Loin de Médine n'est pas un roman à proprement parler. Assia Djebar le dit dans l'avant-propos :
« J'ai appelé “roman” cet ensemble de récits, de scènes, de visions parfois, qu'a nourri en moi la lecture de quelques histoires des deux ou trois premiers siècles de l'Islam{191}. » Et elle cite bien sûr Ibn Hishâm, Ibn Saad et Tabarî, mais c'est surtout ce dernier qu'elle utilise comme source. Elle ne se contente pas seulement de le citer, elle imagine aussi des scènes qui auraient pu avoir lieu à partir du texte de Tabarî qu'elle interroge et insère dans son récit. Elle se réfère d'abord à L'Histoire des prophètes et des rois avant de nous donner sa version des faits. Elle comble « les béances de la mémoire collective » en ressuscitant les fantômes de l'âge d'or de l'islam qui sont pour la plupart des femmes, des « filles d'Ismaël » comme l'indique le sous-titre du livre, celles que l'historiographie officielle dominée par le discours masculin a occultées. Leurs destins souvent tragiques recoupent celui du Prophète qui est omniprésent dans cet ensemble de récits fragmentaires. À travers l'histoire de chaque femme, qu'il s'agisse des proches comme Aïcha ou Fatima, des combattantes comme Oum Hakim, des premières musulmanes comme Oum Keltoum « la fugitive », des ennemies comme Selma « la rebelle » ou Sadjah « la fausse prophétesse », elle évoque Mahomet. Car toutes ces femmes ont croisé le prophète de l'islam sur leur chemin. Ainsi le Messager de Dieu devient-il la figure centrale du livre, vers laquelle convergent tous les personnages, pour la plupart féminins. Même après sa mort, il continue d'exercer son influence sur leur esprit et leur comportement.
Dans ce roman à plusieurs voix, Assia Djebar donne aux femmes la parole dont elles étaient privées au cours de leur existence. Elles parlent et agissent, nous racontent leur histoire qui vaut la peine d'être racontée mais que l'historiographie mentionne à peine. Cette parole, recueillie même loin de Médine, ramène chaque fois le lecteur à la vie de Mahomet et à cette ville où il trouva refuge et la mort.
Au début, le rideau se lève sur cette mort qui traumatise à tel point la communauté musulmane que ceux qui croyaient le Prophète immortel, comme Omar{192}, sont rappelés à la raison par Abû Bakr, porte-parole des Muhâjirûn qui entreront en conflit avec les Ansârs pour la succession. Le futur premier calife récite un verset pour dire que le Messager de Dieu est bel et bien mort :
« Mahomet n'est qu'un envoyé comme les autres. Des prophètes ont vécu avant lui. Retourneriez-vous sur vos pas, s'il mourait ou s'il était tué ? Quiconque retourne à ses antécédents ne saura faire le moindre mal à Dieu. »
Mais tout en pleurant le défunt, ses compagnons s'entre-déchirent pour le pouvoir car il n'a pas désigné un successeur. Il n'a pas laissé de testament non plus. Alors c'est la confusion totale. Seuls les membres de sa famille, son gendre Ali, son oncle Abbas et sa fille Fatima s'occupent de son corps qui resta trois jours sans être enseveli. Il sera finalement enterré sous le lit, dans la chambre même d'Aïcha alors qu'Abû Bakr est désigné calife au détriment d'Ali. Pour les partisans de ce dernier, il s'agit d'un véritable coup d'État, d'une conspiration fomentée de longue date pour imposer Abû Bakr par la force et écarter Ali du pouvoir.
« Les remous autour de la succession dureront trois jours. (...) Les hommes auraient donc négligé Mohammed allongé dans sa couche, mais les épouses, mais Fatima la dernière des filles vivantes, elle même très affaiblie, mais les vieilles tantes, mais la douce Oum Aymann, mais Marya la Copte accourue de sa demeure lointaine, toutes, c'est certain se relaient autour du mort, attendent les instructions pour le lavement, les linges ultimes et les rites de l'ensevelissement{193}. »
À ce sujet, on a fait d'autres hypothèses, on a imaginé les épouses de Mahomet indifférentes à sa mort mais inquiétées quant à sa succession et à leur avenir. Car en tant que « Mères des Croyants » elles n'ont droit ni au mariage ni à l'héritage. Elles n'ont pas le droit non plus de sortir de chez elles sauf exception. Plusieurs livres récents publiés sur le sujet, dont Les derniers jours de Muhammad de Hela Ouardi, vont dans ce sens{194}.
