ou Adult Education
Quand je suis entré dans la salle des profs et du personnel, M. Willis tenait sa cour, son mug rouge préféré à la main. (J’avais pris le pli, avec une insistance puérile, de m’adresser à tous mes collègues de façon protocolaire. C’était une rébellion par excès de formalité.)
— Evidemment que c’était une dépression, était-il en train de dire. Il n’a pas été capable de le gérer, mais vous savez, nous sommes dans un établissement difficile, ici. J’ai justement vu un
Panorama47 sur…
J’ai intercepté le regard de Mme Woollacombe, qui a machinalement porté la main à sa broche et caressé les ailes du papillon pour se réconforter, avant de lancer des regards nerveux à la ronde pour voir si quelqu’un d’autre avait remarqué ma présence sur le pas de la porte.
— Chacun pense pouvoir mieux faire, mais quand c’est arrivé, il…
— Jason ! s’est écriée Mlle Pitt (contrôle de gestion) avec ostentation.
Et j’ai vu les autres – le laborantin dont le nom m’échappait systématiquement, et M. Peterson, fraîchement débarqué de Loughborough et bien résolu à révolutionner le domaine sous-financé de l’éducation physique – essayer de trouver un moyen pour se tirer de ce mauvais pas.
— Ce n’était pas une dépression, ai-je démenti du ton le plus amical que j’aie pu trouver – et au mépris de la vérité. C’était juste un véritable choc. Dont j’avais besoin, je pense.
— Jason, non, a dit M. Willis en pivotant sur lui-même, l’air coupable et inquiet. Je disais juste combien cela avait dû être éprouvant de…
— Oui, cela doit être éprouvant, a renchéri Mme Woollacombe. Surtout quand on entreprend ensuite une reconversion, et qu’on échoue là aussi. Enfin, « échouer » n’est pas le mot, parce que vous n’avez pas échoué, mais…
— Tout va bien, l’ai-je coupée. Pas de problème.
Je me suis assis sur le canapé décoré par des années de taches de mugs humides et de sandwichs. Si jamais la police procédait un jour à des recherches d’ADN sur ce canapé, ce serait quatre-vingt-dix pour cent de déception à l’arrivée.
— Et à part ça, quoi de neuf ? ai-je enchaîné avec désinvolture.
— Gary est à nouveau malade.
— M. Dodd ? Avez-vous essayé Ladbrokes
48 ?
Rires débonnaires.
Vous voyez ? Je suis capable de plaisanter. Hé, les amis, je ne vais pas faire une autre dépression ! Parce que c’était vers cette éventualité que votre conversation se dirigeait, n’est-ce pas ? Je suis un membre de l’équipe en pleine possession de ses moyens !
— Il ne nous reste plus qu’à tirer à la courte paille, a déploré Mme Woollacombe en levant les yeux au ciel.
— A la courte paille pour quoi ? ai-je demandé.
— Pour vendredi.
— Que se passe-t-il vendredi ?
Voici une information intéressante à partager avec vos amis. Je l’ai trouvée sur Internet, en faisant des recherches frénétiques sur Google à la seconde même où j’étais rentré de Postman’s Park : Shona est une forme écossaise du prénom Joan.
OK, je vous l’accorde, « intéressante » est peut-être un peu fort. Mais elle est véridique.
Donc, peut-être était-elle écossaise. Peut-être avait-elle grandi dans une ferme écossaise, en Ecosse, avec des Ecossais. Et peut-être portait-elle un patronyme écossais.
Shona est également le nom d’une tribu et d’un dialecte du Zimbabwe, mais il paraissait moins vraisemblable qu’elle soit zimbabwéenne.
Il y a également l’île de Eilean Shona, au large de la côte ouest de l’Ecosse, dont la population se résume à deux habitants, ce qui en fait, au choix, l’endroit le plus romantique au monde, ou le plus déprimant.
