Vingt ans à peine après la mort de Mahomet, l'islam s'était emparé de vastes pans de ce qu'il restait de l'empire romain et avait totalement conquis la Perse. Un siècle plus tard, cette nouvelle religion monothéiste dominait le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord, et pénétrait les terres de l'Europe jusqu'à Poitiers, en passant par la péninsule Ibérique où elle allait fonder un État et régner pendant plus de sept siècles. Le pouvoir du califat s'étendait désormais de l'océan Atlantique aux rives de l'Indus. Il commençait à menacer sérieusement Byzance. Mais il faudra attendre le XIIIe siècle et l'émergence des Seldjoukides d'abord, puis des Ottomans, pour la conquête de Constantinople et des Balkans.
L'islam avait alors divisé le monde connu en deux entités antagonistes appelées, en termes belliqueux : Dâr-al islam (Demeure de l'islam) et Dâr-al harb (Demeure de la guerre). C'est dans ce contexte de conflit mais aussi d'échange entre le monde chrétien et le monde musulman que prend sens la construction de l'image de Mahomet en Occident.
Les chrétiens orientaux de Syrie, d'Irak, d'Arménie et d'Égypte, entrés en contact avec l'islam dès le début de son expansion, s'étaient déjà forgé une certaine idée de cette nouvelle religion. À vrai dire, il ne s'agissait pas, pour eux, d'une nouvelle religion mais d'une hérésie qu'il leur fallait combattre. En outre, à partir de la grille de lecture apocalyptique dont ils faisaient usage pour expliquer ses foudroyants succès, l'islam leur apparaissait comme un moment dans l'histoire sainte, une époque de désordre et de perversion préparant la fin des temps et vouée à la disparition.
Dans leur perspective, ces « hérétiques » (les musulmans) ne respectaient aucun enseignement de Jésus, pratiquaient la polygamie et déferlaient sur le monde en appelant leur conquête le djihad, le combat dans la voie d'Allah. Cette nouvelle hérésie promettait aussi aux croyants et aux combattants de la foi un paradis plein de volupté et de jouissances sexuelles, une vie éternelle faite de repos et d'étreintes perpétuelles. L'affrontement était donc inévitable aussi bien sur le plan militaire que sur le plan théologique. Car, dans sa conception du tawhid : unicité de Dieu, qui était le fondement de son monothéisme, l'islam dénonçait la Trinité, et s'il reconnaissait en Jésus un prophète et accordait son engendrement virginal par Marie, il refusait « la crucifixion ». Il refusait aussi et surtout de voir en Jésus le fils de Dieu. Selon le Coran, Dieu, qui a sauvé Jésus de la croix en le prenant auprès de Lui, « n'a pas engendré et n'a pas été engendré » (Sourate CXII, 3).
Avant de se propager en Occident, l'image du faux prophète hérésiarque s'était développée chez les chrétiens d'Orient. Pour un auteur comme Jean Damascène, l'islam s'apparentait à une secte hérétique d'Ismaélites (descendant d'Ismaël, le fils d'Abraham et de sa servante Agar) ou d'Agaréniens (descendants d'Agar) qui « domine de nos jours, égarant les peuples, précurseur de l'Antéchrist. »
Jean Damascène (mort en 749) vient d'une famille chrétienne « melkite », reconnaissant Chalcédoine, donc attachée à l'orthodoxie byzantine. Il occupa un poste important dans l'administration du califat omeyyade sous `Abd al-Malîk et sans doute al-Walîd. En 725, lorsque `Umar II interdit aux dhimmîs (minorités non musulmanes) d'occuper des postes dans le gouvernement, il se retira dans un monastère en Palestine pour écrire ses livres (en grec). Jean Damascène voit en la personne de Mahomet un hérésiarque ayant pris connaissance « par hasard » de l'Ancien et du Nouveau Testament. Il serait, selon lui, disciple du moine arien Bahira qui aurait joué un rôle capital dans la formation de l'hérésie promue par Mahomet. Alors qu'à travers la sîra, la tradition musulmane se contente d'attribuer à Bahira la découverte du sceau de la prophétie entre les deux épaules de Mahomet, Jean Damascène conteste en ces termes la légitimité de la Révélation :
« Beaucoup d'autres absurdités dignes de rire sont rapportées dans cet écrit, et il se vante qu'il est descendu sur lui venant de Dieu{6}. »
L'œuvre de Jean Damascène va dominer tout le VIIIe siècle, et, bien au-delà, servir de modèle, sur le plan théologique, aux polémiques contre l'islam.
