ou Don’t Leave Me Alone With Her
Allons bon, voilà qui était bigrement embarrassant.
Je n’avais pas su où donner rendez-vous à Abbey lorsqu’elle m’avait contacté. Son message m’avait pris de court. Elle n’était pas censée se manifester. Dev m’avait convaincu. Son intérêt pour moi n’avait été motivé que par l’article à paraître, avait-il dit, et, au grand jour et dessoûlé, j’avais concédé à contrecœur que, oui, il avait probablement raison. Abbey était plus jeune que moi – et plus cool. Pourtant, elle m’avait bel et bien envoyé un message, sans mentionner quoi que ce soit au sujet des Kicks, pour m’annoncer qu’elle venait à Londres ce week-end-là pour l’anniversaire d’un ami, et me demander si ça me plairait qu’on mange un morceau ensemble.
J’avais répondu aussi sec, de crainte que l’offre ne soit aussi volatile qu’un voile de poussière sur l’appui d’une fenêtre, qu’un souffle d’air peut chasser sans crier gare.
Et si on se retrouvait à Charlotte Street ? avais-je écrit.
Oui, ma proposition était motivée par certaines raisons. Mais je m’étais dit également que Charlotte Street servirait mon image. C’est une rue qui s’adapte à toutes les situations, avec laquelle on peut impressionner une fille. On peut lui proposer de boire un cocktail
ruineux au Charlotte Street Hotel, si c’est ce qui la branche. Ou, dans le cas contraire, lui offrir une tourte au pub. Mais pour ça, il faut déterminer un point de départ médian, afin de savoir de quel côté partir une fois que vous aurez compris le profil de la soirée, un point situé à mi-chemin entre une tourte et un cocktail.
Un point milieu de gamme.
— Bienvenue chez Abrizzi, le magicien de la pizza qui vous transporte au paradis ! a claironné l’hôtesse d’accueil.
J’étais un peu en avance, et du coup un peu dans la lune, mais pas assez cependant pour ne pas remarquer que ces mots avaient un air très familier, même si j’avais du mal à les replacer dans un contexte précis.
— Vous avez réservé ?
— Hmm, oui. Deux personnes. Priestley.
Elle a commencé à consulter la liste de noms sur son registre, puis son regard s’est figé et, l’espace d’une demi-seconde, j’ai cru apercevoir comme une explosion dans ses orbites. Elle a relevé la tête.
— Jason Priestley ?
— Quel immense plaisir de vous revoir ! s’est réjoui Gino, le directeur, un type maigre avec une montre bien trop grosse pour lui. Soyez le bienvenu.
Il avait posé une main sur mon épaule et s’obstinait à vouloir me donner une poignée de main de l’autre.
— Pas du tout, ai-je répondu en regardant droit devant moi.
— Je vous en prie, régalez-vous et laissez-moi aussi vous préparer une petite surprise.
— D’accord… ai-je répondu en lui ordonnant mentalement de me laisser tranquille.
Cela a marché, parce qu’il a tourné les talons.
J’étais en train de vivre un cauchemar éveillé.
« Abrizzi, le magicien de la pizza qui vous transporte au paradis » : à la suite de ma sortie précipitée, tel avait été le verdict officiel, dicté par la culpabilité. Mais apparemment, il avait été pris au sérieux. Et même très au sérieux : la maison semblait l’avoir adopté comme slogan officiel. Il était imprimé sur les serviettes. Il figurait sur les menus. Il s’affichait sur les tee-shirts et les chemisettes de l’ensemble du personnel.
Mais ce n’était pas tout. Que ce soit sur les serviettes, les menus ou les tee-shirts, le slogan était signé : Jason Priestley – London Now !
Grisés par mon verdict magique, ils avaient même ajouté un point d’exclamation.
Je le répète : c’était un cauchemar éveillé.
