VI

Depuis trois ans Mac Isaac revenait chaque semaine à Southern Cross pour écouter l’orgue à vent capté. Il passait au pied du pylone qui supportait le pavillon destiné à canaliser le Horn vers un réservoir qui fonctionnait à la manière d’un gazomètre. Brunswick-Mendez avait fait agrandir et surélever le salon pour y loger son instrument. Il accueillait toujours le missionnaire avec la même cordialité bourrue. Installé devant ses claviers et clefs il demandait sans tourner la tête :

 — Un peu de Bach ? Ou la Sixième ?... La Marche funèbre sur rythme fuégien pour la vieille canaille ?...

Mac Isaac marquait son indifférence par un geste accablé.

 — Marche funèbre ! ! !... criait l’armateur d’une voix éclatante.

Les heures passaient. Brunswick-Mendez éternisait le motif central. Il s’arrêtait. Il attaquait une à une toutes les notes, du grave à l’aigu. Il jouait avec le vent du Horn. Les mâchoires serrées, il torturait à son tour le vieil ennemi. Petit à petit son visage se détendait. Sa respiration s’égalisait. Il se levait, laissant la machine en action bloquée sur le la. Il s’approchait du missionnaire. Un sourire éclairait ses lèvres.

 — Vous l’entendez, vieux Mac ? Il est prisonnier du la ce salaud !

Le temps passait. Le vent s’épuisait sur sa note unique. Puis, Mac Isaac demandait :

 — Votre majordome a tué des Indiens cette semaine ?

L’armateur ne répondait pas. Mac Isaac insistait d’une voix rauque chargée de colère.

 — Est-ce que vous allez vous décider à chasser ce criminel ?

Brunswick-Mendez éclatait de rire.

 — Il ne faut rien exagérer. En trois ans je lui ai versé 200 £ de primes... 200 cannibales ? Chancho Colorado fait moins de mal aux Onas avec sa carabine que vous avec vos disciplines, vos prières et vos épidémies !

Le vent du Horn donnait le la dans le grand salon et rugissait derrière les persiennes closes. Le sourire de Brunswick-Mendez s’éteignit.

 — Vous savez que je vous ai dénoncé au président Carlos Pellegrini, reprit le Pasteur. Le gouvernement de Buenos-Aires a reçu mon rapport. Circonstancié ! Et je viens d’envoyer une documentation semblable à Santiago del Chile... Je demande le retrait de toutes les concessions ! Je vous chasserai de l’île Grande, vous et tous les coquins de votre espèce !

Brunswick-Mendez haussa les épaules.

 — Vous êtes un vieil Ecossais têtu, mais vous avez un pied dans la tombe et le Seigneur vous rappellera avant qu’on lise votre rapport à Buenos-Aires... Je les connais : Mañana !... Pasado mañana !... Demain... Après-demain la fortune des estancieros sera si considérable que pas un gouvernement n’osera intervenir pour sauver quelques cannibales, et satisfaire les passions d’un vieil oiseau comme vous !

 — Dans ce cas, je serai obligé de vous rappeler la parole : « Maudit sera le fruit de tes entrailles et le fruit de ton sol, la portée de tes vaches et de tes brebis39. » Et votre majordome criminel aura peut-être l’occasion de vérifier que la précision de notre tir vaut la sienne !

 — Soignez-vous et fichez-nous la paix ! Allez consulter votre sorcier, le Makon-auk du diable, puisqu’il a guéri des sauvages que vous aviez condamnés à mort, vieil imbécile !

Le vent redoublait de violence autour de l’estancia... Mac Isaac considérait les bougies des lustres allumées et les volets clos en plein midi. Il murmura pour lui-même :

« C’est pourtant vrai que Makon-auk a guéri Hostelen et Kanmaar, simplement en leur imposant les mains et en les ramenant dans le sud. Et moi je n’ai rien pu faire pour sauver Haiké ! »

Il sursauta aux cris poussés par son inséparable ennemi.

 — Là... sous mes fenêtres... des moutons apportés par le vent. Les 300 000 moutons de la « esquila » ! ! !

Le Pasteur posa plusieurs fois l’index sur son front en contemplant Brunswick-Mendez qui murmurait d’une voix accablée :

 — Trois cent mille moutons... l’odeur des moutons... le goût du mouton, partout... six cent mille prunelles qui vous accablent la nuit comme des étoiles !... Quelle horreur ! ! !

Ils passèrent dans la salle à manger.

Brunswick-Mendez considérait avec la plus grande attention Paddy qui restait figé sous la lumière blonde.

 — Redressez-vous Paddy... tournez-vous... bien de profil...

Il poussa un soupir étouffé et satisfait.

 — Ah ! Vous n’avez pas un profil de mouton comme ce majordome du diable !

 — Profitez de son profil de mouton pour le mettre à la porte, conseilla Mac Isaac.

Brunswick-Mendez ne l’entendait pas. Il écoutait le vent libre modeler une plainte déchirante qui couvrait le la du vent prisonnier. Paddy se penchait vers l’armateur.

 — Château-Lafitte 1880 ?

 — Pas de vin.

Il tendit le bras vers Mac Isaac.

 — Monsieur le Pasteur aime beaucoup le Château-Lafitte et le whisky...

L’orgue éternisait la note unique du vent. Brunswick-Mendez transpirait au point de maculer son smoking blanc.

 — Monsieur désire le Mumm 1874 ?

 — Non !... Voyez l’autre !... Faites entrer le puma40 !

Paddy disparaît et revient poussant devant lui un puma de deux ans, souple dans sa robe beige. Il s’approche de Brunswick-Mendez, le flaire, place sa tête sur la cuisse du maître et feule. Le puma ne bouge plus tandis que le vieil homme plonge ses doigts dans le poil, cherchant la peau avec ses ongles. Il murmure :

 — Petit ami des hommes...

