La forêt préhistorique au cœur de l’été. Les « pentanos » ouverts en crevasses sinueuses avec l’eau couleur d’anthracite qui vient à la surface. Le canelo-magnolia exposant ses fleurs plus pâles que le jour qui n’est jamais de la lumière. Les calafates rugueux. La violette jaune — viola maculata. Des fraises sauvages qui jamais ne mûrissent. Les hêtres antarctiques encore verts pour quelques semaines. Les « chouchis » vert-de-grisés comme des chandeliers de cuivre. Le vent installé à quelques centaines de mètres en altitude, descendant parfois au sol pour y cueillir des brumes. Les brumes rampantes. Nuages. Nuages qui se regroupent aux carrefours de la forêt, glissant vers le canal Almirantazgo.
Les derniers Alakaloufes deux douzaines d’hommes, femmes et enfants psalmodiaient leur complainte grise...
é é nan’ ga houé... é é nan’ ga houé...
Mac Isaac donnait des ordres pour l’évacuation du personnel et du matériel. Premier échelon : la résidence et l’hôpital. Deuxième échelon : infirmières et personnel civil. Troisième échelon : les Alakaloufes...
— Et qu’allez-vous faire de ces pauvres gens ? demanda Jésus Fernandez.
— Je les garde à mon service. Ils m’accompagneront à Llanquihue et Villarica. Ils m’aideront peut-être à nouer de bons rapports avec les Mapuches... Quoique !... Les Araucans forment un grand peuple avec une riche tradition guerrière, agricole et pastorale... Ils doivent mépriser mes pauvres Fuégiens !
Le crépuscule terminait son-occupation de l’île. Le vent cédait du terrain. Les canelo-magnolias renforçaient leurs exhalaisons nauséeuses. Les Alakaloufes poursuivaient leurs incantations...
é, é, nan’ ga houé... é, é, nan. ga houé
Le Dr Salisbury vint demander des instructions.
— Vous partez par le premier échelon, docteur. Cela va de soi... Vous êtes mon collaborateur le plus onéreux et votre matériel vaut une fortune !
Mac Isaac soupira.
— Jésus a dit à mes pauvres Onas et mes derniers Yaghans : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés ! » Que pouviez-vous faire, docteur, contre la volonté de l’Eternel ?
Salisbury haussa les épaules.
— On ne maintient pas à flot un navire dont la coque fait eau depuis quarante ans, monsieur le Directeur ! J’ai calfaté tant que j’ai pu... Il s’est enfoncé doucement au lieu de couler à pic :
— Et je remercie le vieux mécréant que vous êtes ! En vous observant j’ai compris que le Seigneur avait réservé à sa créature des formes d’apostolat qui n’étaient pas directement liées à son saint service ! Il vous sera beaucoup pardonné. Et vous emportez ma reconnaissance.
Il souriait en montrant son pied artificiel.
— Je suis votre meilleure réussite, docteur !
Le front posé contre une vitre de la fenêtre Jésus Fernandez contemplait la forêt, nuage bleu-noir qu’une clarté rose indécise mettait en relief. Mac Isaac reprit :
— Don Orosimbo appareille de Magellan cette nuit avec la Juicio de Dios... Elle accostera demain matin. Vous commencerez tout de suite l’évacuation du matériel, n’est-ce pas docteur ?
— Bien monsieur le Directeur !
— Et surtout, que rien ne soit endommagé ! Vos installations m’ont coûté cher et j’ai l’intention d’offrir cet hôpital à la ville de Magellan. Allez !
La clarté rose coulait dans la pièce et ruisselait le long des murs.
— Les feux follets ont une puissance bien extraordinaire ce soir, Frère Mac Isaac, murmura le catéchiste.
Le missionnaire s’approcha de la fenêtre.
— Ce ne sont pas des feux follets, Frère Fernandez, mais un incendie dans le sud. Savez-vous dans quelle direction souffle le vent ?
— Rumbo al norte !
Le Horn soufflait vers le Nord. Mac Isaac poussa un soupir. La mission n’était pas menacée. Malgré les « pentanos », les lagunes, les brumes, la pluie, l’humidité universelle, la forêt fuégienne brûle aussi facilement que n’importe quelle autre forêt. Le vent du Horn donne aux incendies une vitesse de propagation presque surnaturelle.
