ou She’s Pretty
Jeudi, 8 heures. J’étais dans le 91, en direction de King’s Cross, l’estomac noué par ce qui ressemblait à des spasmes d’excitation.
Depuis que j’avais pris cette décision – ramper hors de l’eau, essayer de capturer l’instant avant qu’il ne se dissipe, devenir mon poisson intérieur –, je commençais étrangement à l’apprivoiser. Je la trouvais légitime, susceptible – sait-on jamais ? – de me mener quelque part. Dev avait mentionné le destin. J’avais eu foi dans le destin, autrefois. Jusqu’à ce qu’il me fasse un croc-en-jambe et me précipite dans un appartement avec Dev. Que mon destin puisse être de cohabiter avec un garçon qui voyait sa main invisible partout semblait par trop cruel pour être un concept crédible.
Devant la station de métro, des hommes et des femmes revêtus d’un gilet jaune tapaient énergiquement des pieds pour se réchauffer tout en s’efforçant de distribuer, avant la fin de l’heure de pointe, le plus grand nombre possible d’exemplaires à titre gracieux de London Now.
A ce propos, on les forme à utiliser l’expression « à titre gracieux » plutôt que l’adjectif « gratuit » – de la même façon qu’on apprend à certains hommes à se présenter comme des tireurs « d’élite » plutôt que
comme des tireurs « embusqués ». Le sens est pourtant le même, mais s’il me fallait en choisir un des deux comme voisin de table, je n’hésiterais pas une seconde.
Donc j’ai pris au passage mon exemplaire à titre gracieux de London Now et j’ai veillé à remercier l’homme qui me le tendait, en me disant que cette courtoisie pourrait le mettre de bonne humeur pour la journée, mais il avait déjà reporté son attention sur quelqu’un d’autre, donc j’ai poursuivi mon chemin tête baissée, pour m’enfoncer dans les entrailles de Londres, où je pourrais lire mon journal ni vu ni connu.
Dans le dernier wagon d’une rame gigotante et cahotante de la Northern Line, j’ai ouvert London Now et je l’ai feuilleté jusqu’à la page 38. C’est la page qu’on est censé lire lorsqu’on approche de sa destination, au terme de son trajet moyen de vingt minutes.
La page de la rubrique Je vous ai vu(e).
Clem ayant été absent quelques jours à cause d’une bronchite, j’avais utilisé son ordinateur. J’avais dû agir vite et profiter de ce que Sam était sorti fumer une clope, mais j’avais réussi. J’avais lancé ma bouteille à la mer. Un geste pour me dire qu’au moins j’aurais essayé, et que même si l’histoire s’arrêtait là, je ne serais pas resté à bayer aux corneilles.
J’avais pris le parti d’une approche subtile et sobre. C’était une erreur que commettaient parfois ceux qui passaient ces petites annonces. Que de fois Dev et moi les avions lues à voix haute en nous demandant ce que pouvait bien penser telle ou telle destinataire lorsqu’elle comprenait que ce type qui la dévisageait sur le quai du métro n’était probablement pas juste amoureux d’elle, mais possédait également une collection de couteaux affûtés et un exemplaire de L’Attrape-cœurs.
Donc, j’avais appris comment m’y prendre. Comment séduire, quand tant d’autres s’étaient plantés. Pas question d’écrire
Je crois que je vous aime ! (18 juin), ni
Vous êtes ce que j’ai vu de plus beau ! (23 juin), et certainement pas
Je dois vous revoir nous devons nous rencontrer j’aimerais vous CARESSER LE VISAGE (4 et 9 septembre).
Non, rien de tout ça. J’allais m’en tenir à trente mots factuels qui traduiraient un émerveillement sincère et de bon aloi.
Je vous ai vu(e) – ce tiers de page dévolu à l’amour perdu sitôt éclos, aux instants qu’on n’avait pas su saisir, à l’appréhension et aux angoisses et surtout… à l’espoir – jouissait d’une belle popularité, même si personne ne s’en vantait. Trente mots : voilà tout ce dont vous disposez pour plaider votre cause. Pour dire à la fille ou au garçon que vous n’avez jamais rencontrés que vous aimeriez les rencontrer. Pour leur assurer que vous n’êtes pas un meurtrier, ni un voyou, ni un évangéliste. Leur suggérer de boire un café, de grignoter un petit quelque chose, ou de faire une promenade bucolique à Hampstead Heath
25. Les convaincre que cet instant que vous avez partagé signifie forcément autant pour eux que pour vous.
Ensuite, il ne vous reste qu’à espérer que son destinataire verra le message. Et c’est là que le mot espoir prend tout son sens. Trente mots imprimés page 38, sur une seule édition d’un gratuit distribué dans une ville qui compte sept millions d’habitants. Ça semble aussi vain que de hurler trente mots depuis un bout de banquise en priant pour que le vent les pousse jusqu’à la seule personne à laquelle ils sont destinés, et qui se trouve dans le second wagon d’une rame de la Central Line. Et tout ça parce que, un jour, vous l’avez vu(e).