Il prend la tête du puma entre ses doigts noueux et la soulève. Les yeux du fauve s’allument. Brunswick-Mendez a un haut-le-corps. Il vient d’apercevoir dans les prunelles des parcelles d’or qui dansent, s’associent et se dissocient, forment les mêmes constellations étranges qu’il découvre dans la nuit fuégienne, au ras de la terre, lorsqu’il traverse les zones occupées par les grands troupeaux de moutons...

Brunswick-Mendez a repoussé le puma qui s’est allongé sur le plancher. Les deux mains posées sur la nappe de toile damassée, le dos voûté, le vieil homme reste prisonnier du vent libre qui couvre la note du vent tombé en servitude, et regarde fixement sans le voir le missionnaire englouti par l’ombre qui s’avance tandis que s’éteignent une à une les bougies des lustres.

*

Le dos voûté, le regard fixe, effondré dans son fauteuil d’osier, Mac Isaac écoutait le rapport d’Angelo Magnani qui revenait d’Ushuaia et de Magellan.

 — ... et voici une lettre de Frère Jésus Fernandez. Voici une lettre d’Angleterre. Voici... monsieur le Pasteur...

Mac Isaac considérait sévèrement son jeune collaborateur.

 — Vous pouvez m’appeler capitan Bueno, comme tout le monde ! C’est mon titre de gloire au seuil de l’éternité, jeune homme ! Quand vous aurez la charge d’une mission, vous verrez par vous-même qu’il est plus difficile d’être capitaine du bien que des troupes de Sa Majesté.

Mac Isaac tournait entre ses doigts la lettre d’Elisabeth Neil. Elle sentait l’eau de rose et il l’examinait avec méfiance. Il la rejeta sur la table et décacheta le message de Jésus Fernandez. Le catéchiste chilien indiquait l’effectif rationnaire à la mission d’Ushuaia : huit hommes, six femmes et sept enfants entre Yaghans et Alakaloufes. Mortalité en baisse. Les vieux résidents immunisés semblait-il contre la maladie, et parmi eux : Chagatientsis, Juan Cabo de Horno, Taoulamayakou Kipa, Yaélengou Kipa et Pachaveli Kipa que Mac Isaac avait connus. Tous les indigènes baptisés. Quant aux possibilités futures de recrutement pour la mission, une croisière de Jésus Fernandez venait de donner les résultats suivants : Aux îles Lhermitte et Woolaston il avait dénombré 21 Yaghans. En baie Tekenika, 17. New Year Sound, 23. Baie de Ponsonby, île Hoste, 34. Passes de Murray (les deux rives), 11. Baie de Wulaia, 8. Aux îles Scott et Lennox (sud de Navarin), 26. Ile Picton, 11. Puerto Espanol, 31. Ile Gordon, 24. Sur la côte nord de la presqu’île Dumas, 15. Côte nord de l’île Navarin, 31, côte nord-ouest, 22. Soit, 274 Yaghans, 74 hommes, 101 femmes et 99 enfants. En tenant compte des familles en déplacement le peuple yaghan qui devait atteindre en 1830, 3 à 4 000 personnes, et non plus 30 000 comme l’affirmait Darwin, n’était plus composé en 1891 que de 350 individus. En soixante ans, les épidémies, les enlèvements et assassinats commis par les « loberos » et autres navigateurs sans scrupule, l’alcool et la consommation de produits étrangers avaient détruit 80 % de cette misérable race...

Quant aux Alakaloufes, leur nomadisme et l’éloignement de leurs bases situées dans le dédale des îles Steward, Camoëns, Clarence, San-Agnès, empêchaient Fernandez de fournir une statistique. Mais il pensait que les Alakaloufes ne comptaient guère plus de 4 à 500 individus.

Si les conditions politiques de la vie dans l’île Grande évoluaient vers une guerre ouverte contre les indigènes nécessitant leur internement, Jésus Fernandez était prêt à évacuer la mission en quelques jours. Il aurait besoin de plusieurs années pour détecter et concentrer les Yaghans et Alakaloufes de l’archipel. Mac Isaac avait-il obtenu la concession de l’île Dawson où devaient être regroupés les trois peuples fuégiens ? Il remerciait le directeur pour la subvention de 1890 qualifiée de « royale », mais elle ne remplaçait pas un bon médecin. Il redemandait que soit pris en considération son plan d’assistance médicale... Mac Isaac froissa la lettre entre ses doigts et murmura :

 — Un médecin ?

Il rejeta la lettre sur la table.

 — Que pourrait un médicastre impie contre la droite du Seigneur qui s’appesantit sur ces peuples ?

Le Pasteur considérait Angelo Magnani et la lettre d’Elisabeth Neil. Un charmant jeune homme. Une fiancée perdue... Le vieux lutteur pliait le genou. Il respira de toutes ses forces pour apaiser le feu qui brûlait dans sa poitrine.

 — Je vais dicter. Prenez un crayon !

Mac Isaac ferma les yeux et se recueillit dans le rugissement du Horn qui chargeait sous les fenêtres de la résidence.

 — Emploi du temps pour la « peonada » indigène à partir du 1er janvier 1892... Réveil 6 heures. Prière. Déjeuner. De 8 heures à midi corvées d’entretien. Midi, « puchero »41. 14 heures, catéchisme par Angelo Magnani...

Mac Isaac sombra dans l’inconscience d’un demi-évanouissement. Le secrétaire respecta ce silence puis, comme il devenait suspect il s’approcha du fauteuil.

 — Capitan Bueno !... Capitan Bueno, dormez-vous ! ! !

Le missionnaire entrouvrit les yeux.

 — Whisky !

Il but quelques gorgées du whisky de Campbeltown et se redressa.

 — Vous devriez vous reposer, conseillait la voix suave du catéchiste.

 — Non, non, ça n’est rien... terminons... A propos, et le bâtiment des femmes ?

 — Il est vide, mon capitaine. La dernière femme Klocketem est morte il y a huit jours.

 — Vous ferez désinfecter. Je veux y installer un atelier de menuiserie pour former de jeunes ouvriers indigènes. Reprenez votre crayon, je vais dicter...