La forêt de Dawson brûlait loin dans le sud. Un simple point lumineux, une étoile tombée sur le sol à la hauteur de Fox Bay. Mais les vapeurs posées sur l’île se laissaient envahir par la clarté rouge. L’étoile éclatait. L’incendie courait au ras de l’horizon en dent de scie. Il remontait vers le Nord suivant l’axe des chaînes intérieures. Vers minuit il dévorait 30° d’horizon. L’aube ne réussit pas à dissiper son reflet. Le jour prit une teinte de cuivre. La fumée se déployait jusqu’au cap Valentin et s’accrochait aux nuages.
La Juicio de Dios accosta au débarcadère de la baie Harris vers 6 heures du matin. Les évacuations commencèrent immédiatement. Le capitaine don Orosimbo remit au missionnaire une lettre d’Elisabeth Neil... Une écriture désordonnée, presque indéchiffrable sur la première page. Mac Isaac ajusta ses lunettes, se pencha sur la feuille bleue, fronça le sourcil, retira les lunettes et prit une loupe sur son bureau...
1912...,
« Mon roi Salomon...
C’est ici la voix de mon bien-aimé ; le voici qui vient, sautant sur les montagnes et bondissant sur les coteaux... Mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui, il paît son troupeau parmi les lis. Il a dit pendant longtemps : Filles de Jérusalem, je vous adjure par les gazelles et les biches des champs, ne réveillez pas, ne réveillez pas celle que j’aime !... Il me disait : Tu m’as ravi le cœur, ma sœur, mon épouse, tu m’as ravi le cœur par l’un de tes regards, et par l’un des colliers de ton cou. Combien ton amour est meilleur que le vin, et combien tes parfums sont plus suaves que les aromates ! Tes lèvres, mon épouse, distillent des rayons de miel. Tes mains sont des anneaux d’or. Tes jambes sont des colonnes de marbre. Tes seins sont comme des tours. Ton ventre est un tas de blé entouré de lis...
J’ai cherché durant des nuits sur ma couche celui qu’aime mon âme. Je l’appelai mais il ne me répondit point. Je le cherchai mais je ne le trouvai point !
Mais voici que mon bien-aimé parle et me dit : Lève-toi ma bien-aimée, ma belle et viens ! Viens du Liban avec moi. Tu es toute belle ma bien-aimée et sans tache. Avant que le vent du jour souffle, et que les ombres fuient. je m’en irai à la montagne de la myrrhe et à la colline de l’encens, vers mon bien-aimé... »
Mac Isaac haussa les épaules. La clarté de l’incendie devenait plus forte que la lumière malade et accrochait des tentures de velours rouge aux cloisons. Le Pasteur s’approcha de la fenêtre. Le feu ravageur s’étendait sur 120° d’horizon ! Il occupait toute la montagne par le travers de la mission. Il soufflait une fumée plus sombre que les nuages des tempêtes antarctiques et que l’éclair des flammes déchirait... Il chargeait vers le Nord à l’allure d’un galop de cheval. Misericordia de Dios était à la merci d’une saute de vent ! Mac Isaac reprit la lettre, tourna la page. L’écriture d’Elisabeth Neil redevenait soudain haute, droite, nette...
« J’avais d’assez bonnes nouvelles de votre fils depuis sa sortie du pénitencier. Je pensais qu’engagé dans la marine où il avait déjà gagné des galons, Jorg aurait plus de chance sur les vaisseaux de Sa Majesté que dans les écoles. Hélas ! depuis longtemps j’avais lu dans ses yeux la violence et la perfidie ! L’Amirauté a fait savoir que le quartier-maître Jorg Mac Isaac venait de déserter son bâtiment au cours d’une escale à Port Stanley aux îles Falklands.
« Il est d’une tout autre nature que Barbara, mais comme elle marqué par votre propre tragédie. J’avais chargé notre ami Mac Dougal de catéchiser un peu votre fille à l’occasion de son dernier voyage à Paris. Il n’a pu la joindre. Elle est depuis deux ans enfermée à la prison de Saint-Lazare où les Français retiennent, dit-on, les femmes de mauvaise vie... »
Puis l’écriture vacillait de nouveau, les lignes perdaient l’horizontale, les caractères dansaient et se chevauchaient. Mac Isaac reprit sa loupe...
