15
ou Man on a Mission
— C’est avec une immense joie que je t’annonce que tu ne vas pas y couper, a jubilé Dev un moment plus tard en frissonnant de ravissement. Tu vas payer ta tournée.
Nous étions devant la Fitzroy Tavern, sur le trottoir, avec nos bières, soulagés d’être de retour dans notre tribu. Dev avait su saisir l’instant au vol, et maintenant il se délectait des informations qu’il avait rapportées du front.
— Et tu sais pourquoi ? a-t-il enchaîné. Parce que ce type, là-bas…
Le voyant tendre le doigt, je lui ai donné une tape sur la main de crainte qu’on ne le remarque.
— … n’a absolument aucun sens de l’humour. Et comme toi, tu en as le commencement d’un, tu es gagnant.
De là où nous nous trouvions, pile en face du Charlotte Street Hotel, nous avions une vue imprenable sur sa salle de bar à l’éclairage tamisé. A travers la vitrine, j’observais ce qui s’y passait. L’acolyte devait avoir dit un truc rigolo parce que j’ai vu l’homme lui donner une bourrade et renverser la tête dans un grand éclat de rire. De loin, il semblait avoir le sens de l’humour, mais sur ce coup-là j’avais envie de croire Dev.
— Il arrive toujours en haut des listes, n’est-ce pas, le sens de l’humour ? a insisté Dev, lourdement. C’est toujours la qualité que les filles citent en premier, alors c’est à se demander ce qu’elle lui trouve, à part son fric, ses belles fringues et éventuellement son charme. Mais toi… toi, tu as presque le sens de l’humour.
— Tu crois que Pamela appréciera le tien ? Quand elle aura appris l’anglais, il va sans dire, et mémorisé l’ensemble de la culture du jeu vidéo ?
Dev a fait une de ses grimaces caractéristiques. J’ai enchaîné sur ce dont je voulais parler vraiment :
— Alors, que lui as-tu dit ? Comment l’as-tu abordé ?
— Comme j’ai eu un blanc, j’ai sorti ma carte de transport et j’ai dit : « Vous ne trouvez pas bizarre qu’il soit écrit là “par l’itinéraire de votre choix” ? Vous croyez que je peux faire un crochet par la Lune ? » Et il a ri.
— Il a ri ?
— Oui, et ensuite j’ai fait remarquer que « cocktail » était un mot curieux, et qu’on pouvait légitimement s’interroger sur leur composition.
— Et il a ri là aussi ?
— Non, celle-là ne lui a pas plu. A mon avis, il l’a trouvée un peu grivoise. Mais le contact était établi.
J’avais observé Dev parlant au type quelques minutes pendant qu’il attendait d’être servi (il avait commandé un verre d’eau, et le barman avait fait la gueule). J’étais nerveux. J’avais le sentiment que d’un instant à l’autre j’allais être démasqué, voire arrêté. Comme si la police allait débarquer, exiger que je restitue les photos sur-le-champ, et m’envoyer directement à Belmarsh39. Quand Dev s’était immiscé entre les deux hommes et, comme eux un peu plus tôt, avait tapoté les robinets de bière, mon estomac avait fait un looping.
A un moment donné, lorsque la situation était devenue trop éprouvante pour les nerfs, j’avais commencé à inventer des excuses que je pourrais invoquer si jamais nous étions découverts : j’avais confondu son appareil jetable avec le mien – ce qui expliquait pourquoi j’avais fait développer les photos ; ou alors : Dev était soigné en milieu familial, j’étais son aide à domicile et c’était lui qui, profitant de ce qu’un rival, par jalousie, avait drogué ma boisson, avait fait développer la pellicule. Mais quand j’avais regardé à nouveau vers le comptoir, j’avais vu ce que n’importe qui d’autre dans le bar pouvait voir : trois hommes qui bavardaient en souriant et en hochant la tête.
Et puis l’un d’eux avait sorti une carte de visite de sa poche.
— Alors c’est qui ? ai-je dit. Et pourquoi as-tu demandé sa carte ?
— Je leur ai demandé dans quel domaine ils travaillaient.
— Et alors ?
— Ils sont restaurateurs. Ou du moins ils ont investi dans un restaurant. Alors j’ai dit que mon père possédait des restaurants sur Brick Lane et boum, une carte de visite.
Il me l’a tendue. Elle ne comportait qu’un nom et un numéro de téléphone.

