II

Depuis des années la grande tempête de neige commençait aux environs du solstice d’hiver. En 1903 elle avait tenu l’espace pendant quinze jours. En 1905, du 21 juin au 15 juillet. En 1908, le « vent blanc », le viento blanco des passeurs de Cordillière s’était rué sur la mission pendant soixante et un jours, ne marquant que de rares pauses.

La tempête se faisait précéder par des signes avant-coureurs. Le vent prenait du volume et de la vitesse. Il descendait au sol et balayait les brumes. Elles remontaient alors vers la confluence de baie Inutile avec le détroit Famine où la mer les mangeait. L’horizon sud commençait par s’éclaircir. Depuis les hauteurs de l’île, Mac Isaac apercevait le mont Buckland cuirassé de glace et l’ « inlandsis » qui domine le canal Gabriel. Le ciel prenait une teinte mauve, puis bleue, puis noire... L’espace gardait pendant quelques jours des résonances de cristal. Le thermomètre descendait au-dessous du point de glace. Les lagunes gelaient. Les rats, les araignées, les renards disparaissaient dans leurs trous. Les feux follets cessaient de courir du grand cimetière vers la mer. Les « pentanos » se refermaient.

La fièvre blanche restait stationnaire pendant quelques jours. Puis le plafond des nuages descendait, le cercle d’horizon se resserrait autour de l’île. La lumière tombait malade, sans force pour souligner glaciers et montagnes. Les formes lointaines épousaient des contours malsains, les volumes entraient dans un espace qui paraissait doté d’une quatrième dimension. Et soudain jaillissaient les flammes blanches de la neige. La neige ne tombait pas. Maniée par le vent du Horn elle attaquait à l’horizontale. Elle recouvrait à peine le paysage. Elle s’en allait vers le nord avec la puissance de ces lames qui mangent le château de poupe des navires par le travers du cap Dur.

Aller de la résidence à l’hôpital devenait un problème. Conduire les morts au cimetière et ouvrir les tombes une expédition. Avec les tourbillons hystériques du « vent blanc » les quatre points cardinaux tournaient autour d’un axe invisible.

Une fois de plus Mac Isaac regardait voler la neige. Il écoutait la note unique du vent qui tirait de son passage à travers la forêt préhistorique le même son tendu que rendent les cordages des navires en haute mer. Une note qui faisait oublier les gémissements des malades dans la salle d’isolement. Mac Isaac se pencha sur un Alakaloufe au teint de cire.

 — Tu ne dors pas ?

 — Les poux ne dorment jamais, capitan Bueno !

Il avait appelé Mme Fernandez. Pourquoi cet homme plein de poux ? Et la douche ? La désinfection ? Le linge neuf ?... L’Alakaloufe tuberculeux recevait les soins d’hygiène quotidiens. Mais il n’y avait rien à faire. Le pou faisait partie de la vie fuégienne. Impossible de s’en débarrasser. Avec les rats et les araignées qui peuplaient Dawson le pou survivait à la tempête de neige ; que pouvait une douche et le passage en étuve de vêtements ?

Mac Isaac poussa un soupir. Il pénétra dans la salle d’opération... Vide. Cruellement nette avec sa table laquée, ses vitrines de musées abritant des nickels. Froide. Quatre fenêtres donnant sur l’univers blanc. Les funambules de la tempête valsaient autour d’elle. Une cloche sonnait le glas. Quelqu’un frappait à la porte. Alitol Telen venait demander des instructions au Pasteur. Mac Isaac la considérait avec bienveillance et se demandait quel âge elle pouvait avoir. A dix-huit ans elle débarquait nue et resplendissante sur la plage d’Ushuaia... Elle approchait par conséquent de la soixantaine ! Tant d’années !... Déjà ! Les mêmes cheveux blancs. Les mêmes yeux décolorés, sans âge, comme les mousses inachevées... Mac Isaac s’était voûté : regard, cheveux, doigts noueux, le missionnaire vieillissait. Alitol Telen non. Elle se situait toujours hors du temps, hors de l’histoire, comme sa forêt, ses clairières Jaind, ses mousses témoins du Troisième jour... et maintenant, légère, immatérielle, presque hors de la vie.