« Parce que les filles de Sion sont orgueilleuses, qu’elles marchent le cou tendu en faisant des signes des yeux, l’Eternel rendra chauves les filles de Sion, l’Eternel découvrira leur nudité. Elles sont de la race de l’adultère et de la prostituée. Tu t’es confiée en ta beauté, et tu as prodigué tes prostitutions à tous passants. Parce que tes trésors ont été prodigués et que ta nudité s’est découverte devant tes amants, je te jugerai comme on juge la femme adultère. Je rassemblerai tes amants, je te livrerai entre leurs mains, ils te dépouilleront de tes vêtements et te laisseront nue, entièrement nue... »
Mac Isaac marqua un geste d’impatience. Il murmurait :
— Pobre ! Pobre ! Se va de la cabeza50...
« Et je vengerai l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la quatrième génération. Malheur à ceux qui appellent le mal, bien, et le bien, mal ; qui font des ténèbres la lumière, et de la lumière, les ténèbres... Comme le feu dévore le chaume, et comme la flamme consume l’herbe sèche, leur racine tombera en pourriture et leur fleur s’en ira en poussière... »
Jésus Fernandez se rua dans le bureau.
— Frère Mac Isaac, le vent est en train de tourner ! ! !
Le Pasteur saisit sa canne, glissa la lettre dans une poche de sa redingote et suivit le catéchiste en boîtant.
Le vent avait viré d’un quart à l’ouest. Assez pour étendre l’incendie à la portion de forêt jusqu’ici épargnée entre les montagnes et la côte.
— Plus une seconde à perdre, Fernandez ! Modifiez les consignes... Evacuation immédiate du personnel civil et des indigènes. Sauvez obligatoirement la caisse de la mission et si possible les ornements des chapelles, les livres les vêtements, le matériel de la salle d’opération... Ensuite linge, draps, matelas, couvertures...
Le feu descend sur les pentes des montagnes, ligne sinueuse de flammes étirée sur plus de 10 kilomètres. Les hêtres antarctiques brusquement allumés agitent leurs branches rougies, vacillent avant de s’écrouler dans la fournaise. Les touffes de calafates prennent feu. Le Horn surchauffé les projette en avant. Dans le jour malade qui se transforme en lumière artificielle elles tendent leurs trajectoires dorées, éclatent, propagent l’incendie au-delà de la ligne de combat des flammes.
Le feu gagne du terrain en direction de Misericordia de Dios. Il a des élans qui lui font d’un seul coup gagner 100 mètres, des pauses au seuil des clairières. Il hésite sur la direction à suivre. Il remonte un peu vers le Nord puis se rabat vers l’Est, cherche la ligne de pente qui lui permet d’accélérer sa progression comme s’il obéissait aux lois de la pesanteur. Le vent du Horn s’établit franchement Sud-Ouest — Nord-Est. Seule une pluie diluvienne pourrait maintenant sauver la mission.
L’espace libre autour des bâtiments est occupé par les rats, les araignées, les renards rouges et les chiens sauvages qui poursuivent leur exode vers la mer. Ceux qui ont atteint le rivage font demi-tour et se heurtent aux bêtes qui descendent. Les rats poussent des cris suraigus. Ils montent sur les toits des bâtiments, se précipitent en rangs serrés dans les couloirs, accélèrent leur ronde désespérée autour des salles de l’hôpital. Les renards glapissent, vont et viennent par bandes cherchant des cavernes le long du rivage Les araignées silencieuses se hâtent. Le sol en est recouvert. C’est la terre qui soudain est animée de mouvements surnaturels. Les chiens sauvages sont rassemblés dans la baie Harris au nombre de plusieurs centaines. Leurs yeux luisent dans la pénombre dorée qui a remplacé le crépuscule du matin. Ils hurlent à la mort. Les uns fouillent le sol, cherchent à creuser un abri illusoire contre le feu. Les autres se mettent à l’eau, nagent vers un rocher couronné d’arbres qui émerge à quelques encablures de la côte. Le froid les paralyse. Ils coulent à pic.