 

Dev avait tenté de me convaincre que cette rencontre était une fois de plus l’œuvre du destin. Et une fois de plus, j’avais dû lui rappeler que le destin n’y était pour rien, que c’était normal de croiser dans Charlotte Street des gens qui travaillent dans le coin et que les y croiser le soir, quand leur journée de travail est terminée, peut passer éventuellement pour du hasard. Mais pour un signe du destin ?
Pour tout dire, peu m’importait de savoir si cette rencontre relevait de la chance, du hasard, ou d’un concours de circonstances ; tout ce qui comptait, c’était le sentiment qu’elle m’inspirait.
Le lendemain matin, au réveil, j’ai entendu qu’en bas on s’engueulait en ourdou. Depuis quelque temps, environ une fois par mois, le père de Dev débarquait pour passer un savon à son fils en VO. Ce n’était que très récemment que Dev avait commencé à lui donner la réplique sur le même ton.
« Des histoires de famille », éludait-il ensuite d’un ton maussade en allumant la télé pour regarder The Wright Stuff ou en préparant du café, et je laissais couler parce que c’est le mieux à faire quand on vous dit « histoires de famille ».
Tout en les écoutant, j’ai contemplé le plafond et essayé de penser à d’autres sujets : à Sarah, évidemment, mais comme il était impossible de penser à elle sans penser également à Gary, j’ai préféré penser à la soirée de la veille. A l’homme. Et à sa carte de visite.

 

— Dis-leur ! Vas-y, raconte-leur ! m’a enjoint Clem, ravi.
— Clem a été grandiose, ai-je menti.
Zoe a incliné la tête de côté, un sourire aux lèvres – une excellente technique pour montrer à Clem qu’elle était heureuse pour lui, et me laisser voir son incrédulité.
— Il y a eu un moment génial, a repris Clem en tournicotant sur sa chaise, avec une feinte décontraction. Quelqu’un a laissé tomber sa bière, et là, je me suis dit : c’est le moment d’improviser…
Tout en écoutant la suite, avec les sourires et les hochements de tête appropriés, je me demandais quel serait le bon moment pour me retourner vers mon écran et lancer ma recherche sur Google. J’avais déjà la main dans ma poche, refermée sur la carte de visite.
Je n’avais pas remarqué combien Zoe paraissait abattue et renfrognée ce matin-là. Cela ne m’a frappé que plus tard, lorsque Clem s’est enfin tu – bien plus tard, donc – et que Sam m’a pris à part :
— Que se passe-t-il ? Tu as entendu des rumeurs ?
— Non. Des rumeurs sur quoi ?
Pour tout dire, depuis quelque temps, j’avais du mal à regarder Zoe. Depuis que j’avais revu Sarah, chaque fois que je la regardais, ça me rappelait quel genre d’homme je pouvais être. J’ai repoussé toutes ces pensées hors de ma tête une fois de plus et j’ai tâté la carte dans ma poche.
Damien Anders Laskin.
Qu’allais-je bien pouvoir apprendre concernant Damien Anders Laskin ?

 