Et pourtant, ça marche. Parfois, du moins. On lit sans cesse ce genre d’histoires, en général dans des publications telles que
London Now. Elles commencent par exemple comme ceci :
Darren Howe, un banlieusard de trente-deux ans, a immédiatement su qu’il avait vu l’amour de sa vie en la personne de Julie Draper, trente-trois ans, un soir où, en rentrant chez lui à Tottenham, il est monté dans la rame. Le problème, c’est que Julie, elle, descendait du train !, et s’achèvent sur le récit du mariage et les commentaires de leurs collègues.
Et ces petits succès, ces minuscules triomphes offrent une fenêtre d’espoir à toutes les autres personnes qui se font secouer dans une rame, aujourd’hui comme hier et comme demain.
J’espère qu’elle va le lire. J’espère qu’elle éprouve les mêmes sentiments.
J’espère que quelqu’un m’a vu(e). J’espère que nous nous reverrons.
J’ai parcouru la page des yeux.
Je vous ai vue. Dans le 182, après Neasden Shopping Center, lundi dernier. Je vous regardais mais vous regardiez par la fenêtre. Un café un de ces jours ?
Eh bien, bonne chance, mon pote.
Je vous ai vue. Soirée fétichiste, à Covent Garden. Vous étiez la nonne géante qui giflait un petit Asiatique. J’étais horrifié.
Et moi donc.
J’ai poursuivi ma lecture, mais avec plus d’attention maintenant. Je les comprenais, ces gens, je comprenais leur espoir, mais j’espérais également que je n’étais pas comme eux. Parce que sans aucun doute l’instant que moi j’avais vécu était particulier. Unique. Il méritait un dénouement, lui.
London Now reçoit soixante appels par jour. Emanant autant d’hommes que de femmes. Et chaque appel reçoit quelque douze réponses. De gens prêts à tout pour être vus. Etre choisis. Etre l’Elu(e). L’Elu(e) de n’importe qui.
Tout en lisant je me suis aperçu, avec une excitation écœurante, qu’une part de moi espérait découvrir un message qui me serait adressé. Le mystérieux garçon de
Charlotte Street.
Vous avez tenu mes paquets, vous avez gardé mon cœur – quelque phrase dans ce goût-là. Ce serait un juste retour des choses. Ce serait romantique. Peut-être étais-je le genre de garçon qu’on remarquait ? Peut-être n’avais-je pas besoin de me déguiser en bonne sœur et de gifler des petits Asiatiques pour attirer l’attention ?
J’ai continué à lire, plus rapidement maintenant.
Je vous ai vue. Je vous vois tous les jours, je vous salue. Pouvez-vous lire dans mes yeux ? Tous les jours, je me languis de vous et je vous aime.
Quelle pouvait être l’histoire de ce type ? Etait-il portier ? Chauffeur de bus ? Réceptionniste ? Et la fille ? L’avait-elle remarqué ? Existait-il seulement pour elle, ou bien n’était-il que le type qui travaillait derrière le comptoir chez Benji’s ?
Pourquoi ne lui adressait-il pas la parole ?
Je savais bien pourquoi : on ne peut se défendre de la crainte que ces instants n’aient existé que dans notre tête. Qu’il n’y ait en réalité jamais eu d’échange de regards dans une pièce bondée, de communion dans une même pensée au même moment. Or, si cet instant n’a pas été partagé par l’autre, peut-on seulement le qualifier d’instant ?
Nous savons cela, donc nous ne disons rien. Nous détournons les yeux, ou bien nous faisons semblant de chercher de la monnaie, et nous espérons que l’autre prendra l’initiative, parce que nous ne voulons pas risquer de perdre cette excitation, ces possibilités qui s’offrent à notre imagination, ce désir. Cette seconde d’espoir est trop précieuse, et qui nous dit que, sur notre lit de mort, entouré de nos enfants, nos petits-enfants et nos arrière-petits-enfants, nous n’aurons pas, bien involontairement, une dernière pensée égoïste et moribonde pour ce qui aurait pu se passer si nous avions eu le courage d’adresser la parole à cette fille en Ugg qui
vendait des CD devant Nando, soixante-quatorze ans plus tôt ?
Qu’est-ce qui nous retient ? Le « Mais si » ? Le « Et ensuite » ? On sait bien que si on se jette à l’eau, on prend le risque de perdre tout espoir d’un coup. Mais étrangement, une part de nous-mêmes est convaincue que le sentiment est réciproque, parce qu’il ne peut pas en être autrement. Comment un sentiment aussi spécial pourrait-il ne pas être partagé ? Il l’a été, nous en sommes persuadés, même si la preuve que nous en avons se résume à… quoi ? Un regard qui s’est attardé une seconde de plus que nécessaire ? Une tête qui s’est retournée – mais peut-être seulement pour chercher à apercevoir un taxi, imaginer quel effet la veste que nous portons ferait sur un autre, ou s’interroger sur le motif de notre regard appuyé.
Je vous ai vue. Vous ne teniez pas la main courante dans le train. J’espérais un cahot qui vous précipiterait dans mes bras. Mais non.