Si Jean Damascène évite d'évoquer des scénarii apocalyptiques, il mentionne, comme l'auteur syriaque de l'Apocalypse, le pseudo-Méthode (692), l'avait fait avant lui, le combat eschatologique entre le Messie et l'Antéchrist en identifiant ce dernier à un faux prophète qui pousse les hommes à adorer la bête et à recevoir sa marque. Mahomet ne serait-il pas dans son esprit ce faux prophète jeté, après le combat, dans l'étang de feu et de soufre dont parle Jean dans l'Apocalypse ? On verrait alors des prophéties apocalyptiques issues de la tradition judéo-chrétienne se réaliser avec Mahomet, qui annonce la fin des temps, et dont la venue est perçue comme une punition de Dieu envers les chrétiens. Quoi qu'il en soit, ce « grand philosophe et théologien orthodoxe » selon l'expression d'Alain Ducellier, auteur de Miroir de l'islam qui cite abondamment les sources byzantines, connaissait probablement le Coran puisqu'il s'efforce de le critiquer de son propre point de vue chrétien.
La conquête musulmane est donc perçue dès le début comme un fléau envoyé par Dieu pour infliger aux mauvais chrétiens un châtiment à cause de leurs nombreux pêchés. Cette idée de « châtiment juste » qui trouve sa justification dans les récits bibliques se retrouvera dans beaucoup d'écrits polémiques, à commencer par ceux de Théophane le Confesseur et de Nicétas de Byzance, auteurs du IXe siècle. Nicétas s'adresse directement à Mahomet pour lui reprocher son incapacité de faire des miracles, puis va encore plus loin en le traitant de « voleur » et d'« assassin ».
« Qu'avons-nous à admirer en toi ? Rien que dévergondages, massacres. Tu n'apportes aucun signe de Dieu, ni miracle, ni conduite vertueuse (...) Mahomet est un meurtrier et un assassin. Il est un prophète assassin d'un peuple assassin (...) comment un homme impur, assassin, despote, ravisseur, voleur, trompeur, le dites-vous prophète et messager de Dieu ?{7} »
Cette attaque très virulente semble fondée sur quelques épisodes de la vie de Mahomet qu'il conviendrait, si l'on voulait les comprendre, de placer dans le contexte de l'époque, à savoir la société tribale arabe où la loi du sang et la razzia étaient considérées comme légitimes. Ces adjectifs, qui peuvent blesser les croyants d'aujourd'hui, correspondent, toutes proportions gardées, aux événements survenus au lendemain de l'Hégire, mentionnés dans les sources arabes anciennes. Il est vrai qu'en tant que chef de guerre Mahomet a pris l'initiative de quelques razzias et qu'il a aussi commandité l'assassinat politique de Ka'b bin Ashraf, qui avait osé le ridiculiser par ses poèmes satyriques et tourner en dérision sa prophétie{8}.
Toujours au IXe siècle, un écrit polémique très virulent, la Risâlat al-Kindi, l'Apologie d'al-Kindi, réfute l'islam et son prophète de manière caricaturale. Il pousse la critique jusqu'à la calomnie. Les principaux traits de caractère du Prophète, qui deviendront en Occident un lieu commun, y sont mentionnés et codifiés pour très longtemps : sensualité, polygamie, fourberie et violence guerrière.
