-sud. L’homme qui avait promis de respecter ses femmes avait tenu son serment. Au cours d’un voyage, au lieu de marcher en tête portant seulement l’arc et les flèches selon l’usage, il venait en quatrième position, derrière les trois femmes, chargé du « toldo », de la literie, des ustensiles et de deux « guanacos » frais, ses armes liées sur le fardeau. Les femmes n’avaient pu que donner l’alarme. Karkemanen était tombé criblé de flèches. Sans combat.
— Et les femmes ? demanda Mac Isaac.
— Butin de guerre. Emmenées en esclavage...
Le missionnaire dessina dans l’air glacé un geste d’impuissance. Puis, il pénétra dans l’infirmerie. Trois hommes allongés sur des paillasses. La toux déchirant les poitrines. La fièvre qui fardait les joues maigres. « C’est comme à Ushuaia, murmurait Mac Isaac, ils ont l’air d’être en bonne santé. Ils prennent froid. Ils toussent. La fièvre monte, et ils sont rappelés au Seigneur. Mon Dieu, aie pitié de ces pauvres gens ! »
Makon-auk contemplait les trois hommes. Hostelen. Kan-maar. Haiké. Ils étaient venus avec la première migration. Le Jon se pencha successivement sur les trois Onas en leur parlant à voix basse. Il se tourna vers Calafate.
— Fais savoir au « guanaco » maigre que si le Dieu boiteux ne peut rien pour mes frères, moi j’ai le pouvoir de sauver ces deux-là...
Il désignait Hostelen et Kan-maar.
— Et l’autre ? demanda Mac Isaac.
— Le Jon dit qu’il ne peut rien pour Haiké parce qu’il refuse de quitter l’estancia !
Que fallait-il faire ? Remettre au Jon les deux malades ? Pourquoi pas ?
— Calafate, dis à Makon-auk qu’il peut emmener Hostelen et Kan-maar. Je prierai pour leur guérison.
Makon-auk imposa les mains aux deux malades et leur commanda de se lever. Ils se levèrent. Ils titubaient sur leurs jambes maigres. Des guerriers les soutenaient sous les aisselles. Ils gagnèrent le campement du sorcier.
Le vent forcit et fit pleuvoir sur l’estancia une pluie de petits cailloux. Makon-auk reprit sa marche vers le Sud suivi de toutes les familles nomades. Short l’esprit des pierres blanches se mit en route aux approches de la nuit, armé d’un bâton, à la recherche de victimes. La pluie de cailloux se fit plus drue. Mac Isaac, Calafate, Angelo Magnani et les policiers chiliens s’enfermèrent dans les bâtiments. Le crépuscule terminait son tour du monde et roulait sur l’Atlantique-sud. La neige prenait son visage de grande blessée. Mehr, l’ombre de la mort sortit du bois du « guanaco » fou et s’introduisit dans l’infirmerie. Elle prit l’âme de Haiké. La fièvre cessa de colorer son visage de statue. Jalpen s’annonça par le bruit que fait un albatros en descendant du ciel. Elle se présentait vêtue de blanc car c’était l’esprit des nuages. Elle emporta quelques-unes des femmes qui avaient surpris le secret du Klocketem. Les survivantes attendaient avec terreur au fond de leur prison le bruit que feraient leurs os bien nettoyés en retombant sur le toit.
Trempé de sueur, plus faible qu’un enfant, Mac Isaac se jeta sur son lit. Il essayait de dormir pour oublier la douleur. L’esprit Yosé se mettait alors à casser du bois dans la cuisine. Il s’installait sur le ventre du Pasteur, auprès de son feu sans flamme. Mac Isaac apercevait à travers le corps de Yosé les mousses embryonnaires, les fougères, les magnolias de la forêt préhistorique...
Dans une clairière « Jaind » réservée à l’initiation des jeunes guerriers : Makon-auk entouré de flammes. Terre des Feux ! Makon-auk entretenait un feu de « coihue ». Alitol Telen se tenait auprès de lui, hiératique, en Euménide fuégienne. Elle surveillait le travail du Jon. Makon-auk pétrissait entre ses mains une argile spéciale. La masse brune prenait la forme d’un buste. Au moyen d’un éclat de pierre emmanché le sorcier sculpta le visage. Il présenta son œuvre à la femme du Pasteur.