Mais tout ça constituait du matériau de conversation, si jamais je retombais sur elle un soir. Cela avait bien failli se produire, après tout. Lorsque j’avais vu la Facel-Vega émerger de ce parking de Poland Street et que je m’étais planqué précipitamment. Si j’avais seulement regardé de plus près, si j’avais été plus courageux…
Quoi qu’il en soit, si je la revoyais, je pourrais lui dire : « Shona ? N’est-ce pas le nom d’une tribu et d’un dialecte du Zimbabwe ? » Et cela tout en vidant ma pipe dans un cendrier, d’un air de citadin sophistiqué, et en m’asseyant à côté d’elle, de ma propre initiative, mais qui était de toute évidence bienvenue.
— Oui, ronronnerait-elle avec son léger accent écossais et peut-être un sourire imperceptible devant ce garçon légèrement plus âgé qu’elle, exsudant la confiance en soi et qui fumait la pipe, mais en évitant mon regard par crainte de trop en révéler. C’est effectivement le dialecte et le nom de la fière tribu shona, que j’ai étudiée pendant mon année sabbatique, et dont j’ai découvert la grâce et la sagesse en luttant à ses côtés contre les développeurs occidentaux déterminés à la détruire.
Je prendrais l’air de celui qui n’est pas du tout impressionné.
— Shona ne signifie-t-il pas également « doux » en bengali ? ajouterais-je, le regard perdu à mi-distance, impénétrable, inaccessible, fascinant.
Elle se pencherait alors en avant et, le menton calé au creux d’une main, dirait :
— Je ne savais pas cela…
Je lui parlerais ensuite de ma tribu de chats, et elle pousserait des glapissements de joie parce qu’elle adore les chats.
C’était étrange de connaître son prénom. Bon, j’avais toujours su qu’elle en avait probablement un. Je ne connais personne qui n’en a pas, et quand bien même, je ne serais pas capable de vous dire de qui il s’agit.
Mais maintenant que je le connaissais, ce prénom… elle était devenue réelle pour moi. Ce n’était plus une fille associée à un instant bien précis. Mais une fille qui en cet instant précis se trouvait quelque part, en train de faire quelque chose.
Damien avait parlé d’elle avec affection et regret. Ce qu’il n’aurait pas fait si elle avait été une fille atroce, égoïste, irritable, hargneuse, arrogante, belliqueuse, obstinée ou froide. Il avait parlé d’elle comme on parle de qui nous a échappé, et qu’on regrettera à jamais.
Et cette fille se trouvait quelque part.
Et même si je m’étais dit que j’allais abandonner, même si je m’étais persuadé que cette histoire à peine commencée était déjà terminée, je n’étais pas mécontent d’être maintenant en mesure de décider par moi-même de son dénouement.
Que ce dénouement consiste en une nouvelle tentative… ou un point final.
Au moins la décision m’appartenait-elle.
POWER UP ! BAISSE LE RIDEAU, disait l’invitation sur Facebook. VENEZ FAIRE VOS ADIEUX À UNE LÉGENDE.
J’ai regardé qui étaient les autres invités. Deux clients réguliers. Un type que je ne connaissais pas mais que j’avais déjà vu à la boutique. Pawel, qui n’était pas très familier du fonctionnement des réseaux sociaux et n’avait toujours pas compris comment répondre aux invitations. Et moi.
Le projet semblait être de prononcer un bref éloge funèbre dans la boutique, avant d’opérer un repli vers le Den pour y poursuivre la soirée. Un projet ambitieux, typique de Dev.
J’étais certain que ce serait marrant.
J’ai regardé les options proposées pour ma réponse.
Assisterez-vous ? Oui. Non. Peut-être.
J’ai cliqué sur Non.
Pas simplement parce que, après toutes nos discussions sur la nécessité d’aller de l’avant, j’avais honte de montrer à Dev que j’avais reculé d’un pas de géant. Ne pas y assister, c’était aussi, d’une certaine manière, aller de l’avant. Car qu’est-ce que c’est, aller de l’avant, sinon ne pas regarder en arrière ?
Voilà le type de confusion dans lequel on se débat lorsqu’on essaie de se convaincre que tout va bien. On distord la logique pour la plier à son bon vouloir.
Peu importait cependant mon refus, puisque j’avais déjà fait un pas vers Dev. Je lui avais envoyé la petite enveloppe dorée que Zoe avait réussi à se procurer. Il avait adoré. Il m’avait envoyé un SMS qui se concluait par un petit baiser. Donc l’heure était au rapprochement.