Lorsque Abbey entrerait – avec son tee-shirt Bowie lacéré, son jean skinny et ses deux traits d’eye-liner bleu électrique –, elle me découvrirait, moi, Jason Priestley, entouré d’une armada de serveurs arborant mon nom sur leur poitrine. Quand elle ouvrirait le menu avec ses innombrables déclinaisons de pizzas, elle verrait mon nom revenir à chaque page pour lui assurer que, quel que soit son choix, elle s’apprêtait à franchir les portes du paradis. Elle verrait des ballons, des carnets de commandes, et cette bonne femme coiffée d’une casquette de base-ball, qui tous lui certifieraient qu’elle allait passer la meilleure soirée de sa vie dans ce qui était – et c’était sur ce point que la citation aurait dû insister – l’un des restaurants les plus médiocres de Londres.
Le pire de tout, c’est qu’Abbey aurait l’impression que j’en tirais fierté. Comment pourrais-je arguer que c’était une méprise, ou une coïncidence étrange ? Comment pourrais-je dire : « En réalité, je ne suis pas fan de ce restau » ? Les preuves étaient là pour affirmer que j’étais un fan inconditionnel de ce restaurant. En plus de ternir
ma crédibilité de journaliste, le nier amènerait forcément Abbey à se poser des questions : pourquoi lui avais-je donné rendez-vous dans ce restaurant, s’il était aussi épouvantable ? Je ne pouvais décemment pas me défendre d’un « Ne sachant pas si tu es tourte ou cocktail, j’ai coupé la poire en deux et choisi les pizzas ».
Il ne me restait donc qu’à attendre qu’elle arrive, et à prier pour qu’elle ne remarque rien. Après tout, elle pouvait ne rien remarquer. C’était possible.
C’était possible, non ?
Non, ça ne l’était pas.
— Ça, c’est pas banal, a-t-elle lâché en s’asseyant et en posant sur la table le prospectus qu’on lui avait tendu sur le trottoir, et en tête duquel mon nom s’étalait en Palatino dix-huit points.
J’ai aussitôt espéré que sa remarque concernait le fait que deux personnes qui ne se connaissaient pas la semaine précédente puissent se retrouver pour partager une pizza, mais non : son doigt était tendu en direction d’un serveur harnaché dans ce que je désignerais désormais comme l’ensemble tee-shirt-casquette Jason Priestley, et elle avait l’air tracassée.
— Oui, je veux bien croire que ce soit un peu inhabituel. Mais je n’ai pas choisi ce restaurant pour t’en mettre plein la vue, me suis-je empressé d’ajouter. Je ne cherche pas à t’impressionner.
— D’accord, c’est bon à savoir.
— Non, je veux dire, si je voulais t’impressionner, je m’y prendrais différemment.
— Ton nom est vraiment partout, a-t-elle repris en ouvrant le menu.
— Je sais. Je sais.
— Regarde ! Tu es aussi cité sous les plats concernés. La margherita est « un pur délice ».
Je me suis hâté d’ouvrir le menu.
— Ce doit être vrai, alors, ai-je dit en secouant la tête. Ce qui est curieux, parce que je ne suis pas un inconditionnel de la margherita. Ecoute, on peut aller ailleurs, si tu veux. Tu préfères peut-être un cocktail ? Ou une tourte ?
Elle m’a répondu d’un froncement de nez. Les gens ne font pas ça souvent.
— Bonsoir, monsieur ! Bonsoir, madame !
Le directeur était de retour. Avec ses offrandes de bienvenue.
— Avec les compliments de la maison ! a-t-il lancé, bouffi d’orgueil et de bonne volonté, en déposant devant nous deux coupes géantes garnies de crevettes sur lit de laitue, arrosées d’une sauce rose vif et cernées de piques à cocktail à l’extrémité desquelles flottait le pavillon de la maison, agrémenté de la citation fétiche reproduite en caractères minuscules.
