ou Southeast City Window
Je trouve que ça a du bon de ne pas savoir. Il y a des tas de choses que je ne sais pas. Et plein d’autres que je sais, et préférerais ignorer. Mais ne pas savoir sans le savoir, c’est autre chose. Ça libère l’esprit. Et, du coup, on peut projeter.
C’est ce que j’étais en train de faire avec La Fille, évidemment. Me projeter. Je trouvais peut-être du sens là où il n’y en avait aucun, en me basant sur un élément infime : une esquisse de sourire, aussi bref qu’un éclair, un soir dans Charlotte Street. Mais c’était mieux que la réalité.
Parce que la réalité, c’était ça : Sarah et moi à la terrasse du café en bas de la rue, un silence de plomb, elle qui tripotait une cuillère, et moi qui attendais qu’on nous apporte nos cafés.
Dev et Matt avaient eux aussi perdu leur langue lorsque Sarah était entrée. Dev l’avait gratifiée d’une accolade, ils avaient échangé quelques plaisanteries, mais lui comme Matt savaient qu’il ne s’agissait pas d’une visite de courtoisie. Que c’était même plutôt le contraire d’une visite de courtoisie.
— Alors… a commencé Sarah, juste au moment où Pamela arrivait et faisait déborder nos cafés en les posant
avec brusquerie à côté du petit pot argenté dans lequel suffoquaient des milliers de sachets de sucre, serrés les uns contre les autres.
— Pourrait-on avoir plus de sucre ? ai-je demandé d’un ton pince-sans-rire et Sarah a souri.
— Oui, a dit Pamela. Le copain n’est pas là, aujourd’hui ?
Dev allait être aux anges. Le long terme fonctionnait !
— Non, il est occupé, en ce moment. Une sorte de mission humanitaire.
J’ai noté dans un coin de ma tête d’informer Dev qu’il bossait maintenant dans l’humanitaire. Par le passé, il avait prétendu revêtir des identités bien plus radicales : prêtre ; pilote d’avion de ligne ; prince indien. Pamela a haussé les épaules et s’est éloignée.
— Le dernier béguin en date de Dev ? a demandé Sarah lorsque Pamela a été hors de portée d’oreille.
— Pamela.
— Il aime bien les filles en uniforme.
— Un tablier vaut pour uniforme ?
A l’intérieur du café, Pamela se faisait passer un savon par son patron. Nous avons interrompu notre conversation une microseconde, avant de poursuivre, perplexes.
— Tu te souviens de la fois où il courait après cette nana ?
— Tu vas devoir être plus précise, ai-je répliqué en haussant les sourcils. Beaucoup plus précise.
Parler de Dev était plus simple que de parler de nous, j’imagine. Cela dit, n’importe quel sujet de conversation était plus simple, y compris la montée du national-socialisme ou le jokari.
— Mais si, a fait Sarah en braquant sa cuillère sur moi. Tu sais bien, il disait que c’était la femme de sa vie.
Ah. Là, c’était différent. Dev n’avait croisé qu’une seule fois la Femme de Sa Vie. Ils s’étaient rencontrés à un concert de rock indé au Garage, à Highbury Corner, à
une époque où l’on pouvait encore assister à ce genre de soirée sans passer pour un père de famille qui poireaute pour récupérer sa progéniture. Dev lui avait fait la cour, il avait soupiré, il s’était langui, il avait déposé ses vêtements au pressing, était allé les récupérer, il avait appris à préparer son plat préféré (au cas où elle passerait chez lui à l’improviste, ce qui ne s’était jamais produit) et puis, au bout de trois semaines, il s’était rendu compte qu’elle ne connaissait toujours pas son nom de famille. Il était dévasté. Je crois bien que c’est pour cette raison qu’il s’est fait faire des cartes de visite.
Sarah a souri en se remémorant quelque chose.
— Je me souviendrai toujours que le lendemain soir il a dit…
— Ah oui, c’était génial ! « On peut toujours trouver des raisons d’aimer, mais ça ne mène pas à grand-chose. »
— Et on a passé la soirée à lui citer des exemples de gens qui n’étaient pas d’accord avec ça. Des opéras écrits pour célébrer l’amour, des tableaux peints par amour, des montagnes escaladées par amour, des pays conquis par amour.
