Aussi paradoxal que cela paraisse, Les Versets Sataniques{236} qui a fait couler beaucoup d'encre et pas mal de sang à cause de la fatwa de l'État iranien{237} condamnant son auteur Salman Rushdie à la peine de mort pour blasphème et apostat (au sens de ridda) n'est pas à proprement parler un roman sur Mahomet, ni sur l'islam. Le Prophète est certes l'un de ses personnages sous le nom de Mahound, mais le récit a plusieurs axes, une trame complexe et une forme narrative que l'on peut qualifier de post-moderne. Voire de « carnaval sonore » au sens bakhtinien du terme ou de comédie burlesque. Les deux parties relatives à la Révélation et à la conquête de la Mecque par les musulmans, intitulées « Mahound » et « Jahilia », sont structurées comme un rêve que fait l'un des principaux personnages dont le nom renvoie explicitement à l'Archange Gabriel du Nouveau Testament et du Coran : Gibreel Farishta.
Le roman raconte les aventures quelque peu rocambolesques de ce personnage qui, orphelin comme Mahomet, devient une star du cinéma indien et de son alter ego, Saladin Chamcha. Celui-ci est le fils d'un homme d'affaires fortuné de Bombay qui porte un regard rationnel sur l'islam et n'en suit pas toutes les règles qui lui paraissent trop contraignantes. Il envoie Saladin en Angleterre pour qu'il fasse des études et s'intégre dans la société occidentale. Saladin épouse Pamela, une anglaise, mais ne renie pas pour autant sa culture et ses racines. Très vite il tombe amoureux d'une jeune femme indienne et, à travers elle, renoue avec les valeurs traditionnelles de son pays d'origine. « Je prends racine dans les femmes que j'aime » dit-il en se vantant de ses conquêtes féminines.
Les Versets Sataniques est donc un roman sur l'exil et l'identité. Sur l'amour aussi, et pas seulement platonique. L'érotisme est l'un des axes du récit. Mais c'est surtout un roman sur Londres, métropole cosmopolite et accueillante qui fascine les anciens colonisés. L'auteur excelle dans les descriptions de la capitale du Royaume-Uni, Babylone de la modernité, et le lecteur y découvre le passé et le présent d'une ville énigmatique qui accueille les migrants tout en les marginalisant. L'itinéraire de Saladin ressemble à celui de Salman Rushdie, si l'on en croit son autobiographie Joseph Anton{238}. Le conflit entre le père et le fils est d'ordre religieux dans le roman, tandis que dans l'autobiographie il est plutôt question d'admiration. Devenu athée, Saladin se révolte contre son père qui découvre, en vieillissant, sa vocation spirituelle :
« Que ce père, que cette déité profane (bien que maintenant discréditée), soit tombé à genoux dans son grand âge et ait commencé à s'incliner vers la Mecque était difficile à accepter pour son fils athée{239}. »
Dans l'autobiographie où l'auteur ne dit peut-être pas toute la vérité sur sa vie mais s'engage à faire en sorte que ce qu'il dit sur sa vie soit véridique selon « le pacte autobiographique », la figure du père est omniprésente. Elle incarne, ne serait-ce que par le nom (Rushdie), la rationalité à l'égard de l'islam originel et dogmatique. Son fils est fier de porter ce nom qui se réfère à Ibn Rushd, l'Averroès de l'Occident, commentateur des œuvres d'Aristote. La révolte du fils dans le récit romanesque cède la place dans le récit autobiographique à un hommage rendu au père. Celui-ci est hanté par l'idée de dieu, bien qu'il ait en commun avec son fils l'absence de foi :
« Il avait transmis à son fils cette idée que l'histoire de la naissance de l'islam était fascinante parce que c'était un événement qui s'était produit dans l'histoire, et que, de ce fait, il était manifestement influencé par les événements, les contraintes et les idées de l'époque de sa création ; que considérer ce récit de manière historique, essayer de comprendre comment une grande idée était façonnée par ces forces, était la seule approche possible du sujet, et que l'on pouvait considérer Mahomet comme un authentique mystique{240} ».