Dans La Doctrine de Jacob récemment baptisé, un ouvrage anonyme antérieur à la Risâlat al-Kindi, composé probablement en Palestine à l'époque de la reddition de Jérusalem et qui est une sorte de pamphlet anti-juif et antimusulman, on peut lire ceci :
« Un faux prophète est apparu parmi les Sarrasins (...) Moi, Abraham, j'en ai référé à un vieil homme qui connaît très bien les Écritures. Je lui ai demandé : “Maître, que penses-tu du prophète qui est apparu chez les Sarrasins ?” Il répliqua en grognant fortement : “C'est un imposteur. Est-ce que les prophètes arrivent avec l'épée et les chars ? Vraiment ce qui se passe aujourd'hui est le fruit du désordre. Mais toi, maître Abraham, va et renseigne-toi sur ce prophète”. Moi, Abraham, j'ai donc enquêté et voici ce que m'ont dit ceux qui l'ont rencontré : “Il n'y a rien de vrai chez ce soi-disant prophète, sauf le sang versé ; car il dit qu'il possède les clés du Paradis, ce qui est incroyable”{9}. »
Ce texte dénonce donc le faux prophète tout en mettant l'accent sur le caractère violent de l'islam, certes une hérésie mais aussi une force militaire prête à combattre la vraie foi.
En Espagne, les conquérants musulmans furent d'abord, et resteront tout au long du VIIIe siècle, perçus comme exerçant une puissance militaire et politique, non culturelle ni religieuse. Mais au IXe siècle les choses changent. L'émir de Cordoue commence à bâtir des palais et à imiter la vie culturelle de Bagdad. Tout à coup la domination musulmane s'accompagnait d'une culture florissante et d'une religion dominante.
Les fidèles de l'Eglise latine, qui étaient autorisés à pratiquer leur culte, se retrouvaient désormais non seulement assujettis à l'impôt et à la loi coranique mais aussi confrontés à une efflorescence culturelle venue de Bagdad qui menaçait leur langue et leur foi. Leurs coutumes aussi. Ce processus d'acculturation, qui représentait un vrai danger d'assimilation, provoqua un mouvement sans précédent de martyrs, à Cordoue, et la réaction de certains clercs dont Euloge, qui deviendra Euloge de Cordoue, et son compagnon Paul Alvare qui déplorait, par exemple, le fait que les chrétiens lisaient à présent « les poèmes et les romans des Arabes, étudiaient les théologiens et les philosophes arabes, non point pour les réfuter mais pour acquérir un arabe correct et élégant{10} ». Cette situation conduisit certains chrétiens à réfuter l'islam sur le plan théologique mais aussi à l'insulter à travers son prophète. C'est comme cela, en provoquant les autorités, qu'ils allaient au-devant du martyr. Ainsi un prêtre ayant insulté Mahomet se retrouva-t-il condamné et exécuté en place publique, et, peu après, c'est un moine qui, pour le même motif, était crucifié la tête en bas. C'est dire qu'à cette époque, sous le règne de l'émir Abd al-Rahman II, comme aujourd'hui dans beaucoup de pays musulmans mais aussi, hélas, européens, on ne pouvait pas attaquer impunément le Prophète. Cette recherche volontaire du martyr allait trouver chez Euloge, un clerc mozarabe issu d'une famille aisée, son promoteur.
Dans ses écrits, Euloge reprend l'idée du paradis musulman ressemblant à un lupanar pour pousser encore plus loin l'outrage. Selon lui Mahomet n'est pas seulement un imposteur et l'Antéchrist mais aussi un vrai pervers. Il lui attribue le désir de déflorer la Sainte Vierge dans l'au-delà :
« Je ne répéterai pas le sacrilège que ce chien impur osa proférer sur la bienheureuse Vierge, reine du Monde, Sainte Mère de notre vénérable Seigneur et Sauveur. Il prétendit (...) que dans l'au-delà il la déflorerait{11}. »
Le faux prophète, l'hérésiarque devient sous la plume d'Euloge plus qu'un sensuel. Il est décrit comme un violeur, mais pas n'importe lequel. Il a le privilège de commettre cet acte odieux contre la plus sainte des saintes, la Vierge, qui est pourtant considérée dans le Coran comme une femme « choisie » et « purifiée ». Euloge aurait-il osé écrire ces lignes s'il avait lu le verset relatif à Marie où les anges disent : « Ô Marie ! Allah t'a choisie et purifiée. Il t'a choisie sur toutes les femmes de ce monde » (Sourate III, 37) ? À l'époque le Coran n'était pas encore traduit en latin, mais si cela avait été le cas, ce n'aurait sans doute rien changé au jugement et au comportement d'Euloge. Il sera finalement arrêté et, comme il refusera de rétracter ses paroles devant le cadi, décapité le 11 mars 859. Avec cet événement, le mouvement des martyrs de Cordoue disparaissait. Mais la description outrancière de Mahomet à laquelle Euloge se livre marqua à jamais certains esprits de son temps ; il insère en effet dans son Liber apologeticus martyrum un écrit anonyme intitulé Istoria de Mahomet qui traite le prophète de l'islam, au milieu d'un ensemble de données gauchies, de faux prophète, naturellement, mais encore de « fils des ténèbres » ayant été inspiré non pas par l'ange Gabriel mais par un vautour, et explique qu'il avait prétendu ressusciter le troisième jour après sa mort mais qu'au lieu de cela son cadavre avait été dévoré par des chiens.