— Et toutes les chansons les plus représentatives de Phil Collins, Elvis Costello et Billy Joel, la raison d’être de Heart FM…
— Et lui qui n’était toujours pas convaincu. Il disait : « D’accord, mais laissez-moi un peu de temps, je vais y réfléchir. »
Nos gloussements ont laissé place à un silence confortable. Un de ces silences dont Sarah disait qu’ils étaient ses préférés. Mais ces silences ne nous appartenaient plus. Il fallait maintenant les combler.
— Comment va Gary ? ai-je demandé en contournant le problème.
— Super bien.
— C’est super.
— Génial.
— Il nous cherche une nouvelle voiture.
— Excellente nouvelle.
— La Golf commence à déconner, et je n’arrive pas à conduire sa Lexus et…
— Un monospace, l’ai-je coupée tout en désignant son ventre. Tu auras besoin d’un monospace, bientôt.
Elle s’est mordu la lèvre et a hoché la tête.
— Pourquoi es-tu ici, Sarah ? Je me suis excusé, j’ai parlé avec Gary et…
— Je voulais te voir en tête à tête. Je ne sais pas pourquoi tu te comportes comme ça. Les commentaires sur nos photos le soir où tu étais soûl, je commence à les comprendre, parce que j’aurais dû te l’annoncer en premier – enfin, pas en premier, mais au même moment. Mais ce n’est pas de ma faute. C’est de ta faute.
J’ai contemplé mon café.
— Nous prenons tous les deux un nouveau départ. Soyons reconnaissants de cela. Et qui sait de toute façon combien de temps nous aurions tenu encore ?
Elle a souri et tandis qu’elle buvait une gorgée de café, une question rebondissait dans ma tête : Quoi ? Quoi ?
— Ça veut dire quoi, ça ? J’ai fait une erreur, j’allais horriblement mal, et tu ne l’as pas compris. Tu le sais bien.
— Le charme était rompu de toute façon, Jason. Notre relation était usée. Je t’exaspérais, et toi, sans aucun doute, tu m’exaspérais.
— Faux. Tu étais parfaite.
— Tu détestais que je veuille toujours arriver en avance partout. Que je vérifie trois fois de suite si j’avais bien fermé la porte avant de partir de la maison.
— Ce sont des broutilles ! ai-je dit, quand, en réalité, j’avais envie de crier.
Tristesse et colère jouaient à pile ou face dans mon estomac, et j’ignorais quelle serait la gagnante.
— Tu ne renonces pas à quelqu’un parce qu’il vérifie qu’il a bien fermé la porte à clé !
— Des broutilles, mais révélatrices de malaises plus graves. Tu ne te souviens que des aspects positifs. Ce que tu as fait, nous en avions besoin. Ça a eu le mérite de tout clarifier, Jase.
— Je ne cherchais pas à clarifier quoi que ce soit.
— Il a fallu que tu me trahisses pour que je m’aperçoive qu’il n’y avait plus grand-chose à trahir entre nous.
Ce qu’elle faisait là était horrible ; elle prenait sa revanche.
— Ne récris pas le passé, Sarah. Laisse-moi au moins croire que j’ai gâché une belle histoire. Ne m’oblige pas à me dire qu’il n’y avait plus rien à gâcher.
— Ton problème, Jason, c’est que tu es amoureux de l’idée d’être amoureux.
— Ah, ça, tu l’as entendu dans un film. C’est une phrase que les gens disent, mais qui n’a aucun sens. Et même si c’est vrai, où est le mal à vouloir un peu d’amour dans sa vie ?
— C’est très bien, mais on a aussi besoin d’une structure. On a besoin de fiabilité. Tu disais tout le temps que tu allais quitter ton boulot et faire Dieu sait quoi. Tu n’as jamais parlé de mariage, de bébés ou…
— Quels clichés ! On n’est pas ces gens – ces gens qui passent à la télé ! Tu t’arroges le rôle de la femme qui a la tête sur les épaules, et tu me fais passer pour un homme puéril ! On n’est pas dans Men behaving badly ! Je ne suis pas Gary ou Tony, et tu n’es pas Deborah, la voisine du dessus !
Malheureusement, j’étais en quelque sorte en train d’illustrer son reproche.
— La vie ne se résume pas à l’intrigue d’une sitcom, a-t-elle lâché en se reculant contre son dossier et, en
temps normal, la remarque m’aurait fait rire, mais là, le sujet était juste trop douloureux.