Pourquoi ? Pourquoi n’avais-je pas consacré plus d’efforts à peaufiner cette citation ? Hemingway a pondu des citations par centaines, et elles sont toutes géniales. Oscar Wilde les crachait comme on recrache des pépins. Et si jamais c’était là le seul fait d’armes dont on se souviendrait après ma mort ? Et si jamais c’était là mon seul legs à la postérité ?
— Oh, merci, c’est…
Tout en cherchant mes mots, j’ai croisé le regard du directeur et j’ai compris qu’il m’exhortait mentalement à répondre d’une amabilité susceptible d’être imprimée sur un prospectus, voire sur une banderole qu’il pourrait accrocher à la queue d’un avion qui survolerait le centre de Londres.
— Quelle charmante coupe de crevettes. Une grande coupe.
Le directeur a esquissé un sourire et j’ai bien vu qu’il tournait et retournait ce compliment dans sa tête tout en
le devinant, d’ores et déjà, difficilement exploitable pour sa prochaine offensive marketing tous azimuts. Il a reculé tout en surveillant attentivement nos crevettes pour s’assurer qu’elles n’avaient pas bougé, et nous avons attendu qu’il ait disparu.
— La tourte, ça me semble une bonne idée, a tranché Abbey.
Nous étions en face de Percy Passage et, intérieurement, je me réjouissais de ce qu’Abbey soit plutôt tourte que cocktail. Présentez-moi une fille qui aime les tourtes, et je vous montrerai une fille qui connaît la vie. Présentez-moi une amatrice de cocktails, et je la complimenterai sur ses chaussures parce que, je ne sais pas pourquoi, elles adoptent un comportement super-bizarre si on ne le fait pas.
— Quel est le verdict officiel sur ce pub ? a voulu savoir Abbey, la fourchette à la main, en parcourant la salle du regard. Est-ce qu’un type en combinaison-pantalon Jason Priestley va surgir et entonner la ballade de Jason Priestley pour vanter la qualité de leurs tourtes à prix défiant toute concurrence ?
J’ai lâché un rire gêné.
— Quel genre de citation leur as-tu offert, ici ?
— Je te jure devant Dieu que j’ignorais entièrement qu’Abrizzi avait lancé une campagne Jason Priestley multisupport. Si je l’avais su, c’est le dernier endroit de la ville où je t’aurais donné rendez-vous.
— C’est clair.
Et elle a souri.
Ça me plaisait bien qu’elle m’ait recontacté. A l’improviste. J’étais flatté qu’elle ait eu envie de passer une soirée avec moi. Et ravi, aussi, qu’à aucun moment elle n’ait mentionné les Kicks, ou mon compte rendu du concert. C’était rafraîchissant de rencontrer quelqu’un, de
bavarder sans devoir traquer les allusions d’un sous-texte. Bon, certes, maintenant, à la froide lumière du jour, les différences entre nous étaient plus criantes que jamais. Abbey était jeune, cool, sexy, et moi j’étais un trentenaire qui avait prêté son nom à de vilaines casquettes et à un restaurant médiocre.
— Donc, je voulais te demander un service.
OK – oubliez tout ce que je viens de dire.
— Je t’écoute, ai-je répondu avec un vigoureux hochement de tête pour lui signifier que oui, je me doutais bien qu’elle allait me demander un service et que jamais je ne m’étais imaginé qu’elle m’avait appelé parce qu’elle m’aimait bien et avait envie de passer un moment en ma compagnie.
Mais sans doute mon visage venait-il de se décomposer.
— Bon Dieu, non, ce n’est pas du tout pour ça que je t’ai appelé. Je ne voulais pas te voir pour te demander un service. C’est bien ce que tu crois ?
— Eh bien, pour être franc, je ne m’attendais pas à avoir de tes nouvelles. Du moins, pas avant la publication de la critique.
Elle m’a regardé avec gravité.
— Jason, je ne te cours pas après pour tes articles. Je ne te cours même pas après du tout.