La mer rejette des cadavres et recueille les premiers reflets de l’incendie. La chaleur augmente. La fumée se rabat vers la mission. Elle sent la résine et le « coihue ». A l’exode des animaux correspond l’évacuation de Misericordia de Dios. Le Dr Salisbury transporte ses instruments, Angelo Magnani et Jésus Fernandez les livres sacrés, les croix, les tableaux de Mac Isaac. Un Titien, deux Greco, un petit Rembrandt et un Lawrence sont jetés pêle-mêle sur le pont de la goélette avec des draps, des chandeliers, une pendule de Boule, la chancelière de Mac Isaac, les caisses de sérum, les étuis à pinces, scalpels, spéculums, seringues du docteur. Mme Fernandez fait évacuer l’hôpital. Choumaoinaolighi Kipa et Taoulamayakou Kipa sont emportées sur des brancards.
— Et les hommes ? demande le missionnaire.
Angelo Magnani désigne une crique derrière la Punta Tern.
— Ils sont en train d’appareiller sur leurs pirogues, capitan Bueno !
— Quelles pirogues ?
— Celles qu’ils ont dû construire malgré notre surveillance !
Mac Isaac aperçoit une vingtaine d’Alakaloufes qui s’agitent autour de deux embarcations. Il hausse les épaules et monte à bord pour donner des instructions au capitaine. Il faudra mouiller la goélette hors de la baie car le feu se rapproche et pour éviter que le navire ne soit envahi par les rats.
— A que hora ? demande le capitaine.
Mac Isaac considère l’océan de flammes qui gronde sur les pentes de la montagne.
— Dans une heure ! Vous laisserez un youyou sur la plage. Je dois partir le dernier.
Puis il reprend dans une poche de sa redingote la lettre d’Elisabeth Neil et s’assied sur un rouleau de cordage. Il a oublié sa loupe, mais les lunettes suffisent car l’écriture de la dernière page est redevenue nette, posée...
« J’ai reçu votre lettre de change et l’ai encaissée. Je ne perdrai pas une minute mais ne puis me rendre directement à Buenos-Aires. Avant de mourir le pasteur Muller m’avait demandé de régler certaines affaires aux Etats-Unis, et de visiter en particulier quelques généreux donateurs des orphelinats. Je passerai donc par New York, mais en prenant des bateaux rapides je ne perdrai que quelques jours !
Nous touchons enfin à l’heure bénie, à la minute suprême qui va marquer notre réunion dans l’amour sur cette terre que nous avons arrosée de nos larmes. Je m’embarquerai à Southampton le 10 avril sur le Titanic51.
Votre femme
Elisabeth MAC ISAAC. »
Le vent. Les flammes rugissantes. Les brumes volatilisées qui disparaissent en poussant des sifflements. Les calafates lancés en obus explosifs sur le front de l’incendie. La chaleur tropicale montant de cette terre glacée. L’odeur de résine chaude... Il faudrait bientôt suspendre l’évacuation, abandonner un matériel qui représentait des milliers de livres. Déjà, les marins viraient au guindeau et les ancres émergeaient de l’eau verte aux reflets rouges. Mac Isaac descendit à terre... La fumée chargée d’étincelles. Le vent du Horn métamorphosé en « zonda » — le sirocco de l’Amérique australe ! Le missionnaire aperçut un mouchoir oublié sur le débarcadère et le mit dans sa poche. Puis il interpella le capitaine penché sur la lisse du bastingage.
— Don Orosimbo ! Mlle Neil me signale qu’elle s’embarque le 10 avril sur le Titanic. Dès que vous aurez mouillé à Magellan, il faudra mettre Juicio de Dios en état de prendre la mer pour Buenos-Aires... Vous ferez aménager le salon en cabine pour la passagère avec les meubles de la résidence que je vous désignerai... Au Rio de La Plata vous engagerez une femme de chambre, un valet, un maître d’hôtel et un chef... Vous les débaucherez de quelque grand établissement de la ville. Oui, à prix d’or ! Vous avez carte blanche. Toutes les pièces d’habitation de la goélette devront prendre un aspect civilisé. Ce ne sont pas des sauvages que vous allez transporter, mais la femme de capitan Bueno !