Voici les informations que je pensais découvrir concernant Damien Anders Laskin.
Je pensais apprendre qu’il était riche, très riche.
Qu’il avait, pour l’essentiel, hérité cette fortune de son père, un aristocrate et capitaine d’industrie prospère, qui n’était toujours pas mort et qui, tout en continuant à veiller au grain, poussait ce pauvre Damien à s’impliquer toujours plus dans l’entreprise familiale – un empire pluriséculaire, probablement baptisé Laskin’s, touchant très certainement au négoce des vins, et qui avait sans doute changé une ou deux fois de nom pour dissimuler ses liens antérieurs avec le commerce triangulaire.
Je pensais découvrir que Damien Anders Laskin avait été à Eton, forcément, et qu’il y avait rencontré quelque prince héritier africain grâce auquel, par la suite, il avait décroché différents contrats d’armement, mais que cette branche d’activité – qu’il s’était efforcé de développer pour gommer le souvenir des (somme toute médiocres) ambitions alcoolières de ses ancêtres – avait vacillé lorsque son ami avait été renversé par un coup d’Etat.
Je pensais découvrir qu’il avait été marié, à un moment donné, à un mannequin d’Europe de l’Est rencontré du temps où il montait la filiale pragoise de l’entreprise familiale (une mission imposée par son père et qui s’était finalement soldée par un échec parce que son cœur n’appartenait vraiment pas à Laskin’s Wines & Spirits et ne lui appartiendrait jamais) mais qu’ils n’avaient jamais eu d’enfants, parce que la jeune femme entendait préserver sa silhouette et ses chances de renouvellement du contrat conclu avec Clinique, mais aussi parce que c’est vraiment trop dur à gérer quand, à trente ans, votre mari ne s’intéresse plus qu’à ses affaires et à sa maîtresse.
Je pensais qu’il était probablement bon joueur de tennis pour avoir été entraîné à titre personnel par Pat Cash ou Ivan Lendl, dont il aurait fait la connaissance lors d’un week-end de golf très exclusif dans le Maine – une manifestation organisée par Laskin’s en faveur d’une quelconque cause caritative, mais qui, plus vraisemblablement, visait des déductions fiscales et les trombinoscopes des Carnets mondains. Je pensais qu’il savait piloter une voiture de sport, et qu’après s’être vanté de manœuvrer ses bolides comme il manœuvrait les femmes il concluait par quelque remarque spirituelle, qui pour l’instant m’échappait mais qui, lors d’une barbecue party cul-pincé dans les Cotswolds, aurait fait recracher à Clarkson40 sa bouchée de côtelette grillée.
Et voilà ce que je pensais, au sujet de Damien Anders Laskin : je pensais que, où qu’il aille et quoi qu’il dise, les gens égrenaient ostensiblement des rires gracieux, interrompaient leur conversation pour le saluer d’un signe de tête, dans l’espoir qu’il leur réponde. Je pensais que les femmes rêvaient de l’épouser, les hommes, de le voir disparaître du paysage, et que quelles que soient les mains que la vie lui distribuerait, il s’en sortirait toujours, parce que Damien Anders Laskin avait reçu l’espoir dans sa corbeille de naissance.
Tant de différences à affronter, contre lesquelles livrer bataille… cela faisait vraiment beaucoup. Si, au bout du compte, je n’avais pas été à la hauteur pour Sarah, si les choses avaient été « moribondes » même lorsque j’avais…
— Alors ? a lancé Clem.
Nous voilà donc de retour au bureau.
Autour de moi, j’ai découvert des regards vides et des sourcils haussés. On venait de solliciter mon avis. Mais à quel propos ?
— Eh bien… je suis entièrement d’accord, ai-je affirmé avec une certaine emphase.
La réponse a soulevé quelques murmures.
— Sauf, évidemment, si tu parlais du type qui a hurlé « Vous êtes archi-nul », à mi-spectacle…
Clem m’a tourné le dos. Il faut croire que j’avais deviné juste.

 

