13
ou Who Said The World Was Fair ?
— Jason ! Ça ne va pas ? Qu’est-ce qui se passe ?
Ne sachant pas où aller, j’étais venu ici et, l’obscurité aidant, j’avais mis un temps infini à localiser cette adresse sur Blackstock Road.
— Entre.
Je passe devant elle pour m’engager dans le vestibule étroit et sombre.
Je remarque la présence d’une barquette achetée chez un traiteur vietnamien, et d’un seul verre de vin ; il est 22 heures, la télé est allumée et elle regardait les infos.
— Où est ta coloc ?
— Je n’ai pas de coloc ? répond-elle d’un ton interrogatif.
Etrangement, cela m’impressionne, comme si elle avait grandi à mon insu, alors que, ayant l’un et l’autre passé le cap de la trentaine, c’est le moins qu’on puisse attendre maintenant.
— Tu veux du vin ? demande-t-elle.
Je m’écarte, soudain paranoïaque à l’idée qu’elle puisse sentir mon haleine alcoolisée.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? me lance-t-elle.
J’ai le regard vitreux, à cause de l’alcool peut-être, ou du froid, ou encore parce que j’ai pleuré, et je grelotte, à cause de l’injustice dont je suis victime, de la colère, et de la neige fondue.
— Tu es gelé, observe-t-elle. Que se passe-t-il ?
Avec un sourire forcé et des larmes plein les yeux, je lui réponds, aussi franchement que je le peux puisque la franchise est le thème dominant du jour :
— Je pense que je suis en train de craquer. Et je ne sais pas comment faire face.
Et ensuite, je lui déballe tout, et je vois bien qu’elle devine ces gros sanglots emprisonnés dans ma gorge et qui me donnent une voix chevrotante parce qu’elle met des moufles pour me parler ; elle me propose une pomme de terre au four, ou autre chose, et tant de sollicitude manque de m’achever.
Je veux que le monde fasse marche arrière, jusqu’avant le moment où tout ça a commencé, avant tous ces verres de gin et ce qui est le contraire d’un tonique, mais je veux aussi qu’on me traite comme elle le fait en ce moment, je ne veux pas qu’on me dise que je dois grandir, ou surmonter ça, ou mettre de l’ordre dans ma vie.
Parce que c’est injuste. Ce qui est arrivé, je ne l’ai pas demandé, et j’ignore pourquoi cela m’a autant affecté, mais le fait est là, et pourquoi suis-je le seul à le comprendre ?
Cependant, je ne suis pas si seul, n’est-ce pas ? Car elle aussi, elle le comprend, peut-être parce que pour elle c’est nouveau et qu’elle n’a pas à le gérer jour après jour, mais j’ai enfin le sentiment de parler à quelqu’un qui s’en soucie, quelqu’un qui peut entrevoir pour moi un autre avenir, loin de Saint John, de Dylan et du désespoir.
Tu te souciais de moi, Sarah, autrefois, alors pourquoi as-tu cessé de le faire aussi brutalement ? Qui a fermé ce robinet ? Qui s’est jamais entendu dire qu’il lui fallait grandir et tourner la page sans se sentir incompris et avoir l’impression d’être traité avec condescendance ?
Et je me sers une énorme rasade de vin. Elle monte le chauffage rien que pour moi, encore un petit geste si plein d’attention qu’il me brise le cœur. Je lui raconte tout, elle comprend tout. Très vite, il est minuit passé. Elle retrouve la bouteille de whisky qu’elle a oublié d’offrir à son père à Noël. Tant de chaleur est requinquant, encourageant, et quand ma main se retrouve étrangement près de sa jambe, il m’apparaît soudain qu’elle a toujours été une belle personne, une merveilleuse amie, et tout, à cet instant précis, est dans l’ordre des choses.

 

A peine m’étais-je appuyé contre le comptoir de la cuisine que je m’en suis écarté d’un bond, convaincu d’avoir écrasé une mouche sous ma paume. Mais non, ce n’était qu’un grain de Sugar Puffs.
Sachant que Dev allait probablement le chercher partout à un moment donné, je l’ai posé sur le bord de l’évier.
La nuit avait été longue. J’ai entendu le déclic de la bouilloire et, tandis que j’attrapais les sachets de thé, j’y ai repensé à nouveau.
Parler m’avait fait du bien. Elle savait écouter.
Moi, en revanche, je ne brillais pas par mes talents d’écoute puisque j’avais déjà oublié si elle prenait son thé avec ou sans sucre.
— Sans ! a-t-elle hurlé depuis la chambre.
Un cinquième de nanoseconde plus tard, Dev a entrouvert sa porte et passé la tête dans l’entrebâillement, tel un suricate qui aurait entendu un lion.
« C’était quoi ? » a-t-il articulé en silence.
« Abbey », ai-je répondu sur le même mode.
Le choc dissipé, il a trottiné vers moi en pyjama, et a décrété, posément :
— Excellente nouvelle. Bien joué.
— Il ne s’est rien passé, ai-je nuancé.
A sa grimace, j’ai compris qu’il aurait préféré ignorer ce détail.
Donc, il ne s’était rien passé. Il n’y avait pas eu de baiser. J’avais l’impression que je n’étais pas le seul, loin de là, à n’avoir pas embrassé Abbey.
— On va prendre le petit déj’ dehors ? Tu nous invites ? a lancé Dev. Si on le fait, j’ai quelque chose à te dire.