— Le felicito, señor director !
— Mes tapis de Perse et d’Aubusson... les tableaux qui sont sur le pont... Les tapisseries japonaises de la résidence... fleurs partout durant la traversée.
— La date de l’appareillage ?
— Dès que l’armement est terminé. Vous attendrez à Buenos-Aires le bon plaisir de Mme Elisabeth Mac Isaac. Compris ?
— Muy bien !
La Juicio de Dios se hâlait sur une ancre de manœuvre. De l’extrémité de l’embarcadère Mac Isaac cria :
— Et n’oubliez pas de m’envoyer le youyou !
Mme Fernandez et son mari, le Dr Salisbury, Angelo Magnani, les deux infirmières anglaises, le chef magasinier, le cuisinier et les policiers chiliens se penchaient sur le bastingage et contemplaient les torrents de flammes qui se ruaient vers la mission.
— Et Calafate ? cria de nouveau Mac Isaac.
— Il est resté à terre ! Il vous attend !
La goélette hissait de la toile pour faire un peu de route vers l’entrée de la baie. Les deux canots alakaloufes doublaient la Punta Tern. Ils prenaient le fil de la houle chargés à couler bas. Ils mettaient le cap sur l’île Grande dont la ligne bleue dessinait la rive orientale de l’Almirantazgo. Mac Isaac calculait qu’en douze heures ils auraient touché la côte avec l’aide des courants favorables. Mais il savait que c’était une feinte. Un moyen pour détourner d’éventuelles recherches. En réalité les Alakaloufes s’en allaient vers le Sud, le canal Gabriel, puis la baie Magdalena, le Cockburn, les îles Camoëns et Steward, les terres de leurs ancêtres... Les régions désolées où le vent de l’antarctique aborde le continent aux Furies occidentales. La tempête permanente. Les nuages roulant en menaces d’Apocalypse. La neige ou la pluie... Une bouffée de jeunesse remontait aux joues du vieux missionnaire... Le débarquement à « God’s Harbour »... Wulaia... Ushuaia... Le vent. La mer furieuse... Les innombrables feux de la Terre des Feux !
Il essaya de prendre un pas rapide pour remonter vers la mission. Mais le pied artificiel traînait sur le sable. Il s’appuya sur les cannes. Une voix lointaine montait de la goélette.
— Ne vous attardez pas... Le feu gagne ! ! !
Le feu traversait le cimetière. Il dévorait les croix de bois et les derniers lambeaux d’étoffe blanche qui représentaient l’esprit Mehr, l’ombre de la mort. La forêt brûlait dans toute son étendue au nord et au sud de la baie Harris. Les grands hêtres antarctiques et les chouchis s’abattaient dans l’eau en poussant les sifflements du fer que l’on trempe. Les boules de calafates sautaient vers le large, éclataient au ras des vagues et les étincelles soulevaient de minuscules geysers. La chaleur devenait intolérable. La fumée rampait sur la mission. Mais l’incendie marquait une pause devant les espaces libres qui défendaient les bâtiments. Les flammes couraient en cercle. Elles expiraient à la limite des esplanades de terre battue. Le siège s’organisait.
Mac Isaac visita la résidence, l’hôpital, les magasins, les maisons indigènes. Job Calafate restait introuvable. Le missionnaire appelait : « Calafate !... Calafate ! » Le grondement de l’incendie couvrait sa voix. La fumée le faisait larmoyer. Des quintes de toux le déchiraient...
Il redescendit vers la baie, suivit la plage en direction de l’embarcadère. La fumée glissait vers la mer et tissait au ras des vagues une brume artificielle qui engloutissait les canots alakaloufes, transformait la Juicio de Dios en vaisseau fantôme.
Mac Isaac contourna un banc de rochers et découvrit Calafate. Le Yaghan se penchait sur une pirogue légère pour embarquer ses avirons, quelques caisses de vivres et un fusil. Le feu de bord brûlait sur le socle de terre. Le Yaghan portait un léger pantalon retroussé au-dessus des mollets. Ses pieds nus griffaient le sable. Le torse couvert de graisse brillait sous les reflets de l’incendie. Calafate se redressa et il aperçut le missionnaire. Un sourire mélancolique éclaira son visage ridé comme une vieille pomme sous le casque des cheveux blancs.