Mais tout d’abord, je devais me ressaisir.
J’allais déménager et quitter Blackstock Road dans un mois.
Je m’étais déniché un charmant petit studio à Canonbury Square, tellement petit qu’il y flotterait en permanence des odeurs de cuisine, mais avec un bureau devant la fenêtre qui inondait la pièce de lumière. Le loyer n’était pas donné mais je partais du principe que ce serait bénéfique : ça me forcerait à travailler. Comme mes émoluments de professeur remplaçant ne suffiraient pas, j’allais devoir faire des piges, trouver des idées, écrire et peut-être même progresser.
Zoe n’allait pas fort du tout ; London Now était finalement en train de mettre la clé sous la porte.
« Ça peut arriver d’un jour à l’autre, disait-elle. Ils pourraient nous faire plier boutique n’importe quand, à leur convenance. »
Elle avait déjà commencé à passer des coups de fil et pensait avoir quelques touches, mais ces temps-ci les budgets étaient serrés, expliquait-elle. Le soir, nous continuions à cuisiner ensemble, avant de rallier The Bank of Friendship pour un verre, et c’est là, ce soir-là, qu’elle a fait glisser une enveloppe sur la table.
— C’est quoi ?
Mon nom figurait encore sur quelques listes non mises à jour d’agences de communication, et de temps à autre, Zoe me rapportait une invitation pour interviewer la vedette d’une mauvaise comédie musicale à l’affiche, ou tester une nouvelle gamme de tourtes labellisées
« Tradition artisanale » et présentées dans un emballage tarabiscoté. Je lisais le dossier de presse et, le cas échéant, goûtais la tourte, mais l’un et l’autre finissaient invariablement à la poubelle. Ce courrier, cependant, semblait d’une nature différente.
— C’est arrivé ce matin, a indiqué Zoe. Ça paraissait personnel, donc je ne l’ai pas ouvert. En même temps, c’est aussi pour ça que j’avais envie de l’ouvrir.
Il y avait un timbre sur l’enveloppe, pour commencer, et non un tampon rouge et baveux apposé à la hâte par une machine à affranchir. Et l’adresse était rédigée à la plume, d’une écriture serrée, intriquée. J’ai déchiffré le cachet de la poste.
Brighton.
A l’intérieur, il n’y avait ni petit mot ni explication – juste un flyer multicolore illustré d’une guitare, d’un arc-en-ciel et d’une photo, en faible résolution, d’une fille avec une frange et de l’eye-liner bleu électrique, assise près du rivage.
Abbey Grant
« De splendides balades en bord de mer, tissées de délicatesse et de mélancolie » – London Now.
The Open House & Performer Bar
Jeudi, 21 heures.
J’étais aux anges. Elle le faisait.
Et puis, me sentant inspiré, je suis rentré à la maison, bien résolu à mettre à profit cette inspiration, j’ai rouvert les seuls cartons que j’avais déjà remplis et fouillé pour retrouver le dossier que je trimbalais à chacun de mes déménagements depuis mon dernier passage à Saint John, en priant pour n’avoir pas jeté le seul document dont jamais je n’aurais pensé avoir de nouveau l’utilité.
The Open House & Performer Bar, à Brighton, propose à ses clients des canapés Chesterfield et des tables en bois brut, des murs rouges avec des portraits de Jim Morrison façon pop art, mais il a vraiment besoin d’un nom plus accrocheur.
Ce jeudi soir à 20 h 30, je me trouvais au fond de la salle, entouré d’une clientèle étudiante mêlée de quelques locaux, et je feignais de lire
The Argus49, qui traînait là.
Je n’avais pas prévenu Abbey de ma venue. Certes, elle m’avait envoyé le flyer, mais sans ajouter un mot d’accompagnement, ni rien indiquant qu’elle souhaitait ma présence. J’avais le sentiment que son geste avait été dicté par la politesse. Comme pour dire : Regarde, je me lance, souhaite-moi bonne chance et le meilleur.