 

Abbey avait enfilé un tee-shirt qui traînait par terre et, dos calé contre mon oreiller replié plusieurs fois sur lui-même, elle était en train de pianoter sur mon ordinateur.
— Ta page Facebook était restée ouverte, a-t-elle annoncé, d’un ton bienveillant, en montrant l’écran. Tu veux savoir ?
— Savoir quoi ? ai-je demandé en posant sa tasse de thé au pied du lit.
— « Sarah est… »
Elle a laissé sa phrase en suspens pour m’inciter à compléter par moi-même le statut ; je me suis contenté de hausser les épaules.
— « … en train d’essayer des robes. »
Ne sachant pas quoi dire, j’ai haussé les épaules à nouveau.
Des robes de mariée ? Des robes de grossesse ? La mise à jour de son statut me donnait des informations dont je ne voulais pas, et soulevait des questions auxquelles je ne pouvais pas répondre.
Allez savoir pourquoi, j’ai pensé à ma mère. Elle avait très mal vécu notre rupture. Elle aurait adoré, en un tel moment, guider Sarah dans son choix d’une robe de mariée, ou de vêtements de grossesse, et tout organiser pour le jour qui referait d’elle une belle-mère et une grand-mère. Stephen avait épousé Amy, et ils communiquaient par Skype quand ils le pouvaient, mais je savais que ma mère avait également eu des projets me concernant.
Je suppose que les parents sont les victimes collatérales d’une rupture : leurs projets d’avenir sont annulés, leurs discours de mariage tombent à l’eau, les promenades au parc avec la poussette, pour nourrir les canards ou pique-niquer, leur filent entre les doigts, et tout ça à cause d’une malheureuse dispute, d’une seule sortie de route, d’un misérable geste égoïste. Ils sont forcés de se réinitialiser et n’ont plus qu’à espérer que dans un mois, dans un an ou quand cela vous sera possible, vous rencontrerez quelqu’un d’autre et qu’ils pourront recommencer, en secret, à espérer et à tirer des plans sur la comète. Entre-temps, ils vous soutiennent parce que vous faites partie de leur équipe, mais leur espoir est envolé, remplacé par Billy Elliot ou d’inconfortables dîners à trois.
« Oh, Jason, avait lâché ma mère avec tristesse, le soir où je lui avais annoncé la nouvelle au téléphone. Et maintenant ? Que se passe-t-il, maintenant ? »
Et tout ça uniquement à cause d’un stupide accident – mais un accident néanmoins. Si j’étais mesquin, j’en ferais porter la responsabilité au gamin – cet élève, un garçon brutal, agressif, tyrannique. Raciste, évidemment, sans savoir pourquoi, et qui en voulait à la terre entière, mais qui, au fond, n’était rien d’autre qu’un futur délinquant. Oui, je me montre amer, et snob, mais je vous le demande : comment pourrais-je ne pas l’être, quand Dylan a fait ce qu’il a fait ? A cause de lui, j’ai dû partir, je n’avais pas le choix. Je n’ai pas pris ma décision à la légère ni, quoi que Sarah puisse vous raconter, sur un coup de tête. Elle n’a pas compris. Je n’en revenais pas. Cette fille avec qui j’étais depuis si longtemps, elle n’a tout simplement pas compris.
Un jour, Dylan a décidé qu’il voulait buter un prof.
Je sais, ça paraît spectaculaire. Mais c’est ce qu’il a déclaré à la police. Il ne l’avait pas prévu ; il n’en avait jamais éprouvé le désir auparavant ; il l’a juste décidé. Un jour, entre midi et deux, il est rentré chez lui, dans la cité HLM qui fait face à Saint John et domine la cour de récréation, et avec son copain Spencer Gray, il a chargé la carabine à air comprimé de son frère, et visé la salle de classe la plus proche de la rue, dans laquelle, se trouve-t-il, j’expliquais à mes élèves de troisième le fonctionnement d’une Spinning Jenny33.
Au début, ce n’était qu’un flash. Une infime distraction pour le regard, accompagnée d’un craquement à peine audible. J’ai poursuivi mon cours sur la révolution industrielle, mais ça a recommencé, comme si une luciole ou la plus rapide et la plus petite des étoiles filantes traversait la salle et passait devant les affiches expliquant le principe de l’assolement et de la jachère.
J’ai regardé la fenêtre et quand j’ai remarqué le trou – petit et rond, au tracé parfaitement régulier – je me souviens avoir d’abord pensé que quelqu’un devait jouer avec une sarbacane. Puis, j’ai songé qu’un petit pois ne peut pas traverser le verre et que la sarbacane n’est plus vraiment à la mode, et ensuite, même si j’avais vraiment du mal à y croire, j’ai commencé à comprendre ce qui se passait.
Pour finir, la police avait déployé quarante hommes. Les gamins s’étaient régalés : agglutinés devant les fenêtres pour observer les armes et les armures, on aurait dit qu’ils regardaient News 24, et non une scène de la vraie vie, qui se déroulait à Londres, dans un des quartiers nord, par un après-midi de grisaille. J’avais réussi à faire évacuer la salle de classe, sans affolement ni désordre, et, franchement, Dylan n’avait pas la moindre chance de blesser qui que ce soit avec une carabine à air comprimé de cette taille, mais peu importe – j’ai pris de plein fouet l’intention, la pensée, la tristesse, la fureur et la haine, et c’est le soir, une fois rentré à la maison, après quelques Crispy Pancakes Findus et une bouteille de rioja, que j’ai accusé le coup. Et j’ai pleuré. Et même plus : j’ai sangloté et braillé comme un nouveau-né, pour ne m’arrêter qu’une fois transformé en loque tremblante, crachotante et à bout de souffle.
Au début, Sarah m’avait témoigné énormément de sympathie et de chaleur. Elle avait pris quelques jours de vacances, et moi aussi, mais j’étais dans un tel état de choc que les heures dévoraient mes journées à mon insu. J’étais sur mes gardes, soupçonneux, nerveux. Je ne voulais plus sortir, je restais enfermé, à l’abri, où je m’apaisais devant Un dîner presque parfait, Watchdog ou n’importe quel autre programme qui représentait la normalité. Au bout d’un moment, et peut-être fallait-il s’y attendre, Sarah s’est montrée moins compatissante.
« Pour l’amour de Dieu, ce n’est qu’un gamin ! s’est-elle énervée un soir, alors que nous allions entamer notre troisième, quatrième ou cinquième dispute de la journée. Il ne savait pas ce qu’il faisait ! Ce n’était qu’une malheureuse carabine à air comprimé ! »
Maintenant, je comprends son ras-le-bol. A l’époque, j’en étais incapable. J’étais tellement absorbé par moi-même, par la victime en moi. Peut-être cherchait-elle simplement, comme sa mère passait son temps à le suggérer, à créer un sursaut, pour m’obliger à me ressaisir. Mais c’est difficile de se ressaisir après un truc pareil. C’était tout de même moi, le prof que Dylan avait choisi. Certes, uniquement parce que le hasard m’avait placé, à ce moment-là, dans cette salle de classe en face de sa cité, mais c’était précisément ce caractère aléatoire qui m’avait traumatisé, et prouvé que le monde était plus dangereux que je ne l’imaginais.
Et puis j’étais en colère. J’en voulais à Dylan, j’en voulais au monde entier, et aussi à Sarah d’être déçue par celui que j’étais, que ce fût vrai ou pas. Le fait est que ma vie a changé lorsque Dylan a armé cette carabine. Je suppose que, d’une certaine façon, il a bel et bien buté un prof ce jour-là. Ce qui est sûr, c’est qu’il a flingué un couple.
Mais non.
Non, pour ça, je prends toutes les responsabilités sur moi.