Elle a mangé sa dernière bouchée de tourte pendant que j’essayais de dissimuler ma déception.
— Je pense juste que tu es un garçon meurtri.
— Pas du tout ! ai-je protesté, avec un peu trop d’empressement et sans prendre réellement le temps de réfléchir au sens de sa remarque.
— Bien sûr que si. L’autre soir, quand je t’ai demandé de m’apprendre quelque chose sur toi, que m’as-tu raconté en premier ?
— L’histoire de l’appareil photo ? ai-je hasardé.
Elle a souri et s’est reculée contre son dossier. Une faille s’est ouverte. Un silence gênant, comme un interminable bâillement, et qu’elle ne semblait pas pressée de combler.
— Bon, d’accord, je suis un peu meurtri, ai-je convenu.
— La plupart des mecs auraient essayé de m’en mettre plein la vue. A la même question, ils m’auraient répondu « j’ai déjà sauvé une vie », ou « j’adore les animaux », ou encore « mon plus grand défaut, c’est d’être trop gentil ». Mais toi, tu as décidé de me laisser voir tes blessures.
— C’est quoi, le service que tu voulais me demander ? ai-je dit, histoire de faire avancer la discussion.
— Jason…
— Non, vraiment, dis-moi. De quoi as-tu besoin ?
— Je veux un enfant.
Et elle m’a dévisagé. La musique, soudain, m’a paru plus forte, et j’ai cru sentir un surcroît d’agitation dans le pub.
— Je… Quoi ?
— Je sais que c’est bizarre, mais écoute-moi : est-ce que tu veux des enfants ?
Alors là, génial. Une cinglée. J’étais tombé sur une cinglée.
— Eh bien, oui, un jour, ai-je bredouillé en m’efforçant de prendre un air dégagé, comme si, en cet instant, dans ce pub, nous étions loin d’être les seuls à avoir cette conversation. Mais bon… pas ce soir.
— Ça, c’est évident. Il y a un délai d’attente de neuf mois. Maudit NHS
32. Mais quand en voudras-tu ? Tu pourrais être plus précis ?
— Bon, j’en voudrai… un jour ou l’autre. Je… ça m’a déjà effleuré l’esprit, pour ne rien te cacher, mais…
J’ai conclu d’un haussement d’épaules accompagné d’un vague mouvement des mains. C’était la réponse la plus précise que j’étais en mesure de faire.
— Et c’est ton dernier mot, c’est bien ça ?
Il me suffisait de terminer ce verre, et je pouvais être à la maison dans vingt minutes.
— Je pense, oui.
Elle a réfléchi un instant à ma réponse. J’ai senti comme un froid polaire. Et puis un ricanement a fusé.
— Jason, je ne veux pas vraiment d’enfant. J’ai environ trois cents ans de moins que toi, et j’ai toute la vie devant moi.
Et là, le soulagement et la joie ont dû se peindre sur mon visage, parce qu’elle a éclaté de rire, avant d’ajouter :
— Je te taquine ! Tu semblais terrorisé ! Je ne veux pas d’enfant de toi !
Tandis que je bataillais pour trouver une réponse qui n’inclue pas le mot « alléluia ! », elle a bu une gorgée de bière avant d’enchaîner :
— Je veux juste que tu me parles.
J’ai pris mon temps, j’ai étudié son visage. Une question me turlupinait bien malgré moi : pourquoi une fille que je n’intéressais pas me manifestait-elle autant d’intérêt ?
Et puis, tranchant le silence tel un couperet, une voix sévère a dit :
— Jason.
Les voix sévères qui tranchent les silences comme un couperet, je n’aime pas trop ça. En général, les nouvelles qu’elles apportent ne sont pas formidables. J’ai levé la tête.
Anna.
Anna ? Qu’est-ce que Anna…
Un tourbillon de mots s’est soulevé dans ma tête.