Mac Isaac se rapprocha de l’interprète en murmurant :
— Et toi aussi, Calafate ?
Calafate baissait la tête et considérait le feu allumé dans le canot.
— Tu sais bien te servir de Jar-Jauke, la pierre à étincelles maintenant ? demanda Mac Isaac.
Oui, Calafate avait réappris l’utilisation de Jar- Jauke !
— Tu sais ramasser des coquillages, construire un « toldo » à l’abri du vent, pêcher le merlus, la raie la centolla, le pejerrey, les oursins ?
Oui, Calafate savait ramasser les coquillages, construire un « toldo », pêcher comme autrefois.
— Tu ne veux pas venir avec moi ? Tu es riche puisque tu es mon ami ! Je te donnerai tout ce que tu me demanderas !
Non, Calafate ne voulait pas suivre capitan Bueno ! Il aimait toujours le bon capitaine. Il sauverait le bon capitaine si l’occasion s’en présentait, là-bas dans l’archipel... Mais il était vieux ! Et il montrait sa tête blanche... Il allait mourir lui aussi ! Il ne voulait pas dormir au pied d’une croix, dans un grand cimetière pour hommes blancs... Il voulait mourir aux îles Woolaston où il était né ! Il retournait dans l’île de ses ancêtres. Il voulait être enseveli par ses frères — et il désignait les canots happés par la brume — sous un tas de coquillages. C’était la loi des Yaghans et Alakaloufes... Les renards eux-mêmes restaient fidèles à leur loi... Il montrait du doigt les bêtes affolées qui creusaient leur tombe dans le sable de la plage...
Mac Isaac poussa un soupir. Calafate se mit à genoux, embrassa les bottes du missionnaire puis, avec une agilité inconcevable chez un homme de cet âge, il sauta dans la pirogue, saisit un aviron et nagea vers la Punta Tern.
Le feu s’était frayé un chemin parmi les herbes coupantes à la lisière des esplanades. L’hôpital flambait. Mac Isaac remonta vers la chapelle, un mouchoir mouillé posé sur la bouche. Il entra et empoigna les cordes des cloches... Il sonnait pour alerter tout être vivant qui pouvait encore se trouver sur le territoire de la mission, précaution superflue car nul ne s’attardait au seuil de l’enfer de flammes et de fumée. Prisonnier d’un certain rythme qui s’imposait depuis tant d’années Mac Isaac sonnait le glas.
Puis il laissa les cloches aller d’elles-mêmes et redescendit vers la baie. Le youyou ne se trouvait pas au pied de l’embarcadère. Mac Isaac remonta vers la plage. La plage était vide. Le feu traversait maintenant la mission. Il poussait vers le rivage d’irrésistibles vagues noires ou dorées. Un peu fébrilement mais sans angoisse Mac Isaac explora les criques... Quelques objets abandonnés par les Alakaloufes traînaient sur les minces franges de sable. Le missionnaire devait se rendre à l’évidence : débordé par l’afflux de l’exode sur son navire, absorbé par les manœvres de l’appareillage don Orosimbo avait oublié d’envoyer le youyou !
L’air vibrait sous la montée de la chaleur. L’asphyxie immobilisait les insectes au ras du sol. Du geste et de la voix Mac Isaac essaya d’alerter quelqu’un à bord de la goélette. Juicio de Dios se silhouettait à peine derrière la fumée et le ronflement de l’incendie neutralisait ses cris. Il haussa les épaules et s’assit sur un rocher. Les renards jaillissaient des taillis embrasés en agitant au bout de leur queue des panaches d’étincelles. Ils tournaient follement autour du vieil homme au centre de ce piège qui se refermait entre l’incendie et l’eau glacée, puis se mettaient à creuser leur tombe dans le sable. Mac Isaac priait. II apercevait la pirogue de Calafate qui s’éloignait prisonnière d’un cercle d’ombres blanches qui se déplaçait avec elle.
Tierra de los Fuegos.
Courmayeur.