Loin de Médine relate les événements survenus après la mort du Prophète, notamment les guerres d'apostasie dites de Ridda{195}. La révolte des tribus arabes, qui retournèrent à leur croyance d'avant l'islam, fut durement réprimée par le pouvoir califal. Il y eut dans le Yémen et en Arabie centrale plusieurs rébellions ayant comme motif l'apostasie ou le refus de payer la dîme et les taxes aumônières. Certains récits qui relatent ces révoltes disent que « l'islam n'existait plus qu'à Médine{196} ». Des « faux prophètes » dont une femme menacèrent le pouvoir musulman, triomphant du vivant de Mahomet et en péril sous le règne d'Abû Bakr. Assia Djebar décrit à merveille cette période de troubles en privilégiant les protagonistes restés dans l'ombre.
C'est dans ce contexte de guerre fratricide et sanguinaire que commence le récit en mettant en scène trois « faux prophètes » prétendant au pouvoir temporel. Les deux premiers sont Aswad, dit « le Noir » qui est assassiné avec la complicité de sa femme, une reine yéménite, et Tolaiha, « le Poète », qui prend la fuite après avoir été battu par l'armée du calife. L'assassinat d'Aswad ressemble à une tragédie de Shakespeare avec son cortège d'intrigue, de trahison et de passion alors que la fuite de Tolaiha relève plutôt d'une comédie burlesque ayant pour cadre une atroce bataille et pour intrigue une passion amoureuse dont l'auteure tire profit pour ridiculiser les principaux acteurs :
« Il est loisible de rêver à cette mise en scène déployée à l'air libre par le rebelle, en arrière de l'effervescence guerrière ; comédie caricaturée avec, comme dans les pièces naïves, un dialogue aux variations ironiques échangé entre le chef et ceux qui combattent à sa place. Au-dessus de tout cela – esquisse d'un crayon s'essayant à l'épure –, la présence de la femme fleur{197}. »
Les deux « faux prophètes » imitent Mahomet, l'un entrant en transe pour recevoir la Révélation (« L'homme est en train de trembler sous le manteau »), l'autre attendant l'apparition et l'aide de l'Ange Gabriel pendant la bataille. Quant à Sadjah, qui « manie bien la parole et s'exprime en beau langage en prose », elle a rêvé du Prophète, de le rencontrer un jour comme son égale, avant de s'allier à un autre prophète, un « faux », Mosaïlama, pour finalement coucher avec lui :
« Le mariage fut consommé sur-le-champ. L'entrevue sous la tente se prolongea trois jours{198}. »
Privée de soutien militaire et répudiée très vite par Mosaïlama qui se méfie de la tribu à laquelle elle appartient, les Beni Temim, autrefois musulmans, Sadjah part à Mossoul et disparaît de la scène.
Ainsi les trois récits relatifs à ces « faux prophètes », qui ouvrent le livre, convergent-ils vers le « vrai Prophète » qui est Mahomet. Nous ne savons pas ce qu'il serait advenu de l'islam si l'un d'entre eux avait réussi. L'auteure ne pose jamais cette question, elle légitime la prophétie de Mahomet et adopte le point de vue de l'islam victorieux.
Les récits de Fatima, « la déshéritée », qui défie le calife à propos de son héritage et « dit non à Médine », ainsi que ceux des épouses de Mahomet, mettent l'accent sur le côté humain du Prophète qui fut, d'après elles, ou plutôt d'après les récits que l'auteure leur attribue, un époux tendre, un père et un grand-père aimant ses enfants et ses petits-enfants. À aucun moment le comportement de Mahomet n'est contesté ni critiqué. Tout au contraire, les personnages féminins de Djebar invoquent toujours la protection du Prophète quand elles sont en difficulté{199}. L'auteure semble considérer la polygamie comme naturelle pour cette époque, à condition que l'homme respecte les préceptes du Coran (Sourate IV, « Les Femmes », 3) :
« Épousez donc celles des femmes qui vous seront plaisantes, par deux, par trois, par quatre, mais si vous craignez de n'être pas équitables, prenez en une seule ou des concubines ! »
Certes le Prophète n'autorise pas son gendre Ali à épouser une autre femme, pour « protéger sa fille » comme dit l'auteure, mais il réduit la polygamie à quatre épouses pour les autres musulmans tandis que lui, en tant que « Bien aimé d'Allah » se permet d'en épouser beaucoup plus que quatre.
