Comme son titre l'indique, ce livre relate la seconde vie de Mahomet, plus imaginaire qu'historique : celle du prophète de l'islam qui voyagea dans le temps et l'espace à travers les livres, mais aussi à travers un débat théologique entre le monde chrétien et le monde musulman qui prit, au cours des siècles, un aspect conflictuel. Que devient un prophète lorsqu'il fait un tel voyage ? J'ai essayé d'apporter une réponse à cette question tout en étant conscient que « ce n'est pas le Mahomet, homme de la tribu de Quraysh, qui prétendit à la prophétie et qui, après moult péripéties, finit par être reconnu par les siens, qui pourrait voyager, porteur du poids d'un passé trop lourd et trop spécifique (...) C'est seulement son nom qui voyage{257} » comme l'écrit Jacqueline Chabbi.
Ce nom est aujourd'hui emblématique de ce que l'on appelle communément et souvent à tort « le choc des civilisations », et cela est le résultat d'une longue histoire. Si le Moyen Âge considéra Mahomet comme un hérétique et un imposteur, et le condamna au huitième cercle de l'enfer dantesque, le siècle des Lumières essaya d'identifier et de reconnaître le personnage historique qui se cachait derrière ce nom. Ainsi la connaissance de l'islam et de son prophète devint-elle un instrument efficace pour attaquer l'Eglise catholique comme chez Voltaire, ou bien un moyen de s'ouvrir à l'autre et de sentir l'Orient pour mieux le fantasmer, comme chez Goethe. Ce fantasme donna lieu à une construction héroïque de l'image de Mahomet, notamment chez les Romantiques dont la démarche était étroitement liée à celle de l'esprit colonial. Le rapport des forces ayant désormais changé entre le monde chrétien et le monde musulman, les Romantiques, convaincus de la suprématie de l'Europe, pouvaient porter un regard condescendant sur le prophète de l'islam et en faire un personnage à la fois attachant, comme Lamartine et digne d'intérêt, comme Hugo. Ce n'est donc qu'au XIXe siècle que Mahomet a été reconnu par le Romantisme comme le prophète d'une religion à visée universelle, au même titre que le christianisme, et critiquée en même temps par le positivisme ambiant.
Il a fallu attendre le XXe siècle de conflits et de totalitarismes pour que le voyage de Mahomet à travers le temps prenne une autre tournure : on pouvait désormais, en toute liberté, faire du prophète de l'islam un personnage de roman, quitte à le désacraliser. Curieusement, hormis les poètes de langue allemande tels Rilke et Klabund, ou l'écrivain anglophone d'origine indienne, Salman Rushdie, ce sont d'abord les romanciers et romancières maghrébins d'origine musulmane et d'expression française qui prirent cette initiative.
La condamnation de Rushdie ainsi que l'affaire des caricatures de Mahomet ont joué un rôle déterminant dans la prise de conscience de l'émergence du fanatisme islamiste qui est à l'origine du tragique attentat contre le journal satirique Charlie Hebdo. Nous assistons en ce début du XXIe siècle non seulement au retour du religieux mais aussi aux événements tragiques qu'il provoque. Dans ce contexte de conflit, l'appréhension de la personnalité de Mahomet par l'imaginaire et la littérature pourrait éclaircir quelque peu l'horizon assombri par les fanatismes. Le prophète de l'islam vécut une seule vie comme tout un chacun mais il eut droit, au cours des siècles et à travers l'imaginaire, à une seconde vie qui perdure encore de nos jours.
2014-2018