« Mahomet est réellement un personnage historique : nous le touchons de toutes parts », écrit Ernest Renan dans son article paru en 1851 dans la Revue des Deux Mondes{124}. Il s'intitule « Mahomet et les origines de l'islamisme ». S'il n'a pas eu le succès de la Vie de Jésus (1863), ce long article a le mérite de tracer les lignes d'une vie réelle, historique et non légendaire.
Hormis quelques tentatives timides entreprises au siècle des Lumières, c'est la première fois qu'un historien occidental essaie de cerner de près les traits de caractère du prophète de l'islam de manière objective, en évitant le débat théologique et en puisant dans des sources anciennes. De ce point de vue, l'approche de Renan reste exemplaire même si elle n'aboutit qu'à une ébauche, à une sorte de portrait fort réaliste mais qui demanderait encore quelques touches précises. Ce portrait illustre parfaitement le regard d'un historien ayant déjà fait preuve de sa compétence et de son impartialité dans l'étude des religions.
Quand Renan dit qu'on peut toucher Mahomet « de toutes parts » il ne faut pas prendre à la lettre cette affirmation, car il sait comme tout historien qui se veut aussi biographe qu'une partie de la vie de son personnage, surtout son enfance et sa jeunesse lui échappent. Celles-ci restent dans l'ombre pour la simple raison que les sources fiables manquent. Mais Renan ne semble pas tenir compte de cette évidence. Il écrit : « Sa vie est restée une biographie comme une autre, sans miracles, sans exagérations{125} ». Pourtant certains islamologues d'aujourd'hui prétendent, plus d'un siècle après Renan, qu'une biographie de Mahomet est impossible à écrire. Jacqueline Chabbi, l'auteure du Seigneur des Tribus, n'est pas la seule à avancer une telle idée. Dans son livre Mahomet, Olivier Hanne regrette à son tour l'insuffisance des sources, y compris le Coran où les informations transmises sur la vie de Mahomet sont « limitées, allusives ou hermétiques si bien que le texte ne permet pas de reconstituer une quelconque biographie{126}. » Pourtant Renan parle bel et bien de biographie au sens historique du terme, car il pense que nous avons affaire, dans le cas de Mahomet, à un personnage réel et historique à propos duquel peu de légendes existent, contrairement à Jésus ou aux saints chrétiens.
Toutefois, même si, comme Renan le montre, les légendes formées autour du personnage de Mahomet sont, par rapport au bouddhisme ou au christianisme, peu nombreuses, elles brouillent néanmoins la piste de l'historien-biographe. Renan mentionne une partie de ces légendes dans son article. La naissance du petit-fils d'Abd'al Mouttâlib et du fils d'Abd-Allah et d'Amina fut annoncée par un tremblement de terre, le feu sacré des mages s'éteignit, le lac de Sawa se dessécha, le Tigre déborda et toutes les idoles du monde tombèrent la face contre terre. « Tout cela néanmoins, écrit Renan, ne s'élève jamais à la hauteur d'une légende surnaturelle et consacrée, et en somme les récits de l'enfance de Mahomet, malgré quelques taches, sont restés une page charmante de grâce et de naturel{127}. »
L'auteur mentionne également l'épisode des deux étrangers qui lavent le cœur de l'enfant quand il est encore chez sa nourrice ainsi que celui de la toile d'araignée lors de la fuite à Médine, en compagnie d'Abû Bakr. Dans la bataille de Badr l'intervention des anges telle qu'elle est rapportée par la tradition ne lui paraît point comme un élément mythique important et il pense que si le récit du mi'râj n'eut pas de succès auprès des Mecquois, c'est que ceux-ci ne croyaient pas aux miracles{128}. Il faudrait quelque peu nuancer cette affirmation car, avec ces épisodes, nous avons bel et bien affaire à un récit légendaire de la vie du prophète de l'islam. Ce n'est qu'à partir de la période médinoise que l'historiographie prend ses droits, notamment avec les hadiths recueillis pour la plupart dans cette ville.