Dans le train, j’avais écouté ses chansons sur mon iPod tandis que le soleil citadin s’évanouissait dans la nuit rurale. Les chansons étaient belles. Pas parfaites, mais c’étaient les siennes. Elles étaient fragiles mais aussi pleines de vie, vibrantes d’espoir. Je n’avais pas menti, dans mon compte rendu. Je crois même que jamais je n’avais été plus sincère. Je lui aurais fait ce cadeau même sans la connaître, mais les circonstances avaient voulu que sa valeur s’en trouve diminuée, voire déniée.
Ha. Mon « cadeau ». Comme si on pouvait appeler ainsi cinq étoiles décernées par un sous-rédac’ chef par intérim en disgrâce dont les jours avaient été comptés. En fait, mon cadeau n’était pas ces cinq étoiles, mais plutôt ma foi en son talent. La seule chose que j’avais à lui offrir.
Le public s’est installé tandis qu’on tamisait les lumières et Abbey est apparue, les yeux baissés, timide. Elle a branché sa guitare et a commencé à jouer.
Et je me suis senti heureux, comblé.
— Je n’étais pas sûre que tu viendrais, a-t-elle dit ensuite.
— Je n’étais pas sûr que tu veuilles que je sois là.
— Je n’en étais pas sûre non plus.
— Tu as été géniale, Abbey. C’était…
— Jase, je suis désolée d’avoir réagi comme je l’ai fait.
— Non, c’est de ma faute. Je m’y suis mal pris. Et si cela peut te consoler, cet article a été une des neuf dernières fautes qui m’ont coûté mon poste de sous-chef par intérim. Donc, nous sommes quittes. Sauf que, comme tu as drogué le fiancé et l’amie de mon ex, je crois que tu as encore une dette envers moi, puisque maintenant elle ne me parle plus et a même révoqué mon invitation à son mariage.
Abbey a lâché un gloussement coupable.
— Je ne sais pas ce qui m’a pris. Un refus d’affronter la réalité, sans doute. J’imagine que nous sommes quittes.
— Non, ce n’est pas ce que j’ai dit. Je viens de dire que tu m’étais toujours redevable. Tu sais, j’étais juste enthousiaste quand j’ai compris que tu avais vraiment de l’ambition. Tu mentais, avant, ou alors…
— Je ne mentais pas, a-t-elle protesté en levant les yeux au ciel.
Je me suis empressé de remettre la conversation sur les bons rails.
— Non, je ne voulais pas dire que tu as menti, c’est évident. Mais que tu avais tort. Parce que, de toute évidence, tu as de l’ambition.
Je m’étais posé des questions sur Abbey, lorsque nous nous étions rencontrés. Pourquoi suivait-elle les Kicks partout ? Ou ces autres groupes qu’elle semblait connaître et avec lesquels elle traînait ? Je m’étais demandé si elle n’était pas un genre de groupie, qui s’arrogeait une position dominante face à d’autres filles
au motif qu’elle était « avec » le groupe, qu’elle les connaissait, pouvait leur parler et boire avec eux. Mais Abbey n’était pas du tout comme ça. Je comprenais maintenant qu’elle traînait avec ces musiciens tout bêtement parce qu’ils faisaient ce qu’elle-même voulait faire. C’était la musique et l’univers des musiciens qu’elle aimait, pas tel ou tel groupe. Elle voulait observer, en retrait sur le côté de la scène, les autres qui se jetaient à l’eau parce qu’elle-même n’était peut-être pas assez courageuse pour monter sur cette même scène et dire au monde entier ce qu’elle pensait.
Pour l’instant.
— Tu as franchi le pas, ai-je dit. Tu te lances.
— C’est juste quelques concerts. C’est dur de décrocher des dates. Mais j’ai eu de bons retours. De presque tout le monde.
— Le public a été rude ?
— Non, le public a été bien. Poli, en tout cas. Je parlais de Paul.
— Paul le marionnettiste ? Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Paul le marionnettiste a été beaucoup moins emballé. Il a dit qu’il fallait décider qui était l’artiste, de nous deux. Il a dit que ça ne marchait jamais quand, dans un couple, les deux essaient de percer dans le même domaine.
— Mais il est marionnettiste !
Elle a souri et posé une main sur sa joue.
— Il préférerait sans doute que tu le présentes comme un marionnettiste engagé.