— Ecoute, tout ce que je veux dire, c’est que ta façon de présenter les choses distord la réalité. Et je suppose que, lors de votre premier rendez-vous, Gary t’a parlé mariage et enfants dès la première minute, n’est-ce pas ? Excellente tactique. C’était où – au Hilton, ou au Wagamama
35 ? Pas de promenade au clair de lune, alors ? Pas de belle anecdote à se remémorer ?
— C’est la dernière chose dont un couple a besoin. Une anecdote reste anecdotique. Quelle importance, comment les gens se rencontrent ? Tout le monde s’en fiche.
— Pas moi.
— Bon, d’accord, tout le monde sauf toi. Nous étions ensemble depuis quatre ans quand nous nous sommes séparés, Jase. J’avais trente ans. Mes priorités ont changé. Pas les tiennes ?
J’ai réfléchi. Quelles étaient mes priorités ? Je me suis creusé la cervelle. Je devais bien en avoir quelques-unes. Mais les seules qui me venaient à l’esprit, c’était que je devais acheter du pain et du lait, et que ce ne serait pas du luxe de refaire le joint d’étanchéité autour de la baignoire.
— Alors quand j’ai vu que tu m’avais… « virée », a-t-elle ajouté en mimant des guillemets.
J’ai froncé les sourcils.
— Que veux-tu dire ?
— C’est tellement puéril. De ma part, je veux dire. C’est moi, ici, qui fais la gamine ; nous ne sommes plus des adolescents. On ne va pas se disputer à cause de MySpace, ou de Facebook. Tu es libre de virer qui tu veux de ta liste d’amis ou d’arrêter de suivre qui tu veux.
Abbey. Ce ne pouvait être qu’elle. Elle m’avait laissé l’opportunité d’agir par moi-même, mais quand finalement je m’étais dégonflé sous prétexte d’aller faire griller un toast, elle avait dû passer à l’acte, et expulser Sarah de mon Facebook.
— Pour tout te dire, ta décision force mon respect. L’un de nous devait le faire. Tu as besoin d’espace ; tu as besoin de faire comme moi, de prendre un nouveau départ. Mais… c’est comme si tu m’excluais de ta vie, et c’est un peu douloureux.
Parfait, ai-je songé. Bien fait.
Je me suis senti requinqué. Même si c’était affreusement égoïste, je trouvais agréable de lui avoir fait mal, d’avoir marqué quelques points, miné quelque chose, car cela signifiait que, quelque part, ce geste ne lui était pas indifférent ; qu’à ses yeux je comptais encore. Je lui avais déjà fait mal, une fois, du temps où nous étions ensemble, et je n’y étais pas allé de main morte. Et voilà que je me réjouissais d’avoir recommencé, que je savourais la plus minuscule et la plus puérile des victoires.
C’est là que j’ai compris qu’on ne devrait jamais se comporter ainsi. Et que cette victoire égoïste était pathétique, dérisoire, et inutile.
— Ce n’est pas moi qui t’ai effacée, ai-je soufflé. Mais mon amie. La call-girl russe.
Sarah s’est éclairée – c’était quasi imperceptible, mais ça ne m’a pas échappé parce que rien, la concernant, même le détail le plus infime, ne m’échappait.
— J’avais pensé à le faire, ai-je reconnu. Pas par rancune, mais parce que c’est dur de te regarder prendre un nouveau départ quand moi je vis avec Dev au-dessus d’une boutique.
Un camion de la mairie s’est arrêté près de nous dans un grincement de freins qui a ébranlé le sol. Nous avons
stabilisé nos tasses sur la table tandis que l’air se chargeait de l’odeur du diesel.
— Mais je n’ai pas pu. Et je ne l’aurais pas fait. Nous avons une histoire en commun, je suis tout à fait d’accord pour aller de l’avant, et c’est d’ailleurs ce que j’ai décidé de faire. Mais à quoi servirait d’abandonner le passé ? Ce serait du gaspillage, non ?
Elle a souri.
Elle a ouvert son sac.
En a sorti une enveloppe, qu’elle a fait glisser vers moi.
— J’aimerais beaucoup que tu réfléchisses à ça, a-t-elle dit, avec un sourire qui hésitait entre l’espoir et la contrition.
Pamela est arrivée d’un pas décidé et a lâché mille autres sachets de sucre sur la table.