 

— Donc, je l’ai virée, a dit Abbey en interrompant mes pensées.
— Hmm ?
— Je l’ai virée. C’est dégueulasse de sa part. Elle sait que tu peux tomber dessus, et que ça doit faire mal, alors je l’ai virée de ta liste d’amis.
J’ai souri, convaincu qu’elle plaisantait, et ce d’autant plus qu’elle avait mimé des guillemets en disant « amis », mais quand j’ai vu qu’elle buvait juste une gorgée de thé avant de recommencer à cliquer à droite à gauche, j’ai réagi.
— Tu… excuse-moi, tu as fait quoi ?
Elle m’a regardé d’un air innocent et a haussé les épaules.
— C’est pour le mieux. Fais-moi confiance.
Lui faire confiance ? Je la connaissais à peine.
— Abbey, mais qu’est-ce qui t’a pris ?
J’étais en colère, maintenant.
— Tu ne sais rien de moi, ou presque. Pourquoi te ferais-je confiance ? Tu n’as jamais rencontré Sarah, tu ne sais pas de quoi tu parles, et tu débarques ici et tu la vires de mon Facebook ? Elle va le savoir ! Elle va voir que je l’ai virée !
J’avais encore du mal à y croire.
— Tu te rends compte de l’impression que ça donne ? Tu ne peux pas jouer avec la vie des autres comme ça. Tu ne peux pas te pointer ici, te servir de mon ordinateur et me faire passer pour un abruti. Juste au moment où ça commençait à peine à s’arranger entre nous !
Je reste un garçon poli, même une fois sorti de mes gonds, et c’est vraiment moche d’accabler quelqu’un de reproches, mais Abbey devait comprendre qu’elle avait franchi la ligne rouge. Alors quoi ? On se voit deux fois, c’est sympa, et du coup elle se sent autorisée à se mêler de ma vie privée ?
— Abbey, tu as besoin que quelqu’un te dise que…
— Jason. Tu n’as pas besoin de ça.
Je me suis arrêté net. Elle m’a dévisagé.
Tu n’as pas besoin de ça. Facile à dire, pour elle.
— Tu ne dois plus y penser. Tu as cafouillé, si tu n’arrêtes pas d’y penser, tu ne seras plus bon à rien. Tu es un bon parti, Jason, à ta façon, mais tu traînes des casseroles. Et tu ne peux pas laisser ce seul aspect te définir. Ces rappels perpétuels te font du mal – « Sarah est mariée », « Sarah s’éclate », « Sarah n’a plus besoin de toi ». Tu as besoin de repartir de zéro, de recharger tes batteries, et cela fait, tu pourras peut-être la laisser revenir dans ta vie, mais entre-temps tu auras changé et tu seras devenu celui que tu as besoin d’être.
Etait-ce ce qu’elle disait, ou seulement la façon dont elle le disait ? Je ne sais pas, mais je la recevais cinq sur cinq, et même si rien, dans mon regard, ne pouvait le laisser deviner, j’étais en train de me calmer. Peut-être que j’avais juste besoin que quelqu’un d’autre prenne cette décision à ma place. Parfois, c’est aussi bête que ça.
Et ensuite, le développement le plus bizarre qui soit : Abbey s’est penchée vers moi, tout contre moi, même. J’ai senti son souffle sur mon visage, le parfum de son shampoing, et sa main qui effleurait ma jambe, et c’était la scène la plus sexy au monde : cette fille, vêtue d’un de mes tee-shirts, à côté de moi, tellement près de moi, tellement adorable, tellement là.
Et elle m’a embrassé. Un baiser tendre, sans hâte.
Elle s’est écartée, elle a repoussé sa frange, elle a souri à la fenêtre puis m’a regardé.
— Je veux juste qu’on soit amis, a-t-elle dit.
J’ai cligné des yeux.
— Hein ?
— Je ne suis pas ce dont tu as besoin.
— Mais tu viens de m’embrasser. Nous venons de nous embrasser. Et c’est toi qui as commencé.
— Je voulais juste qu’on s’en débarrasse, sinon, on aurait continué à y penser tous les deux, et ce n’est pas la bonne voie, ni pour toi ni pour moi.
— Hein ?
— C’est bien mieux comme ça, a-t-elle décrété en étreignant un oreiller, telle une barrière de protection. De toute façon, je ne l’ai pas véritablement virée, a-t-elle ajouté avec un sourire.
— Pardon ?
— Je ne l’ai pas virée au sens propre. Il faudrait être cinglée pour débarquer chez les gens et faire le ménage à leur place.
— C’est exactement ce que je disais !
— Oui, et c’est un peu vexant que tu m’en aies crue capable. Mais maintenant que tu as compris que tu peux le faire, que c’est permis, que c’est possible, eh bien, tu devrais t’en charger toi-même.
J’ai regardé l’ordinateur.

