ou A Lot of Changes Coming
Bon, c’était une bonne nouvelle.
Techniquement parlant, ça l’était.
— Je suis enceinte.
Elle n’avait pas su comment me l’annoncer, apparemment, surtout après ce qui s’était passé. Elle était aux anges. Elle avait fait l’échographie du troisième mois. Ils étaient partis en voyage pour fêter l’événement. Il l’avait demandée en mariage. Ils avaient annoncé la nouvelle à tous leurs amis. Tout ça était extrêmement adulte.
— J’aurais préféré te l’annoncer face à face, avait-elle dit.
Et j’avais répondu un truc positif et encourageant, mais dont je n’arrive absolument pas à me souvenir car, sur le moment, mon cerveau tournait en boucle sur une seule question : et maintenant, je fais quoi ?
Maintenant, je savais ce que la pause de Gary avait signifié.
— On pourrait dire que sa pause était une nouvelle en gestation ! a plaisanté Dev.
Mais comme je l’ai fixé, il a arrêté de rigoler et il a bu une gorgée de bière.
Cette pause, voyez-vous, ne concernait pas que Sarah. Elle nous résumait lui et moi, également. Par cette pause,
Gary s’était débrouillé pour communiquer le fait qu’il était en possession d’une information avec laquelle, s’il l’avait souhaité, il aurait pu m’assommer, et qu’il ne l’avait pas fait, parce qu’il était un garçon bien, trop digne de confiance, trop honnête pour faire un coup pareil, et que là encore, c’était lui le vainqueur.
Nous étions de retour au Den, à côté du loueur de véhicules utilitaires, et l’humeur était sombre.
Donc, ça y est. C’est la fin de cette période de ma vie. Sans retour en arrière possible. Sarah va être maman. Et je ne serai jamais que l’ex-petit ami. Avant de devenir un jour « un » ex-petit ami. Et ensuite, plus tôt qu’on ne l’imagine, je ne serai plus rien du tout.
Oui, je sais, je donne l’impression d’être encore amoureux d’elle, et, oui, je sais aussi que vous disposez maintenant d’un faisceau de preuves à charge – évidemment ! Je vous les ai écrites noir sur blanc –, mais ce qui me tracasse ici est tout autre. Ça ne concerne pas Sarah. Ni mon passé. Mais mon avenir. Car quand votre ex tourne la page aussi rapidement, alors que vous êtes encore sur un tas de ruines fumantes, il n’est pas facile de réfléchir à ce qui va suivre.
Peut-être devrais-je me sentir soulagé. Au moins suis-je sorti du flou. Au moins suis-je quelque part, plutôt que Dieu-seul-sait-où. La décision a été prise pour moi : le couple « Jason et Sarah » n’existera jamais plus ; jamais ces deux prénoms ne figureront sur une même carte de visite et donc, je n’ai plus à m’inquiéter.
Mais c’est précisément ça le problème, non ? Que mon bonheur dépende à ce point des caprices et des envies des autres.
Il faut qu’on arrête de décider pour moi. Il faut que je commence à décider pour moi-même.
— Il faut agir, a décrété Dev en tapant du doigt sur le comptoir pour bien montrer qu’il était sérieux. Allons prendre l’air quelque part. Nous sommes des hommes
perturbés par les femmes. Toi avec ton ex désormais fiancée et enceinte dont tu n’as plus rien à faire, et moi avec ma future épouse polonaise qui embrasse un autre homme qui conduit le dernier spécimen de Vauxhall Viva de Londres.
Il m’a regardé droit dans les yeux, sérieux comme un pape.
— Que penses-tu d’Eurodisney ?
— Non, Dev, je ne vais pas à Eurodisney avec toi.
— Allez ! Pourquoi pas ? Toi et moi.
— Non, je ne vais pas à Eurodisney avec toi.
— On pourrait faire comme si c’était un genre un peu pervers d’enterrement de vie de garçon.