Dev et moi avons déposé Abbey à la gare Victoria, d’où son train pour Brighton partait à 18 heures.
— Que faites-vous vendredi prochain ? a-t-elle demandé.
— Chais pas…
— Je t’appelle, m’a-t-elle dit en nous embrassant, avant de reculer et de nous saluer avec son cigare éteint.
— Elle est folle de nous, a déclaré Dev en la regardant s’éloigner. Au fait, je lui ai dit que j’avais un diplôme en sculpture. Si tu pouvais t’en souvenir, ça m’aiderait vraiment.
— D’accord. Direction Charlotte Street, ai-je ajouté.
Mais pas pour ce que vous pensez.
— Tu es venu ! s’est émerveillé Clem, main crispée sur sa bouteille de bière.
Sans doute ses nerfs avaient-ils le contrôle de ses doigts car l’étiquette était presque entièrement décollée.
— C’était « La Sortie du Jour » de
London Now. Nous ne pouvions pas louper ça.
— Ne soyez pas trop sévères avec moi, a-t-il dit avec un clin d’œil. Ce n’est que ma troisième bouffonnerie.
Clem avait rebaptisé ses spectacles des « bouffonneries ». J’espérais que le terme n’était pas symptomatique de ses sketchs, mais j’avais le sentiment qu’il pouvait l’être.
— Voici Dev, mon coloc.
— Dev ? C’est un petit nom ?
Dev était sur le point de lui répondre mais Clem a enchaîné :
— Oui, un petit nom de petit gars.
Comme Dev le dévisageait, Clem a tenté d’expliquer :
— Dev a un petit nom parce que c’est un petit gars.
Il a éclaté de rire et lâché une sorte de sifflement qui semblait impliquer que la blague était passée bien au-dessus de la tête de Dev – ce qui, j’imagine, aurait été le cas si Dev avait été un petit gars.
Nous nous sommes installés au fond de la salle, une discothèque à mi-temps à quelques mètres de Percy Passage, et nous avons observé le public. Le premier rang était occupé par un enterrement de vie de jeune fille ; les participantes étaient très dissipées et déjà ivres à 19 h 30, et la future mariée se trouvait au centre d’une flopée d’ailes et auréoles roses. Derrière elles, j’ai repéré un groupe d’étudiants étrangers, victimes d’une distribution de prospectus à la dernière minute, qui s’étaient laissé berner par la promesse de passer la soirée la plus mémorable de leur vie et de découvrir une authentique expérience londonienne. Puis un couple entre deux âges, peut-être induit en erreur par les vilaines photocopies de photos de Jimmy Car et Michael McIntyre
36, qui ni l’un ni l’autre, j’en aurais mis ma main à couper, n’étaient jamais
venus se produire dans cette salle – car pourquoi l’auraient-ils fait, quand Wembley ou le Dôme du Millénaire offraient au moins des coulisses et des fontaines d’eau en libre accès.
Clem, qui rôdait près du bar pour faire copain-copain avec les autres comiques de la soirée, tentait de lancer une discussion sur l’habileté et les aptitudes indispensables à leur travail d’écriture. Ses petits camarades, qui essayaient de se concentrer pour se mettre d’ores et déjà dans le bain, perdre le moins de temps possible une fois sur scène et en finir le plus vite possible, n’étaient pas vraiment enclins à écouter ce débutant entre deux âges qui les bassinait avec ses conseils.
— Selon toi, elle cherche quoi, Abbey ? a demandé Dev en me poussant du coude.
— Comment ça ?
— Pourquoi tient-elle autant à passer son week-end avec nous ? Pourquoi veut-elle qu’on se revoie la semaine prochaine ?
— Je pense qu’elle nous trouve charmants.
Dev a éclaté de rire.
Une réaction hors de propos, selon moi.
— Elle s’ennuiera, a repris Dev. Elles s’ennuient toujours. Elle semble un esprit libre, mais elle papillonne pas mal, pas vrai ? Elle collectionne les amis et les range dans des groupes : « Eux, c’est mes potes musiciens. Et eux, mes copains artistes. Et ceux-là, c’est mes amis de Londres, des trentenaires qui habitent dans un quartier pourrave et qui devraient être casés depuis longtemps mais qui sont complètement à la ramasse avec les filles. Ils mangent dans des brasseries, vous imaginez ? »
— Chais pas. Elle m’a aidé. Avec Sarah. Elle m’a obligé à crever l’abcès, à parler à cœur ouvert.