 

— Alors voilà : je l’ai craqué ! a annoncé Dev.
Nous étions au café, plus bas dans la rue, et nous avions invité Abbey pour le petit déjeuner. J’étais encore dérouté. Jamais je n’avais rencontré quelqu’un dont l’esprit sautait aussi rapidement d’un sujet à un autre. Les gens que je connaissais étaient du genre à s’appesantir sur les sujets. Ils les couvaient, ils les nourrissaient. Pour eux,  « impulsif » était un mot inventé par une marque de déodorant. Mais, d’une certaine façon, c’était revigorant.
Matt allait nous rejoindre à vélo. Dev souhaitait lui proposer un job à temps partiel à la boutique. « J’ai l’impression que je peux être un modèle pour Matt et l’inciter à réaliser son potentiel », nous avait-il expliqué en s’habillant. J’étais impressionné. Il m’avait échappé que la boutique était en mesure d’embaucher. Ou que Dev, qui portait ce jour-là son slip Pokémon (je le savais pour l’avoir vu de mes propres yeux), pouvait se poser en modèle.
— Qu’as-tu craqué ? a demandé Abbey, au moment où Pamela, la serveuse, nous apportait notre commande.
Nous nous sommes tus et j’ai croisé le regard de Dev qui évitait consciencieusement de la regarder, mais que venais-je de surprendre ? Ne l’avait-elle pas regardé une seconde de plus que nécessaire ? Avec un sourire prêt à éclore, juste au cas où Dev aurait souhaité tester une nouvelle phrase toute faite en polonais ? Pendant que Dev faisait mine de frotter une trace récalcitrante sur la table, Pamela a disposé les couverts, puis elle s’est éloignée.
— Je travaille sur le long terme, a soufflé Dev d’un ton de conspirateur. Je me débrouille pour lui manquer.
— Ça va marcher, c’est sûr, a approuvé Abbey. Alors, qu’est-ce que tu as craqué ?
— Le code. Le thème. Nous cherchons à faire émerger un thème du chaos de ce tas de photos.
— Pas moi, ai-je corrigé. Moi, je cherche juste La Fille. Pour pouvoir lui rendre ses photos et me dire que j’aurai au moins mené quelque chose à bien cette année.
— C’est donc ça, le propos ? a lancé Abbey avec un sourire. Certains escaladent des montagnes pour laisser leur empreinte, d’autres traversent les océans à la nage, mais Jason Priestley, lui, restitue des objets trouvés.
— Alors, quel est le thème ? me suis-je impatienté. Quel est le fil rouge entre ces photos ? Et n’oublie pas, il a intérêt à mener directement à elle. J’imagine que ta proposition sera infaillible – comme ta stratégie d’approche de Pamela.
Dev a pris une profonde inspiration puis a regardé Abbey.
— Peut-on faire confiance à cette fille bizarre ? a-t-il demandé en montrant Abbey du doigt.
— Non, ai-je répondu.
— C’est dommage, parce qu’il faut que je le dise de toute façon. Cette fille, sur les photos, est un vampire.
Il s’est reculé contre son dossier, genre « Voilà, c’est dit ». J’ai avancé ma lèvre inférieure et hoché la tête, comme si, oui, cela m’avait déjà effleuré l’esprit à moi aussi.
— Bon, peut-être pas un vampire au sens propre, mais une fille obsédée par les vampires. Une gothique, si tu veux. Des gens dangereux, ces gothiques, des monomanes.
Dev avait pris soin de se munir des photos pour nous faire part de sa grande trouvaille. J’en ai sorti une de la pochette.
— Elle ne ressemble pas vraiment à une gothique monomane, ai-je déclaré en désignant du doigt son sourire radieux, ses cheveux blonds, sa robe estivale.
— Réaction typique d’une créature diurne, à laquelle elle est probablement habituée, a asséné Dev.
— Pourquoi penses-tu qu’elle est un vampire, Dev ? a interrogé Abbey avec le plus grand sérieux.
— C’est le thème qui est développé dans ces photos. Réfléchissez. Elle visite des cimetières.
— Elle visite des cimetières ?
— Celui de Highgate, ai-je précisé pour sa défense, comme si je la connaissais. C’est un spot touristique.
— Oui, mais un spot touristique réputé pour ses vampires. Le Roi Vampire lui-même y a élu domicile – c’est toi qui me l’as dit ! En plus, on pense que Bram Stoker a écrit Dracula après une visite à Highgate.
— Je ne suis pas certain qu’on puisse prendre ça comme un…
— Et Whitby. Il y a ensuite Whitby.
— Et alors quoi, Whitby ?
— C’est la ville où Bram Stoker a situé l’action de Dracula ! Tu ne le vois donc pas ? C’est une groupie de Dracula !
— En ce cas, comment expliques-tu les pétoncles ? Tu crois vraiment que Dracula mangeait des pétoncles ? Et avant que tu mentionnes l’usine, je précise qu’il n’assommait pas non plus des phoques.
— Je n’en suis pas sûr, Jase. Les vampires sont obsédés par la mort, celle des humains comme celle des mammifères marins.
— Ecoute, ai-je dit avec une certaine sévérité maintenant parce que j’étais bien certain que cette fille, ma fille, La Fille, n’était pas un vampire. Ce sont juste des photos, prises de façon aléatoire, au moment où ça s’est présenté. Elles ne vont pas me conduire droit jusqu’à La Fille, ni me donner un aperçu de sa vie. Et j’en ai tiré toutes les informations que je pouvais en tirer. Mais Abbey m’a appris un truc bien aujourd’hui. Sur les nouveaux départs, et les ardoises qu’il faut effacer. Voilà peut-être ce qu’il me faut faire ici. Oublier toute cette histoire. Me focaliser sur mon travail.
Mais je parlais dans le vide parce que Abbey, très concentrée, semblait ailleurs.
— Hé ! s’est-elle écriée en brandissant une des photos. Hé !