Cela dénote une sacrée confiance en soi de n’indiquer que ses seuls nom et numéro de téléphone sur une carte de visite.
Dev avait fait encore plus fort, certes, en n’indiquant sur la sienne que son nom, au prétexte que les filles auxquelles il la destinait ne le rappelleraient de toute façon jamais – ce qui, pour le coup, dénote une très faible confiance en soi.
Cela dit, qui, de nos jours, peut échapper à Internet ? Qui peut se protéger de Google ? Il suffit d’une mention sur un réseau social professionnel, d’une petite indiscrétion dans une lettre d’information confidentielle, d’un micro-trottoir sur les parkings à vélos ou un projet d’urbanisme.
Bien évidemment, sur Google, Damien Anders Laskin réalisait un très beau score côté résultats.
Et il valait mieux que ce soit le cas, puisqu’il travaillait dans les relations publiques.
Il y avait un portrait interminable de lui dans Marketing Week. Son nom était plusieurs fois mentionné dans le Carnet mondain du Telegraph, parce qu’il avait été aperçu à des lancements de produits, un petit-four à la main, aux côtés de créatures de papier glacé prénommées Camilla, Claudetta ou Collette. L’Observer Food Monthly faisait état de ses investissements dans le secteur de la restauration. Le Guardian titrait un portrait « Damien Laskin : l’enfant prodige des RP passé dans la cour des très grands ».
Damien Laskin s’était fait tout seul : issu d’un milieu prolétaire, il avait décroché une bourse pour l’université. Au début des années 1990, il avait été embauché par une agence de pub de Bradford qui battait de l’aile ; quatre ans plus tard, il ouvrait leur filiale à Londres, en plein cœur de Soho ; et quatre ans plus tard encore, une seconde filiale, sur l’avenue des Amériques. A partir de là, il avait tracé sa route en solo. Désormais, il était le P-DG, ou le DG ou le VP de Forest Laskin Communication. C’était un parcours très impressionnant. Je ne pouvais guère trouver de raisons de ne pas l’aimer.
Et puis je suis tombé sur ça :
« Pour moi », opine Laskin, quarante-deux ans, « le mot forêt implique l’idée de croissance naturelle, or c’est précisément là notre objectif, trimestre après trimestre, année après année, et en fin de compte, nous n’avons jamais progressé autrement, depuis toujours. »
Depuis le début. « Depuis toujours », dans cette phrase, c’est incorrect. Et qui « opine » ? Mis à part les chanteurs tyroliens ?
J’ai commencé à passer en revue la liste de ses clients. Avec un peu de chance, ce serait des salles de loto et des marques de chutney.
Mercedes-Benz, campagne printemps/été.
Ah.
Boutiques éphémères D&G – Soho/Deansgate/The Lanes.
Swarovski.
Grey Goose.
Breitling.
La montre. Sa montre était une Breitling.
Bang & Olufsen.
Lexus.
J’ai entendu dire le plus grand bien des Lexus, récemment.
Et puis quelque chose a fait tilt.
J’ai cherché Forest Laskin Communication sur Google.
J’ai trouvé une adresse.
J’ai appelé Dev.
C’est marrant à quel point l’apparition d’un challenger peut décupler la détermination d’un homme.

 