Je pense que tu as besoin de te regarder sérieusement en face, et peut-être de mettre la pédale douce sur la boisson, parce que ce n’est pas sain, tout cet alcool, Jason.
Ma main s’est crispée autour du verre de bière.
Une pinte n’a jamais rien résolu, et tu dois aussi laisser Sarah et Gareth vivre leur vie, parce que tu as eu ta chance, tu dois l’accepter, et te comporter en adulte.
— Bonjour, Anna.
Si j’avais été un personnage de dessin animé, on aurait vu les mots s’extraire péniblement d’entre mes mâchoires crispées. Anna avait l’art de s’adresser à moi sur un ton qui, invariablement, me donnait l’impression d’avoir été pris en flagrant délit, en train de commettre quelque acte répréhensible, et cette fois encore ça n’a pas loupé : j’ai rougi de la tête aux pieds. Anna était la meilleure amie de Sarah. Du moins jusqu’à ce que j’entre en scène. Elle n’avait jamais accroché avec moi – et certainement pas comme l’avait fait Gary, à ce que je m’étais laissé dire. Gary et sa trogne de fiancé.
Maintenant que Sarah était débarrassée de moi, Anna avait tout mis en œuvre pour renouer avec elle. J’avais toujours soupçonné que ce « tout » avait consisté à dire pis que pendre de moi. Jamais plus elle ne laisserait Sarah se détacher d’elle. L’information était le terreau sur lequel Anna s’épanouissait. Et par information, il faut entendre ragots. Donnez n’importe quel ragot à Anna, elle en fera bon usage et lui assurera une vie longue et prospère.
Je suppose que si j’étais encore prof, je l’aurais décrite comme ceci :
Apparence : lèvres minces, sourcils fins, nez fin, corps maigre, peau translucide. Des Kleenex plein les poches. Perpétuellement enrhumée, toujours glaciale.
Conversation : s’exclame à tout bout de champ « Je suis franche, c’est tout ! ». Comme si la franchise avait le pouvoir de dédouaner de la grossièreté, et que tant de spontanéité méritait nos applaudissements. N’apprécie pas que d’autres laissent parler leur spontanéité, et devient vraiment très franche si jamais ils s’y risquent. Dans l’ensemble : à fuir. A fuir à tout prix, par tous les moyens, en toutes circonstances. Eh bien, quoi ? Je suis franc, c’est tout.
Sachant que ce n’était qu’un mauvais moment à passer, qu’il me suffisait de demeurer impénétrable et qu’elle aurait bientôt tourné les talons, j’ai plaqué une imitation de sourire radieux sur mes lèvres et demandé :
— Comment vas-tu ?
Avec un claquement de langue réprobateur, Anna a tendu la main à Abbey – geste qui lui permettait de la jauger et d’englober d’un seul coup d’œil le tee-shirt Bowie lacéré, l’eye-liner bleu électrique et tous les autres détails qui ne me ressemblaient vraiment pas.
— Je suis désolée, il est tellement grossier, n’est-ce pas ?
Elle a éclaté d’un rire léger – une légèreté calculée pour mettre en valeur ma grossièreté.
— Anna. Je suis une amie de Sarah ?
Oui, la phrase était ponctuée d’un point d’interrogation. Qui n’avait pas lieu d’être, puisque Anna énonçait un fait, non un doute. Elle tâtait le terrain : en fonction de la réaction d’Abbey, à partir de ce qu’elle savait ou pas, Anna cherchait à comprendre qui était cette fille. Connaissait-elle l’existence de Sarah ? Lui avais-je raconté toute l’histoire ?
— Svetlana, a dit une voix, à ma gauche.
Cette voix avait un accent russe très prononcé, ce qui était curieux puisque la personne assise à ma gauche immédiate, c’était Abbey, et qu’Abbey n’avait pas
d’accent, sinon l’accent britannique. Et puis surtout, j’étais à peu près certain qu’il n’y avait personne répondant au prénom de Svetlana dans ce pub.