— C’est bien lui, murmura Alitol Telen, mettez ce voleur d’enfants au feu ! ! !
Makon-auk posa la statuette sur les braises...
Mac Isaac ressentit une atroce brûlure au creux de l’estomac et s’éveilla en poussant un cri. Personne dans la pièce obscure. Les relents fades de l’humidité. L’activité secrète des rats que son ouïe exercée percevait au-delà du crépitement des cailloux lancés contre les tôles par le vent du Horn. La nuit. Le vent. La solitude glacée.
*
Au début de l’été suivant Tomas Bartlett rentrait d’un séjour en Angleterre avec sa femme et ses deux enfants. Le Catalina les attendait à l’escale de Magellan. Quatre jours plus tard il franchissait les passes, accostait au débarcadère de l’estancia. Appuyé sur deux cannes Mac Isaac accueillit son vieux compagnon des îles Keppel. Tomas Bartlett ne reconnaissait plus le missionnaire brusquement vieilli qui flottait dans la tunique noire, voûté, avec ses joues de parchemin, ses yeux brillants enfoncés dans les orbites. Il essaya de dissimuler sa réaction.
— Alors ? Frère Mac Isaac ? Toujours solide sur le champ de bataille ?
Mais il pensait : « L’invincible missionnaire pourrait bien être rappelé au Seigneur avant mon arrivée à Santiago ! »
— Plus ou moins solide, Frère Bartlett !
Ils cheminaient dans la direction de l’estancia. Le vent soulevait la houle du sable et couvrait leurs traces. Mme Bartlett se frictionnait les tempes à l’eau de Cologne et s’enveloppait le visage dans un voile vert.
— Avez-vous consulté des médecins, Frère Mac Isaac ?
— Au début à Magellan en 1881, il y a six ans. Tout est en ordre dans ma vieille carcasse. Cœur. Foie. Poumons. Intestins. Je ne suis pas malade. Je m’en vais... Nuance !
Tomas Bartlett réfléchissait.
— Vous avez attrapé cette maladie mystérieuse des Indiens dont vous parlez dans vos lettres !
— Autrefois j’en étais persuadé... Puis, j’ai comparé les symptômes ! Chez les Onas, Yaghans ou Alakaloufes, le mal se manifeste d’abord par de petites taches rouges aux commissures des lèvres. Puis, je constate une inflammation des yeux, du nez, de la gorge. Ils ont un visage bouffi, congestionné. Ensuite, apparaissent les frissons, puis des convulsions. La fièvre monte à 39°. Ils se mettent à tousser. Les crachats deviennent purulents. La fièvre monte à 40°. Et ils meurent. L’évolution complète du mal demande quatre à cinq semaines... Ma maladie évolue depuis six ans ! Mon corps est brûlant et je ne fais pas de température. Ma souffrance est vagabonde. J’ai de l’appétit et perds du poids. Il est vrai que l’appétit va en s’amenuisant depuis quelques semaines. Mes forces diminuent. En réalité, je brûle à petit feu. Il n’y a rien à faire. Je calcule que du train dont vont les choses j’en ai encore pour deux ou trois ans...
Tomas Bartlett observait le missionnaire du coin de l’œil et se sentait gêné. Pour créer une diversion il tendit une boîte enveloppée dans un papier rose.
— Quelques cadeaux de Mlle Neil ! Permettez-moi de vous les remettre.
Ils cheminaient entre les bâtiments de l’estancia en pleine activité car c’était l’époque de la « esquila » — la tonte — qui se pratique en été, commençant au mois de novembre en Patagonie centrale, s’achevant au mois de février en Terre des Feux. Tomas Bartlett poussait des cris de surprise.
— Mais votre estancia est beaucoup plus grande que je ne le croyais ! C’est une entreprise industrielle ultramoderne ! Vous allez devenir le Roi du mouton, Frère Isaac ! ! !
— Il n’est de Roi que l’Etre Grand qui habite le milieu du ciel, je veux dire le Dieu d’Israël... Mes véritables brebis ne me donnent point de laine mais d’amers soucis ! répondit le missionnaire. Permettez-moi de vous indiquer votre chambre, Frère Bartlett...
Les « peones » indiens portaient les valises de cuir du Révérendissime que Mac Isaac installait dans la nouvelle résidence.
— Quel luxe !... Que de dépense !... Suis-je l’hôte de l’estanciro... ou du missionnaire ? demanda Tomas Bartlett en souriant.