— Tu me demandes de faire un week-end d’enterrement de vie de garçon pervers avec toi à Eurodisney ?
— Je dis juste qu’on pourrait voir ça comme une aventure entre mecs. On montrerait à toutes les bonnes femmes du monde qu’on peut parfaitement se passer d’elles. On pourrait boire des bières et roter en public.
— A Eurodisney ?
— Bon, d’accord. A Bruges, alors. Ou Amsterdam.
— Je commence un nouveau boulot lundi.
— A Dublin.
— J’ai besoin d’être frais.
— OK. On reste mater la télé à la maison, en pyjama. On pourra regarder
Le Cube16. Ou passer le dimanche devant
Un dîner presque parfait, et on n’aura même pas besoin de se parler.
Je suis archi-fan d’Un dîner presque parfait.
— On se gavera de cochonneries, on broiera du noir et on boira de la bière dégueu ! a poursuivi Dev en s’enflammant davantage à chaque nouvelle idée. Ou alors… profitons de ce moment. Transformons cette
mauvaise passe en une expérience positive ! Un voyage ! Toi et moi !
Les pintes aidant, l’idée se faisait effectivement un poil plus souriante.
Il était tôt – bien trop tôt – et je me cramponnais au sommeil. De la rue montait un gémissement, à la fois aigu et guttural, comme si quelqu’un étranglait une camionnette.
J’ai bondi maladroitement du lit et j’ai tressailli avant même d’avoir entièrement remonté le store. J’avais déjà identifié le gémissement. C’était celui que poussait la Nissan Cherry de Dev chaque fois qu’il essayait de s’en servir, avant d’y renoncer, systématiquement, à la seconde où il voyait arriver un bus. Il rabattait alors le capot d’un coup sec et traversait la rue à pinces. Il était 8 heures du matin. Qu’est-ce qu’il lui prenait d’agresser sa voiture un samedi matin aux aurores ?
Peut-être avait-il vu Pamela approcher et décidé de jouer la carte de rouler des mécaniques. Il avait dû veiller à se munir d’une clé et il s’était sans doute torturé les méninges pour évaluer la quantité exacte d’huile de moteur à étaler sur son visage. C’est ça qui est bien, avec la virilité : elle est très facile à simuler. Il suffit de se barbouiller d’huile, ou de hocher la tête d’un air pénétré en présence de mécanos.
J’étais sur le point de redescendre le store quand… un détail a attiré mon attention. Celui qui était penché sous le capot portait un jean baggy. Dev ne porte pas de jean baggy. Uniquement des modèles un peu trop moulants et beaucoup trop courts, ou alors des pantalons à taille élastique qu’il commande pour neuf livres en VPC. Et était-ce bien un sweat à capuche que je voyais là ? La voiture a lâché un autre gémissement, et soudain j’ai compris… C’était un voleur que j’avais sous les yeux !
J’assistais à un vol de voiture en direct ! Quelqu’un essayait de piquer la voiture de Dev. Enfin, de la réparer d’abord, pour
ensuite la piquer.
Je suis tombé à la renverse sur le lit, de saisissement et d’excitation, et j’ai hurlé :
— Dev ! Dev !
Mais mon appel est resté sans réponse. Il me fallait une arme, et tout de suite. Fait étrange, je ne possède pas beaucoup d’armes. Je n’ai pas de nunchaku, tous nos couteaux ont une lame émoussée, et une raquette de badminton n’a rien de bien menaçant. Donc j’ai empoigné une brosse à cheveux qui traînait sur le guéridon de l’entrée, et une fois revenu de ma surprise, car j’ignorais que nous possédions un tel objet, je me suis élancé tout en tambourinant au passage contre la porte de Dev.
— Quelqu’un est en train de piquer ta caisse ! ai-je hurlé en dévalant les escaliers, la main crispée sur la brosse et l’esprit en ébullition tandis que j’essayais de déterminer ce qui, du manche ou de la tête, était à même de faire le plus peur.