 

Nous nous trouvions devant le Rio Grand, un cinéma de Dalston.
« Je vous parie tout ce que vous voulez qu’on va tomber sur un cycle Dracula ! » nous avait seriné Dev pendant le trajet en bus.
A en croire ce qu’annonçaient les grandes lettres rouges sur la marquise, il s’agissait plutôt d’un cycle consacré au cinéma algérien. Tandis que nous contemplions cette information, un cantonnier faisait rouler distraitement une boîte en métal le long du caniveau avec son balai.
— Vous savez, le seul détail qui vous évite de passer pour deux farfelus un peu cinglés et coupables de harcèlement, c’est que l’un d’entre vous figure effectivement sur l’une des photos, a fait Abbey tandis qu’un souffle de vent soulevait sa frange. Si ce n’était pas le cas, je ne serais pas là. Même si c’est moi qui ai insisté pour venir.
— C’est le destin, a dit Dev en essayant de se draper de mystère à la façon d’un poète.
— Le destin, ah bon ? a raillé Abbey. Encore faudrait-il qu’il existe. Les raisons existent. Et ce sont elles qui nous poussent à agir. Tu as tes raisons pour vouloir retrouver cette fille, Jason. Mais rien ne dit que tu y arriveras.
— Que veux-tu dire ?
— Elle te plaît. Tu as senti quelque chose. Il t’a semblé qu’il se passait un truc. Et tu te découvres sur une de ses photos. Autant de bonnes raisons pour vouloir la retrouver. Et tu as une excuse, également, parce que c’est une bonne action. D’un autre côté, tu as des raisons de ne pas vouloir la retrouver.
— A savoir ?
— Tu ne sais plus où tu en es dans ta vie. Tu as perdu la fille dont tu espérais qu’elle serait la femme de ta vie parce que tu soupçonnais qu’elle ne l’était peut-être pas, et de là, elle est devenue la femme de la vie d’un autre. Il l’a séduite, il l’a mise en cloque, et toi, maintenant, tu vis à côté d’un claque avec Dev, qui n’a jamais trouvé la femme de sa vie. Sans vouloir te vexer, Dev.
— Ce n’était pas un claque, a indiqué Dev placidement.
— Alors quelles raisons te guident ici ? Parce que le destin, ça n’existe pas ; pas dans le sens où tout serait prédéterminé, du moins. Cela étant, je t’accorde que si tu ne fais rien, ton destin sera de passer le restant de tes jours en caleçon, dans un claque, et tu seras seul responsable. Chacun choisit les raisons qui le guident.
— Au moins, tu ne penses pas que ma démarche est tordue.
— Elle est complètement tordue ! Elle est à la limite du harcèlement, et qui sait ? Peut-être même que faire développer une pellicule qui ne t’appartient pas est illégal. Mais ce sont tes choix et je réserve pour l’instant mon jugement. Attendons de voir ce qui va se passer.
J’ai coulé un regard vers Dev, qui signifiait : « Qu’est-ce que je t’avais dit ? » Il s’est éloigné pour regarder quelques affiches.
Autrefois, il y avait eu à cet emplacement, sur Kingsland Road, une salle des ventes. Dans les années 1970 ou 1980, le cinéma Art déco qui lui avait succédé a été rebaptisé le Rio, comme sans doute beaucoup d’autres salles à l’époque, quand Rio était la destination la plus en vogue du moment. Cet engouement pour Rio a duré plus longtemps que d’autres. Un peu plus bas dans la rue, par exemple, Millenium Cabs était déjà en train de se rebaptiser Hackney Comfort Cabs maintenant que l’effervescence festive de l’an 2000 ne faisait plus trop recette. A sa droite, Millenium Fried Chicken avait l’air honteux d’avoir une longueur de retard, comme une fille hideuse qui passe la soirée avec sa copine femme de footballeur. Mon cœur avait flanché lorsque je l’avais vu – le cinéma, pas la rôtisserie –, parce que cet endroit était indéniablement un lieu tout indiqué pour les rencards.