Le soleil plus pâle qu’une hostie descendait vers la Terre intérieure. Il agrandissait la projection horizontale des bâtiments sur le plan lumineux de la plage et de l’océan. Mac Isaac contemplait l’Atlantique-sud. Sur la ligne mauve de l’horizon des nuages cinglaient vers le Nord, plus chargés de toile blanche que les clippers « yankees ». D’autres traînaient leurs fumées encrassées pareilles à celles des nouveaux bateaux à vapeur qui cherchaient à se libérer du Horn, comme Brunswick-Mendez.

 — Ecrivez !... A compter du 1er janvier 1892, tout indigène postulant un emploi de « peon » devra recevoir le baptême. Aucun « peon » titulaire ne pourra conserver son emploi s’il n’appartient à notre religion. Tous ceux qui voudront rester confirmés dans le péché seront renvoyés de l’estancia sous vingt-quatre heures...

Angelo Magnani hésitait à transcrire la fin du paragraphe. Il brisa la mine de son crayon et prit son temps pour l’affûter de nouveau.

 — Je me permettrai de vous faire respectueusement remarquer, mon capitaine, que l’application de cette mesure est une condamnation à mort. Vous livrez tous les païens au bras séculier !

 — Comment ?

 — L’estancia est avec la Cordillère Darwin le dernier refuge des Onas qui fuient la persécution...

 — Oui, je sais. Le Monitore de Magellan écrit que Gloria de Dios est una cueva de ladrones... Une caverne de brigands...

 — Chaque fois que vous renvoyez un indigène, nous offrons une cible à la carabine de Chancho Colorado. Avez-vous envisagé cet aspect du problème ?

Mac Isaac poussa un soupir. Il ferma les yeux. Il étendit ses mains décolorées sur les bras du fauteuil. La clarté malade du soleil se retirait de la pièce. L’océan prenait une teinte d’ardoise délavée. Des reflets bleus avant-coureurs de l’ombre ruisselaient sur le sable. L’océan triste. Le vent larmoyant. La nuit proche. Mac Isaac méditait. Puis il ouvrit les yeux et se redressa.

 — Je ne puis autrement. Que Dieu me soit en aide. Ecrivez !

Le missionnaire croisa les mains sur sa poitrine. Il contemplait le catéchiste penché sur ses documents, la main aux ongles nets courant sur le papier, la tunique noire brossée, les souliers fins, le col empesé. Son regard remontait au visage, aux joues couleur de pastel rose, aux cils denses atténuant l’éclat des yeux noirs, aux cheveux bouclés rejetés en arrière.

 — Vous êtes d’une élégance incroyable, jeune homme, remarqua Mac Isaac d’une voix sévère. Angelo Magnani redressa la tête et rougit.

 — Incroyable et parfaitement déplacée dans ce pays abandonné de Dieu, insistait le missionnaire. Je me demande parfois si vous revenez d’une promenade à Piccadilly ou du canal Beagle ?

Mac Isaac posa ses lourdes bottes sur une chaise.

 — Et à propos de ce voyage dans le Sud, avez-vous obtenu des nouvelles de mes prosélytes ? Julio Chaiton Sarmiento et Casimiro Yaak Sur ? Chaiton m’avait juré qu’il abandonnerait la polygamie et Yaask m’assurait qu’il respecterait la vie de ses nombreux ancêtres... Que sont-ils devenus ? Leur exemple a-t-il édifié les familles de la mer intérieure ?

Chaiton n’avait pas abandonné la polygamie... Il était à Puerto Harberton et il avait même volé quelques femmes dans la région du cap Thétys... Yaask Sur, lui, était resté fidèle. Il avait fini par mourir de faim en compagnie des vieux parents qu’il n’avait pas étranglés, mais qu’il n’avait pu nourrir de sa propre chasse.

Mac Isaac posa son regard sévère sur les souliers du catéchiste.

 — Vous êtes d’origine italienne, Frère Magnani ?

 — Mes parents sont Napolitains. Ils ont émigré. Je suis né à Córdoba, en République argentine.

 — Tous les chemins mènent au méthodisme, et là où est l’esprit du Seigneur...

Le missionnaire retira ses bottes et plongea ses pieds dans la chancelière. Il avait décacheté la lettre d’Elisabeth Neil.

 — Donc, vous savez chanter ?

Angelo Magnani rougit de nouveau.

 — Oui, mon capitaine !

 — Il bel canto ! Et je parierais que vous avez apporté une guitare ?

 — J’ai apporté une guitare, capitan Bueno.

 — Accordez-moi une faveur... allez la chercher...

Le catéchiste disparut. Mac Isaac déplia les feuillets de la lettre d’où s’échappèrent trèfles à quatre feuilles et pensées desséchées. Le Pasteur regardait devant lui dans la direction de l’océan mauve qui remplissait le cadre de la fenêtre. Puis il murmura d’une voix accablée :

« Que reste-t-il à l’homme de tout son travail et du tourment de son cœur, de ce dont il se fatigue sous le soleil42 ? »

Le crépuscule s’installait dans le cabinet de travail. Angelo Magnani reparut, sa guitare sous le bras, traînant derrière lui des ombres bleues. Mac Isaac alluma une bougie, montra un divan au catéchiste.

 — Asseyez-vous ici près de moi. Comme un ami. Jouez quelque chose de facile... La Méditerranée... Sorrente... Avec de vraies fleurs. Un vrai soleil. Une petite brise qui ne sente pas la neige... Jeune homme, je vous écoute !

Angelo Magnani pinça les cordes de sa guitare. Le Pasteur éleva vers ses yeux fatigués la lettre d’Elisabeth Neil.

 

« Duncan bien-aimé,

 

Depuis tant d’années que mon fiancé est descendu dans son verger, au parterre des fleurs tristes, au pays du vent éternel, pour paître son troupeau dans la solitude, je reste à mon bien-aimé et mon bien-aimé est à moi. Il paît son troupeau dans la solitude et j’attends l’heure de le rejoindre. Chacune de ses lettres est un message d’espérance. J’attends que mon bien-aimé parle et me dise : Lève-toi ma belle et viens !