Au moment où j’arrivais à la porte, le moteur a gémi une nouvelle fois et j’ai paniqué. Que fabriquait Dev ? J’avais besoin de renforts ! La Nissan criait à l’aide et il ne fallait pas qu’ils tardent trop ! Le voleur n’en avait certainement plus que pour quelques petites heures avant de réussir à la faire démarrer !
— Dev ! Descends d’autres armes ! ai-je crié en ouvrant la porte.
Voici donc quel était le tableau : pile en face de la Nissan, clignant des paupières parce que aveuglé par le soleil du matin, il y avait un homme en pyjama, armé d’une brosse à cheveux dont, de toute évidence, il n’avait pas encore fait usage. Et à quelques mètres de lui, le voleur.
Mon adversaire. Tête glissée sous le capot, il continuait à tripatouiller le moteur, totalement inconscient du terrible danger qu’il courait. Je n’arrivais pas à me décider : devais-je foncer lui asséner un coup de brosse, ou faire auparavant un genre de sommation ? Oui mais, quel genre ? Et ensuite, que dire ? A part lui demander « Pourquoi essayez-vous de réparer cette épave ? » – la seule question qui semblait tomber sous le sens. Après délibération, j’ai brandi ma brosse et lancé simplement :
— Salut !
Le gémissement s’est tu. Ma main s’est crispée sur le manche de la brosse.
— Jour, m’sieur, a répondu le voleur.
Ça alors.
C’était Matthew Fowler.
Pourquoi Matthew Fowler réparait-il la voiture de Dev ?
— Matt ?
Et là je me suis souvenu que j’étais en pyjama, en train de brandir une brosse à cheveux. Heureusement, un bus est passé, ce qui m’a laissé le temps de concocter une explication géniale.
— J’étais en train de me brosser les cheveux.
Bon, elle valait ce qu’elle valait, mais au moins était-elle plausible.
— Oi, oi ! a claironné une voix à ma gauche.
Cette fois, c’était Dev, qui se hâtait vers nous, avec des cafés et des petits sachets de papier brun. Il m’en a jeté un à la volée que j’ai réceptionné en l’écrasant contre ma poitrine. C’était chaud, humide et gras.
— Oz nous a fait des sandwichs au bacon. Tu voulais un Fanta, c’est bien ça, Matt ?
Matt a levé son pouce, puis a désigné la voiture.
— Le volant d’inertie est émoussé, a-t-il dit.
Dev et moi avons hoché la tête d’un air pénétré.
— Je peux le réparer.
— Comment se fait-il que Matt répare ta voiture ? ai-je demandé en enfilant un jean.
— Ben, on pouvait pas partir avec une bagnole en panne.
— Non, ma question était : pourquoi Matt ? Et que veux-tu dire ? « Partir » ? Partir où ?
— Notre petite virée ! Notre escapade pour envoyer un message à toutes les bonnes femmes du monde ! On a tout prévu hier soir !
J’étais à peu près certain que ce n’était absolument pas le cas. Mais… si je me trompais ?
— J’essayais de la faire démarrer quand Matt est passé par là. Il m’a demandé si je te connaissais, et au début j’ai répondu que non, de crainte qu’il soit un tueur à gages, et puis il m’a dit qu’il travaillait dans un garage, et de fil en aiguille…
Je me suis approché de la fenêtre. Eh bien, ça alors. Matt Fowler arrivant à point nommé.
J’ai mordu dans mon sandwich au bacon et, dans la rue, le gémissement s’est transformé en grognement.
— Dans dix minutes on met les voiles, a annoncé Dev, ravi.
— Où allons-nous ?
Dev a fait claquer ses mains et a commencé à dévaler les escaliers.
— On en a déjà parlé !
J’ai fourré un tee-shirt de rechange dans un sac Tesco et j’ai attrapé mon portefeuille. Bon, pourquoi pas ? Une virée, ce pouvait être amusant. Mais j’avais le mauvais pressentiment de savoir déjà ce que Dev avait prévu.