— Et elle…
— Je ne sais pas si elle a un petit copain. Tu devrais lui poser la question directement.
— Si je la lui pose, elle me répondra qu’elle en a un. C’est mieux de rester dans le flou. Comme ça, tu te dis que tu as toujours une chance. Les nanas, même si elles sont accompagnées de leur mari, même si tu viens de les entendre prononcer leurs vœux, il ne faut jamais leur demander si elles sont mariées. Ça ruine complètement tes chances.
Et puis l’animateur de la soirée est monté sur scène pour présenter la bouffonnerie, et Clem a commencé à écorcher sa seconde étiquette de la soirée.
— Une bonne chose de faite ! a exulté Clem en poussant les doubles portes du club.
Une fois dans la rue, il a fait mine de boxer l’air. Dev et moi lui avons emboîté le pas, en nous demandant ce qu’on allait bien pouvoir dire.
— Ce qui est sûr, c’est que tu avais l’air de bien t’amuser, sur scène, a déclaré Dev, ce qui m’a souverainement agacé parce que c’était pile-poil le genre de remarque qui n’engageait à rien à laquelle j’aurais voulu penser moi-même. Tu l’as senti comment, toi ?
— Moi ? En trois mots : la grosse rigolade ! Vous avez entendu la réponse du public !
Nous nous sommes contentés de sourire. Oui, nous l’avions entendue – des rires poussifs et des toussotements.
— Bon, faut que je boive un coup ! a-t-il ajouté en secouant la main comme s’il venait de passer la soirée la plus incroyable qui soit.
— Le problème des titres de transport, c’est qu’ils sont trop limitatifs, a décrété Clem en contemplant nos cocktails. Tout le monde a déjà vu un titre de transport ; tout le monde en a déjà acheté un. Alors, quand je dis
« D’après ce qui est écrit sur mon titre de transport, je peux me rendre à King’s Cross
par l’itinéraire de mon choix », et qu’ensuite j’ajoute « En ce cas, je peux faire un crochet par la Lune, n’est-ce pas ? », le public est mort de rire, parce qu’aucun d’eux n’avait jamais pensé à utiliser son ticket de métro pour aller sur la Lune.
Clem disséquait depuis dix minutes un sketch qui en durait cinq, et qui n’était que le premier du spectacle. Dev, qui avait cessé d’écouter à la seconde où Clem avait pris la parole, observait attentivement le bar du Charlotte Street Hotel – le cadeau de Clem, pour nous remercier de notre soutien. Comme il n’avait pas anticipé que son petit geste allait lui coûter quelque trente livres par verre et que ses tentatives de marchandage auprès du barman s’étaient soldées par un échec, il entendait bien nous faire bosser pour mériter nos cocktails.
— Si vous deviez choisir votre moment préféré du spectacle, ce serait lequel ? a-t-il demandé. Ça m’intéresse.
— Euh… ai-je fait en feignant de réfléchir.
Les fenêtres étaient ouvertes et, dehors, les trottoirs étaient encombrés de tables, bruissant de conversations savoureuses. Un portier élégamment vêtu tripotait ses manchettes, en faisant semblant de ne pas attendre la fin de son service, pendant que Dev matait une brochette de filles, qui avaient toutes des cheveux lissés et des escarpins Louboutin ; sur leur table, une caravane de BlackBerry Pearls serpentait entre trois verres de sauvignon et deux de vodka-citron vert, comme pour dire : « Oui, nous avons réussi, nous avons du pouvoir, nous sommes des bêtes de travail, et même ici, à Charlotte Street, nous ne sommes pas des petites joueuses. »
— Parce que moi, le moment que j’ai préféré, c’est sans doute mon impro, quand ce type a fait tomber son verre et que j’ai dit : « Ah, y en a marre ! Vous allez faire
attention, maintenant ! », a poursuivi Clem, sans remarquer que personne n’avait répondu à sa question.
— Oui, c’était bien vu, ai-je acquiescé par encouragement.
Dev a semblé surpris d’entendre une seconde voix.
— Ah, mais qu’est-ce que je fais ? s’est alors écrié Clem en faisant mine de se frapper le front. Assez parlé de moi. Quels moments avez-vous préférés, vous ?
— Tu nous as déjà posé la question il y a deux secondes, non ? est intervenu Dev.