« Le Pasteur connaissait-il la nouvelle ? »

La main exsangue de la femme montrait la direction de la chapelle où sonnait le glas. « C’était Anneken. »

 — Anneken, le sorcier du nord que j’ai sauvé de la déportation en 1892, quand les hommes du Huemül ont débarqué dans l’île Grande ?

« Alitol Telen venait dire que le « Jon » Anneken représentait le dernier mâle du peuple ona dont elle était la dernière femme. Avec Alitol Telen la race disparaîtrait de devant la face blanche qui habite le milieu du ciel. »

Mac Isaac ressentait une gêne indéfinissable.

« Alitol Telen avait terminé sa tâche. Elle avait tenu la promesse faite au Pasteur après la mort de Makon-auk. »

Elle remit entre les mains du missionnaire un objet enveloppé dans un papier gris. C’était la poupée de chiffon qu’elle berçait depuis le départ de Jorg Stanley Mac Isaac pour l’Angleterre.

« Le Pasteur devra faire parvenir ce cadeau à leur enfant. »

 — Mais... naturellement, madame, dit-il d’une voix étranglée.

« Alitol Telen avait terminé sa tâche. Elle demandait la permission de se retirer ! »

 — Vous pouvez vous retirer, madame !

Sa silhouette s’éloigna entre la double rangée de lits. La tempête se gonflait. Les rideaux de neige claquaient, voiles blancs de l’esprit Mehr, l’ombre de la mort qui habite les forêts profondes. A travers la forêt profonde s’échappait Juan Cabo de Horno, un des derniers Yaghans survivants d’Ushuaia.

Les indigènes qui tentaient de quitter Dawson suivaient presque toujours le même itinéraire. Ils s’enfonçaient dans la forêt préhistorique en direction de l’ouest. Ils devaient ensuite surmonter une chaîne de petites montagnes avant d’atteindre la côte. Les uns s’arrêtaient à la baie Lomos. Ils construisaient une pirogue, franchissaient le détroit de Magellan et venaient atterrir au cap San Isidro, ou plus au nord dans la zone de Port-Famine. Les autres poursuivaient jusqu’à la pointe Joachim à travers un massif montagneux de 2 à 3 000 pieds. Là ils allumaient les trois feux de détresse. Quelque baleinier, un chasseur de « lobo de mar » les recueillait et les enrôlait dans son équipage. Les uns ou les autres ne réussissaient que très rarement à reprendre la vie primitive. Ils finissaient matelots ou « peones » lorsqu’ils ne s’égaraient pas dans la grande forêt. La zone de Magellan trop civilisée n’autorisait plus ces retours vers le passé.

Rendu difficile en été par la présence des tourbières et « pentanos », le voyage de Magellan se simplifiait en hiver lorsque le gel durcissait le sol. En hiver les tentatives d’évasion se multipliaient. Mac Isaac ne marqua pas la moindre surprise quand Angelo Magnani vint lui annoncer la fuite de Juan Cabo de Horno.

 — Il a répondu à l’appel du matin, il n’est donc pas loin, capitan Bueno !

Le missionnaire réfléchissait. Trois jours de marche par grande tempête... un trappeur de l’Alaska, un Finlandais, un Russe pouvaient survivre. Mais Juan Cabo de Horno diminué par des années de vie sédentaire et touché sans doute par la phtisie ne survivrait pas !

 — Vous dites qu’il est parti ce matin, jeune homme ?

Mac Isaac accentuait les plis de son front et serrait les mâchoires. Il ne pouvait rien pour les indigènes qui mouraient par centaines sous les coups de l’épidémie, non plus que le Dr Salisbury d’ailleurs ! Mais il pouvait sauver Juan Cabo de Horno dans un combat loyal contre la tempête. Car un vieil Ecossais dominait aussi les tempêtes. Et peut-être mieux que les trappeurs d’Alaska ! Il se dressa brusquement.