C'est à ce père que Rushdie doit sa conception du Coran comme création humaine et non comme parole de Dieu, donc « susceptible d'erreurs et d'imperfections ». Au début de son autobiographie il revient sur ce qu'on appelle désormais « L'Affaire des Versets Sataniques », pour exprimer, à travers son père, sa conception du texte coranique tandis que, dans son roman, Saladin Chamcha ne cesse d'interroger la foi et de la tourner en dérision dans un grand éclat de rire. Mais vers la fin, lorsqu'il rentre dans son pays pour veiller sur son père mourant, le ton change et devient nostalgique, même grave parfois. Fethi Benslama écrit à ce propos :
« Le récit se termine auprès du père dont la mort fait surgir l'orphelinat en référence au Prophète. C'est comme si le livre de Salman Rushdie s'était déroulé entre les deux signifiants majeurs du nom du père fondateur : l'errant et l'orphelin. L'errance aura lieu à travers le corps du mythe du Père rencontré lors de la chute de l'exil européen, avec les folles manipulations de son récit et son dépeçage. Le retour fut cette illumination orpheline donnée par la mort du père qui confère au fils turbulent et coléreux une identification acceptable au Père fondateur{241}. »
Le règlement de compte avec l'autorité paternelle et, à travers celle-ci, avec la culture traditionnelle de l'Inde est l'un des thèmes qui recoupe celui de la foi. Les deux personnages principaux du roman, mais surtout Gibreel qui « grandit en croyant en Dieu, aux anges, aux démons, aux génies, aux djinns, aussi naturellement que s'il s'était agi de chars à bœufs ou de réverbères » incarnent cette dualité. Etant un orphelin élevé par un oncle, Gibreel s'identifie au prophète Mahomet :
« Son imagination somnolente se mettait à comparer sa propre condition à celle du Prophète quand ce dernier, s'étant retrouvé orphelin et sans ressources, avait dirigé avec succès les affaires de la riche veuve Khadija, et avait fini par l'épouser{242}. »
Pour détourner son esprit de la sexualité vécue dans la frustration, il devient autodidacte et étudie « tout, y compris l'incident des Versets Sataniques au début de la carrière du Prophète, et de la politique du harem de Mahomet après son retour triomphal à la Mecque ». Une fois adulte et ayant tourné avec succès des films dans lesquels il joue le rôle de divinités, il finira par rêver de Mahound et des événements survenus avec la Révélation.
Rushdie porte un regard très ironique sur l'industrie cinématographique de l'Inde à travers son personnage qui devient rapidement une star, notamment grâce à son rôle dans un film « théologique », une sorte d'adaptation farfelue de Ramayana : « Gampati Baba ».
« Les séductions de sa célébrité étaient devenues si grandes que plusieurs de ces jeunes dames lui demandaient s'il pouvait garder le masque de Ganesh tandis qu'ils faisaient l'amour, ce qu'il refusait par respect pour la dignité du dieu{243}. »
Ce passage au début du roman qui fait presque six cents pages nous donne une idée de l'humour de l'auteur et de son goût pour la transgression.
Gibreel croit en Dieu mais il est vite déçu par son absence. L'auteur ne manque pas d'ironie encore quand il traite, à travers son personnage, de l'existence de Dieu :
« Il comprit qu'il parlait dans le vide, qu'il n'y avait absolument personne, et c'est alors qu'il se sentit bête comme il ne l'avait jamais été de sa vie, et il commença à prier l'absence, Ya Allah, soit là nom de Dieu, existe. Mais il ne sentait rien, rien, rien, et un jour il découvrit qu'il n'avait plus besoin que quelque chose existe pour sentir{244}. »
Rushdie ne se moque pas seulement d'Allah, Dieu des musulmans, mais aussi de « ses filles » : al-Lat, al-Uzza et al-Manat, les déesses du panthéon pré-islamique. Il fait de même avec les divinités indiennes. En bon athée, il règle ses comptes avec toute sorte de croyances. Dans le passage où il décrit la vision de Gibreel en proie aux hallucinations, Dieu se manifeste, s'exhibe même, sous la forme d'un pauvre vieillard qui porte des lunettes et une barbe poivre et sel assez courte. Il n'est pas le Tout-Puissant comme on pourrait l'imaginer mais un homme « assez trapu » qui perd ses cheveux, c'est-à-dire une caricature dépourvue de toute transcendance. Quant à Allah, l'auteur, avec sa manière extravagante et sarcastique de traiter les divinités, ne l'épargne pas :