J’ai souri. Ah, ces minuscules instants, jamais évoqués à voix haute, ces instantanés à la composition aussi parfaite qu’un haïku, ces élans de romantisme et de nostalgie gravés dans la crasse urbaine.
Et enfin, la mienne.
Je vous ai vue. Charlotte Street. Vous grimpiez dans un taxi. Je crois avoir gardé quelque chose qui vous appartient. Prenez contact si vous voulez le récupérer.
Voilà.
Efficace. Ni extraordinaire ni époustouflant. Rien sans doute qui mériterait d’être lu à notre mariage, mais pas trop nul non plus.
Je descendais à la station suivante.
Juste le temps d’en lire un petit dernier…
Je vous ai vue et embrassée près du pont de Chelsea. C’était comme un instant d’éternité. Je devais filer mais je vous ai laissé mon numéro. Peut-être l’avez-vous perdu ?
… et j’ai replié le journal.
Je me suis levé, en abandonnant l’espoir d’un inconnu sur le siège voisin, mais en emportant un peu du mien.
Lorsque je suis arrivé au bureau, encombré par les cafés et les croissants (j’avais rationalisé les achats : Clem était au régime et Sam confectionnait ses propres muffins – de vrais étouffe-chrétiens), j’ai senti le téléphone vibrer dans ma veste.
Un message de Sarah.
Merci, Jase… un geste charmant. Un verre bientôt ? (sans alcool évidemment). Bise.
J’ai souri. La veille, tout en traînant sur Internet sous prétexte de procéder à quelques recherches, j’avais pris une autre initiative : j’avais envoyé des fleurs à Sarah. Rien d’extravagant. Juste un bouquet standard, avec une petite carte pour la féliciter – ainsi que Gary, évidemment – de la bonne nouvelle. Il était absurde de se sentir offensé par une grossesse. Dès l’instant où les bébés vous incitent à donner le meilleur de vous-même, il est temps de poser les armes.
J’ai répondu.
Pas de problème. Félicitations encore. Désolé pour… tout. Un café, ce serait sympa.
J’ai envoyé le message et contemplé l’écran un instant. J’avais fait ce qui s’imposait. Mais je persistais à penser que je ne pouvais pas la revoir. Pas encore. Peut-être en serais-je capable quand son bébé aurait… dix-huit ans ? Qu’il entrerait à l’université ? Et encore…
Quand il prendrait sa retraite, peut-être.
Tandis que je pénétrais dans le bureau, Zoe était en train de s’asseoir.
— A qui envoyais-tu un message ? a-t-elle demandé en souriant. Je suis passée à côté de toi, dans le couloir. Tu semblais complètement absorbé.
— Oh, personne… ai-je éludé. Sarah.
— Sarah ?
J’ai cru voir passer dans ses yeux une étincelle que j’ai échoué à interpréter.
— Alors vous deux, vous…
— Non.
— Vous ne…
— Du tout.
Un silence.
— Dommage.
J’ai retiré le couvercle de mon gobelet de café et je me suis installé à mon bureau.
— Vous alliez bien ensemble, a-t-elle poursuivi tout en feignant de se concentrer pour entrer son mot de passe, comme si c’était une opération ardue. C’est dommage que… ça n’ait pas pu marcher entre vous.
Et je l’ai sentie à nouveau, cette bouffée de culpabilité et de regret, mais elle était plus puissante, cette fois. Parce qu’elle avait été provoquée par les paroles de Zoe.
— Ouais. Bon, ai-je fait.
Et sur cette brillante répartie qui mettait sans ambiguïté un point final à la conversation, je me suis focalisé sur mon écran tout en dressant mentalement la liste des tâches du jour.
Clem a débarqué ensuite, en rabattant bruyamment la porte contre le mur, la panse débordant de toutes parts au-dessus de son pantalon noir. Apparemment, il avait profité de ces quelques jours d’alitement pour expérimenter une barbe sous le menton.
— Salut ! a lancé Sam. Café ?
— Oui, je me sens un peu cafouilleux, en fait ! a-t-il répondu avec un grand sourire. Cette maudite bronchite !
J’avais peu à peu découvert que Clem n’était pas l’homme discret et effacé pour lequel je le prenais du temps où je ne passais à la rédaction qu’en coup de vent.
Clem était un homme qui, en franchissant le cap de la quarantaine, avait acquis la conviction qu’il pouvait légitimement s’enorgueillir de ses bons mots et de ses observations satiriques sur l’actualité. Oui,
s’enorgueillir.— Les trains étaient encore en retard, a-t-il soupiré. Je n’en revenais pas !
Il a ménagé un silence pour les éclats de rire que la remarque aurait dû selon lui soulever, puis il a ajouté :
— Moi je dis, rendez-nous British Rail
26 !
J’ai lâché par politesse un petit gloussement. Mais du coup, il s’est tourné vers moi. Il venait de trouver sa cible.
— Tu sais comment j’ai rebaptisé First Great Western, Jase ?
Worst27 Great Western. Et je me dis que je n’aimerais pas voyager avec la
Second Great Western !