 — Je vais chercher mon brigand d’Ushuaia, jeune homme !

Il endossa une pelisse fourrée, coiffa son passe-montagne, enfila ses moufles.

 — Je vous accompagne !

Mac Isaac hocha la tête négativement.

 — Non ! En l’absence de Jésus Fernandez votre aîné vous êtes responsable de deux cents vies humaines à Misericordia de Dios. Ne vous inquiétez pas. Je suis de retour sous vingt-quatre heures !

Mac Isaac prit un sac, des provisions, une bouteille de whisky de Campbeltown et la boussole.

Il plongea dans le vent blanc. Il perdit de vue le clocher de la mission. Il se pencha sur la boussole.

 — 90° O... c’est mathématique... Ils suivent toujours la même route, murmura le missionnaire.

Le bruit de ses paroles ne montait pas jusqu’à ses oreilles. Les lèvres d’un étranger disaient qu’il fallait prendre 90° O. Ce hurlement hautain que produit le vent dans les cordages créait autour de lui un mur de silence. La visibilité se limitait à quelques mètres. Accroché au grand bâton andin49 Mac Isaac poussait devant lui ce mur opaque aux reflets bleus de lait mouillé et qui se refermait aussitôt sur sa trace. Mac Isaac entra dans la forêt préhistorique.

Il marchait depuis trois heures. Il surmontait les lianes tendues entre les hêtres antarctiques devenues plus blanches que ces amarres qui, en hiver, retiennent à quai les navires dans quelque port nordique. Les hêtres poudrés à frimas balançaient leurs têtes de fantômes ivres. Pas un oiseau. Pas une bête. Les araignées réfugiées sous les écorces. Les rats dans leurs trous... Le terrain s’élevait en pente douce.

Mac Isaac avançait en poussant des han ! de bûcheron qu’il n’entendait point. Ses gants devenaient plus durs que des pierres. Le froid posait sur ses joues un masque de fer. Le passe-montagne craquait à chaque mouvement du cou. Il devait briser la glace qui s’accrochait à ses narines. Il tomba entre deux touffes de calafate et poussa un juron. Il brassait la neige pour émerger... Il émergea et reprit sa route. 90° O. Il serra les dents. Une volonté têtue bandait ses muscles... Il calculait que Juan Cabo de Horno n’avait guère parcouru plus de 3 à 4 kilomètres sur un pareil terrain. Et il ne pouvait pas ne pas suivre cette ligne de pente vers les montagnes.

Il posait son pied sur un sol apocryphe de lianes entrelacées couvertes de neige et s’enfonçait. Il arrachait sa jambe du piège. Il surmontait les blocs erratiques camouflés en décor de carton blanc. Il ne sentait pas les chocs. Ni le froid. Seule la neige pulvérulente brûlait ses paupières. A force de concentrer son regard pour percer cette « poudrerie », naissaient sur la rétine des danses de disques lumineux, des jongleries de boules dorées qui explosaient, retombaient en pluie d’étoiles multicolores.

Il franchit une clairière. La neige courait au ras du sol chassée par le vent. Mac Isaac se sentit emporté par un fleuve — pure illusion d’optique évidemment — mais il tomba sur le côté. Il jurait en espagnol et pensait : « Je me demande ce qui pousse ces malheureux à risquer leur vie pour aller finir comme esclaves chez les « loberos » ? » Il serra les mâchoires. « Celui-ci ne m’échappera pas ! » Il se releva et reprit sa route. La forêt se referma. Une étrange clarté qui n’était plus de la lumière ruisselait sur la neige. Les troncs des hêtres antarctiques retrouvaient leurs silhouettes noires. Mac Isaac rentrait dans le temps solaire. Il marchait depuis sept heures. Le crépuscule multipliait les pièges. Puis ce fut la nuit et le Pasteur se réfugia sous le surplomb d’un bloc erratique.