« Ici il y a un Dieu qui s'appelle Allah (ce qui signifie simplement, le dieu). Demandez aux habitants de Jahilia et ils reconnaîtront que ce type a une sorte d'autorité générale, mais il n'est pas très populaire : c'est un généraliste à une époque de statues spécialistes{245}. »
Quand on s'en prend à Allah de cette façon, on ne peut éviter de s'en prendre à son Messager. Mais contrairement à l'attente du lecteur qui n'est pas dupe, Salman Rushdie dépeint au début un portrait de Mahomet tout à fait conforme à la tradition. Malgré l'interdiction de la représentation humaine dans l'islam, il se réfère aux sources anciennes pour nous familiariser avec un homme ayant de « nobles traits » selon l'expression de l'imam Al-Tirmidhi{246}. Il a « l'air comme il faut, haut front, bec d'aigle, épaules larges, hanches étroites. Taille moyenne, sombre, habillé de deux morceaux de tissu uni, de quatre aunes chacun, un drapé autour du corps, l'autre jeté sur l'épaule. De grands yeux ; de longs cils comme ceux d'une fille{247} ». Mais l'ironie intervient tout de suite après quand il décrit comment « l'homme d'affaires » escalade les rochers pour atteindre la grotte du mont Hira où il rencontrera l'Ange Gabriel. « Ça c'est un homme, écrit-il, pas un de ces usuriers mous. Et oui, il faut le dire encore : tous les pachas des affaires ne s'en vont pas dans la nature, là-haut sur le mont Cone, parfois pendant un mois d'affilée, simplement pour être seul (...) Notre escaladeur de montagne, le solitaire motivé par le prophit, va devenir celui qui fait peur aux enfants moyenâgeux, le synonyme du diable : Mahound{248} ».
Dans ce passage comme dans d'autres qui relatent la vie de Mahomet, l'auteur suit de très près la sîra tout en faisant de cette « légende dorée » un récit burlesque. Il pousse la provocation jusqu'à son paroxysme quand il attribue aux filles qui travaillent dans un bordel de la Mecque les noms des épouses du Prophète. Ce dernier semble être une cible pour Rushdie comme au Moyen Âge pour ses détracteurs qui le traitaient d'hérétique mais aussi de luxurieux.
Les destins de Gibreel et de Saladin se croisent dans un avion qui sera détourné et explosera en plein vol. Nos deux compères vont survivre miraculeusement, traverser le temps et l'espace, de l'Inde jusqu'à Londres en passant par la Pampa, l'Everest et la Normandie, et subir une mutation. L'un se métamorphosera en Diable et l'autre, comme son nom l'indique, en Ange :
« Il n'était rien de moins qu'un archange sous forme humaine, et pas n'importe quel archange, mais l'Ange de la Révélation{249} ».
Sur la métamorphose de Saladin Chancha, il est beaucoup plus précis :
« Ses cornes (malgré une diminution isolée, momentanée et passée inaperçue) s'étaient épaissies et allongées, se tordant en arabesques capricieuses, couronnant sa tête d'un turban d'os sombres. Une barbe longue et épaisse lui avait poussé, déconcertante dans ce visage rond et lunaire, qui n'avait jamais été très poilu auparavant ; en fait, tout son corps se couvrait de poils, et à la base de son épine dorsale une queue fine avait même bourgeonné, qui s'allongeait de jour en jour et l'avait déjà obligé à abandonner le port du pantalon ; à la place, il fourrait son nouveau membre dans des culottes salwar bouffantes{250}. »
La métamorphose des deux personnages principaux du roman ne va pas durer longtemps. Après quelques péripéties sulfureuses ils finiront par retrouver leur ancienne apparence. Gibreel et Saladin ne font qu'un en réalité et représentent les deux aspects contradictoires et complémentaires de l'existence humaine déchue du paradis : le Bien et le Mal. À travers le suicide de Gibreel, l'auteur nous rappelle l'échec du Bien et le triomphe du Mal en la personne de Chamcha qui s'en sort toujours. Mais au fond le Bien et le Mal sont interchangeables, puisque Saladin, le héros problématique, est déchiré, de son côté, entre le désir de transcendance et le refus de religiosité. Son déracinement ne s'opère pas uniquement par rapport à son exil mais aussi à l'islam qui fait partie intégrante de sa culture. Assis entre deux chaises, il finira par renouer avec ses origines et par la même occasion avec le récit des origines de l'islam tout en réfutant ce dernier.