Les années passent, mais l’amour ne passera point. Vos lettres sont très rares et ne me disent pas toute la vérité. Pourquoi dissimuler la vérité à votre Sulamite ? Vous dites que la vie se retire de vous, comme la lumière du Liban ? Il faut vivre, Duncan, vous soigner avec le scrupule du Croyant ; pour que le vent des jours heureux souffle pour nous, que les ombres fuient et que nous soyons rassemblés sur les montagnes qui nous séparent.

Votre fiancée n’est pas elle non plus une princesse du courage. Depuis longtemps elle farde la vérité avec le dessein d’écarter de votre front l’ombre des mauvaises nouvelles. Je ne puis trébucher plus longtemps sur le chemin du mensonge, mon bien-aimé ! Il me faut vous annoncer de tristes événements. Dans votre solitude fuégienne vous devez encore ignorer la mort du Révérendissime Tomas Bartlett rappelé au Seigneur en juin dernier. Il a péri ainsi que toute sa famille à bord du Centurion perdu corps et biens sur les côtes d’Irlande, alors qu’il revenait des Amériques. Le voici maintenant placé à la droite du Père, parmi les justes et les bienheureux. John Stirling a reçu la charge de la suprême juridiction ecclésiastique sud-américaine et vous ne tarderez pas à recevoir sa visite... »

Mac Isaac s’aperçut que le catéchiste chantait toujours. Il laissa retomber la lettre.

 — Vous avez une voix magnifique, jeune homme ! Il faudra l’utiliser pour chanter les louanges du Seigneur. Voulez-vous me préparer un peu de thé ?

La nuit s’installait avec des précautions extraordinaires. Mac Isaac reprit la lettre.

« Et voici la triste nouvelle que je ne puis vous celer plus longtemps. Barbara n’est plus à Ashley Down. Elle s’est enfuie à Londres pour la troisième fois il y a près d’un an. Malgré toutes mes prières le pasteur Muller s’est refusé à user de contrainte pour ramener la brebis égarée, objectant qu’il avait fait pour votre enfant plus qu’il n’était humainement possible d’entreprendre dans le cadre des orphelinats... Je lui ai dépêché des messagers. Elle a quitté Londres pour Paris. Elle mène là-bas une vie brillante, appuyée sur sa beauté qui rayonne avec un indéfinissable mystère. Elle a été vue à l’Opéra parée de robes aux audaces coupables, couverte de bijoux mieux qu’une reine. Des amis d’Aberdeen l’ont rencontrée au Café de Paris. Elle sort beaucoup avec des comédiennes et des hommes du monde. Je suppose que toutes ces fréquentations sont condamnables et que Barbara prend de coupables plaisirs. Mais la simple curiosité ne m’autorise pas à contrôler les actes de votre fille, mon bien-aimé. Mon rôle est achevé. Le Tout-Puissant n’a pas voulu élever votre enfant jusqu’à l’amour rédempteur de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Peut-être l’a-t-il livrée aux périls d’une vie dissolue pour nous rappeler notre propre péché, souligner la monstruosité de ce mariage qui n’a rien racheté mais éternise nos souffrances ? Je ne sais. Les voies du Seigneur sont insondables !

« La conduite de Jorg, par contre, ne me procure que des bénédictions. Il grandit. Il a vos épaules, votre vaste poitrine, vos yeux d’océan chargés de tempêtes. Il étudie avec profit l’anglais, le latin, les sciences exactes. Il est le premier de sa classe, le plus fort et le plus agile dans tous les sports violents... Malheureusement je ne suis pour lui qu’une étrangère ! Il ne se confie jamais. Il n’ouvre son cœur à quiconque. Il est secret, d’humeur sombre et sauvage, avec parfois des accès de violence qui terrifient. Ce sera une personnalité puissante comme la vôtre, mon bien-aimé !

Il s’élève dans le cadre d’Ashley Down sur lequel rayonnent plus que jamais les dernières années du pasteur Muller, maintenant chargé de gloire.

Cette vie édifiante touche à sa fin. Je suis restée jusqu’ici dans l’ombre de ses disciples. Mais des voix intérieures m’annoncent que je ne tarderai pas à être libérée de mes tâches. Et je me réjouis de la promesse faite par le Cantique des Cantiques :

Car voici, l’hiver est passé, la pluie a cessé, elle s’en est allée ; les fleurs paraissent sur la terre, le temps des chansons est venu, et la voix de la tourterelle se fait entendre dans nos campagnes, (II, 11).

Donnez-moi des nouvelles d’Alitol Telen. Sera-t-elle maintenue jusqu’à la fin de notre vie au milieu de son peuple qui s’éteint ? Elle doit être désignée par ses dieux païens (car je tiens son baptême pour non reçu par la justice du Seigneur) pour faire obstacle au bonheur de deux fidèles serviteurs de Christ... Quels rapports entretenez-vous avec cette femme ? D’après vos dernières lettres il me semble que vous êtes devenus étrangers l’un à l’autre. C’est bien ainsi. En attendant l’heure de venir dans votre jardin et manger ses fruits délicieux, je vous prie mon bien-aimé de vivre le plus possible selon saint Paul : « Que ceux qui ont une femme soient comme s’ils n’en avaient point. » C’est votre Sulamite qui le demande. Elle vous en sera éternellement reconnaissante en Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Votre

ELISABETH. »

 

« P.-S. — Pour les jours sombres... « L’amour est fort comme la mort, et la jalousie est inflexible comme les enfers ; leurs embrasements sont des embrasements de feu et une flamme de l’Eternel. » Cantique des Cantiques, VIII, 6.

« Pour les jours d’espérance : « Il m’a menée dans la salle du festin, et l’étendard qu’il lève sur moi, porté : Amour. » Cantique des Cantiques, II, 4. »

Duncan Mac Isaac froissait les feuillets entre ses doigts. La nuit calfeutrait toutes les ouvertures de la pièce. Le vent rôdait derrière la porte. Le missionnaire se redressa et cherchant ses cannes à tâtons dans la pénombre rose...