Il ne pouvait retirer ses gants gelés à bloc. Il prit la bouteille de whisky entre ces deux masses de pierre et but. Il pensait confusément : « Mes pieds vont geler... » Alors il frappait ses bottes l’une contre l’autre. Il courait le risque d’être dévoré vif par les chiens sauvages dont le « vent blanc » seul empêchait d’entendre les hurlements à la mort. Comme Chaiton.

Les heures coulaient dans une uniformité blanche et noire. Mac Isaac priait pour retrouver Juan Cabo de Horno. La neige tendait sur ses genoux les voiles de l’esprit Mehr, l’ombre de la mort qui habite les forêts profondes... Il se remit en marche au petit jour. Le bâton andin plongeait dans la neige maintenant plus épaisse sur les pentes de la montagne. La tempête ne mollissait pas. La densité des arbres allait en diminuant. Au pied d’une contre-pente Mac Isaac découvrit les éléments d’un « toldo »... Une boîte de sardines encore gluante d’huile... Des branches fraîchement coupées... Juan Cabo de Horno n’était pas loin.

La forêt se brisait contre des champs de rochers moutonnés plâtrés de neige. Mac Isaac s’élevait dans une atmosphère plus claire. Le vent courait toujours aussi vite mais la densité de la « poudrerie » diminuait. Le Pasteur devait plier le dos pour laisser passer les rafales. Puis il se lançait en avant, s’arrêtait pour rassembler ses forces, repartait, multipliant les feintes contre l’ennemi.

Il atteignit enfin l’échine de la montagne. Sur le versant de Magellan la visibilité atteignait plusieurs centaines de mètres. Il allait s’engager dans la contre-pente lorsqu’il aperçut vingt mètres plus bas Juan Cabo de Horno allongé sur un rocher. Mac Isaac se laissa glisser vers le Yaghan, bouillonnant d’une fureur concentrée depuis vingt-deux heures. Il aperçut avant toute chose deux pieds nus qui pointaient hors de la neige, bleus et marbrés de plaques noires.

 — Qu’as-tu fait de tes chaussures ? ! ! ! cria le missionnaire en saisissant l’homme par une épaule.

Juan Cabo de Horno était mort. Il avait sans doute abordé le sommet de la montagne au petit jour. Trompé par la lumière équivoque il avait dû glisser sur les rochers des pentes supérieures. Il était venu donner de la tête contre une pierre. Sous l’effet du traumatisme et du froid il n’avait pas repris connaissance. Pas de sang sur la neige. Visage paisible. Pieds gelés.

Mac Isaac chargea le corps sur ses épaules. Il rentra dans la forêt préhistorique, retrouva quelques traces de son passage : branches cassées, boîtes vides, l’emplacement du bivouac... Il allait, titubant sous la charge du cadavre. Il tombait la tête en avant dans le piège des lianes. Il avait chaud, ne souffrait plus des mains et des pieds. Il perdait son cadavre, le ramassait avec ses mains de pierre...

La « poudrerie » noyait l’espace libre entre les troncs. Le vent sonnait le glas et Mac Isaac apercevait le clocher de la mission vite redevenu hêtre antarctique dès que s’effaçait le monde apocryphe né de la rencontre entre les créations funambulesques de la tempête et la fatigue de l’homme. Puis, il n’eut plus la force de porter le cadavre. Il se mit à tirer Juan Cabo de Horno derrière lui. Il avait passé dans la ceinture du Yaghan une de ses mains de pierre. La fièvre soutenait le missionnaire, et aussi cette énorme colère qui n’arrivait pas à s’apaiser.

Il marcha jusqu’au crépuscule, assailli par le vent blanc, guetté par les chiens sauvages. Des nausées remontaient vers sa gorge, et elles avaient un goût de bile. La forêt préhistorique s’enfonçait autour de lui dans une valse lente que la « poudrerie » accélérait. Le glas du vent sonnait toujours plus proche.