Son ami Paul Alvare, qui lui survivra trois ans, rédigera sa biographie. Mais Alvare avait déjà beaucoup écrit, notamment un Indiculus luminosus dans lequel il revenait sur la prophétie de Daniel attribuant à Mahomet le rôle de l'Antéchrist qui précède de peu la fin des temps. « La petite corne » de la bête évoquée par le prophète Daniel et par Jean dans l'Apocalypse est à ses yeux la figuration de Mahomet et de son pouvoir maléfique.
Outre cette identification de Mahomet à l'Antéchrist, on trouve aussi, dans de nombreux textes de l'Occident chrétien, comme ceux de Guibert de Nogent qui appelle le prophète de l'islam « Mathome », l'affirmation que celui-ci « était souvent frappé à l'improviste d'attaques d'épilepsie et qu'un jour, alors qu'il se promenait seul, un accès de son mal le jeta à terre, des porcs le découvrirent, en proie aux convulsions de sa crise, et le mirent en pièces, à tel point qu'on retrouva de lui que ses talons ». Et Guibert de Nogent explique à sa manière ce juste châtiment : « Voici donc cet excellent législateur, qui s'employait à ressusciter le porc d'Épicure, devenu porc lui-même, a été dévoré par les porcs ; son magistère ès obscénités s'est terminé, comme il convenait, par la fin la plus obscène{12}. »
De même, dans la plupart des écrits du Moyen Âge qui attaquent le Prophète, sa prétendue tendance à la luxure occupe une place importante. Mahomet n'est pas seulement un imposteur ou l'Antéchrist dont la venue est annoncée, depuis le Livre de Daniel, par des prophéties bibliques et évangéliques, il est aussi un pervers. Or cela est incompatible avec l'enseignement de Jésus, notamment celui qui porte sur le comportement en matière sexuelle, l'abstinence absolue pour se consacrer entièrement à Dieu. Cette idée aura plus tard une place dans le développement du soufisme, mais à l'époque de Mahomet, l'islam était loin de prêcher une quelconque abstinence en matière sexuelle dans une société tribale où la polygamie était très répandue.
Maintenant, en dehors des polémiques des clercs, le Moyen Âge ne semble pas avoir manifesté beaucoup d'intérêt pour le prophète de l'islam. Ce qui le préoccupait, c'était sa sécurité, c'était la menace que faisaient peser sur ses frontières les Sarrasins, perçus comme de véritables destructeurs, et parfois, mais pas toujours, identifiés aux « Mahométans ».