Où avais-je emmené Sarah la dernière fois que je l’avais emmenée au cinéma ? Qu’avions-nous vu ? Je crois bien que c’était Iron Man 2. Nous nous étions disputés sur le trajet, puis je l’avais mise en boule en me plaignant de ce que le pop-corn coûtait presque aussi cher que les billets. Après la séance, nous étions allés dans un Nando’s, et c’est à peine si nous avions desserré les dents. Et tandis que nous peinions à rassembler assez d’enthousiasme pour commenter le film, un ivrogne, sur le trottoir, avait balancé un coup de pied dans un fourgon de flics, et s’était aussitôt retrouvé plaqué au sol.
La soirée avait dû se passer bien différemment pour La Fille. Elle avait eu lieu au Rio, pour commencer, un cinéma magnifique – pas un de ces multiplexes de centre commercial où toutes les salles ont la même taille. Le Rio était classe. Classique. Le type – Mastoc – était sans doute venu la chercher avec sa voiture. C’était quoi déjà, cette bagnole ? Une Vegas ? Il avait certainement apporté une flasque en argent ancienne qu’il avait pris soin de remplir d’un cocktail sophistiqué. Ce soir-là, il avait privatisé la salle rien que pour eux, pour une projection de son film algérien préféré, et, comme pour un déjeuner sur l’herbe, il avait étalé un plaid en tartan – celui de son clan – afin qu’ils puissent regarder le film allongés, éclairés par les néons. Ensuite, sans doute l’avait-il emmenée dans un bar en sous-sol à l’ambiance décontractée, français certainement, et probablement accessible aux seuls membres ; les barmans au physique attrayant leur avaient réservé un accueil chaleureux et le trio de jazz, dans le coin, leur avait dédié un morceau. Des femmes séduisantes et intelligentes l’avaient salué de loin, ce qui l’avait intimidée sans qu’elle se sente pour autant menacée, et il lui avait expliqué qu’il s’agissait de deux New-Yorkaises qui essayaient de le convaincre de montrer son travail dans leur galerie, ou qu’elles étaient tout bêtement les locataires d’un des nombreux lofts en bord de Tamise, avec vue sur Big Ben, qu’il possédait, ou encore qu’il les avait rencontrées en Haïti, du temps où il soignait les enfants avec Médecins Sans Frontières. Et, après l’une ou l’autre de ces explications, le regard perdu à mi-distance, l’air à la fois torturé, pénétré et impénétrable, il avait caressé du doigt le bord de son verre dans lequel miroitait la robe rubis d’un sublime Romanée-Conti, et La Fille était tombée encore plus éperdument amoureuse de lui.
Clic.
Je me suis retourné et j’ai découvert qu’Abbey venait de prendre une photo avec mon appareil jetable.
— Elle sera bien, a-t-elle annoncé avec un froncement de nez. Tu avais l’air morose.
Elle a réarmé l’appareil. Combien en avions-nous pris maintenant ? Quatre ? Cinq ?
— Est-ce que j’avais l’air pénétré ? Torturé ?
— Juste un peu de mauvais poil.
— Les filles adorent ça.
Abbey a rigolé, puis elle a plissé le front.
— Hé, j’ai essayé de reproduire la photo, d’accord ? De faire en sorte que la tienne ressemble à la sienne. Et j’ai eu cette affiche à l’arrière-plan.
— Et alors ?
— Et alors, où est sa photo ?
Je l’ai sortie et je la lui ai tendue. Abbey a souri.
— Tu vois, là ? Par-dessus son épaule ? Cette affiche de film ? Si on retrouve la date à laquelle elle était sur le mur, on pourra savoir quand elle est venue ici…
Avant que je comprenne ce qui était en train de se passer, Abbey a filé et poussé les doubles portes capitonnées. Dev est venu se glisser à côté de moi.
— Sorcière.
— Quoi ?
— C’est une sorcière. J’ai fait le tour des affiches. Il y a un film sur une sorcière. Les sorcières et les vampires se fréquentent, sans doute. Cette nana est obsédée. Où est Abbey ?
— Elle est allée vérifier un truc.
Le téléphone de Dev a bipé.
Où êtes-vous passés tous les deux ? demandait le message.
Nous nous sommes regardés.
— On aurait dû dire à Matt qu’on venait ici, a reconnu Dev.