Les noces du Prophète sont racontées avec toutes les anecdotes rapportées par la tradition. Son comportement équitable à l'égard de ses nombreuses épouses ne suffit pas à empêcher les rivalités et les jalousies. Quant à Fatima, elle vénère son père, notamment par de beaux poèmes aussi attachants que tristes. Ali à son tour recourt à la poésie avant de porter son épouse en terre, ce qui prouve que l'islam n'a pas mis un terme au penchant des Arabes pour la poésie profane{200}. L'auteure raconte la suite sans commentaire et sans la moindre ironie :
« Après la mort de Fatima, Ali vécut encore trente années. Il fut désigné calife des Croyants seulement cinq années avant sa mort. Pendant ces trois décennies, il épousa huit femmes{201}. »
Parmi toutes ces femmes qu'Assia Djebar tente d'arracher à l'oubli par son talent et son imagination, la plus attachante est cette poétesse nommée « La chanteuse des satires ». Elle était de la tribu yéménite de Beni Kinda et quand celle-ci se révolta contre le calife, elle se trouvait parmi les « mécréants » pour chanter leur gloire. Mais ils furent battus et elle refusa de se convertir, elle qui était déjà connue par ses nombreuses diatribes poétiques contre Mahomet en personne. Au lieu de tuer cette blasphématrice, on lui coupa les mains et on lui arracha les dents pour qu'elle ne puisse plus ni parler ni écrire.
« La poétesse, debout devant son public tombé en servitude, murmure doucement, si doucement, de cette voix qu'ils ont cassée, qu'ils ont rendu sifflante, mais qui vit encore, rauque :
– Je chanterai avec mes mains ! Je les maudirai avec mes mains, mes mains coupées ! Mon chant leur restera insaisissable, tel l'épervier qu'ils n'atteignent pas !{202} »
Il y a parmi les personnages de Loin de Médine des femmes soumises, mais la plupart sont rebelles et agissent au péril de leur vie comme Oum Hakim « la combattante ». Successivement l'épouse d'Ikrima, l'un des premiers musulmans, et d'Omar, le second calife qui était son cousin (on a d'ailleurs l'impression que dans les premiers temps de l'islam tout est une affaire de famille) c'est une femme libre et courageuse qui participe à la bataille de Yarmouk contre l'immense armée byzantine avant de prendre congé de son mari pour finir ses jours à la Mecque. Sa vie est marquée à jamais par le sermon du Prophète prononcé lors du pèlerinage dit de « L'Adieu ». Elle le voit pour la dernière fois et se souviendra de cette scène toute sa vie, même quand elle guerroiera « loin, si loin de Médine ».
« Clarté dure de la lumière. Dehors, des centaines d'hommes et de femmes debout ; quelques pèlerins, sur le côté, accroupis dans la poussière. (...) Elle aperçut sur une chamelle de couleur fauve, dressée immobile, la silhouette du Messager : une toge blanche lui découvrait une épaule. Il eut un mouvement du bras ou, elle distinguait mal à cause de la trop vive lumière, de la main : le tissu remontait sur l'épaule qu'il recouvrait, mais l'autre épaule, aussitôt, se dénudait (...) Soudain l'image du Prophète sur sa chamelle rousse se brouilla devant Oum Hakim ; tremblota, se dilata comme dans un autre halo. Elle ne sut si c'était l'excès de la chaleur ou la lumière aveuglante et blanchie{203}. »
Oum Keltoum, « la fugitive », qui choisit d'aller vivre à Médine en bonne musulmane malgré l'opposition de ses deux frères et qui fuit la Mecque, est attirée davantage par la douceur légendaire de la voix du Prophète que par l'appel de la foi. Elle ne connaît pas encore les préceptes de l'islam en cours d'élaboration, mais elle est fascinée par la personnalité de Mahomet que sa voix trahit. Elle se considère déjà comme un membre entier de la petite communauté musulmane de Médine alors qu'elle est encore une adolescente qui vient de quitter la demeure paternelle. La scène se passe dans la maison du Prophète, sous les regards indiscrets d'Aïcha qui observe tout de sa porte entrouverte.