Lorsque Mac Isaac épuisé, glacé, aveugle et sourd s’abattit dans la neige le nez en avant, sa main de pierre toujours passée dans la ceinture de Juan Cabo de Horno, la silhouette des premiers bâtiments de la mission surgissait entre deux rafales de « poudrerie ». Et c’était la cloche de Misericordia de Dios et non le vent du Horn qui sonnait le glas.

*

« Ma bien-aimée,

 

« Je vous écris sur un lit de mon hôpital mais rassurez-vous ! je suis déjà entré en convalescence et rien ne menace mes jours. J’étais parti pour rechercher un Yaghan qui tentait de s’évader vers le détroit de Magellan durant la tempête d’équinoxe. J’ai durement lutté pendant deux jours et une nuit. Mes forces m’ont abandonné au seuil de la mission et c’est la trahison spirituelle de Calafate qui m’a sauvé. La chose vaut la peine d’être contée !

Mon interprète que vous avez connu à Bristol, devenu l’ami de tant d’années de luttes, est en train de retourner à l’état primitif ! Calafate revient à son point de départ spirituel après avoir approfondi les saintes Ecritures, parlé trois langues européennes en plus des dialectes fuégiens ! Figurez-vous que depuis des années il me fallait débarrasser chaque jour les croix du cimetière des lambeaux d’étoffe blanche qu’une main mystérieuse venait y suspendre. Elles représentaient d’après Calafate — bien informé et pour cause ! — l’esprit Mehr, l’ombre de la mort, une des divinités de l’informe paganisme fuégien. C’est en allant souiller mes sépultures chrétiennes au plus fort de la tempête que Calafate m’a découvert inanimé dans la neige ! Il m’a ramené et sauvé. Mais il s’est trahi en essayant de trouver une explication plausible de sa présence aux abords du cimetière...

Mon cœur est déchiré entre la fureur et la reconnaissance. Je suis en train de perdre une belle âme, celle que j’avais précisément soignée avec le plus de constance et que je croyais avoir ouverte sans retour à l’amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ ! Je comprends mieux maintenant, à la clarté de cette dernière expérience, la profondeur du commandement de l’apôtre : « Allez, je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups. » Luc, x, 3... Pauvre Calafate ! Lui aussi est de cou roide !

Je sors presque indemne de cette aventure insensée. Le Seigneur s’est montré miséricordieux. Ce mécréant de Salisbury m’a amputé les doigts de la main gauche et le pied droit pour éviter la gangrène. Je pourrai encore marcher avec un appareil et des cannes, mais non point recommencer une entreprise comme celle du mois de juillet !

Ne me plaignez pas, Elisabeth bien-aimée ! Je n’ai pas offert ce sacrifice de ma chair sur l’autel de l’apostolat missionnaire... ou si peu ! Je n’ai pas essayé de donner une interprétation tout juste charitable à la parabole de Notre-Seigneur : « Si un homme a cent brebis et qu’il en ait une égarée, ne laisse-t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf autres... etc... » MATTHIEU, XVIII, 12. En essayant de sauver Juan Cabo de Horno dans des conditions désespérées j’ai suivi l’impulsion de mon mauvais cœur orgueilleux et ma volonté de « Highlander » têtu ! J’ai voulu savoir si à soixante-dix-neuf ans je pouvais encore recommencer les grands combats de ma jeunesse. L’expérience fut presque concluante ! Il m’a toutefois manqué le sursaut de vitalité, l’ultime fraction d’énergie qui, dans une lutte indécise, fait pencher la balance vers la vie ! Mais le temps de la sagesse est venu...

Avec mon pied artificiel, ma canne, mes lunettes, ma main gauche privée d’intelligence, je pourrai appareiller pour l’Araucanie dans quelques mois, dès que ma présence dans l’île ne sera plus nécessaire. Nous partons ensemble ma bien-aimée. Nous reprenons le voyage commencé en mer d’Irlande il y a tant d’années !... Alitol Telen est morte dans la nuit du 7 au 8 août.