 — Aidez-moi s’il vous plaît, Frère Magnani !

Angelo Magnani prit le Pasteur par le bras et le conduisit jusqu’à sa table de travail.

 — Dois-je me retirer ?

 — Non, je vous en prie...

Mac Isaac considérait la guitare abandonnée sur le divan.

 — Vous pouvez rester près de moi. Vous pouvez jouer pendant que j’écris. Vous savez composer sans doute ?

 — Oui capitan Bueno.

Entre deux charges du Horn le silence se coagulait dans le cercle doré dessiné par la bougie. Mac Isaac posa son front dans le creux de sa main.

 — A Bristol, dans l’église Sainte-Mary-Radcliff, il est conservé un os de la terrible vache Dun. Elle fut détruite par un comte de Warwich, mythique hercule tueur de monstres. La légende en fit un anachorète qui revenait de Terre sainte. Il vit dans une cave près de son donjon. La comtesse Felice sa femme le nourrit sans le reconnaître... Rien qu’une légende de nos vieilles terres. On distingue mal à travers elle la ligne de partage entre christianisme et paganisme. Ou plutôt il n’y en a point. Christianisme et paganisme sont intimement mêlés comme ici sur notre terre violente. Vous êtes né aux Amériques, Frère Magnani. Vous ne pouvez pas comprendre ce que représentent les légendes pour un homme qui va mourir !... Mais, faites un effort ! Composez un peu de musique sur la légende de la terrible vache Dun pendant que j’écris.

Angelo Magnani reprit sa guitare. Mac Isaac se pencha sur la feuille blanche.

 

Gloria de Dios, décembre 1891.

 

« Ma sœur bien-aimée,

 

Je découvre dans votre dernière lettre que je viens de recevoir à l’instant une exaltation que je ne saurais réprouver mais qui est bien déplacée, puisqu’elle a pour objet un homme qui va mourir. Je vous réponds immédiatement. Le temps presse. Le Tout-Puissant ne me permettra peut-être point de vous écrire de nouveau. Je rassemble mes dernières forces pour ne rien laisser perdre de ce que le cœur de Mac Isaac tenait en réserve pour vous !

Il n’y a rien à faire, Elisabeth. Vous me conseillez de me soigner ? Mais je ne suis pas malade. Je m’en vais par étapes, rappelé par mon Rédempteur qui m’a sans doute jugé sur mes actes, m’a pesé dans la balance de sa justice et m’a trouvé trop léger pour me maintenir, comme vous le disiez autrefois, à la tête de son armée la plus australe du monde ! Mais je me présenterai devant sa Face avec décision. Si j’ai commis beaucoup de fautes, j’ai sacrifié aux trois peuples Onas, Yaghans et Alakaloufes tout ce qu’un homme pouvait sacrifier y compris l’amour irremplaçable d’Elisabeth Neil, femme d’un jour, fiancée attendue pendant près d’un demi-siècle !

Il faut refermer le Cantique des Cantiques, ma bien-aimée  ! Quittez vos voiles de Sulamite et demandez : « Où est allé ton bien-aimé, ô la plus belle des femmes ? De quel côté est allé ton bien-aimé ? » VI, 1.

Je vais rejoindre Frère Bartlett. Je laisse le champ des consciences libre devant les ambitions de Frère Stirling. J’interviendrai auprès du Miséricordieux pour qu’il soit beaucoup pardonné à la pécheresse Barbara qui fut mon enfant. Je vous laisse Jorg avec l’espérance qu’il ne sera pas comme elle abandonné à la vie misérable de ceux qui se privent de l’amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Dès que mes dispositions testamentaires auront pris effet vous aurez les moyens de retirer Jorg d’Ashley Down. Envoyez-le à Oxford. Votre lettre me parle du pasteur Muller dans des termes qui ne laissent aucun doute sur son prochain départ vers la gloire éternelle qu’il a méritée. Vous allez donc pouvoir consacrer tout votre temps à Jorg. Qu’il n’ait jamais connaissance de votre richesse, Elisabeth ! Qu’il vive à Oxford comme son père y vécut : en orphelin pauvre. Gardez-le de la société frivole qui vient dans ces écoles pour acquérir des titres mondains, et ne fréquente pas les classes de théologie. Entourez-le de jeunes gens pieux vivant dans la crainte du Seigneur. Donnez des réunions de prière dans votre maison. Invitez des missionnaires retour de Chine ou d’Afrique. Dépensez l’argent sans compter pour ces « meetings » propres à donner au jeune homme le goût de l’aventure apostolique.

Si Jorg devenait à son tour missionnaire je trouverais peut-être grâce devant la Sainte Face pour les péchés de Barbara. S’il maintient ses vertus studieuses envoyez-le plus tard à Charterhouse. N’essayez pas de lui faire brûler les étapes comme je les ai moi-même brûlées. De longues années d’études lui donneront les connaissances qui m’ont fait défaut, dont l’absence a peut-être faussé mon action évangélique. Mais avant tout et surtout, quelles que soient les gloires terrestres qui l’attendent, je désire que mon fils reste un humble croyant, et je me tiendrais pour satisfait s’il terminait sa carrière comme porteur d’eau à Edimbourg mais confirmé jusqu’à la fin dans l’amour de Notre Seigneur Jésus-Christ, à la manière de ces artisans qui suivaient John Wesley et promouvaient le Réveil à travers toute l’Angleterre !

La vie me congédie comme un ouvrier inutile. Alakaloufes et Yaghans sont en voie de disparition. Expulsés de leurs terrains de chasse à coups de fusil les Onas vont connaître le même sort. J’aurais pu adoucir la fin des trois races auxquelles Dieu retire la lumière, sans doute parce qu’elles sont de cou roide et confirmées dans le péché, grâce à ma fortune qui me permettait une large pratique de charité chrétienne. Le Père en a décidé autrement.