Bien évidemment, l’agence se trouvait sur Charlotte Street.
A quelques dizaines de mètres de Saatchi & Saatchi, et quasiment en face du Café Roma, où La Fille m’avait accidentellement photographié ce fameux soir.
Dev et moi étions installés, les pieds bien au chaud sous une épaisse couverture de paquets vides de biscuits, dans la Nissan Cherry, garée à deux pas de là sur une ligne jaune.
Il était 18 h 30 passées. Tous les gardiens de parking de Londres étaient déjà dans le métro, en train de regagner leurs pénates. Et les bureaux de Charlotte Street s’étaient vidés pour la nuit. Dev étant absorbé par la lecture d’un numéro de GamePro vieux de plusieurs mois, j’ai cherché la fréquence de Xfm, et j’ai contemplé le paysage.
Charlotte Street est une jolie rue, je m’en rendais compte maintenant. A cette extrémité-ci, cependant, elle abritait pas mal de bureaux, et l’ambiance y était moins primesautière. Elle était plantée de part et d’autre de grands arbres, et leurs branches, en se rejoignant, formaient une voûte au-dessus de la chaussée, qui protégeait du soleil, de la pluie ou de la neige.
C’est aussi une rue où les gens se sentent chez eux ; une rue dans laquelle ils veulent laisser leur empreinte.
On y trouve le Jamie’s Bar, où j’imaginais très bien Damien Anders Laskin descendre un whisky à minuit en attendant l’heure du compte rendu quotidien de Tokyo ou de Sydney.
On y trouve l’intemporel Elena’s, qui doit son nom à la légendaire, dynamique et chaleureuse Française de quatre-vingt-dix ans qui servira un coq au vin à De Niro au terme d’une journée de promotion avec le même naturel qu’elle le servait autrefois au type qui vendait le Standard à la sortie du métro.
On y trouve Andrea’s, qui s’appelle Andreas dans la vraie vie, et aussi Josephine’s, le Filipino Restaurant, Siam Central, Palms of Goa, Niko Niko, Curryleaf, cette discothèque grecque…
— Charlotte Street est le carrefour du monde entier, a lâché Dev, me volant mes pensées. Alors, quel est le plan ?
— On le suit.
— Ah bon ?
— Oui. Pourquoi pas ? Suivons-le.
— Et ensuite ?
— Ensuite, on verra.
— On verra quoi ?
— Ce qu’on fait. S’il est avec La Fille, ou s’il nous conduit à elle… j’imagine qu’on arrêtera là. Parce que ça voudra dire qu’ils sont ensemble.
J’ai tapoté la poche de ma veste. Dev m’a décoché un coup d’œil, mais n’a pas fait de commentaire.
— J’ai les photos avec moi, ai-je ajouté en regardant droit devant moi. Où qu’ils aillent, je les glisse sous la porte, et ensuite on détale.
— Et c’est tout ? a lancé Dev en se tournant carrément vers moi. Je croyais que ce soir c’était ton mouvement décisif ?
— Que peut-on faire de plus ? Tu pensais quoi – que j’allais continuer à mener l’enquête pour découvrir où chaque photo avait été prise, afin d’en prendre une moi-même au même endroit ? Continuer à inventer des rubriques qui intéressent de moins en moins de lecteurs ? Ça ne marchait pas.
— Mais tu ne veux pas lui parler ? Histoire… de savoir à quoi t’en tenir ?
J’avais déjà réfléchi à ce point. Et décidé que non, je préférais ne pas savoir à quoi m’en tenir. Parce que, encore une fois, il vaut parfois mieux ne pas savoir. Comprenez-moi : et si elle était parfaite ? Et si tout ce que je m’étais imaginé était vrai ? Et si elle était bel et bien la fille que je voulais connaître, avec ses meubles élégamment patinés, son teint sain et radieux, et son optimisme inébranlable ? Imaginez ce qui se serait passé si je n’avais jamais écrit cette lettre à Emily Pye. Certes, je n’aurais pas su à quoi m’en tenir, mais au moins, l’histoire ne se serait pas conclue sur un coup d’arrêt brutal. Selon moi, on peut imputer la plupart de mes ratés avec les filles à Emily Pye et au jour où j’ai pris un risque en lui adressant cette lettre.
Donc, ce coup-ci, merci bien, je préférais ne pas en avoir le cœur net. Je préférais me dire que tout aurait pu arriver, plutôt que de découvrir que rien n’aurait jamais pu arriver. Mieux valait qu’elle reste simplement une fille sur une photo, plutôt qu’une fille que j’avais rencontrée et que j’avais eu l’impression de connaître.
Naturellement, j’ignorais si Damien Anders Laskin nous conduirait à elle. Je n’avais même pas la certitude qu’ils étaient ensemble. Même si devant Dev je me comportais en adulte qui joue cartes sur table, j’étais cependant agité par toutes ces émotions qui venaient réanimer mon cœur meurtri, et me donnaient l’impression de disputer une partie de poker en aveugle. Que disent-ils déjà, les gens qui s’automutilent ? Qu’ils veulent juste éprouver une sensation ? Bon, je n’en étais pas là. Mais une fois de temps en temps, c’était revigorant de simplement prendre un risque. De faire bon usage de l’instant.
En outre, je n’avais rien à perdre. Ou pas grand-chose. Sinon une chimère. Un rayon d’espoir. Et ensuite, je pourrais au moins tourner la page.
— Je parie qu’on va découvrir qu’il est gay, a lâché Dev. C’est ce qui arriverait, dans un film. Il y aurait toute une série d’indices désopilants pointant tous dans une seule direction, et quand tu le confronterais et qu’il te dirait « Puis-je vous présenter la personne qui partage ma vie ? », on s’attendrait à voir apparaître La Fille, et on en resterait comme deux ronds de flan en voyant débarquer un type.
Dev, mort de rire, s’est mis à frapper le volant.
— Et la scène aurait lieu dans un bar gay. Il faudrait que le petit ami ait un prénom qui ajoute à la confusion – genre Pat, ou Joe, mais sans e ! Ah… a-t-il soupiré, soudain calmé. Je regrette parfois que la vie ne soit pas un film.
Je l’ai regardé.
— On est en planque dans une Nissan Cherry. On est lancés dans une opération d’infiltration, ai-je fait observer.
Ses yeux se sont rallumés immédiatement. Et puis, reconnaissant l’air qui passait à la radio, j’ai monté le son.
— C’est les Kicks, ai-je dit, ravi.
— Qui ?
— Ce groupe. On est copains. Enfin, on s’est rencontrés. Ce sont les potes d’Abbey.
J’ai poussé le volume. C’était leur tube, Uh-Oh. Ensuite, le DJ, celui qui sort avec une des Sugababe, je crois, a dit : « La fine fleur de Brighton, The Kicks, sur Xfm… »
— C’est mon expression ! me suis-je exclamé, ravi.
« C’est du moins ce que je lis sur leur communiqué de presse, et je ne me permettrais pas de le contester… Ils seront vendredi soir au Scala, à King’s Cross, en même temps que Play & Record, Neighbours From Hell et… »
— Vendredi. C’est le soir où Abbey sera à Londres, a souligné Dev.
Et puis, tandis que le DJ annonçait une page de pub, nous avons vu Damien Anders Laskin quitter ses bureaux et traverser la rue.
Activez la Cherry ! a hurlé Dev en tournant la clé dans le contact, et sans rien faire d’autre.