Il n'y a, pour ainsi dire, aucun fil conducteur mais plusieurs récits et personnages qui s'imbriquent dans une structure cohérente si l'on tient compte du thème redondant de la transcendance. Ce thème central du livre est abordé de manière sarcastique, même provocatrice. Les passages relatifs à l'épisode des versets dits « sataniques » et à la conquête de la Mecque où le poète satirique Baal, ennemi juré de Mahound, se réfugie dans un bordel pour se cacher, sont de la même veine. Fethi Benslama qualifie le roman de Rushdie de « texte qui fait circuler un flot chaotique charriant sarcasmes et fureurs, grimaces diaboliques et délires, avec pour unique visée l'éboulement du sens originaire et de la sainteté{251} ». L'auteur s'empare du récit de l'avènement de l'islam pour en faire une parodie. C'est en cela que sa démarche diffère de celle des autres romanciers. Mais avant d'analyser le caractère intertextuel de cette démarche, il convient d'évoquer brièvement l'épisode des « versets sataniques » qui n'est pas mentionné dans la sîra, mais relaté en détails dans l'Histoire des prophètes et des rois de Tabarî, une des sources les plus fiables :
« Il se passa ainsi sept ou huit mois. Alors fut révélée au Prophète la sourate de l'Étoile. Il se rendit à la mosquée, où étaient réunis les Qoraïschites, et récita cette sourate. Lorsqu'il fut arrivé au verset : “Que croyez-vous de Lât, d'Ozza et de Menât, la troisième ? Auriez-vous des mâles et Dieu des femelles ?”, Iblîs vint et mit dans sa bouche ces paroles : “Ces idoles sont d'illustres Gharâniq, dont l'intercession doit être espérée.” Les incrédules furent très heureux de ces paroles et dirent : “Il est arrivé à Mohammed de louer nos idoles et d'en dire du bien.” Le Prophète termina la sourate, ensuite il se prosterna, et les incrédules se prosternèrent à son exemple à cause des paroles qu'il avait prononcées, par erreur, croyant qu'il avait loué leurs idoles. Le lendemain Gabriel vint trouver le Prophète et lui dit : “Ô Mohammed, récite-moi la sourate de l'Étoile.” Quand Mohammed en répétait les termes, Gabriel dit : “Ce n'est pas ainsi que je te l'ai transmise ; j'ai dit : `Ce partage est injuste.”' Le Prophète, effrayé, retourna à la mosquée et récita la sourate de nouveau. Lorsqu'il prononça les paroles “Et ce partage est injuste”, les incrédules dirent : “Mohammed s'est repenti d'avoir loué nos dieux.” Le Prophète fut très inquiet et s'abstint de manger et de boire pendant trois jours, craignant la colère de Dieu. Ensuite Gabriel lui transmit le verset suivant : “Nous n'avons envoyé, avant toi, aucun apôtre, ni prophète, sans que Satan ait jeté quelque erreur dans sa pensée.” Dieu rassura ainsi le Prophète{252}. »
Déçu par le manque d'intérêt des habitants de la Mecque pour la nouvelle religion, Mahomet a, selon Tabarî, cherché un compromis avec les polythéistes. D'où ces versets qui seront abrogés par la suite et qui, d'après lui, auraient été soufflés à son oreille non pas par l'Ange Gabriel comme d'habitude, mais par le Diable :
« Ce sont les sublimes déesses (Gharaniq)
Et leur intercession est certes admise. »
Cette remise en cause du monothéisme absolu prêché auparavant par le Prophète pose un problème susceptible de dynamiter les fondements même de la foi musulmane. Et si le Diable avait soufflé à l'oreille de Mahomet d'autres versets qui sont considérés comme véridiques ?