Il m’a regardé fixement, comme s’il voulait m’extorquer une réponse, mais je n’ai été capable d’émettre cette fois qu’une ébauche de gloussement. Mais tout allait bien. Le matériau comique sur First Great Western ne devait pas être inépuisable. Clem a tenté quelques déclinaisons sur la First
Hate28 Western qui paraissait encore à l’état de recherches, et il n’a pas semblé prendre la mouche lorsque j’ai simplement arrêté de le regarder en pivotant d’un coup de fauteuil.
Un assortiment de communiqués de presse était étalé sur mon bureau, à côté de deux projets de critique que je m’étais mis en tête d’écrire moi-même. Le nouveau Jim Jarmusch, pour commencer. J’aimais bien Jim Jarmusch. Ou plutôt, j’aimais bien son nom. Le seul fait de le prononcer me donnait l’impression d’être calé en cinéma. D’être le genre de garçon qui achète du café colombien
dont personne n’a jamais entendu parler plutôt que du Maxwell House, simplement parce qu’il « ne
supporte pas le café instantané ». Le genre de garçon qui pourrait se vanter, à un dîner, de ne pas posséder de téléviseur – « pour tout dire, nous ne
supportons pas la télé ».
Son nom me donnait l’impression d’être quelqu’un qui en imposait.
Rien ne m’empêchait, pour me mettre en condition, de procéder à une petite revue de presse qui me donnerait une idée de l’accueil que la critique avait réservé à son nouvel opus. Je ne tenais pas à me faire remarquer alors que je venais à peine de commencer.
Tandis que je tapais « Jim Jarmusch » sur la page d’accueil de Google, j’ai bien été obligé de remarquer que ce n’étaient pas les mots qui apparaissaient dans la barre de recherche. Et pour cause, puisque j’avais tapé : Alaska Building Londres.
J’ai vérifié que personne ne m’observait, et j’ai lancé la recherche. Un instant plus tard, Clem a pivoté sur sa chaise et lancé à la cantonade :
— Hmm… excusez-moi ? Quelqu’un a utilisé mon ordi ?
Je me suis tétanisé.
— Pas moi, ai-je répondu.
— Tu en es sûr, Jason ? En ce cas, que fait ton nom dans ma fenêtre d’ouverture de session ? A moins que ce ne soit pas le tien, mais celui de l’acteur qui jouait dans cette série des années 1990 ? Cependant, comme je ne l’ai pas croisé dans les parages, il doit plutôt s’agir de toi, ce me semble ! Et ce me semble également assez inexplicable que ton nom apparaisse dans ma fenêtre de connexion si ce n’est pas toi qui l’y as entré.
C’est bon, Clem.
— Ha ha. Tu es entré par ma fenêtre, Jason ?
Oui, bon, d’accord.
— Y aurait-il un bon génie de l’ouverture de session dont j’ignore tout ? Un petit lutin, qui ouvre des sessions à l’aveuglette, d’où bon lui semble ?
C’est bon. Tu as gagné.
— C’était moi, Clem. J’ai utilisé ton ordi pendant que tu étais en arrêt maladie. Ça me revient, maintenant. Le mien avait planté. J’avais besoin de me connecter ailleurs.
Clem a paru se satisfaire de l’explication.
— Mystère résolu, ce me semble !
Il avait un air ravi, comme un homme qui venait de découvrir que ponctuer n’importe quelle phrase d’un « ce me semble » suffisait à la transformer en bonne blague.
— Alors voyons voir ce que tu as cherché, a-t-il ajouté en se retournant vers son écran.
— Quoi ?
— Oui, on va consulter l’historique. Je vais pouvoir retracer chacun de tes mouvements. J’espère que tu n’es pas allé sur des sites pédophiles, Jason. C’est puni par la loi, maintenant – et à juste titre, dirais-je.
Tandis qu’il multipliait les clics de souris en gloussant, j’ai senti la marque cuisante de l’embarras gagner du terrain sur mon cou.
— Clem, écoute, je relevais mes mails.
— Hmm… voyons voir.
— Clem…
Il se régalait. Il faisait défiler Dieu seul sait quelle information sur son écran. Ma nervosité a évolué en nausée. Qu’allais-je dire, si jamais il découvrait ce qu’il cherchait ? Et si jamais il le criait sur les toits ? La rubrique « Je vous ai vu(e) » était un sujet de rigolade au bureau, qui donnait lieu à des railleries éculées et au cynisme facile – Regardez à quoi en sont réduits ces malheureux ! –, ce qui était ironique, quand on savait la quantité de repas en portions individuelles qui transitait par ce bureau, mais peu importe, ce serait pour moi un
grand moment de solitude. Je serais le petit nouveau de la classe, celui qu’on s’acharne à faire trébucher, ne serait-ce qu’une seule fois, pour pouvoir l’affubler d’un surnom qui lui collera définitivement à la peau.
— Clem, bonté divine, je relevais mes mails. Arrête.
— Tu m’as l’air un peu chatouilleux sur le sujet, Jason. Ça ne t’embête pas si je continue à chercher ?
— Clem, il n’y a rien à…
— Pour ça, je serai seul juge, Jason ! C’est mon ordi, ce me semble.