Oum Keltoum ne sera pas rendue à ses frères venus la chercher en vertu de l'accord passé entre le Prophète et les polythéistes mecquois car, comme c'est souvent le cas dans ce genre de situation conflictuelle, Dieu a tranché en faveur de la « petite fugueuse » en révélant à son Messager le verset 10 de la sourate LX dite « L'Examinée » :
« Ô vous qui croyez !, quand viennent à vous des Croyantes émigrées soumettez-les à examen ! Allah connaît seul très bien leur foi ! Si vous les reconnaissez comme Croyantes, ne les renvoyez point vers les Infidèles : elles ne sont plus licites pour eux ni, eux, pour elles. »
Assia Djebar délivre ses personnages des pages poussiéreuses de l'historiographie traditionnelle. La reconstruction du passé dans son écriture passe toujours par la fiction.
Elle ne met jamais en cause le comportement du Prophète qui reste pour elle « l'homme tendre à la voix douce ». Cette voix n'est pas « très grave, pas très haute, perceptible dans son énergie lente, dans sa diction, un peu dansante, une voix planant au-dessus de tous ces humains silencieux{204} ». Mahomet est presque béni et glorifié par sa plume. Quant à sa physionomie, elle n'a rien de mystérieux et elle est souvent décrite telle que la tradition nous la rapporte. Mais il existe davantage par sa voix que par son apparence. L'auteure a pour lui non seulement du respect mais aussi beaucoup d'admiration. Le personnage la fascine à tel point qu'elle ne se permet aucune remarque à son égard. La formule de bénédiction « Que le salut de Dieu soit sur lui » l'accompagne toujours.
Dans le roman d'Assia Djebar, Mahomet est à la fois humanisé et sacralisé. Il est doux, tendre, beau et sincère. Il est à la fois l'époux et le compagnon idéal, un bon père de famille et un grand-père affectueux, adorant ses petits-fils Hassan et Hussein. On ne peut rien lui reprocher puisqu'il est l'« Élu de Dieu ». Il ne manque pas d'humour quand il dit à Aïcha : « Quand tu es satisfaite de moi, ô Aïcha, tu dis : “J'en jure par le Seigneur de Mohammed !” Et quand tu es irritée contre moi, tu dis : “J'en jure par le Seigneur d'Abraham” »{205}. Quand il combat les polythéistes de la Mecque parmi lesquels se trouvent ses parents proches, c'est pour la survie des musulmans, et quand il ferme les yeux sur l'extermination des Juifs de Médine, c'est parce que Dieu veut qu'il en soit ainsi. En revanche, Khalid al-Walid n'hésite pas à « pourfendre ses cousins, ses amis de jeux et d'enfance » et quand il tue Selma, « la rebelle », Djebar fait dire au Prophète, le visage tourné vers la Kaaba : « Dieu, je suis innocent de ce qu'a fait Khalid.{206} »
La perception du prophète de l'islam qu'a Assia Djebar est plus que positive. L'auteure semble croire à sa mission et nous le présente comme inspiré par Dieu. Il y a, selon elle, « un vrai prophète » qui est le dernier et qui, mettant un terme à la prophétie, acheva la mission de ses prédécesseurs et des « faux prophètes » qui échouèrent dans leur entreprise. Les personnages féminins sont certes rebelles au pouvoir mais toujours soumises à Dieu et à son Messager. Ce dernier incarne une époque heureuse qui a vu naître une société nouvelle malgré les violences et les exclusions. Cette nouvelle société, la oumma, perpétue encore aujourd'hui la tradition du Prophète et son souvenir.
Assia Djebar est-elle nostalgique de ce que les musulmans appellent « le siècle du bonheur » ? L'avènement de l'islam fut-il vraiment un bonheur ? Cela reste à prouver mais la littérature ne prouve ni ne démontre rien. Elle nous invite tout simplement à un voyage imaginaire où la réalité des mots remplace les lacunes de l'histoire.