— Et vous n’avez pas répondu.
— J’ai bien aimé l’impro, a lâché Dev.
— Mais c’est ce que je viens de dire.
— Ben alors, tant mieux, a rétorqué Dev.
Clem s’est assombri.
— Il est temps que je file de toute façon, a-t-il déclaré. Faut que je bosse mon matériau. Grosse bouffonnerie au Smile High Club la semaine prochaine. Faut que je fasse un tabac. Et ensuite, je vise le public des cadres sup. C’est là qu’est la thune.
Il a vidé son cocktail et reposé bruyamment le verre sur la table.
— Cocktail, c’est un drôle de mot pour désigner une boisson, non
37 ? C’est à se demander ce qu’il y a dedans, non ?
Je me suis forcé à rire et Clem a souri, heureux comme un pape.
— Formidable ! Je vais la caser dans le spectacle !
Alors que j’étais encore en train de chercher la réaction appropriée, il a semblé repérer quelqu’un devant le bar.
— Oh ! Ton frère était au spectacle ? a-t-il demandé. Arrête de me faire de la pub !
— Ton frère. Ce n’est pas lui, là, au bar ?
Je me suis retourné.
— Je n’oublie jamais une tête, a assuré Clem. Ni une montre. Ni une tête à montre.
L’homme en question était en train d’hésiter entre plusieurs bières. Il questionnait le barman en tapotant les pompes. Et puis il s’est retourné à moitié et… Oh oh.
— Evidemment, je ne vois pas sa montre en ce moment, a poursuivi Clem. Mais sur la photo que tu avais, je la voyais.
Je m’étais pétrifié.
On dit ça, parfois, le plus souvent par exagération, mais je vous assure que, moi, je me suis bel et bien changé en statue de pierre, parce que c’était lui. Là, au bar.
— Redis-moi ce qu’il fait ? a lancé Clem. Ton frère ? Que fait-il, déjà ?
— Oui, a renchéri Dev avec un sourire car il venait de comprendre et de reconnaître l’homme. Que fait ton frère ?
Je ne me suis pas démonté. Je me souvenais parfaitement du bobard que j’avais servi à Clem.
— Il est chiropracteur.
— Ah bon ? Je croyais qu’il était orthodontiste.
— Aussi, à ses heures perdues.
— Et sa femme a des cheveux blonds ?
— Plein.
— Je vois. Bon, peu importe, a éludé Clem avant de se demander à voix haute s’il allait rentrer en bus ou en métro, ou bien faire des folies et se payer un taxi.
Mais je ne l’écoutais plus parce qu’il était là – l’homme, l’homme à la montre mastoc, Mastoc, et peut-être cela voulait-il dire qu’elle était là elle aussi.
C’était dans l’ordre des choses que je tombe sur lui ici, j’imagine. Ils devaient l’un et l’autre travailler dans les
environs de Charlotte Street. Et lui, c’était un homme aisé, avec son loft, sa montre, son bronzage et sa voiture de collection. C’était dans l’ordre des choses qu’il traîne au Charlotte Street Hotel, où on peut soit s’offrir un verre, soit payer son loyer. Sans doute était-il en train d’enjôler un client, de sceller un contrat.
J’ai balayé la salle des yeux. Etait-elle là ? Etait-elle là, elle aussi ?
C’est alors qu’il s’est passé un truc curieux : j’ai commencé à espérer qu’elle ne soit pas là. Ce sentiment m’est tombé dessus sans crier gare et je n’arrivais plus à m’en dépêtrer. J’aurais détesté qu’elle soit là elle aussi, en fait.
D’abord, parce que je ne me sentais pas prêt, même si je continuais à scruter la salle, juste au cas où. Je n’étais pas passé chez le coiffeur, je n’aimais pas les vêtements que je portais, je me sentais comme une adolescente empruntée qui s’est habillée pour aller à l’église et qu’on prend au dépourvu en lui annonçant qu’on va peut-être lui présenter ce membre d’un boys band qui se trouve être un ami d’ami de ses parents.
Deuxièmement : si elle était dans ce bar d’hôtel, en compagnie des BlackBerry Pearls, des cheveux lissés et des Louboutin, cela signifierait qu’elle était là avec lui. Et en ce cas, il était impossible qu’elle soit un jour avec moi.