Et là, j’ai perdu les pédales. Je ne saurais dire quel a été le détonateur. Le sourcil haussé ? La condescendance avec laquelle il défendait son territoire ? L’effraction dans la vie privée d’autrui sous couvert de plaisanterie innocente ? Il fallait que je l’arrête.
— Clem, tu es le type le moins drôle que j’aie jamais rencontré, alors pourquoi ne pas nous lâcher, avec tes blagues minables, et faire le travail pour lequel tu es payé ?
Il s’est redressé avec raideur dans son fauteuil.
Vous voyez ces quelques secondes qui suivent une épouvantable méchanceté lâchée sans préméditation, et qui vous offrent une chance de vous rattraper ? Eh bien, j’ai gaspillé mes quelques secondes à méditer ladite opportunité.
— Jason, je peux te dire un mot ?
Zoe venait de se matérialiser devant mon bureau.
J’ai hoché la tête et je me suis levé. Clem ne s’était toujours pas retourné. J’ai jeté un coup d’œil à son écran. La fenêtre d’ouverture de session était toujours là.
— Je n’aurais pas pu le faire, même si je l’avais voulu, Jason. Ce qui n’aurait jamais été le cas, parce que je respecte la vie privée d’autrui, a-t-il dit posément.
Sam est arrivé, avec une entaille de rasoir et un de ses muffins étouffe-chrétiens.
— Je pense que nous devons parler de toi et de Sarah, et de tout ce que cela implique, a déclaré Zoe, une fois attablée dans le Starbucks du coin de la rue.
— Je ne suis pas sûr d’avoir envie de discuter de sujets aussi intimes avec mon boss.
De ma part, c’était une bonne pirouette ; Zoe le savait. Elle a souri. Mon cœur s’est serré lorsque j’ai compris qu’elle n’allait pas renoncer.
— C’est compréhensible que tu sois affecté… Surtout après tout ce que vous avez traversé, a-t-elle ajouté avec une mimique navrée. Et…
— Cette conversation est inutile, Zo. Je ne suis pas bouleversé à cause de Sarah. J’ai été assommé pendant un petit moment, mais le mieux, c’est d’aller de l’avant. De trouver un nouveau motif de motivation.
— Arrête, Jase. Elle t’envoie un message et cinq minutes après tu sautes à la gorge de ce pauvre Clem.
— Ce type est un connard.
— Oui, c’est un connard, mais un brave connard. Ce me semble.
J’ai souri.
— Ça te dirait qu’on mange un morceau tous les deux ce soir ? a-t-elle repris. Ce serait bien de faire un petit tour des nouvelles, de traîner ensemble, comme au bon vieux temps.
— Ce soir, je ne peux pas. Je dois assister à un concert.
— Envoie quelqu’un d’autre. Tu possèdes désormais cet énorme pouvoir.
— J’aimerais y aller moi-même. C’est un groupe qui joue justement dans les quartiers sud, donc je me suis dit que j’allais y passer.
— « Justement » ? Pourquoi seras-tu justement dans les quartiers sud ?
— Je… j’ai un truc à faire. Un truc à voir.
Elle m’a regardé, paraissant attendre des détails.
— Oui, ça me fera du bien, ai-je ajouté en hochant imperceptiblement la tête, comme si l’idée venait d’elle et que, réflexion faite, elle avait peut-être raison – un petit concert, ça ne pouvait pas me faire de mal.
Zoe a continué à m’observer, tête penchée de côté.
Des appartements.
L’Alaska Building, à Bermondsey, était une ancienne usine reconvertie en immeuble d’habitation, planqué derrière le portail d’origine.
Peut-être habitait-elle là.
Dans une ancienne tannerie de peaux de phoque, donc. Je ne suis pas certain d’être attiré, a priori, par des filles ayant élu domicile dans une ancienne tannerie de peaux de phoque, ni dans n’importe quel autre lieu où œuvraient précédemment des écorcheurs, des blanchisseurs et des teinturiers. L’indice de ce passé était gravé d’un trait noir dans la brique du porche : un phoque d’Alaska. Il y avait un pub sur le trottoir d’en face – The Final Furlong – avec une devanture à damier blanc et bleu, mais qui était fermé, et même condamné avec des planches. De toute façon, il n’y avait pas un chat dans la rue. Et pas davantage de signes de vie en provenance de l’usine.
Mais bon. Peut-être habitait-elle bel et bien là. Ou dans le coin. Peut-être avait-elle bu des verres au Final Furlong.
Pour tout dire, si elle avait fréquenté le Final Furlong, ça n’allait jamais le faire.
J’avais la photo avec moi. Ma super idée était la suivante : l’enquête de voisinage. En revenir tout bêtement à des méthodes d’investigation préhistoriques, en somme. « Auriez-vous déjà vu cette fille ? » C’est une démarche tout ce qu’il y a de plus banal. C’est ce qui se fait quand on cherche son chat, par exemple. Et ce
n’était pas comme si je passais mon temps à rôder à Bermondsey. Je ne risquais pas de me faire repérer.