— Oh ! a fait Anna, apparemment soufflée.
— Je suis une call-girl russe.
J’ai tourné la tête vers la gauche, ébahi.
— Jason vient me voir souvent, mais parfois c’est juste pour pleurer.
Anna a écarquillé légèrement les yeux.
— Ce soir, c’est soirée larmes. Larmes, et tourtes. C’est une de ses spécialités. Les soirées Larmétourtes.
Anna s’est accordé une seconde de réflexion. Elle a balancé du chef, elle a souri à ses chaussures, et quand elle a relevé la tête, elle paraissait agacée.
— On dirait que tu as rencontré quelqu’un qui a le même âge que toi, a-t-elle lâché. Je vous laisse à vos affaires. Régalez-vous avec votre tourte.
Je l’ai regardée s’éloigner en me demandant si elle était capable d’oublier cet épisode, et si Sarah pouvait ne jamais en entendre parler.
— Et larmes, aussi ! a crié Abbey dans son dos. Tourtes et larmes.
J’ai regardé Abbey. J’étais sans voix.
— Je pensais que c’était ton ex, a-t-elle dit en pouffant.
— Et du coup, tu t’es dit que tu allais te faire passer pour une call-girl que je paye pour pleurer toutes les larmes de mon corps.
— Ouais ! Les filles adorent ce genre de conneries !
— Ah bon ?
— Pas toutes, loin de là. Celle-là ne semblait pas être ton genre, de toute façon. Elle venait de faire ses courses chez Crabtree & Evelyn. Quand tu commences à acheter des savons à la lavande, c’est que tu es mûre pour réserver une croisière Saga.
J’ai secoué la tête en souriant.
— Hé, allons traîner quelque part ! a-t-elle lancé.
J’étais dérouté.
— On est déjà en train de traîner quelque part.
— Eh bien, allons traîner ailleurs.
Je ne savais toujours pas si cette soirée était « un rencard », mais j’ai deviné la réponse lorsque à un moment donné nous avons croisé un type qu’elle connaissait, et qu’elle a embrassé en plein sur la bouche.
Nous étions au Good Mixer, à Camden, cernés par des branchés aux hanches aussi marquées que celles d’un serpent. Auparavant, nous avions fait une halte chez un traiteur indien de Castlehaven Road qui distribuait gratuitement des sachets de Bombay Mix, puis un saut au Hawley Arms où, dans un coin, nous avions aperçu Nick Grimshaw en train de se prendre le bec avec un grand type coiffé d’un chapeau loufoque.
Décider ensuite, sur un coup de tête, de pousser jusqu’à Camden donne l’impression qu’on est jeune, cool. En réalité, Camden me met très mal à l’aise. Ce n’est pas un quartier dans lequel il fait bon s’aventurer sans préparation préalable. Mieux vaut être équipé, par exemple, de chaussures à semelles épaisses pour broyer tous les os de poulet que vous allez rencontrer. Il faut aussi savoir prendre un air à la fois déterminé et courtois mais inflexible pour ignorer les zozos qui vous proposent de la drogue tous les trois mètres, tel un cordon d’assistants offrant de l’eau aux marathoniens le long du parcours.
— Haschisch, mec ? s’est enquis un premier dealer.
— Haschisch ? a demandé le deuxième.
— Hasch ? a lancé un troisième, juste au cas où depuis les trois derniers mètres et demi parcourus vous auriez changé d’avis, repensé votre vie d’une façon radicale et soudain développé une sacrée addiction.
« Pourquoi ? avez-vous envie de crier. Qu’est-ce qui te laisse croire que ta came est meilleure que la sienne ? Fais
au moins un petit effort ! Avec un baratin aussi minable, tu n’aurais pas l’ombre d’une chance dans
Dragon’s Den ! »
J’étais déjà fatigué et il n’était que minuit moins le quart.