 

— Un mois ! s’est exclamée Abbey en jaugeant les quilles. Tu n’as qu’un mois de retard. C’est si près que tu pourrais la toucher.
Elle a trottiné sur la piste tout en balançant très énergiquement la boule au bout de ses doigts, puis elle l’a lâchée. Et la boule est allée rouler dans la rigole.
— Pas de chance ! a lâché Dev.
— A peine un mois, a répété Abbey. C’est comme si ces photos étaient une trace de buée. Cette fille a laissé ces souvenirs derrière elle et toi, tu les retrouves juste à temps, juste avant qu’ils s’évanouissent. Tu vois ? Elle les croit perdus, ces souvenirs, mais tu as trouvé l’appareil photo. Tu les gardes en vie !
— Le destin ! a conclu Dev en soulevant sa boule. Le destin.
Ce n’était pas de tout repos de traîner avec Abbey. Elle nous avait d’abord embarqués à Spitafields, pour acheter une robe chez un jeune créateur qui avait le vent en poupe, mais une fois sur place, la robe était trop « cireuse » à son goût, et maintenant nous étions au Bloomsbury Bowl, dans le sous-sol de l’hôtel Tavistock, à Bloomsbury, parce que entre-temps Abbey avait décidé qu’elle voulait visiter le British Museum, avant de se raviser une fois devant les portes.
— Et c’est uniquement la photo du cinéma qui remonte à un mois. Toutes celles qui suivent sont encore plus récentes. C’est comme si elles conduisaient toutes à la photo sur laquelle tu figures.
Je me suis forcé à faire une moue blasée, comme si ces découvertes ne me faisaient ni chaud ni froid, mais l’enthousiasme d’Abbey était contagieux. Sans compter qu’elle m’offrait le point de vue d’une fille – et m’offrait surtout un point de vue autre que celui de Dev.
— En plus, vu le film qu’il l’a emmenée voir, ce n’était pas un rencard, a-t-elle enchaîné. Il parlait des camps de la mort au Vietnam. Pourquoi l’aurait-il emmenée voir un film sur un sujet pareil si c’était un rencard ?
D’une cabine de karaoké à notre gauche s’est déversée une flopée de filles qui, les joues empourprées par le pinot et les rires, se poussaient par les épaules en gloussant et se mettaient en jambes pour la suite de leur soirée.
— Peut-être sont-ils allés voir un autre film, ai-je objecté, tout en ne sachant pas très bien si je tenais à ce que cette hypothèse se vérifie.
— Et en admettant que c’est bien avec lui qu’elle était au cinéma ! a dit Abbey. On ne voit qu’elle, sur la photo.
— C’était avec lui. Il a bien fallu que quelqu’un la prenne, cette photo. Et la seule autre personne qui figure sur les autres clichés, c’est lui.
— Non, tu y figures aussi, m’a rétorqué Abbey. Les deux autres personnes à être sur ces photos, c’est lui… et toi. Le passé… et l’avenir.
Quand Dev est venu se rasseoir, penaud, nous avons levé la tête et vu sa boule rouler paresseusement le long de la rigole.
— Pas de chance, a lâché Abbey.
Le téléphone de Dev a bipé de nouveau.
— Merde. J’ai oublié de prévenir Matt qu’on avait encore bougé.

 