Pendant la période des croisades, Mahomet, qui fut un fervent défenseur du monothéisme absolu, est pourtant curieusement transformé, dans l'imaginaire des chrétiens, en une idole. Cette conception du prophète de l'islam comme manifestation du paganisme vise à justifier la guerre sainte contre un ennemi qui ne croit pas en Dieu unique. Tolan écrit à ce propos :
« La quasi-totalité de ces chroniques décrivent les Sarrasins comme des païens. Leurs idoles sont parfois nommées Jupiter, Apollon ou Mahomet ; à l'occasion, les chroniqueurs de la première croisade désignent leurs adversaires sous le nom de Mahummicolae, “adorateurs de Mahomet”{13}. »
Cet amalgame, dû à l'ignorance, légitime le combat des chrétiens contre les musulmans en transposant le conflit dans un contexte religieux. Nous sommes en plein « choc des civilisations » dont Huntington parlera des siècles plus tard. Mahomet n'est même pas un anti-héros dans les chansons de geste épiques, il n'est qu'une idole parmi d'autres. Il faut donc l'abattre. Il en est de même dans les chroniques, dont la Gesta Tancredi de Raoul de Caen où un héros détruit une immense idole d'argent de Mahomet : « Ce n'est donc pas le Christ, dit-il, plutôt le vieil Antéchrist, Mahommet le dépravé, Mahommet le pernicieux. Ô ! Si ce compagnon est ici maintenant, il le sera à l'avenir{14} ». Mahomet se retournerait dans sa tombe « flottante » en entendant ces propos, lui qui avait fait la même chose en brisant les idoles des trois filles d'Allah, al-Lat, al-Manat et al-Uzza, après avoir conquis la Mecque ! Et ce n'est pas tout, car un démon habite souvent dans les idoles de Mahomet ornées de pierres précieuses que les croisés n'hésitent pas à piller au nom du Christ. C'est le cas dans La Chanson d'Antioche qui relate la première croisade. Le démon y parle comme Muntabik, l'idole ventriloque de la Kaaba pour dire ceci : « Que Dieu garde le ciel ; la terre est mon fief !{15} ». L'un des protagonistes du récit, Corbaran, le Sarrasin vaincu, maudit Mahomet et jure de brûler et de réduire en poussière son idole ou encore de la faire piétiner par ses chevaux. Dans une autre chronique, La Conquête de Jérusalem, c'est le calife en personne qui décapite l'idole Mahon.
Au XIe siècle, peu avant la première croisade, La Chanson de Roland, texte fondateur de la littérature française, décrivait les Sarrasins vaincus en train de s'acharner, dans un esprit de revanche, sur leurs idoles parmi lesquelles se trouve curieusement un certain Mahumet (§ 187/v. 1590) :
« À Tervagan ils arrachent son escarboucle
et précipitent Mahumet dans un fossé,
et porcs et chiens le mordent et marchent dessus{16}. »
Ainsi, déjà, le Messager d'Allah, dont la sîra raconte qu'il brisa les idoles de la Kaaba, finit-il, pour l'auteur anonyme de la chanson de geste, dans un fossé, dévoré par les porcs et les chiens.
Durant tout le Moyen Âge et même après, l'assimilation du Prophète à l'idolâtrie est récurrente. On la rencontre notamment dans les chansons de geste, mais aussi dans les chroniques qui ne s'adressent pas pourtant à l'imaginaire du lecteur, ni à sa sensibilité religieuse. Tolan signale que dans les textes plus tardifs, par exemple dans des pièces anglaises du XIVe siècle, « Alexandre le Grand, Jules César et Ponce Pilate jurent tous par Mahound ou l'adorent{17} ». Cette survivance du « Sarrasin » comme synonyme du « païen » ne relève pas seulement de l'anachronisme, elle a une fonction idéologique : le rejet du musulman comme l'autre, impie et idolâtre.
Avec Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, on assiste à la première traduction du Coran en latin (1143), et à l'approfondissement des connaissances sur l'islam et sur la biographie de Mahomet. Reste que cette première traduction du Coran n'avait pas pour objet le savoir mais la polémique. Elle avait été commandée avant tout pour combattre l'islam sur le terrain théologique. Il suffit de lire l'argumentation de Pierre pour s'en persuader :
« Qu'on donne à l'erreur mahométane le nom honteux d'hérésie ou celui, infâme, de paganisme, il faut agir contre elle, c'est-à-dire écrire. (...) Je suis donc allé trouver des spécialistes de la langue arabe qui a permis à ce poison mortel d'infester plus de la moitié du globe. Je les ai persuadés à force de prières et d'argent de traduire d'arabe en latin l'histoire et la doctrine de ce malheureux et sa loi même qu'on appelle le Coran{18}. »
Pierre le Vénérable (vers 1093-1156) est sans aucun doute un acteur majeur au XIIe siècle, qui œuvra pour la connaissance de l'islam. En 1142, alors qu'il est l'abbé de Cluny, Pierre se rend en Espagne où il rencontre deux traducteurs : Robert de Ketton et Hermann de Carinthie. Il leur commande la traduction en latin d'une série de textes relatifs à l'islam. Pierre de Poitiers, secrétaire de l'abbaye de Cluny et Pierre de Tolède, vraisemblablement un mozarabe, participeront à ce travail d'équipe qui aboutira à la publication d'un ensemble de textes (cinq en tout) dont le Livre de l'engendrement de Mahomet, la Doctrine de Mahomet et la Loi des Sarrasins, autrement dit le Coran{19}.