Je savais qu’il n’était « que » minuit moins le quart, parce que chaque fois qu’il avait été question de l’heure, Abbey n’avait cessé de répéter qu’il n’était « que »… Il n’aurait été « que » l’heure du Jugement dernier qu’Abbey nous aurait trouvé tout de même encore un dernier bar où aller avant de nous présenter devant les portes du paradis.
Et c’était pour ça, évidemment, qu’elle me plaisait. Elle me rappelait le bon vieux temps. Celui d’avant Sarah, même. Cette époque où, comme Abbey, je pouvais passer des nuits blanches. Mes vingt ans étaient un lointain souvenir que j’en passais encore, et cela a perduré peut-être plus longtemps que ne le dictaient les principes d’une vie saine. C’était une façon d’être libre comme l’air, et Londres sait très bien s’y prendre pour encourager ce genre de comportement.
Bref. Il s’est avéré que ce garçon qu’Abbey avait embrassé sur la bouche – mais brièvement, me répétais-je ; un baiser très bref – était lui aussi musicien et membre d’un groupe, et c’est à ce moment-là que j’ai compris qu’Abbey traînait, la plupart du temps, essentiellement avec des bandes de garçons. J’ai décidé d’être super-cool. Le mot « mec » a refait surface dans mon vocabulaire.
— J’peux t’payer un verre, mec ? ai-je débité d’un trait.
Et alors que, dans ma tête, la question sonnait plutôt bien, ce carambolage de mots a semblé souligner chez moi un défaut d’élocution.
— Merci, c’est bon, chuis cool, a répondu le garçon – ce qui était horripilant parce qu’il avait raison.
— Je reviens, a fait Abbey.
En contemplant la clientèle, une fois de plus, je me suis senti très vieux. Les garçons portaient tous des jeans moulants, des cravates étroites, des tee-shirts étriqués, des godillots militaires et des Trilby, et autour de la table de billard chichement éclairée, tout ce petit monde titubait, trébuchait et s’exprimait d’une voix pâteuse. Sans Abbey à mes côtés, je ne me sentais plus à ma place. J’ai pensé à la façon dont j’étais habillé. Un jean, donc ça pouvait passer, mais il n’était pas coupé comme les leurs. Je n’aurais d’ailleurs pas su où aller pour acheter un jean comme ceux de ces garçons. Avec ma chemise, que j’avais repérée sur quelqu’un en photo dans GQ, et mes Converse, je détonnais. Quel âge pouvaient avoir ces garçons ? Vingt ans ? Vingt et un ? N’importe lequel d’entre eux aurait pu être mon élève. Et pouvait être en train de se dire : c’est un monsieur ? Un vrai monsieur d’au moins trente ans ? Ici, au Good Mixer ? Avec nous ?
— Comment s’appelle ton groupe ? ai-je demandé au copain d’Abbey.
En me faisant de mauvaise grâce l’aumône d’un regard, de crainte peut-être que je ne sois contagieux et ne lui refile la mystérieuse maladie qui rend vieux, il a marmonné :
— Bearpit Liars.
— Sympa, comme nom.
Il s’est contenté de hocher la tête avant de s’éloigner.
— Ta-dah !
C’était Abbey, de retour. Mais qui ne portait plus le tee-shirt Bowie.
— Où as-tu trouvé ça ? ai-je demandé, en état de choc.
— Je l’ai volé.
— Volé ? Mais quand ?
— Quand je suis allée aux toilettes, au restau. Je trouve qu’il me donne l’air très pro.
J’ai relu ce qui était écrit sur le tee-shirt.
Le magicien de la pizza qui vous transporte au paradis ! Jason Priestley, London Now !
— Ça te donne surtout l’air de travailler chez Abrizzi.
— J’ai entendu dire le plus grand bien de leurs pizzas. Hé, où est passé Jay ?