— Merci, les mecs. Sympa, la visite de Londres en accéléré. J’ai vu le café, le ciné, l’extérieur d’un musée immense et me revoilà ici, à quinze mètres du café, a pesté Matt en tendant le doigt.
Nous étions de retour à Power Up ! Dev avait confié la boutique à Pawel pour la matinée et espérait fermement, à son retour, y voir s’y bousculer les hordes du samedi après-midi.
— Pas un chat ! a annoncé Pawel. Tes petits jeux n’intéressent personne.
— Ce ne sont pas des petits jeux, Pawel. Le dernier Call of Duty avait un budget de plusieurs millions de dollars, et Kiefer Sutherland a prêté sa voix. Tu auras au moins appris ça aujourd’hui.
— Poil au circuit, a ponctué Pawel.
Il a dû apprendre ça des bandes de gamins qui, tous les jours à la sortie de l’école, envahissent son épicerie pendant dix minutes et lui font perdre des centaines de livres à cause des Twix et des Lilt qu’ils fauchent.
Dev a ouvert son journal et mordu dans une krokiety.
— Alors, c’est qui cette meuf ? a demandé Matt.
Abbey venait de partir en trombe pour acheter des cigares.
— Abbey ?
— Ouais, et pour commencer : pourquoi elle est allée acheter des cigares ?
— Elle avait envie d’un cigare et elle a décrété qu’on devrait tous en fumer un. Elle est… étudiante en art, tu comprends.
Matt a opiné d’un air pénétré tout en répétant silencieusement « étudiante en art ».
— Ouais, j’en croise parfois, des gens des Beaux-Arts. Avec de grosses lunettes. L’autre jour, au Wimpy, il y en avait toute une bande, qui portaient tous une fausse moustache. Chais pas pourquoi. Pourquoi elle traîne avec vous ?
— Et pourquoi pas ? ai-je rétorqué, un peu sur la défensive. Une fois qu’on fait abstraction du fait qu’elle a dix ans de moins que nous et qu’elle est vachement plus cool. Exactement comme toi, sauf en ce qui concerne le second point.
Matt a éclaté de rire. C’était agréable de le faire rire. Nous étions en bonne voie pour nouer une véritable relation d’amitié, même si celle-ci demeurait recouverte pour l’instant d’une mince couche de givre ; il fallait que les choses se dégèlent encore un peu entre nous avant que Matt oublie que je n’étais plus son professeur, et qu’il avait cessé d’être mon élève. Quand on riait, ça le faisait.
— Ma question était… a repris Matt – et j’ai senti qu’il faisait un effort pour choisir son vocabulaire. Vous allez sortir avec elle ?
— Non ! ai-je protesté, avec un empressement dicté par l’embarras. Non, nous sommes juste copains.
La porte s’est ouverte, et un client est entré. Nous nous sommes tous retournés pour le dévisager et le type a hésité, comme s’il craignait d’avoir interrompu quelque chose. Dev, surpris, a baissé son Daily Star. Le client est ressorti en refermant doucement la porte derrière lui.
— Entre nous, il y a eu un déclic ! s’est exclamé Dev.
Matt et moi l’avons regardé.
— Il y a une histoire, là, au sujet d’un type qui a trouvé un appareil photo, a poursuivi Dev.
Voilà qui a piqué au vif mon intérêt.
— Le type a trouvé un appareil, un appareil numérique, pendant qu’il était en vacances. Il a regardé les photos et il les a postées sur Facebook. Un ami d’ami a reconnu le propriétaire de l’appareil, et le type a pu le récupérer.
— Six degrés de séparation, ai-je dit avec le sentiment d’être intelligent.
— Six quoi ? a fait Matt.
— Tous les individus sont reliés entre eux, ai-je explicité.
La cloche a tinté à nouveau, mais cette fois je n’ai pas pris la peine de me retourner, parce que cela arrivait parfois avec Dev ; compte tenu de son aura intimidante de gamer des quartiers nord34, les clients devaient souvent s’y reprendre à deux fois avant d’entrer.
— Tu prends n’importe qui dans le monde, et je vais connaître quelqu’un, qui connaît quelqu’un, qui connaît quelqu’un, qui connaît quelqu’un, qui le connaît. Il paraît que c’est imparable. Je n’ai jamais vérifié, parce que à quoi bon ? Mais ça laisse songeur, non ?
A en croire la façon dont Dev me regardait, cependant, il n’était nullement impressionné. Mais plutôt anxieux.
— Salut, Jason.
J’ai fait volte-face.
— Salut, Sarah, me suis-je entendu dire.
C’était la première fois que je la revoyais depuis… Mince, depuis quand ne l’avais-je pas vue ? Elle portait des vêtements que je ne lui connaissais pas. Elle était encore toute bronzée et rayonnante après le séjour en Andorre. Et elle était là. La bague. Le signe de son engagement permanent à Gary. Mon regard a dérivé vers son ventre : ça ne se voyait pas encore, pas vraiment. Ah, tiens, elle avait un nouveau bracelet de montre. C’est marrant, les détails qu’on remarque quand on revoit une ex.
— Qui essayez-vous de retrouver ? a-t-elle demandé d’un ton faussement léger et désinvolte, comme si elle allait proposer de nous aider.
— Personne, ai-je répondu. Enfin si, quelqu’un. Un client. De Dev.
— Tu mens, a-t-elle dit en souriant.
— Absolument pas, ai-je assuré d’un ton revêche.
Pourquoi pensait-elle qu’en ce moment je passais mon temps à mentir – même si c’était effectivement le cas ? Et puis, par habitude peut-être, j’ai senti la honte revenir au galop ; la gêne et la honte. Le pire sentiment des deux étant le dernier. La culpabilité, curieusement, n’arrivait qu’en seconde position, bien qu’elle fût toujours là, comme verrouillée au fond de ma gorge pour tous ces jours où je ne lui avais rien dit.
Voyez-vous, ce que j’ai préféré ne pas vous dire – mais que, à mon avis, vous savez déjà –, c’est qu’après l’épisode avec Dylan et sa carabine, et alors que Sarah, depuis un mois, ne m’offrait que paroles de soutien, étreintes de réconfort et tasses de thé, en échange exclusivement de larmes et d’idées noires, je l’ai récompensée, pour la seule fois où elle a craqué, la seule fois où elle m’a envoyé promener, où elle m’a dit que je devais tourner la page, en me mettant en colère et en me soûlant, avant de sortir pour aller coucher avec une autre. Avec Zoe, en l’occurrence.
Ouais.
Vous voyez ?
C’est pire, quand on sait que c’est avec Zoe.
On était en train de se dévisager sans trop savoir quoi dire quand Abbey est entrée, rayonnante, avec quatre cigares à la main.
— Ah, a fait Sarah. Vous devez être la call-girl russe.

33. Machine à filer inventée en 1764.

34. Qui ne sont pas les « beaux quartiers » de Londres…