 

Tout s’est finalement plutôt bien goupillé puisque nous n’avions pas besoin d’aller très loin.
Nous avons tenté d’exercer une filature discrète, mais suivre un piéton en voiture n’est pas simple quand, derrière vous, d’autres automobilistes insistent pour que vous vous rapprochiez au moins des cinquante kilomètres-heure autorisés. Starsky et Hutch, eux, ne rencontrent jamais ce genre de problème.
Par chance, Laskin n’allait pas loin. Pas loin du tout.
Ah bon ? ai-je fait en contemplant l’enseigne.
Nous avons patienté cinq minutes, avant d’entrer à notre tour.
— Bonjour, deux personnes, a annoncé Dev en balayant la salle du regard.
Il était bien là, installé près de la vitrine, et la chaise en face de lui était inoccupée.
Peut-être était-ce elle qu’il attendait. Peut-être que toute cette histoire allait commencer et finir chez Abrizzi.
— Que fait-on, maintenant ? a demandé Dev.
— On observe.
Mais quelque chose ne tournait pas rond, dans tout ça. Pourquoi Abrizzi ? Pourquoi un homme comme lui mangeait-il chez Abrizzi ? Non pas que l’endroit fût à bannir absolument. Mais Roka n’était qu’à deux pas, dans la rue, et les hommes comme Damien mangeaient dans des restaurants tels que Roka. C’est là qu’ils emmenaient des filles comme La Fille. Ils s’y faisaient servir des mojitos en apéritif, et comme Roka était leur cantine, ils fuyaient le menu dégustation et commandaient d’autorité des crabes à carapace molle pour deux, de la morue charbonnière et du caviar osciètre.
— Allons nous installer à côté de lui, a chuchoté Dev.
— Allons nous installer loin de lui, ai-je chuchoté à mon tour.
Quand la serveuse s’est approchée, dans son ensemble casquette-tee-shirt Jason Priestley, Dev a tendu le doigt en direction de la vitrine.
— On peut se mettre là-bas ?

 

Damien Anders Laskin sentait bon.
Je suppose que si j’étais encore prof, mon appréciation serait la suivante :

 

Apparence : il y a quelque chose, dans l’attitude de Damien, qui semble proclamer : « Je suis très occupé et mon esprit est à mille lieues d’ici », même lorsqu’il grignote simplement un gressin ou jette un regard distrait au menu plastifié d’un restaurant qui ne lui correspond pas. De près, il évoque un homme qu’on aurait pu voir jouer dans une pub, et qui possède probablement un énorme frigo carrossé d’acier dans lequel il y a toujours un pied de pak choi.
Conversation : « Merci », disait-il à un serveur lorsque nous nous sommes assis, mais, tel un petit prince, il n’a pas accordé un seul regard à cet homme qui lui servait un verre d’eau pétillante.
Impression d’ensemble : j’aimais bien son indifférence et son arrogance, car c’était la preuve que lui et moi n’étions pas pareils.