— Des deux, Votre Grandeur... l’un s’en va soutenant l’autre... sur deux cannes ! Sans estancia, plus de « reduccion » indigène depuis que le Comité... Vous vous souvenez ?
Tomas Bartlett détourna la conversation.
— J’aimerais bien visiter vos installations !
— Cet après-midi je vous confie à Calafate... Vous m’excuserez de ne pas vous faire les honneurs de la « esquila », je suis vraiment trop fatigué...
Mac Isaac se retira dans sa chambre. La boîte envoyée par Elisabeth Neil contenait une chancelière en velours rouge fourrée d’agneau, et un chemin de table en macramé. Brodé au point de plumetis sur la chancelière : un cœur surmonté par une croix et percé d’une flèche. Sur le chemin de table : des colombes en train de se becqueter. Le missionnaire poussa un soupir, retira ses bottes, fourra ses pieds nus dans la chancelière, essaya de s’assoupir dans son fauteuil de rotin.
Lorsque Tomas Bartlett et Calafate se dirigèrent vers l’atelier de la « esquila », le soleil n’était plus qu’une tache elliptique écrasée sur l’horizon et plus pâle qu’un jaune d’œuf délayé. Ils unirent leurs forces pour ouvrir la porte à contre vent. Elle se referma sur leurs talons, projetée dans son cadre par le ressort invisible du Horn.
L’odeur de la laine non dégraissée les prenait à la gorge. Sur un côté du hangar : 20 000 toisons fraîches s’accumulaient jusqu’au toit. Chaleur de soute. Le suint collait à la laine et dégageait des relents épouvantables. Dans l’angle gauche : le parc intérieur où 2 000 bêtes se bousculaient, luttaient, bêlaient en attendant de passer sous la tondeuse mécanique. Douze conduits formés de planches canalisaient ce fleuve animal vers les tondeuses alignées à deux mètres les unes des autres. Des portes se levant et s’abaissant comme les vannes des canaux d’irrigation réglaient l’écoulement des moutons, chaque ouverture, chaque fermeture correspondant à la tonte d’une bête.
— Combien le Pasteur possède-t-il de moutons ? cria Tomas Bartlett.
— Trente mille actuellement, Mr. Bartlett... Deux têtes à l’hectare au lieu d’une en Patagonie ! L’herbe de la terre intérieure est si riche que capitan Bueno espère arriver à trois têtes...
Quand le mouton apparaissait à l’orifice du canal, le « peon » ona l’empoignait par la toison, l’entravait avec un lien de cuir et le jetait sur le flanc... La tondeuse à vapeur crépitait. En deux minutes le mouton se retrouvait nu, exposant sa chair frissonnante de poulet plumé. Chassé par un coup de pied vers l’orifice du canal d’évacuation il se retrouvait en compagnie d’autres bêtes, s’engouffrait avec elles dans un canal collecteur qui débouchait sur la plaine comme un égout. Les moutons prenaient leur course. Ils galopaient pour se réchauffer jusqu’à la nuit, et toute la nuit jusqu’au petit jour ils reformaient avec leurs prunelles d’or des constellations qui donnaient sur la terre sans fond ni forme une réplique aux étoiles du ciel austral...
Les « peones » onas travaillaient. Les torses ruisselaient. Ils émergeaient à peine d’un nuage de poussière où dansaient les brins de laine. Un homme se redressait de temps à autre... Il empoignait une bouteille d’eau, buvait à longs traits avant de saisir une nouvelle bête.
Tomas Bartlett s’arrêta devant On-son.
— Demande à cet Indien s’il est plus heureux depuis qu’il travaille comme un homme civilisé !
On-son répondit à Calafate qu’il était infiniment malheureux et allait repartir vers la Terre intérieure pour chasser et remplacer sa femme morte.
— Très heureux Mr. Bartlett, traduisait Calafate, il gagne beaucoup de pesos ! Capitan Bueno donne un salaire de base qui permet de manger à la cantine du « criollo » de Rio Gallegos, et une prime par toison. Plus le « peon » travaille, plus il gagne.
Tomas Bartlett et Calafate s’éloignèrent. On-son les regarda partir, bras ballants, la sueur de sa face tombant goutte à goutte sur le mouton lié à ses pieds. Le « capataz » chilien s’approcha de l’Indien et lui décocha un coup de pied dans les fesses. On-son reprit le travail. Le « capataz » s’éloigna en fredonnant...