J’ai progressé de quelques pas, jusqu’à découvrir le seul signe de vie de la rue chez un marchand de kebabs. J’ai regardé une fois de plus la photo. Cette fille ne semblait pas être du genre à se nourrir de kebabs. Plutôt du genre à acheter une salade chez Marks & Spencer pour déjeuner, et un Milky Way si elle se sentait d’humeur rebelle. J’aimais bien ce trait de caractère, chez elle. Elle donnait l’impression d’être… saine. Elle rayonnait. Et une friandise industrielle ne faisait pas entorse à cette vérité universellement reconnue, à savoir qu’une fois de temps en temps même Mr Motivator
29 a besoin d’un kebab.
— Bonjour, ai-je dit à l’homme derrière le comptoir lorsqu’il s’est enfin retourné. Ecoutez, je sais que ça peut paraître un peu bizarre, mais cette fille est-elle déjà venue ici ?
L’homme a froncé les sourcils et écarté un flacon de sauce piquante pour me prendre la photo des mains.
— Cette fille ? Disparue ?
— Disparue ? Non, non… j’essaie simplement de la retrouver. Nous nous sommes perdus de vue.
Le moment semblait mal venu pour expliquer l’histoire par le menu.
— Ta femme ?
— Non. Une amie.
— Pourquoi tu as perdu contact ?
— Oh, vous savez…
— Vous battre ?
— Non, non. Alors, est-elle déjà venue ici ?
— Non, a répondu l’homme tout en continuant à examiner la photo. Tu peux mettre dans la vitrine.
— Hein ?
— Oui. Fais copie et tu mets dans la vitrine. Peut-être elle passer devant. Pourquoi tu penses qu’elle venir ici ? Elle aime les kebabs ?
Il a ri, pendant un assez long moment.
— C’est que la photo a été prise juste là en face, et…
— Tu fais copie. Venir voir.
— Bon, c’est bon. C’est sans doute un peu…
— Oui, fais copie ! Venir !
— Non, non merci !
Mais il s’accrochait à la photo. Et puis il s’est mis à crier. A demander à quelqu’un, à l’étage, de descendre. Un jeune gars – dix-sept ans, peut-être, arborant un tee-shirt des Lakers tout délavé – a passé la tête dans l’entrebâillement d’une porte et l’homme, de ce ton que seul un père peut prendre, s’est mis à lui aboyer des ordres. Le jeune gars a pris la photo et, tout en la regardant, a refermé la porte.
— Il fait copie. Canon. Imprimante fait copies. Canon.
— Canon, ai-je répété en prenant l’air impressionné.
Je n’étais pas sûr de l’attitude qu’il convenait d’adopter ici. Cet homme me rendait une sorte de service. Il m’aidait à retrouver une vieille amie perdue de vue, en collant sa photo dans la vitrine de son échoppe de kebabs. Sans doute devais-je lui en acheter un.
— Hmm… tant que je suis ici, je prendrai un kebab, s’il vous plaît.
— Sauce piquante ? a-t-il demandé, ravi.
Quelques minutes plus tard, la porte s’est rouverte et le jeune type a réapparu avec une vilaine copie au format A4 de la photo. Il avait ménagé au bas de la page un espace vierge pour écrire un message, et il avait apporté une sélection de feutres multicolores.
— Ecris ! a ordonné le père.
— Oh… d’accord.
Vous parlez d’une situation bizarre. J’avais dit à cet homme que cette fille et moi étions des amis qui s’étaient perdus de vue. Comment allais-je formuler ça sans passer pour un type dérangé ?
Etes-vous cette fille ? ai-je écrit tandis que le marchand de kebabs, tout en secouant un bac de frites, me scrutait. Si oui, contactez-moi !
J’ai contemplé l’effet d’ensemble, et décidé que quelques points d’exclamation supplémentaires ne seraient pas superflus. J’en ai ajouté deux. Puis, avec un feutre d’une autre couleur, encore quelques-uns. Ensuite, j’ai réalisé qu’un psychopathe n’aurait sans doute pas procédé différemment.
L’homme semblait satisfait de mes efforts, alors j’ai noté mon numéro de téléphone tout en bas de la page, avant de la lui tendre.
— Bonne chance ! a-t-il dit en faisant glisser mon kebab sur le comptoir. J’espère qu’elle appelle.
J’ai hoché la tête et j’ai laissé tomber une pièce d’une livre dans sa boîte du Poppy Appeal
30.
La nuit était en train de tomber. Une fois dehors, j’ai observé un instant le père et le fils se chamaillant derrière la vitrine éclairée, comme si c’était une émission de télé-réalité destinée à moi seul. La photo, avec ses couleurs qui avaient bavé, était maintenant accrochée dans la vitrine et, déjà, un couple de passants, blottis l’un contre l’autre et tête baissée, telle une équipe affrontant la nuit, l’ignorait.
J’ai regardé ma montre. Il était tard.
Les Kicks jouaient dans une petite salle des environs – The Crown & Anchor, un pub à la devanture vert pomme situé à l’angle de Rodney Place, à côté d’un réparateur de pare-brise et juste en face d’une barre de logements sociaux.
Ils devaient avoir l’impression d’avoir réussi.