— Jay ? Le garçon que tu as… embrassé ?
Ah, Jay. Tu as gagné. On dirait bien que je suis sur le départ.
— Détends-toi, a répondu Abbey. Je vais certainement t’embrasser toi aussi à un moment donné.
A moins que je ne reste encore un peu.
— On va faire un tour ? a lancé Abbey.
J’ignore qui se promène à Camden passé minuit. De mémoire du quartier, ou des quartiers environnants, jamais personne n’a jugé que c’était une bonne idée de descendre à l’écluse pour se balader le long du canal passé minuit. En outre, alors qu’il me semble vous avoir dit très clairement ce que je pense des promenades nocturnes à Camden, il était évident que j’avais été moins clair avec Abbey puisqu’elle paraissait résolue à marcher et que, non contente de vouloir traverser Camden, elle voulait le traverser en empruntant la berge, à la lueur de réverbères qui papillotaient, et en longeant les péniches éclairées à la bougie et décorées avec des canettes.
Mais quand une fille vous a dit qu’à un moment donné elle pourrait vous embrasser, on accepte pas mal de choses. Même longer en pleine nuit la berge déserte d’un canal.
A un certain moment, nous avons dépassé deux formes tapies dans l’obscurité. En fait d’agresseurs, il ne s’agissait que d’un promeneur nerveux, accompagné d’un petit chien.
— Alors, il était comment, cet appareil photo ? a demandé Abbey. Celui que tu as trouvé ?
J’ai souri. Voilà qu’elle remettait ça sur le tapis. Peut-être avait-elle un truc avec les appareils photo ?
— C’était un jetable.
— Cooool ! C’est super-rétro. Mais il y a un truc qui me gêne, cela dit, avec ces vieux machins. C’est comme si tu fabriquais de la nostalgie. Comme si ces photos avaient un sens parce qu’on a réfléchi avant de les prendre. A l’inverse de ces millions de clichés numériques que tu retrouves après une soirée de bringue dans ton téléphone. Celles-là, elles sont juste bonnes à changer de fond d’écran. Les photos sur papier, elles sont permanentes.
— Tu devrais rencontrer mon coloc. Vous vous entendriez bien.
— Et la fille ? Que se passe-t-il avec elle ?
J’ai froncé les sourcils.
— Comment sais-tu qu’il y a une fille ?
— Eh bien, quand tu m’as dit qu’elle était enceinte, j’en ai tiré certaines conclusions.
— Oh. Celle-là ! Mon ex.
— Tu es en train de l’oublier.
— Comment le sais-tu ?
— Parce que tu n’as pas pensé à elle en premier, mais en second. Un jour, elle arrivera en troisième position, et ensuite tu ne penseras même plus à elle.
J’ai chassé quelques feuilles mortes d’un coup de pied.
— Ouais, c’est juste que… quand on a rompu…
— Comment avez-vous rompu ?
Nous nous sommes assis sur un banc et j’ai entrepris de lui raconter toute l’histoire. Tout en contemplant les eaux du canal, Abbey lâchait les petits bruits appropriés, posait les bonnes questions, et donc je me suis préparé à lui révéler la seule information que j’évite de vous donner depuis le début.
Parce qu’on s’entend bien, vous et moi, je le sens. Au commencement, notre relation était peut-être légèrement chaotique parce que j’étais un peu ronchon, mais vous savez que j’avais mes raisons, et qu’assez souvent mes humeurs dépendaient de la
Jezynowka. Et maintenant, juste au moment où on commence à bien accrocher, vous et moi, où je suis sur un banc avec une fille qui me plaît beaucoup, voilà que j’en arrive au moment où je sais bien que vous n’allez plus m’aimer.
Et quand je le lui ai dit, elle m’a regardé avec apitoiement, mais il était quasiment impossible de savoir à qui cette pitié était destinée.
32. National Health Service – le service de santé publique du Royaume-Uni.