— En somme, conclut Tomas Bartlett à la fin du dîner, vous avez immédiatement mis en pratique les théories de Frédéric Winslow Taylor, cet ingénieur américain qui prétend révolutionner l’industrie ? Avec la main-d’œuvre à bon marché que vous utilisez vous allez réaliser une énorme fortune, Frère Mac Isaac ?
Mac Isaac ne répondait pas.
— Trente mille moutons... bientôt quarante-cinq mille... ces bâtiments... cet atelier... vous devez être déjà très riche ?
Le missionnaire considérait la chancelière de velours rouge dans laquelle il venait d’enfoncer ses pieds.
— Frère Mac Isaac, reprit Tomas Bartlett d’une voix sévère, il est dit dans Luc, chapitre XII, verset dix-septième : « Les terres d’un homme riche avaient rapporté avec abondance ; et il disait en lui-même : Que ferai-je ? car je n’ai pas assez de place pour serrer toute ma récolte. Voici, dit-il, ce que je ferai : j’abattrai mes greniers, et j’en bâtirai de plus grands, et j’y amasserai toute ma récolte et tous mes biens ; puis je dirai à mon âme : Mon âme, tu as beaucoup de biens en réserve pour plusieurs années ; repose-toi, mange, bois, et te réjouis. Mais Dieu lui dit : Insensé ! cette même nuit ton âme te sera redemandée ; et ce que tu as amassé, pour qui sera-t-il ? »
Mac Isaac étendit ses mains au-dessus de la table et relevant une manche de sa redingote montra son bras décharné...
— Votre Grandeur est cruelle, mais j’ai la conscience en paix. Je respecte les directives que le grand John Wesley adressait aux riches dans son sermon sur l’emploi de l’argent en 1760 : « Gagnez tout ce que vous pouvez. Economisez tout ce que vous pouvez. Donnez tout ce que vous pouvez. »
Tomas Bartlett ne répondit rien. Les deux hommes écoutaient la nuit menaçante. Le fracas du Horn. Comme jadis à la mission d’Ushuaia, quand ils attendaient de mauvaises nouvelles près du feu de « coihue ». Tomas Bartlett murmura :
— J’ai encore une mauvaise nouvelle à vous annoncer, Frère Mac Isaac,
Le missionnaire souriait.
— Je n’attends plus rien des Comités anglais... puisque je suis riche... alors ?
Tomas Bartlett fronça le sourcil et passa une main hésitante dans ses cheveux blancs... Il s’agissait de Barbara. Mlle Neil n’avait pas eu le courage de prévenir le missionnaire pensant que dans une lettre on dit trop ou trop peu de choses. Non, Barbara n’était pas morte ! Mac Isaac ne devait pas supposer le pire. Mais elle s’était échappée d’Ashley Down l’année passée. Elle avait gagné Londres en compagnie d’un jeune homme. Un jeune homme d’une excellente famille de Bristol d’ailleurs. Responsable des enfants jusqu’à leur majorité, le pasteur Muller l’avait fait rechercher par la police. Retrouvée après trois mois de fugue. Ramenée aux orphelinats... C’était tout. L’affaire n’était pas bien grave. Il ne s’agissait après tout que d’un petit scandale... Mlle Neil avait bien du souci. Elle disait avec juste raison que « celui qui a bu boira » !... Elle avait bien essayé de marier Barbara qui venait d’atteindre seize ans. L’honorable famille de Bristol s’était opposée à l’union de leur fils avec une sang-mêlé...
Les épaules ployées, les bras retombant dans une attitude d’impuissance accablée, Mac Isaac murmura... « Et si ta main droite te fait tomber dans le péché, coupe-la, et jette-la loin de toi ; car il vaut mieux pour toi qu’un de tes membres périsse, que si tout ton corps était jeté dans la géhenne36. »
Le vent gémissait et s’en allait vers le Nord à la recherche des fiancées de glace perdues.
L’estancia Gloria de Dios s’éveilla le lendemain au fracas d’une chevauchée tumultueuse. Une troupe de cavaliers s’engouffrait dans l’avenue centrale. Quatre « caballeros » suivis d’une escorte armée. En tête : Jim Morrison, propriétaire de l’estancia La Estrella, botte à botte avec Ostbye Anneborg de la First Pionnier. Puis Macpherson de la Wind alone Wind. Brunswick-Mendez accompagné de son majordome géant. Des gardiens qui brandissaient des carabines et des « peones » conduisant des chevaux de main...