Mes forces me quittent. J’aurai même du mal à terminer cette lettre et je ne dois pas oublier le principal. Mon testament est déposé chez un « escribano » de Magellan, don Antonio Ramon Mexico. Vous devrez vous rendre dans cette ville pour que son ouverture soit faite en votre présence. Je vous résume les dispositions principales :

Je vous lègue les actions « Sociedad Ganadera del Rio Grande » que je détiens. Vous devenez ainsi propriétaire de l’estancia, à charge pour vous de retransmettre à votre mort la totalité du capital sur la tête de mon fils par engagement testamentaire à prendre devant le même « escribano ». Vous serez tenue de verser à ma femme Alitol Telen une rentre viagère annuelle de 400 £, et une autre du même montant à Job Calafate qui m’a servi si fidèlement. A tous les « peones » onas qui auront reçu le baptême (et ce sera la situation de toute la « peonada » à partir de 1892) vous concéderez cinq hectares de terrain en toute propriété. C’est un des rêves de ma vie que de voir les Onas établis propriétaires, et comme tels protégés par la Loi.

Ma nouvelle résidence de Magellan sera transformée en orphelinat et centre de rééducation pour les petits Onas, Yaghans et Alakaloufes. Vous consignerez un capital de 50 000 £ pour son entretien. La construction de ma goélette Juicio de Dios commencée en 1889 sera menée à bien. Le bâtiment devra être basé sur Ushuaia, utilisé comme navire de sauvetage et bateau ravitailleur pour les familles yaghans et alakaloufes qui survivront dans l’archipel. Tous les frais d’armement, entretien, etc... seront à votre charge.

« Vous serez tenue de faire élever un monument à la mémoire de mon père adoptif Patrick Sunderland sur la plage du fjord Negri. Au sommet sera scellée la croix que je portais lors du débarquement à « Missionary’s Island ». Je désire que mon corps soit enseveli dans le sable de la plage de « God’s Harbour » et recouvert par quelques pierres, selon la coutume yaghan. Aucune date. Aucune inscription.

Parmi les menus objets que je désire léguer figure ma sainte Bible. Vous la remettrez à Barbara avec un scellé à Matthieu, XVIII, 7. « Malheur au monde à cause des scandales, etc... »

« Ce testament ne serait pas admis par la loi anglaise, aussi est-il déposé à Magellan où les lois sont incertaines. Il est exécutoire dans cette ville. Dès que vous recevrez l’annonce de ma mort, embarquez-vous pour faire valoir vos droits car les aventuriers sont nombreux et entreprenants sur le 53e parallèle !

Je vous écris cette dernière lettre bercé par la musique qu’improvise mon catéchiste sur un thème légendaire du vieux pays. Je revois les montagnes d’Ecosse, les glens, les îles enchantées, Iona la mystique toute imprégnée de sel païen, où s’est accomplie la tragédie de notre vie. Vous n’êtes plus qu’une femme de rêve maintenant qu’il me faut me détacher des petites espérances pour entrer dans le grand espoir de salut. Je ne regrette rien, sinon cette union inachevée, brisée par ce mariage dont vous portez la responsabilité que vous persistez à m’attribuer par une étrange aberration et une prodigieuse faculté d’oubli.

Mais je vous attendrai là-haut avec la même humble patience avec laquelle je vous ai attendue ici-bas. Je ne vous dis pas : je vous aime, car je dois maintenant garder mes forces d’amour pour entrer dans le sein de Notre-Seigneur Jésus-Christ mon Rédempteur. Çà n’est qu’un au revoir ma soeur !

Duncan MAC ISAAC. Past. »

 

Angelo Magnani improvisait sur le thème du chevalier et de la terrible vache Dun... Le vent du Horn soufflait sur les mythes du paganisme éternel. La fiancée perdue s’asseyait sur la tombe de Macbeth. Mac Isaac priait devant la croix de « God’s Harbour » pour chasser les démons.

*

Les démons sortirent de la forêt. Ils n’étaient pas vêtus de rouge sombre comme Hashe, l’esprit de l’arbre sec. Ils portaient des vestes usagées, des « bombachas »43 maculées. Ils ne brandissaient pas le bâton de Short, l’esprit des pierres blanches, mais des carabines Winchester. Leurs pieds nus glissaient entre les buissons d’épineux...

Chancho Colorado imposa silence aux vingt « peones » de Southern Cross. Il se mit à ramper. Les chasseurs s’allongèrent sur le sol. C’étaient des métis de « tehuelches »44, des déserteurs de l’armée chilienne, des souteneurs de Valparaiso recherchés pour meurtre, d’anciens matelots ravagés par l’alcool, tous gens de sac et de corde réfugiés sur les terres extrême-australes qui ne connaissaient que la loi du Horn.

Le majordome avançait avec les ruses d’un indigène en direction de la coupure des falaises dominant la baie Rio del Fuego. Les « peones » se déployaient en tirailleurs afin de couper toutes les lignes de retraite vers l’intérieur du pays. Les falaises tombaient à pic sur la plage et fermaient l’arc de cercle sur l’océan par deux promontoires... Les « peones » rampaient. Ils tiraient leur carabine par le canon. Ils épiaient le moindre geste de leur chef... Chancho Colorado se souleva sur les avant-bras derrière l’écran d’une touffe de calafate. Il réprima un cri de triomphe et leva la main. Les « peones » se mirent en position favorable pour ouvrir le feu.

A leurs pieds : une cinquantaine d’Onas, hommes, femmes et enfants s’agitaient autour d’une baleine échouée à la limite des grandes marées. Les hommes plongeaient leurs couteaux dans les flancs du cétacé, découpaient des blocs de graisse, des lanières de chair et les lançaient sur le sable. Les acclamations, les hurlements de joie dominés par les aboiements des chiens sauvages, encourageaient leur travail. Une baleine échouée sur la côte atlantique de l’île Grande représente une fortune pour les Onas. Elle assure la subsistance de toutes les familles dans un rayon de 100 kilomètres pendant près d’un an !...