Mais, comme on l'a dit, si Pierre le Vénérable a pris l'initiative de faire traduire le Coran, c'était pour mieux combattre l'islam. On lui doit certes l'existence du texte révélé au Messager d'Allah dans les bibliothèques monastiques d'Europe, mais aussi la diffusion du mépris de la personne de Mahomet. Pour Pierre le Vénérable, Mahomet ne mérite pas le titre de Prophète car sa mission manque de fondement et, de ce fait, n'est pas crédible, étant donné qu'il n'a accompli aucun miracle, preuve de prophétie selon la foi chrétienne.
En fait, à cette époque nous n'observons dans le monde chrétien, le clergé y compris, aucune tentative de compréhension de l'autre religion, celle des Sarrasins.
Il faudra attendre encore trois siècles pour que le Coran soit à nouveau traduit, par Nicolas de Cues : mais même alors l'aspect polémique et apologétique de l'entreprise n'a pas disparu, car avec Nicolas de Cues il s'agit toujours d'affirmer, à travers la critique de la Révélation coranique, la vraie foi, celle de la Trinité chrétienne.
Le siècle des Lumières portera certainement un autre regard sur Mahomet, moins polémique et plus consentant, notamment par le biais de La Vie de Mahomet du comte de Boulainvilliers, 1730, réputé pour son ton de « tolérance éclairée ». Mais à la même époque Jean-Louis Castillon continuera de penser que le prophète de l'islam n'inspirait à ses sectateurs qu'atrocité car « son cœur ambitieux s'abandonnait aux désirs violents, aux transports effrénés, aux sentiments irrésistibles qu'excitent dans les hommes vulgaires des maximes mal entendues de culte et de dévotion{20} ». Tous les préjugés du Moyen Âge sur les Sarrasins sont repris par l'auteur qui n'explique ni analyse rien, mais traite les musulmans de « criminels ».
Voltaire lui-même se situe dans la lignée des détracteurs de Mahomet et pas seulement dans sa tragédie Mahomet et le Fanatisme. Certes son problème n'est pas l'islam mais la religion catholique qu'il attaque de manière détournée. Reste qu'il conserve parfois les préjugés du Moyen Âge sur Mahomet. Celui-ci est toujours, à ses yeux, « un marchand de chameaux qui suscite une révolte dans sa petite ville ; qu'associé à quelques misérables Qurayshites, il les persuade qu'il converse avec l'Ange Gabriel ; qu'il se vante d'avoir été emporté au Ciel, où il a reçu une partie de ce livre incompréhensible, qui défie le bon sens à toute page ; qu'il mette son pays à feu et à sang pour faire respecter ce livre ; qu'il coupe les gorges des pères, et ravisse les filles ; qu'il donne au vaincu le choix entre sa religion et la mort{21} ».
Le ton sarcastique de Voltaire, son incomparable style ne suffisent pas à cacher la survivance des préjugés médiévaux concernant Mahomet. C'est ce dernier qui continue à être dans le champ de tir du philosophe alors que l'islam échappe quelque peu à ses critiques, pour ne pas dire ses invectives. Il est vrai que Voltaire considère l'islam comme une religion ouverte aux autres croyances, il va même jusqu'à dire dans Essai sur les mœurs qu'à « la différence du christianisme, il tolère les autres religions » mais son fondateur reste toujours un « imposteur », un homme « terrible et puissant ».