Et troisièmement (Seigneur, il y avait un troisièmement !) : si elle était là avec lui, et non pas là avec moi, les jeux seraient faits et cette histoire à l’intrigue palpitante qui pouvait en remontrer à un roman Harlequin – le hasard d’une rencontre, le mystère, la quête, les obstacles, les péripéties – tournerait définitivement court.
J’ai étudié l’homme aussi longtemps que je l’ai pu sans risquer de me faire remarquer. Costume bleu marine, classique, bien coupé ; chemise bleu clair ; cravate en soie. Des chaussures lustrées, avec des boucles en argent. J’étais ravi de ce dernier détail. Je ne suis pas certain de
pouvoir aimer une fille qui aurait été amoureuse d’un type qui affectionne les chaussures à boucles. Il était bien bâti (ça me rassurait de le décrire comme « bien bâti », plutôt que comme « baraqué ») et ses cheveux, sur la nuque, semblaient avoir poussé depuis la date des photos.
Il ne portait pas d’alliance.
— Tu devrais aller lui parler, a dit Dev. Essayer d’apprendre des trucs sur lui. Lui demander s’il a une copine.
— Selon toi, je devrais aborder cet inconnu et lui demander s’il a une copine ?
— Pas de but en blanc, non. Tu le branches avec un sujet viril, le foot, par exemple. Tu lui demandes quelle équipe il soutient et ensuite s’il a une copine.
— Donc : je branche un mec dans un bar, je lui parle foot et ensuite, je lui dis : « Et vous avez une copine ? »
— Tu fais exprès de donner l’impression que ce serait lui faire des avances.
J’ai coulé un autre regard vers le bar. L’homme buvait sa demi-pinte de Peroni tout en riant avec un autre client – un collègue ? Un ami ? Nonchalamment adossé au comptoir, il donnait l’impression d’être chez lui dans ce bar, d’être le propriétaire du Charlotte Street Hotel, l’hôte de cette petite fête, celui qui avait autorisé tous ces inconnus à y passer.
Avant de venir, nous avions décidé que sitôt ces cocktails avalés, nous filerions au Newman Arms pour boire deux ou trois pintes parmi nos semblables. Mais maintenant, Dev ne voulait plus partir.
— J’y vais, si tu ne le fais pas, a-t-il prévenu. Il doit travailler dans le coin, et soit elle était venue lui rendre visite les deux fois où tu l’as vue, soit elle bosse elle aussi dans les parages. Ils sont peut-être simplement collègues…
— Dev, n’y va pas, ai-je répondu en le fixant avec grand sérieux. Ce n’est pas lui qui m’intéresse, c’est elle. Et elle, elle n’est pas là.
Ce que je redoutais par-dessus tout, c’est que Dev engage la conversation avec cet homme, lui explique l’histoire des photos, s’émerveille de la coïncidence, et qu’ensuite, par quelque mystérieux enchaînement, il accepte de les lui rendre. Parce que cela aurait été me voler. Me voler mon opportunité. Me voler cet instant, mon instant – celui qui pouvait tout changer et dont j’attendais avec tant d’impatience qu’il survienne. Je n’avais pas dit à Dev que cet instant, je sentais qu’il pourrait être le commencement de quelque chose. D’une histoire. Ce dont, à l’inverse de Sarah, désormais plus mûre, plus cynique, plus blasée, plus désillusionnée, je ne me serais jamais moqué. Ce que nous, les hommes, nous ne sommes pas censés vouloir, ni attendre, ni admettre, parce qu’il est bien plus simple de cataloguer ces fantasmes comme exclusivement féminins, et de prétendre que nous, nous voulons seulement regarder
Top Gear38, avec un tee-shirt
Top Gear sur le dos, pendant qu’une femme muette et soumise nous apporte nos magazines
Top Gear.J’étais sur le point d’expliquer tout cela à Dev lorsqu’il s’est levé et dirigé droit vers le comptoir.
35. Chaîne de « bars à nouilles » ayant opté pour une déco inspirée des réfectoires et donc sans tables individuelles – uniquement des tables d’hôtes.
36. Comiques britanniques.
37. L’origine du mot « cocktail » est sujette à controverses. L’étymologie à laquelle il est fait allusion ici se réfère à la plus communément admise : la queue (tail) du coq (cock) – soit deux termes qui en argot désignent le pénis.
38. Magazine de la BBC consacré aux voitures et au sport automobile.