— Où est le Pasteur ? cria Jim Morrison en apercevant Calafate.
— Nous voulons voir ton capitan du diable pour lui tirer les oreilles, annonça Macpherson.
— Le « damned crow »37, confirma Ostbye Anneborg.
Mac Isaac apparut sur le seuil de la résidence.
Les quatre hommes mettaient pied à terre dans un nuage de poussière. Jim Morrison marcha vers le Pasteur en frappant sur les étuis de ses pistolets.
— Nous venons pour régler une petite affaire « a tiros »... à coups de fusil, parfaitement ! ! !
La colère des estancieros rendait leurs paroles presque inintelligibles... Les sales Indiens... bandits baptisés... Pillage inouï... porqueria... En trois mois ils avaient tué 2 000 bêtes chez Ostbye Anneborg ; 500 têtes en une seule nuit chez Jim Morrison, pour rien, pour le plaisir de saigner du « guanaco blanc »... Le sorcier du diable en tête... La puta que le partó !... Chancho Colorado, le majordome de Brunswick-Mendez, affirmait que son maître venait de perdre 1 400 têtes en un mois. De tous les estancieros le maître de Southern Cross se montrait le plus conciliant. Il s’excusait presque... Mais le vieux Mac devait comprendre... Depuis un an... ce pillage des estancias par les sauvages... il fallait vraiment que ça cesse...
Mac Isaac ouvrit à deux battants la porte de la résidence... Sur le 54e parallèle on ne discutait pas entre voisins au pied d’un perron, mais devant un verre de whisky ! Les estancieros s’engouffrèrent dans le salon. Mac Isaac déboucha une bouteille du whisky de Campbelltown.
— Messieurs, parlons peu et disons des choses justes !
Les Indiens de Gloria de Dios étaient des « peones » appointés, surveillés et qui ne franchissaient jamais les limites de l’estancia. Ils ne pouvaient être responsables des pillages, évidemment déplorables à tout point de vue.
Jim Morrison insista d’une voix rauque. Le Pasteur avait peut-être raison au sujet de ses « peones », mais il oubliait de parler des cannibales ambulants, de ceux qu’il attirait avec quelques galettes et beaucoup d’eau bénite, et qui allaient et venaient la nuit sans aucun contrôle. D’ailleurs il n’avait rien à faire avec le Pasteur, il voulait couper les oreilles des sauvages.
Mac Isaac envoya Calafate à la recherche d’Alitol Telen. Le vent du Horn enveloppait chevaux et « peones » dans ses trombes de poussière. Tomas Bartlett entra, attiré par l’agitation insolite. Le Pasteur présentait Sa Grandeur aux quatre « gringos », lorsque sa femme apparut, bottée, sa veste de cuir tombant sur la jupe de flanelle grise.
— Madame, nos voisins que vous connaissez désirent parler à quelque représentant qualifié du peuple ona. Je crois qu’en l’absence de Makon-auk...
Alitol Telen toisa les cavaliers avec une insolence glacée.
Macpherson se décida le premier... Les estancieros avaient pris la résolution de ne plus tolérer la chasse au « guanaco blanc » sur les terres clôturées. Tous les Onas trouvés à l’intérieur des « alambres » seraient désormais détruits à la carabine.
Brunswick-Mendez confirma sur un mode plus conciliant... Deux mille têtes par ci, deux mille têtes par là... Le rendement de la laine baissait... s’ils laissaient faire, il leur faudrait abandonner bientôt le pays.
— Abandonnez le pays ! ! ! trancha Alitol Telen d’une voix sifflante... Elle ajouta :
Makon-auk n’a pas été chercher les « gringos »38. Les « gringos » disent que le rendement de la laine diminue ? Les Onas trouvent que la chasse au « guanaco » sauvage devient impossible depuis que le « guanaco blanc » est arrivé dans l’île. Les estancias occupent la moitié du pays. Sur les terres qui appartiennent aux Onas depuis toujours il faut chasser le nouveau « guanaco » pour ne pas mourir de faim, depuis que les « gringos » ont fait disparaître celui qui avait été donné par l’Etre Grand qui habite le milieu du ciel. Les hommes blancs doivent rentrer dans leur pays et laisser les Onas s’occuper de leurs affaires.