Renan évoque la perception de Mahomet en Occident comme une « curieuse histoire » qui a conduit à faire de lui, par exemple, « la petite corne du bouc qui figure au chapitre VIII de Daniel » comme continuera de le prétendre un pasteur anglican, en 1829. Il mentionne aussi ses noms : Maphomet, Baphomet, Bafum, qui sonnent de manière étrange aux oreilles du lecteur d'aujourd'hui mais qui servaient, au Moyen Âge, à désigner ce « faux prophète », cet « hérésiarque », ce « schismatique » placé par Dante tout au fond de son Enfer parmi les semeurs de discorde. « Le nom de Mahomet, écrit Renan, devint ainsi presque synonyme d'impie (...) Le Moyen Âge n'allait pas à demi dans ses colères : Mahomet fut à la fois un sorcier, un infâme débauché, un voleur de chameaux, un cardinal qui, n'ayant pu réussir à se faire pape, inventa une nouvelle religion pour se venger de ses collègues{129}. »
On ne peut mieux résumer la construction de l'image de Mahomet tout au long du Moyen Âge.
L'article de Renan explique l'avènement de l'islam par la conjoncture géopolitique et les croyances messianiques de l'époque. Et aussi par l'influence des hanifs à la recherche de la religion d'Abraham et celle de Waraka qui avait une connaissance approfondie des écritures et savait les décrypter. Selon Renan, la conversion d'Omar à l'islam qu'il compare à celle de Paul au travers de la métaphore du « Persécuteur-Persécuté » ainsi que les récits bibliques insérés dans le texte du Coran, soulignent l'importance des éléments communs aux trois religions monothéistes.
« Mahomet et les origines de l'islamisme » est à ma connaissance la première étude sur l'image du prophète de l'islam, si l'on met de côté les tentatives de biographie entachées de légendes ou d'élans apologétiques que l'on a parfois tendance à considérer comme historiques.
Après avoir longuement parlé du caractère de Mahomet tel qu'il transparaît dans les récits relatifs à sa vie, Renan écrit que « l'Arabie ne s'est pas crue obligée, pour exalter son prophète, de l'élever au-dessus de l'humanité et de le soustraire aux affections de tribu, de famille, à d'autres plus humbles encore{130} ». Comment ne pas discerner dans ces lignes une référence implicite à Jésus qui représente dans la tradition judéo-chrétienne tout à fait l'inverse de ce que fut Mahomet sur ce plan. L'auteur met l'accent sur le côté humain du personnage comme s'il voulait contrecarrer le caractère divin de Jésus dont il étudia la vie dans son fameux livre qui marqua son époque. Voilà le portrait de Mahomet en « homme doux » peint par l'historien français, spécialiste de l'histoire des religions :
« En somme, Mahomet nous apparaît comme un homme doux, sensible, fidèle, exempt de haine. Ses affections étaient sincères ; son caractère, en général, porté à la bienveillance. Lorsqu'on lui serrait la main en l'abordant, il répondait cordialement à cette étreinte, et jamais il ne retirait la main le premier. Il saluait les petits enfants et montrait une grande tendresse de cœur pour les femmes et les faibles. (...) Ni les pensées d'ambition, ni l'exaltation religieuse n'avaient desséché en lui le germe des sentiments individuels. Rien de moins ressemblant à cet ambitieux machiavélique et sans cœur qui explique en inflexibles alexandrins ses projets à Zopyre{131}. »
Renan critique à juste titre le portrait de Mahomet dépeint par Voltaire dans sa tragédie Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète mais semble ignorer que le philosophe avait changé d'avis par la suite et qu'il avait essayé de rendre justice au Prophète dans ses écrits postérieurs.
Renan met l'accent sur l'homme. Parlant de Mahomet il écrit : « L'homme [...] est chez lui toujours à découvert. [...] Son lit était un simple manteau. » Il oublie cependant d'ajouter que ce manteau le protégeait aussi de la terrible secousse quand il rencontrait l'Ange Gabriel. Il est vrai que Mahomet s'asseyait à terre pour raccommoder ses vêtements et ses chaussures comme le dit encore Renan. Mais il prenait aussi le cinquième du butin pour lui-même et pour sa famille.