Quand la nouvelle de l’événement se répand dans le pays les « toldos » sont démontés, tous les partis se mettent en route vers la côte. Un village se dresse autour de l’animal. Toute entreprise de chasse, de pêche ou de guerre est suspendue. Les Onas vivent sur la proie antarctique jusqu’à n’en laisser que le squelette. La chair est consommée fraîche ainsi que la graisse, puis faisandée et enfin pourrie. Plus le temps passe et plus la nourriture devient forte et succulente. Le tonnage de viande est si considérable qu’aucune retenue ne s’impose dans la fréquence et l’importance des repas. Chacun mange à satiété, se retire sous le « toldo » pour digérer, revient tailler son morceau de baleine quatre ou cinq heures plus tard. Une garde est organisée pendant la nuit contre les chiens et les renards.

Le majordome de Southern Cross connaissait la présence de la baleine morte en baie Rio del Fuego depuis quinze jours. Il savait que les Onas ne pouvaient pas ne pas apparaître. Une vigie installée sur la côte le renseignait. Il s’était gardé de troubler les premières familles, laissant approcher tout ce qui nomadisait encore entre le rio Grande et le rio del Fuego jusqu’au cap Santa-Inès. Il tenait maintenant ses vieux ennemis sous les trajectoires croisées et plongeantes de vingt carabines à répétition. Une prime de 50 £ gagnée en cinq minutes, sans compter les femmes !

Chancho Colorado se dressa derrière le « matoral » de calafate.

 — Indios de mierda, le sacaremos toda la carne del cuerpo !

Et sa conscience le confirmait dans sa volonté « d’arracher la chair du corps de ces Indiens de merde » qu’il haïssait.

 — Y vamos a cargar las mujeres hasta la muerte !

On violerait les femmes jusqu’à la mort !

Chancho Colorado leva la main.

 — Fuego, compañeros ! Fuego ! Y cuidado con las mujeres !

Il fallait épargner les femmes jusqu’à nouvel ordre.

Le vent du Horn soufflait au ras de l’océan et pulvérisait ses nuages de poussière vers le large. Il se chargea brusquement des odeurs de la poudre, des cris d’épouvante des femmes surprises en plein festin, du rugissement des guerriers courant vers leurs armes et tombant sous le feu des blancs. Deux ou trois flèches volèrent dans la direction de Chancho Colorado. Le crépitement des carabines cessa au bout de cinq minutes. Bien organisée et conduite l’embuscade avait réussi au-delà de toute espérance. Vingt et un guerriers gisaient sur le sable. Les femmes couraient d’une extrémité à l’autre de la plage et poussaient des cris de détresse. Quelques-unes se jetèrent dans l’océan. Les enfants survivants reçurent une balle de pistolet à bout portant. Les femmes furent entraînées dans le bois, violées, puis étranglées.

 — Faut-il leur couper aussi les oreilles ? cria le « peon » Fernandez.

 — Coupez les oreilles ! hurla Chancho Colorado.

 — Et les enfants ?

 — Coupez tout ! ! ! Je vous laisse la prime para las putas y los hijos de putas, confirma le chef.

Il marchait dans le sang. Il donnait des coups de pied aux cadavres nus. Il distribuait des balles dans la direction de tout corps qui remuait encore, en pleine crise de folie furieuse, vomissant l’injure.

 — Porqueria de indios... puta del infierno !... Tu madre ! Tu madre ! ! !

Il menaçait le ciel et la terre. Le vent du Horn soufflait sur le champ de carnage avec une sérénité hautaine et indifférente.

Mac Isaac était allongé sur son lit quand la nouvelle de la tragédie parvint à Gloria de Dios. L’aube surgissait. Elle déchirait son suaire gris. Le jour allait éclater dans un fracas de cuivre rouge. Calafate fit irruption dans la chambre du missionnaire. Il mélangeait l’anglais, l’espagnol, le yaghan, le shelknam. Il criait vengeance !

Mac Isaac enfila ses bottes avec des efforts surhumains, se fit porter jusqu’à la voiture et conduire à Southern Cross. Le vent reprenait possession de l’estancia. Il régnait en maître dans les allées désertes. Pas de « peon » pour saisir la bride du cheval. Pas de majordome pour accueillir le missionnaire au pied du perron... Calafate souleva son maître et le porta jusqu’au grand salon. Les bougies enluminaient la pièce aux volets clos. Les tuyaux de l’orgue silencieux montaient jusqu’au plafond et rayonnaient mieux que des cierges dans le demi-jour d’une cathédrale. Brunswick-Mendez allait et venait devant ses claviers et ses clefs, les cheveux en désordre les bras dessinant des gestes incohérents.

 — Il s’est échappé ! ! !... Il a brisé le grand collecteur ! Il est libre ! ! !

Il s’appuyait contre un bas-relief d’ébène et considérait le missionnaire avec des yeux larmoyants. Il cria :

 — Il va revenir pour m’étrangler, vieux Mac ! Ecoutez-le !

On entendait le vent du Horn hululer dans les parois de bois mal jointoyées. Révoltes. Menaces. Et soudain, un rire rocailleux s’articulait entre les tôles des toitures, roulait jusqu’à terre, s’achevait par un bâillement qui se refermait sur quelque atroce espérance.

 — Cent mille £ à qui me rapportera les oreilles du vent !

Mac Isaac se dressait dans son fauteuil avec la rigidité d’un mort dont il avait le visage exsangue. Mais ses yeux flamboyants ne lâchaient pas leur prise sur les yeux de l’armateur qui s’immobilisa puis se rapprocha du Pasteur avec les précautions d’un enfant apeuré.

 — Ah ?... Vous savez déjà... Qu’allez-vous faire ?

Mac Isaac appela Calafate d’une voix forte. L’interprète portait un pistolet à la ceinture et tenait la Bible du Pasteur sous le bras.

 — Donne-moi la sainte Bible !

Un tremblement spasmodique agitait les mains de Brunswick-Mendez.

 — Prends une des bougies du mauvais riche, Calafate !

Le Yaghan arracha une bougie d’une applique.

 — Agenouille-toi !