Une fois dans la rue, un détail clochait : Matthew Fowler, installé sur la banquette arrière, en train de siroter son Fanta. Peut-être allions-nous le déposer quelque part ?
— J’ai proposé à Matt de nous accompagner, a expliqué Dev en terminant son sandwich. Il a réparé la voiture. Il a déjà fait plus que nous pour mériter ce petit week-end.
J’ai eu un instant d’hésitation. C’était une situation bizarre. On ne pouvait pas faire ça. C’est à peine s’il se passe un jour sans qu’on lise, dans le Daily Mail, l’histoire d’un prof qui s’est enfui avec un ancien élève. Cela dit, en général, l’élève est du sexe féminin et blonde ; il est rarement – et même pour ainsi dire jamais – fait état de jeunes types à l’air un peu voyou sur les bords ayant une clé à pipe à portée de main.
— Et… Matt sait-il où nous allons ?
— Ouais, a répondu l’intéressé. Whitby.
— Whitby ? ai-je répété, surpris.
Dev a souri. Forcément. La veille, il n’avait jamais été question d’aller à Whitby. J’avais mentionné cette ville, et lui avait évoqué le projet d’une virée, mais à aucun moment l’un de nous n’avait dit : « Levons-nous demain à l’aube et partons faire un tour à Whitby. » C’était le plan de Dev, pas le nôtre.
— Whitby se trouve dans le Yorkshire, c’est bien ça ? a demandé Matt. J’ai jamais été dans ce coin.
— Mais tu es content d’y aller ? Je veux dire, tu n’as pas des trucs à faire…
— Je ne suis jamais vraiment sorti de Londres. J’ai une tatie qui est partie s’installer à Swindon, donc je suis allé là-bas. Et aussi à Bosworth.
— A Bosworth ?
— Ouais. Avec vous, m’sieur.
Bon sang, exact. Bosworth. Un voyage scolaire que je m’étais efforcé d’effacer de ma mémoire. Matt avait volé
douze gommes dans une boutique de cadeaux, et Neil Collins avait pissé dans une poubelle. Ce voyage-là, cela dit, n’avait rien à voir. C’était un voyage d’agrément, et nous allions à Whitby. Je ne voulais pas aller à Whitby.
— Le seul problème, c’est qu’aujourd’hui ça tombe vraiment mal. Je viens de recevoir un e-mail me disant que…
— Ton ordi était éteint. Je l’ai vu.
— Non, je voulais dire que je l’ai reçu très tôt ce matin.
— Tu dormais.
— Bon, ai-je soupiré. Ecoute. Est-on sûrs d’avoir envie d’aller à Whitby ? Pourquoi ne pas aller à Alton Towers ? Ou à… Snaresbrook. Il y a une grande colline, à Snaresbrook.
— Une grande colline ! s’est exclamé Dev. Matt ! Ça te branche de voir une grande colline ?
Matt a haussé les épaules.
J’ai fixé Dev, avec insistance. Je ne pouvais pas vraiment argumenter et expliquer ce que j’avais contre Whitby – pas en présence de Matt. Ces explications étaient au-dessus de mes forces. Sans compter qu’en un quart d’heure environ tous mes anciens élèves sans exception, et tous leurs copains, seraient au courant. J’ai tenté un autre angle d’attaque.
— Whitby… ça fait une trotte.
Dev a haussé les épaules, puis il a hoché la tête. Franchement, tout ça était un peu curieux.
Le moteur tournait déjà et Dev a froissé le sac en papier de son sandwich.
— Exact ! Cinq heures de route ! Voyons ce que cette petite a dans le ventre !
J’ai regardé la voiture. Rien ne m’obligeait à y monter. Je pouvais rentrer, attendre que ce soit l’heure de regarder The Cube, peut-être aller chercher un kebab chez Oz entre-temps, ou faire un saut au Den.
Nous nous sommes élancés sur Caledonian Road dans un rugissement de moteur, en frisant les six kilomètres-heure.