— Où se produisait-il ce soir, en ce cas ? Aux Nations unies ? A moins qu’il ne se soit fait parachuter à Gaza avec une chaussette et deux balles de ping-pong ?
Son sourire s’est éteint, mais imperceptiblement, l’espace d’une seconde.
— Nous ne sommes plus ensemble de toute façon. Si tant est qu’on peut dire qu’on l’a été un jour.
Oh, bon sang. C’était de ma faute. Cette critique – mon petit cadeau – avait mis le feu aux poudres. Elle avait été le catalyseur qui avait enragé un marionnettiste engagé. J’aurais dû m’excuser. Je le savais. J’aurais dû m’excuser d’avoir saboté leur relation.
Mais ensuite, je me suis souvenu de la soirée au Scala. Des remarques désobligeantes. Du cynisme déguisé en traits d’esprit. De la façon dont il semblait traiter Abbey. Je me souvenais de mon appréciation puérile. (Oui, M. et Mme Anderson, d’après mes notes de ce trimestre, il apparaît que Paul est un parfait abruti.)
— Qu’est-ce qui t’a poussée à sortir avec lui, Ab ? ai-je demandé, du ton d’un grand frère un peu déçu.
— Je sais pas. Le cadre qu’il m’offrait ? Je sais qu’il aimait avant tout ses marionnettes, mais il était la personne la mieux organisée que je connaisse, marionnettes ou pas. J’ai dû me dire que j’avais besoin de limites. De règles. La plupart du temps, j’ai l’impression de sinuer au fil de l’eau, alors c’était agréable d’avoir le sentiment que je n’allais pas dériver éternellement. Sauf que… je crois que j’aime vraiment ça, sinuer au fil de l’eau.
Un silence.
— On n’utilise pas assez le terme « sinuer », tu ne trouves pas ?
— Que ce marionnettiste engagé aille se faire foutre, ai-je décrété. Que tous les marionnettistes engagés aillent se faire foutre. Puissent leurs marionnettes sonner l’heure de l’insurrection.
Abbey a éclaté de rire.
— Oui, qu’il aille se faire foutre.
J’ai levé mon verre.
— Aux choses qui bougent !
— C’est quelque chose dont tu parles souvent, en ce moment, a-t-elle fait observer en souriant.
J’ai rougi. C’était vrai.
— Comment va Dev ? a-t-elle repris d’un ton détaché.
— Je ne l’ai pas trop vu, ces derniers temps. Il semblerait que ce soit devenu une habitude, chez moi, de ne plus trop voir les gens.
Elle a tapoté la table et bu une gorgée de son verre.
— Tu sais ce que j’ai pensé quand je t’ai rencontré ?
J’ai secoué la tête.
— J’ai pensé : ce garçon est comme moi.
— Une petite nana qui traîne avec des rockers ?
— Non. Je voulais dire un peu cassé.
— Tu avais dit meurtri.
— Mais pas d’une façon irrémédiable, sans doute. J’essaie justement d’y remédier, et ce un peu grâce à tes bêtises, alors merci. Et quand on traînait ensemble, j’avais l’impression, de plus en plus, que toi aussi tu cherchais des remèdes. Continue, a-t-elle conclu en entrechoquant son verre avec le mien.
On est restés un instant comme ça, deux copains dans un pub. Mes yeux se sont posés sur sa guitare.
— Ecoute, il est possible que je puisse te dégoter un concert, si ça t’intéresse.
Le lendemain matin, nous étions vendredi. Le jour que Mme Woollacombe redoutait. Celui pour lequel M. Willis avait préparé une courte paille, en maudissant probablement Gary Dodd et Ladbrokes.
J’ai sorti le document que j’avais retrouvé dans mes cartons. Je l’avais lu la veille dans le train, en rentrant de Brighton, pour voir s’il tenait encore la route, et d’un coup d’un seul je m’étais surpris à le réécrire frénétiquement, à le retravailler, à lui donner même un nouveau titre.
Faites bouger les choses ! s’intitulait-il désormais. Une assemblée de M. Priestley.