 

Mais cela ne me décevait-il pas, également ?
Nous étions maintenant assis à quelques centimètres à peine de cet homme, et le plus étrange, c’est qu’il était loin de se douter de ce que cela signifiait.
Vous comprenez, cet homme était une sorte de célébrité, pour nous. Je ne dis pas qu’il nous obsédait, ni que nous étions des fans inconditionnels, mais nous savions des choses sur lui. Pour vous faire un parallèle, c’est un peu comme si, au Starbucks, vous découvrez que Jean-Luc Picard41 est assis à la table voisine : vous avez envie de lui montrer que vous l’avez reconnu, un peu comme si vous aviez percé son secret. Mais vous n’en faites rien. Vous l’ignorez. Parce que c’est ce qu’il souhaite, et aussi parce que vous ne voulez pas qu’il pense que vous tenez à lui faire savoir que vous le savez. Vous voyez ce que je veux dire ?
Je savais que Dev était sur la même longueur d’onde. Donc, nous avons étudié consciencieusement nos menus, sans nous parler, en nous tapotant le menton et… Hé, minute ! Que faisait-il, là ?
— Excusez-moi ? a dit soudain Dev en se penchant vers Laskin.
— Dev ? ai-je dit, comme si j’avais une question concernant la carte. Hé, Dev…
— Désolé de vous embêter…
Damien Anders Laskin a détaché les yeux de son iPhone et nous a regardés tous les deux… et que venais-je de voir ? Un éclair de reconnaissance ? Une question qui fusait dans sa tête – ne nous sommes-nous pas déjà rencontrés ? Qu’est-ce que Dev était en train de faire ?
— … mais je me demandais si vous pourriez nous prendre en photo ? a poursuivi Dev tandis que je le regardais, les yeux écarquillés.
Avec un sourire jusqu’aux oreilles, il a brandi un appareil jetable. Mon jetable.
Damien Anders Laskin a jeté un coup d’œil à l’appareil et a souri.
— Naturellement, a-t-il dit. Je connais le modèle, je sais m’en servir.
— Hé… a fait Dev en feignant de retrouver subitement la mémoire. Damien, c’est bien ça ?
Clic.

 