C’était, en tout cas, celle que j’avais. Je me sentais déjà dans la peau d’un authentique critique musical, un ambassadeur de mon journal. Mon nom serait sur la liste, m’avait-on dit, ce qui me permettait d’économiser les trois livres de droit d’entrée et me donnait la sensation d’être quelqu’un d’important.
— Bonsoir. Jason Priestley, ai-je annoncé à la porte.
La fille a éclaté de rire.
J’étais habitué.
— Waouh ! Vous sentez le kebab, a-t-elle dit. Désolée d’avoir ri.
— Ah. Oui… je viens juste d’en manger un. Je croyais que c’était mon nom qui vous faisait rire.
— Pourquoi votre nom me ferait-il rire ? a-t-elle demandé avec un quart de sourire.
— Pour rien. Je suis de London Now, ai-je expliqué.
— Ouais, je sais. Je pensais que c’était un pseudo. Vous savez, ça arrive qu’un journal qui publie des méchancetés invente ensuite un nom pour ne pas se faire embêter. J’ai déjà lu vos critiques. Vous ne respirez pas la joie de vivre, n’est-ce pas ?
Elle était mignonne, cette fille, et souriante. Une petite vingtaine, peut-être. Une frange brune et raide. Son tee-shirt avait tout l’air d’être une création personnelle et elle portait des leggings bleu fluo. Elle était cool. D’un coup d’un seul, j’ai eu l’impression d’avoir cinquante ans.
— Ce n’est pas ça, ai-je répondu. J’ai simplement des goûts… spécifiques.
— Eh bien, allez-y mollo, ce soir, a-t-elle répondu avant de prendre délicatement ma main dans la sienne.
Je ne savais pas quoi dire.
Et puis elle a apposé son tampon sur ma paume.
Les Kicks étaient bons. Vraiment bons. Certes, comme je l’ai expliqué, je ne suis pas un expert, mais je suis payé pour avoir l’air d’en être un, donc je vous dis, en arborant mon plus beau visage d’expert, ils étaient bons. En outre, ils avaient déjà des fans. Guère plus d’une douzaine, mais qui étaient venus de Brighton pour applaudir un groupe qu’ils avaient tout le loisir d’applaudir sans se déplacer, donc on ne pouvait pas douter de leur enthousiasme.
Les cinq garçons qui composaient le groupe avaient à peine dix-neuf ans, mais c’étaient de vrais rockers : survoltés, bouillonnants d’énergie, décontractés, lançant par autodérision des vannes éculées entre les morceaux. J’ai reconnu un ou deux titres qui figuraient sur l’album et, du fond de la salle, j’ai pris quelques notes sur une serviette en papier.
Je ne sais jamais quelle attitude adopter, dans un concert. Je me sens mal à l’aise, emprunté. Je suis incapable de me laisser aller. Comme je n’ai aucune confiance en mon sens du rythme, je me contente de dodeliner de la tête en fronçant légèrement les sourcils, et je sens bien que ça me donne l’air d’être ailleurs, perché à une altitude depuis laquelle je semble juger le concert dans ce qu’il offre de qualités artistiques intrinsèques. Tenir un bout de papier m’autorise à prendre cette attitude, aussi : ça me dispense de toute forme d’engagement. Je ne suis pas là à titre de fan, ni par hasard. Je suis là en mission. Parfois, je regrette qu’on ne puisse, dans la vie en général, tenir toujours un papier à la main.
Et puis j’ai croisé son regard.
La fille de la porte m’observait, et souriait. Apparemment, elle adorait cet air. Pour blaguer, elle m’a fait les
cornes du diable. J’ai hoché la tête et j’ai voulu lui répondre en imitant son geste, mais on aurait surtout dit que je hélais un taxi. Comme elle a reporté son attention sur la scène, j’ai remis mon masque de personnage important et pris quelques notes supplémentaires, dont la plupart se résumaient à des mots jetés au hasard, tels « musique » ou « chant ».
J’ai relevé la tête pour voir si elle me regardait, mais non.
Et puis le concert s’est terminé.
J’ai décidé de m’attarder un peu, de finir ma bière. J’ai observé la fille qui étreignait les musiciens à leur descente de la minuscule scène. Ils transpiraient et tenaient déjà tous à la main des canettes de Red Stripe ; mal à l’aise, j’ai vidé mon verre et déplié un petit plan du métro pour tenter de comprendre comment rentrer chez moi.
Mais voilà qu’elle s’est approchée.
— Un verre ? a-t-elle suggéré.
Il était 1 h 38 et nous étions au Phoenix, sur Charring Cross Road.
Abbey – puisque c’était son nom –, les Kicks, leurs fans et moi parlions maintenant d’une voix pâteuse – mais agréablement, confortablement pâteuse. J’avais déjà appris tout un tas de choses. Abbey, pour commencer, était célibataire, et elle jouait plus ou moins le rôle de manager du groupe. Etudiante aux Beaux-Arts de Brighton, elle réalisait des performances et des installations vidéo, auxquelles elle consacrait moins de temps qu’elle ne l’aurait souhaité. Très sincèrement, c’était là tout ce que j’avais retenu, car, comme je l’ai mentionné, elle m’avait déjà dit qu’elle était célibataire, et c’était à peu près la seule information sur laquelle j’étais capable de me concentrer.