Quant à sa conduite dans la guerre, elle semble à l'historien français peu digne d'un Prophète : « Il se couvrait de deux hauberts et portait sur la tête un casque à visière qui lui recouvrait la figure. À la déroute d'Ohod, sa tenue est on ne peut plus messéante à un envoyé de Dieu{132}. »
Pour les musulmans Mahomet est un exemple à suivre mais pas pour les historiens. Alors Ernest Renan ne considère pas le prophète de l'islam comme un modèle parfait mais comme un être humain. Il dit qu'il « se montrait habituellement faible, irrésolu, peu sûr de lui-même ». Il ajoute : « Ses disciples, ayant une idée beaucoup plus haute que lui de ses dons prophétiques et croyant en lui beaucoup plus que lui-même, ne comprenaient rien à ces hésitations et à ces ménagements{133}. »
Pour Renan, qui n'est pas musulman, Mahomet obéit à sa volonté et non à l'inspiration de Dieu. Il permet le brigandage et commande les assassinats, notamment ceux des poètes qui ne faisaient rien d'autre que tourner en dérision ses propos. C'est qu'il était impitoyable envers ceux qui incarnaient à ses yeux la force de la parole poétique que l'on ne devait point confondre avec la parole d'Allah. Il ne tolérait pas la moindre satire. « La seule femme, écrit Renan, pour laquelle il se montra rigoureux à la prise de la Mecque fut la musicienne Fertena, qui chantait habituellement les vers satiriques que l'on composait contre lui{134}. »
En bon historien, Renan essaie de situer dans son contexte social et politique l'action de Mahomet pour conclure finalement que « jamais tête ne fut plus lucide que la sienne, jamais homme ne posséda mieux sa pensée ». Pour lui la Révélation ne compte donc pas ; la seule explication de l'émergence de l'islam, religion monothéiste au sein d'une société tribale et polythéiste, était le besoin d'une nouvelle religion comme élément unificateur.
Reste qu'on ne pouvait mieux rendre hommage à une figure qui avait été, pour des millions d'hommes, un prophète ayant transmis la parole divine, lorsque, comme Renan, on pensait qu'il ne pouvait croire lui-même « avoir entre les deux épaules le sceau de prophétie et tenir de l'ange Gabriel l'inspiration qu'il recevait de ses passions et de ses desseins prémédités{135} ».
Chez Renan, malheureusement, le souci de vérité « scientifique » est entaché d'un regard « racial » qui donne lieu à une contradiction dans sa manière de considérer l'islam et son Prophète. Ce dernier semble mériter sa faveur alors que la religion qu'il a fondée est qualifiée d'entrave au progrès. Aux yeux de l'historien français, qui fut aussi un éminent philologue des langues sémitiques, la religion musulmane est responsable de l'obscurantisme, du sous-développement et de l'absence d'esprit critique dans les pays où elle a été adoptée comme religion d'État. Car la théocratie n'est guère compatible avec l'émergence d'une société civile et avec la pensée philosophique. Cette dernière, certes digne d'intérêt même sous sa forme rudimentaire, exista pour peu de temps dans la civilisation arabo-musulmane. Mais elle finit par céder la place au dogmatisme religieux. « L'islam est contraire à l'esprit scientifique, hostile au progrès, dit-il dans sa conférence faite en 1883 à la Sorbonne, il a fait des pays qu'il a conquis un champ fermé à la culture rationnelle de l'esprit{136}. »
Renan ne se contente pas de critiquer l'islam, il le condamne avec acharnement en utilisant une métaphore devenue à notre époque un lieu commun : « L'islam est le fanatisme. C'est la chaîne la plus lourde que l'humanité n'ait jamais portée. » On dirait que Renan inverse le raisonnement de Voltaire. Celui-ci considérait l'islam comme une religion plutôt tolérante alors que son Prophète n'était qu'un imposteur. Selon Renan, si les pays arabes n'ont pu atteindre le niveau de civilisation occidentale qui est la seule référence, c'est à cause de leur religion qui ne fait aucune distinction entre le spirituel et le temporel. Quant aux Arabes – ou dans un sens plus général « le musulman » – « ils sont plus éloignés de nous (européens) qu'ils ne l'ont jamais été ».