— Quelle coïncidence de tomber sur vous à nouveau, a répété Dev, pour la quatrième fois au moins, entre deux bouchées de pepperoni. Et ici, en plus !
— Mes bureaux se trouvent un peu plus haut dans la rue, a expliqué Damien.
Je n’avais pas desserré les dents, en dépit des tentatives réitérées de Dev pour m’inclure dans la conversation.
— Si je peux me permettre cette question… C’est le restaurant dans lequel vous avez des parts ? s’est enquis Dev.
Damien a eu un rictus, a reposé sa fourchette et s’est tamponné les lèvres avec la serviette.
— Non, non. Le mien se trouve à Soreditch. Hustle & Jive. C’est un genre de brasserie-cave de jazz semi-clandestine, avec une ambiance un peu exclusive.
Nous avons hoché la tête, comme si nous nous représentions parfaitement les lieux.
— Non, ici, ça ne me ressemble pas vraiment…
Le rictus a réapparu.
— Mais nous venons de remporter l’appel d’offres pour faire leurs RP. Du menu fretin, en réalité, mais ils vont bientôt ouvrir à Manchester, et ils prévoient de s’implanter à Glasgow six mois plus tard, alors pourquoi ne pas s’investir dès le départ ? C’est un bon compte, pour un junior… et en période de crise, tout s’additionne.
J’ai regardé sa montre, son costume. J’avais du mal à concevoir que la crise l’ait affecté.
— Que faites-vous déjà, Dev ? Vous êtes dans la restauration ?
— J’ai des parts dans des restaurants, oui. A Brick Lane, essentiellement. Mais je suis également dans l’ingénierie. L’ingénierie de jeux vidéo. C’est un domaine assez spécifique, je préfère ne pas entrer dans les détails.
— Et vous, Jason ?
— Journaliste, ai-je indiqué en essayant d’en dire le moins possible.
— C’est quoi, votre nom ?
— Priestley.
Il a éclaté de rire, mais pas pour la raison habituelle. Il a brandi une serviette.
— « La pizza magique qui vous transportera au paradis ! », a-t-il lu, ravi. C’est de vous ?
— Oui.
J’étais gêné. Cet homme avait un site Web, il était à la tête d’un empire. J’avais mon nom sur une serviette en papier.
— Vous savez que c’est ça qui nous a aidés à les convaincre de dégager un budget pour leur com ? Je vous aurais volontiers invité, si je ne l’étais pas moi-même !
— Rien ne vous empêche de le faire, a répliqué Dev.
Mais Damien l’a ignoré.
London Now, donc, a-t-il repris.
Il a semblé soudain très intéressé, puis une expression qui n’était pas loin de trahir l’inquiétude s’est peinte brièvement sur son visage.
— Les temps sont durs.
— Ah bon ?
— Comment ça se passe, là-bas ? Le moral, ça va ?
Le moral ? Ma foi, il se portait bien.
— Oh, vous savez… ai-je dit.
— Je pense que vous allez vous en sortir. On entend des bruits, vous comprenez. Mais ce n’est pas à moi d’en parler.
— Non, je voulais dire que je suis free-lance, donc en général, on ne me tient pas trop au courant de…
— Jason est sous-rédac’ chef, a indiqué Dev.
— Par intérim, ai-je précisé. En attendant que quelqu’un revienne.
— En tout cas, vous nous avez déjà aidés, a conclu Damien avec un haussement d’épaules. Etes-vous inscrit sur notre liste ? Nous avons une liste de journalistes amis, que nous convions aux événements que nous organisons. Je vais vous mettre sur notre liste. Quel est votre mail ?
Et il a entré mon adresse électronique dans son téléphone.

 

— OK, a fait Damien une dizaine de minutes plus tard en se levant.
Il a balayé la salle du regard et a ajouté, avec un clin d’œil de conspirateur :
— Ce qui est fait n’est plus à faire. Mais ça témoigne de notre intérêt, et ça, c’est primordial pour le client.
Dev et moi nous sommes levés et lui avons serré la main d’un geste emprunté. L’un après l’autre, évidemment – pas en même temps.
Auf Wiedersehen, les garçons. Jason, on reste en contact.
— Ah ! s’est exclamé Dev en me lançant un clin d’œil. Une dernière petite chose.
Damien s’est retourné et a haussé les sourcils en attendant la question.
— Etes-vous célibataire, Damien ?
Super, Dev. Subtil. Je me suis rassis en feignant d’avoir reçu un message.
— Je veux dire, vous êtes en couple ? En ce moment ?
Dev n’a pas pu s’empêcher de se tourner vers moi. Regarde ce que je suis en train de faire ! ai-je cru lire dans ses yeux.
— Je suis flatté, a répondu Damien avec un demi-sourire tandis que son regard passait nerveusement de Dev à moi. Mais, oui, je suis déjà en couple.
Il était déjà en train de tourner les talons quand Dev a compris le malentendu.
— Non, pas pour moi ! a-t-il crié, pris de panique. Oh là là, Damien : pas pour moi !
Il m’a montré du doigt.
— Pour lui !
A vrai dire, je m’en fichais un peu. Parce que je savais ce que pesait Forest Laskin – et qui étaient leurs clients. Et mon nom venait d’être ajouté à La Liste.
J’ai éprouvé un curieux élan de sympathie à l’égard de Damien Laskin.

39. Prison de haute sécurité, où sont détenus notamment les auteurs de crimes terroristes.

40. Jeremy Clarkson, journaliste et présentateur notamment du magazine Top Gear.

41. Héros de la série Star Trek.