— Alors, tu les as trouvés bons, hein ? a-t-elle lancé en se tenant un peu plus près de moi que je n’en avais l’habitude.
Je pense qu’elle avait des paillettes sur les joues.
— Oui, absolument. Tiens – regarde mes notes.
J’ai retrouvé la serviette en papier roulée en boule et je me suis mis à lire :
— Musique. Chansons. Enceintes. Guitares.
Elle a gloussé et elle a voulu m’arracher mes notes, mais j’ai réussi à lui résister.
— Plusieurs mélodies et textes. Bon usage de la batterie.
— C’est la fine fleur de Brighton, a-t-elle lâché – formule qui s’est imprimée dans ma tête.
Nous étions sur les bancs, sur le côté de la salle, et les Kicks paraissaient dans leur élément, avec leurs blousons en cuir, leurs cheveux en bataille et leurs tee-shirts avec des références rock’n’roll. Le Phoenix Artist Club, au sous-sol d’une salle de spectacle, était fréquenté par les gens du théâtre, des hommes et des femmes au physique séduisant, qui sortaient tout juste de scène ; certains étaient encore maquillés, d’autres semblaient ne pas avoir retiré leur costume. Les Kicks, avec leur style et leur jeunesse, bousculaient les codes de cette petite coterie sans pour autant détonner. Et moi, j’avais l’air d’être leur comptable rock’n’roll.
J’avais bavardé un petit moment avec Mikey, et comme il semblait penser qu’il s’agissait d’une interview, j’avais dû jouer le jeu, lui poser des questions sérieuses et faire mine d’assimiler les réponses. Il m’avait raconté comment ils avaient trouvé leur nom (un clin d’œil à Feargal Sharkey, m’avait-il dit, ce que je n’avais pas vraiment compris, seulement fait semblant de comprendre) et avait évoqué leurs espoirs pour la suite. Je m’étais alors surpris à lui prodiguer, à lui et aux autres, des conseils. Les conseils sages et éclairés d’un type qui ne connaît
strictement rien à l’univers de la musique. Mais ils l’avaient bien pris, ils avaient bu à ma santé et j’avais eu l’impression d’être accueilli au sein d’une nouvelle bande de copains très sympas.
Au moment de se dire au revoir, sur le trottoir, on s’est tapé dans les mains, ce qu’ils ont pris pour un geste ironiquement ringard, et j’ai remarqué que je prononçais le mot « mec » plus souvent que d’habitude.
— C’était sympa de te rencontrer, mec. Bonne chance pour la suite !
— Quand va passer l’article ? a demandé Abbey en se matérialisant à mes côtés.
J’ai hélé un taxi noir, l’équilibre mal assuré, tandis que les garçons grimpaient dans le leur.
— Dans les prochains jours.
Elle ne me quittait pas des yeux.
— Dis-moi quelque chose sur toi, a-t-elle lâché.
Comme ça, de but en blanc. Que répondre à une question pareille ? Je lui avais déjà dit que j’habitais dans le nord de Londres (sans préciser que j’habitais à côté d’une boutique dont tout le monde pensait que c’était un bordel, mais à tort), que j’étais sous-rédac’ chef des critiques pour London Now (sans préciser que je n’occupais le poste que depuis deux jours, et uniquement parce que son titulaire était malade), que je m’appelais Jason Priestley (sa grande sœur avait eu des posters de Brandon Walsh sur ses murs pendant des années, m’avait-elle dit).
Mais quoi d’autre ?
Joue-la cool, me suis-je dit. Tu es plus âgé qu’elle. Tu as de l’expérience. Tu as du savoir-vivre. Tu portes de vraies chaussures. Tu as un portefeuille. Tu n’es plus qu’à un tampon d’un latte gratuit sur ta carte de fidélité chez Costa.
En vertu de quoi j’ai répondu :
— Ma petite amie m’a quitté et maintenant elle est fiancée et enceinte.
Un silence.
— Et puis aussi, j’ai trouvé un appareil photo, l’autre jour.
Un autre silence, éprouvant.
Elle m’a dévisagé. Puis elle a demandé :
— Quel genre d’appareil photo ?
J’ai éclaté de rire.
— Ab ! a crié Mikey en passant la tête par la fenêtre du taxi. On y va !
Elle a commencé à reculer, et elle a ajouté :
— Je reviens dans quinze jours. On pourrait se faire un kebab, si tu veux ?
Je lui ai fait les cornes du diable.
Bien, cette fois.
25. Un des plus grands parcs de Londres.
26. A partir de 1994, la British Rail, compagnie ferroviaire nationale, a cédé l’exploitation de certaines lignes à des opérateurs privés, dont First Great Western.
27. « Le (la) pire ».
28. « La haine » / « haïr ».
29. Coach de fitness cathodique.
30. Dons recueillis par la Royal British Legion pour venir en aide aux familles des soldats morts ou blessés au combat. Les donneurs reçoivent une cocarde en forme de coquelicot (poppy).