Ostbye Anneborg brisa son verre contre le bord d’une table.
— Vous n’êtes plus dans votre droit ! Nous sommes légalement propriétaires des terrains de colonisation concédés par les gouvernements de Buenos-Aires et de Santiago ! Allez chasser ailleurs, ça ne nous regarde plus ! Foutez le camp au diable !
Alitol Telen se tourna vers Mac Isaac... Le Pasteur était arrivé le premier à Rio Grande. La terre appartenait alors aux Onas. Si les Onas se disputaient la terre, c’était en famille, nord contre sud. Le Pasteur devait dire à ces voleurs qu’Alitol Telen ne mentait pas !
— C’est vrai, admit Mac Isaac en détournant la tête.
De quel droit des gouvernements inconnus disposaient-ils de terres qui ne leur appartenaient pas ? Qui avait demandé l’accord des Onas ? Quel argent leur avait-on donné contre leur terre, puisque chez les hommes blancs tout se terminait par une question d’argent ? Le Pasteur pouvait-il répondre ?
— Vous avez raison, madame, murmura Mac Isaac.
Alitol Telen retrouvait son anglais dans le feu de la colère... Que pensait le Dieu du Pasteur, dans sa justice, des hommes blancs qui viennent dans la nuit, comme des voleurs, occuper la terre des Onas qui ne peuvent se défendre parce qu’ils ont des flèches contre des fusils ? Le Pasteur pouvait-il répondre ?
Tomas Bartlett intervint discrètement. Mme Mac Isaac ne devait pas mélanger le temporel et le spirituel ! L’Eternel ne s’occupe pas des concessions de terrains, c’est affaire de gouvernements. Messieurs les estancieros s’installaient dans l’île Grande pour augmenter sa richesse. Ils apportaient le progrès et la civilisation. Les Onas devaient remercier messieurs les estancieros.
Alitol Telen cracha sur les pieds de Macpherson et sortit la tête haute sans ajouter un mot.
— La question est tranchée, conclut Jim Morisson. Légitime défense ! Tous les Indiens surpris à l’intérieur de l’ « alambre »... Pan ! Pan !... A la Winchester ! Prévenez vos sauvages Mr. Mac Isaac. D’accord messieurs ?
— D’accord !
Mac Isaac attira Brunswick-Mendez dans un coin de la pièce et demanda à voix basse :
— Est-il vrai que vous ayez promis une prime d’une livre par paire d’oreilles onas à votre majordome ?
L’armateur ne répondait pas. Il écoutait le vent du Horn qui mugissait sur un mode soutenu. Il regardait le sable bondir derrière les fenêtres. Il attendait les grandes révoltes du vent, celles qui lancent les cailloux au ras du sol, arrachent les toitures et qui viennent de loin, s’annoncent dans les profondeurs antarctiques par une couleur mauve du ciel. Le regard fixe révélait l’angoisse de Brunswick-Mendez. Il tressaillit. Poussa un soupir accablé.
— Ah ? Les oreilles ? Tout à fait exact ! Quelques cannibales de plus ou de moins 1... Moi je ne vous en veux pas, Mac. J’ai accompagné ces jeunes gens pour le principe... Ce qui est important...
Il serrait affectueusement le bras du missionnaire.
— Vous aimez la musique ?
D’une voix éclatante qui fit sursauter Tomas Bartlett :
— Bach ! Beethoven ! Mozart ! Wagner, le prince du vent !... pom, pom, pom, pom... Beaucoup de musique à Southern Cross ! Et savez-vous qui joue ?... Le vent, vieille canaille !... J’ai capté le vent !
Il criait en titubant dans la direction de la porte.
— J’ai mis le vent en esclavage, Mac ! Venez me voir ! Laissez vos Onas ! Le vent est à mon service ! ! ! Enfin !... Ecoutez !...
On entendait venant des profondeurs australes le vent du Horn qui poussait sa vague ravageuse, toute pareille à ces lames qui viennent dominer le château arrière des voiliers aventurés sous les latitudes grondantes, soulèvent la coque, tiennent pendant quelques secondes toutes choses en équilibre entre la vie et la mort, puis s’en vont on ne sait où...