Le Seigneur l’a rappelée dans le plus grand mystère. Elle avait traversé la vie en ombre indéchiffrable, comme une ombre elle s’est éclipsée pour entrer dans le royaume de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Elle se retirait généralement dans sa chambre vers 9 heures du soir. Le 7 août, Mme Fernandez l’a saluée dans le couloir. Le lendemain elle avait disparu. Des recherches entreprises permirent de découvrir son cadavre sur la tombe d’Anneken, le sorcier des Onas du nord décédé voici quelque temps. Les chiens sauvages avaient plus qu’à demi dévoré le corps. J’ai pieusement donné la sépulture chrétienne à ces misérables restes !

Ces détails ne vous intéresseront guère si j’en juge par le ton de vos dernières lettres. Elles me font du mal et risquent d’attirer sur votre tête la colère de Dieu. Nous avons tous les deux souffert de ce mariage, et moi plus que vous ! Mais vous oubliez que nous avons offert au Seigneur ce sacrifice en rédemption de notre faute... S’il a duré toute une vie c’est que la faute était lourde. Et qu’est-ce qu’une vie pour celui qui médite d’entrer dans l’Eternité ? Notre péché est-il maintenant effacé sur les saintes tables ? Pas plus aujourd’hui que voici cinquante ans le Pasteur ne peut vous donner cette assurance. Mais l’homme au cœur jeune dit : Il est effacé !

Elisabeth, je vous prie d’observer un peu plus de retenue dans vos lettres. Songez que nous ne sommes plus des jeunes gens, tant s’en faut ! Accordez s’il vous plaît une pensée de pitié et de gratitude à celle qui vient de s’en aller, et de vous ouvrir la route ! Nous ne parlions pas le même langage. Elle m’a poursuivi de sa haine, justifiée selon l’optique indigène. Nous vivions depuis des années comme des étrangers. Mais elle était de ferme propos ! Si son cœur est resté endurci dans l’ignorance de l’amour pour Notre-Seigneur Jésus, elle s’est sacrifiée pour son peuple dans les jours d’agonie, et dans une mesure que pas un chrétien, fût-il un saint, ne saurait atteindre ! C’était une femme extraordinaire, capable d’aller aux extrêmes limites du meilleur ou du pire. Paix à ses cendres, et priez avec moi pour qu’elle soit admise dans le Royaume de Dieu !

Je vous écris cette lettre tandis que sonne le glas. Des 150 indigènes survivant à Dawson, il ne restera pas une âme dans quelques mois. Je prends donc mes dispositions pour organiser les missions nouvelles en Llanquihue. Votre collaboration me sera précieuse, Elisabeth. En conséquence, je vous prie de vous embarquer le plus tôt possible. Je vous adresse une lettre de change de 1 000 £ sur Bristol. J’enverrai ma goélette Juicio de Dios vous attendre à Buenos-Aires...

Salomon a dit : « La force des jeunes gens est leur gloire, et les cheveux blancs sont l’honneur des vieillards. » xx, 29...Je ne suis plus un jeune homme et pas tout à fait un vieillard, mais j’ai conservé la force des premiers et peut-être acquis l’honneur des seconds ! Je vous offre ma force et mes cheveux blancs, ainsi qu’une vie de solitude, de sacrifice et de travail aujourd’hui comme il y a cinquante ans.

Le crépuscule tombe. Le glas sonne toujours. Le vent éternel emporte mes tendres pensées vers vous. Je ne suis plus que le passager de cette île funèbre qui flotte sur les canaux fuégiens royaume des jours sans lumière et des ombres blanches. Autour de moi les espaces géographiques portent des noms immenses : la baie Inutile — l’île de la Désolation — Port-Famine — les Furies occidentales — le fjord de l’Ultime-Espérance... Je n’ai plus rien à faire dans cette région désolée du monde où l’indigène meurt comme ces fleurs qui se fanent sous la simple pression du doigt. Je m’en vais et vous invite à me suivre pour rester fidèle au commandement de Notre-Seigneur Jésus-Christ :

Laisse les morts ensevelir leurs morts ; mais toi, va annoncer le règne de Dieu. » Luc, IX, 60.

Votre

Duncan MAC ISAAC. Past. »