Mac Isaac ouvrit la Bible.

 — Nombres. Chapitre xxxv. Verset 16... « S’il a frappé une personne avec un instrument de fer, et qu’elle en meure, il est meurtrier ; le meurtrier sera puni de mort. »

Mac Isaac referma la Bible. L’armateur épongeait la sueur qui ruisselait de son front. Il se rapprocha du Pasteur, brusquement dégrisé de ses orgies de vent. Le Pasteur n’allait pas faire tuer William ? C’était un chrétien ! Un mauvais chrétien, mais un sujet britannique ! Il fallait garder un peu de bon sens. Ne pas devenir fous les uns et les autres, avec ce vent... Il venait de renvoyer le majordome. Un irresponsable... Le vieux Mac devait comprendre qu’il s’agissait d’un ir-res-pon-sa-ble ! Un dément que les Indiens voulaient maintenant assassiner. Tous les blancs de l’île devaient protéger sa fuite. C’était aussi le rôle d’un ministre du Seigneur. Mac ne pouvait pas se dérober, il devait pardonner les offenses... William se présenterait le lendemain, au coucher du soleil, à la porte sud de Gloria de Dios pour traverser le bois du « guanaco fou » et gagner le nord. Il allait d’abord se réfugier chez Morrison. Morrison avait préparé un relais de chevaux jusqu’à Porvenir. A Porvenir, William devait s’embarquer pour Magellan et disparaître à tout jamais... Mac Isaac devait protéger sa vie sur son territoire. Il était Anglais... comme William. Le Pasteur n’aurait pas à regretter d’avoir rendu ce service aux estancieros.

Mac Isaac ouvrit sa Bible.

 — Nombres. Chapitre xxxv. Verset 31. « Vous ne recevrez point de rançon pour la vie d’un meurtrier qui est coupable et digne de mort ; car il doit être puni de mort. Vous ne recevrez point non plus de rançon pour le laisser fuir dans sa ville de refuge, ni pour qu’à la mort du sacrificateur il retourne habiter au pays. Et vous ne souillerez point le pays où vous serez, car le sang souille le pays et il ne se fera d’expiation, pour le pays, du sang qui y aura été répandu, que par le sang de celui qui l’aura répandu. »

Mac Isaac referma la Bible, éteignit la flamme de la bougie de cire entre ses doigts.

 — Vous plaisantez, Mac ! Vous n’oseriez pas !... Demain soir à la porte sud... murmura l’armateur.

Le Yaghan prit le Pasteur sous les aisselles et ils sortirent sans dire un mot.

Deux heures plus tard Calafate déposait le missionnaire sur son lit. Il n’avait pas la force d’essuyer la sueur de son front. Une terrible angoisse torturait son visage. Il demanda :

 — Me crois-tu encore capable de viser juste à cinquante pas, au crépuscule ?

 — La carabine du capitan Bueno est toujours celle qui a supprimé l’oreille coupable de Yakaif et la vie mauvaise de Makouchpill sur la plage d’Ushuaia !

Mac Isaac se laissa retomber sur l’oreiller.

 — C’est bon. Va préparer la nouvelle Remington !

Calafate sortit avec un élan joyeux. Mac Isaac referma les yeux et se mit à prier... « Mon Père... au seuil de ton éternité je me souille encore une fois du sang coupable... Qu’il me soit compté en Bien ou en Mal selon ta justice, mais j’estime que je ne puis faire autrement pour ton saint Service et ta sainte Gloire !

Il essaya de dormir. Mais son regard ne trouvait pas le repos et revenait toujours à la croix qui portait les stigmates du combat de « God’s Harbour ». L’après-midi s’avançait. Le vent frappait à la porte de la chambre avec colère.

 — Entrez ! murmura le Pasteur dans une demi-conscience.

Angelo Magnani s’avança vers le lit encombré de vêtements, de bottes et sur lesquels traînait la sainte Bible.

 — Comment vous sentez-vous, ce soir capitan Bueno ?

 — Mal, très mal... tout ce sang sur mes mains...

Mac Isaac poussa un soupir.

 — Lisez-moi quelques versets de la sainte Bible... A genoux, s’il vous plaît ! Cela raffermit la Foi !

Angelo Magnani s’agenouilla au pied du lit, ouvrit la Bible aux Nombres qu’un signet désignait toujours depuis la visite à Brunswick-Mendez.

 — « De même s’il l’a frappée d’un instrument de bois qu’il tenait à la main et qui pouvait donner la mort, et qu’elle en meure, il est meurtrier ; le meurtrier sera puni de mort. C’est le vengeur du sang qui fera mourir le meurtrier ; quand il le rencontrera, il le fera mourir45. »

Mac Isaac sursauta.

 — Arrêtez, jeune homme !

Le missionnaire poussa un profond soupir.

Calafate reparut. Il portait la Remington et la ceinture de cartouches.

 — Dis-moi Calafate... A ton avis, quel est le vengeur naturel du sang ona répandu au Rio del Fuego ?

 — Makon-auk ! répondit sans hésiter le Yaghan.

 — Es-tu capable de l’atteindre sous vingt-quatre heures ?

L’interprète réfléchit et répondit avec assurance.

 — Oui, si capitan Bueno me donne son meilleur cheval et un cheval de main.

 — Tu prendras Pampa et Córdoba. Tu porteras cette carabine à Makon-auk avec cinquante cartouches. Dis-lui que Chancho Colorado se présentera à la porte sud de l’estancia pour traverser le bois du « guanaco fou » et gagner le nord, demain au coucher du soleil. Va. Et que Dieu t’assiste !

Quelques minutes plus tard Mac Isaac aperçut à travers les vitres de sa fenêtre un cavalier qui galopait vers le sud. Sur l’horizon de la Terre intérieure il n’apparaissait guère plus gros qu’une pointe de flèche ona. Le vent du Horn élargissait jusqu’au ciel la nuée de poussière que soulevait son galop tendu. Il lui prêtait son tonnerre. Les éclairs du soleil couchant l’illuminaient.