Salman Rushdie reprend cet épisode de l'histoire islamique pour en faire, à sa manière, un sujet de moquerie vis-à-vis du dogme principal de la croyance musulmane, à savoir le tawhid « l'Unicité de Dieu ». Dans le roman, Abû Simbel, alias Abû Sufyân, l'homme puissant de la Mecque, fait une proposition à Mahound ; il demande l'approbation d'Allah pour al-Lat, al-Uzza et al-Manat. En échange il garantit aux premiers musulmans la liberté de leur culte. Malgré la réticence de ses disciples, Mahound accepte ce marchandage. Il défend sa position en ces termes :
« On ne propose pas qu'Allah accepte les trois déesses comme ses égales. Même pas Lat. Seulement qu'on leur donne une sorte de statut inférieur, intermédiaire{253}. »
Il s'agit d'une mise en scène rêvée par Gibreel où les acteurs retiennent leur souffle au moment de la citation des versets, sauf Mahound et Abû Simbel qui sont complices. Ainsi l'auteur remet-il en cause la véracité de la Révélation et revient plus loin sur cette « imposture » en attribuant à Salman le Persan, devenu scribe du Prophète, le rôle du malin qui corrige la parole d'Allah. Mahound ne s'en aperçoit même pas.
Rushdie semble obsédé par ce phénomène mystérieux qu'est la Révélation et qui ne ressemble pas selon lui à une crise d'épilepsie mais plutôt à « une puissance qui atteint les cordes vocales », à une « Voix » qui se trouve à l'origine même du Coran. Et il ne peut s'empêcher de mettre ces mots dans la bouche de Mahound :
« Les voici, sortant de ma bouche, montant de ma gorge, passant mes dents : les Mots. Ce n'est pas drôle d'être le facteur de Dieu{254}. »
Force est de constater que nous sommes bien loin de l'idée de la Révélation telle qu'elle est définie par les théologiens, c'est-à-dire comme l'intervention de la parole de Dieu dans l'histoire. Rushdie fait aussi dire au Prophète, comme dans le livre de Tabarî, que les déesses de la Mecque sont « des oiseaux qu'on place à un rang élevé, et leur intercession est effectivement désirée{255} ».
En fait, tous ces événements survenus en cette année 615 de notre ère dans un pays lointain et désertique sont rêvés par l'un des personnages du roman, donc forcément transformés. Gibreel imagine des scènes qui sont dignes d'une comédie burlesque mais le sacré n'est point compatible avec le rire. D'où le grand malentendu entre l'imaginaire et le dogme religieux. Les Versets Sataniques est certes une « fiction troublante » comme le dit Fethi Benslama, mais rien d'autre qu'une fiction et il faut la prendre comme telle. Il s'agit, pour être plus précis, d'une parodie comme L'Homère travesti ou l'Iliade en vers burlesques de Marivaux ou Les Aventures de Télémaque d'Aragon dadaïste. Le récit de Mahound est une transposition du texte de Tabarî, un détournement de la biographie de Mahomet et non son imitation, ni sa répétition. Le texte parodique est, par définition, un texte construit avec d'autres textes, il s'élabore à la fois par eux et contre eux. Il faut admettre qu'un romancier, en puisant dans les récits historiques ou religieux, a le droit de créer des personnages, y compris des prophètes pour en faire des protagonistes d'une parodie, voire d'une farce burlesque. C'est ce qu'a fait Salman Rushdie et rien d'autre. Je lui laisse la parole pour faire la part des choses et se défendre :
« Peut-être seront-ils aussi d'accord pour reconnaître que le tapage fait autour des Versets Sataniques n'avait au fond qu'un but : savoir qui devrait détenir le pouvoir sur le grand récit, l'Histoire de l'Islam, et que ce pouvoir doit appartenir en part égale à tout le monde. Que, même si mon roman n'en avait pas la compétence, il représentait une tentative, qui n'était pas moins importante, de raconter à nouveau l'Histoire. Que, si j'ai échoué, d'autres devront réussir, parce que ceux qui n'ont pas le pouvoir de raconter à nouveau cette Histoire qui domine leur vie, de la penser, de la déconstruire, d'en plaisanter, et de la changer au fur et à mesure que les temps changent, sont véritablement impuissants, parce qu'ils ne peuvent penser de manière nouvelle{256}. »