Lorsque je leur avais annoncé que je me chargerais avec joie de l’assemblée du mois, mes collègues avaient tous sauté de joie. Ils avaient protesté pour la forme, en disant que cette corvée n’était pas obligatoire pour les remplaçants, qu’ils pouvaient toujours annuler et transformer l’assemblée en une heure d’étude, mais j’avais insisté : j’étais reconnaissant de l’opportunité qui m’était donnée, et « Ce sera bien pour moi d’établir un lien avec les élèves ! » avais-je conclu.
Ils m’avaient tous regardé comme si j’étais tombé sur la tête.
Leur problème n’était pas simplement d’esquiver ces dix minutes de discours de motivation. Ni de se soustraire au travail de préparation, à l’angoisse, ou à l’indolence qui s’emparerait d’eux à mi-exercice lorsqu’ils constateraient qu’ils parlaient dans le vide.
— Il y a un inspecteur dans l’établissement, m’a annoncé Mme Woollacombe lorsque nous nous sommes dirigés vers le hall, où se tenait l’assemblée. Ils vont faire une inspection !
Elle a grimacé comme pour dire : Excusez-moi, j’aurais dû le mentionner plus tôt, mais j’ai balayé ses excuses d’un geste. J’étais impatient de me colleter avec cet exercice. L’idée m’excitait. Peut-être as-tu besoin de ça, me disais-je. Remonte en selle. Fais-le dans les règles. Fais de ton mieux. Inspecteur ou pas. Et tout ça grâce à Matt.
Une fois assis sur ma petite chaise en plastique rouge, sur l’estrade, j’ai relevé la tête. Mme Abercrombie, la nouvelle directrice, dissertait avec lyrisme sur la nécessité de couvrir les livres scolaires avec du papier kraft, ou du papier peint si on n’avait pas de kraft sous la main, voire même un vulgaire papier d’emballage, mais idéalement avec du kraft, ou de l’adhésif transparent. Cela faisait déjà un petit moment qu’elle était sur le sujet. Les gamins avaient l’œil vitreux et le teint terne ; le gel capillaire n’avait pas encore pris ; la salle n’était qu’un
bâillement collectif suintant d’ennui. Au deuxième rang, Michael Baxter, col remonté, mastiquait un chewing-gum et le faisait claquer bruyamment ; la poche de son pantalon trop moulant trahissait les contours d’un briquet et d’un demi-paquet de clopes. Teresa May avait réussi à passer son téléphone en douce et le petit Tony n’arrêtait pas de se gratter.
— … ce qui nous amène au thème de l’assemblée d’aujourd’hui, a dit soudain Mme Abercrombie, me faisant sursauter.
Michael Baxter l’a remarqué et a eu un sourire en coin.
— Donc, monsieur Priestley… ?
Je me suis levé.
— Merci, madame Abercrombie, ai-je dit en regardant mon auditoire, mes élèves, mes jeunes esprits à modeler.
Quelque part, quelqu’un a lâché un rot.
— Faites bouger les choses ! ai-je attaqué en balayant la salle des yeux, en quête de quelqu’un, n’importe qui, dont le regard trahirait le même intérêt que celui d’un Matthew Fowler.
Car je n’avais besoin que d’en voir un, et je pouvais faire ça, je pouvais le faire bien – pour leur bien.
— Comment s’y prend-on pour bouger les choses ? ai-je continué. Et qu’est-ce que cela signifie ?
Un autre rot, suivi celui-là d’un gloussement.
Mais je l’ai ignoré. Parce que, en réalité, j’avais plein de choses à dire. Je me suis lancé.
Et j’ai parlé, parlé, et parlé encore. J’ai lâché quelques plaisanteries, dont deux qui ont recueilli des petits rires, et tandis que je scrutais mon auditoire, parmi les visages confits de torpeur, les visages moroses, les visages perdus dans un lointain ailleurs, j’ai distingué, çà et là, comme des frémissements ; de minuscules étincelles d’intérêt ; une inclination de tête, parfois. Cela ne concernait peut-être que deux ou trois gamins. Mais c’était déjà ça.
Et c’était bon. C’était différent.
Tout en tournant les pages, et tandis que j’en arrivais à mon dernier point – celui qui concernait les rêves et le fait que, bien qu’irréalistes par essence, certains pouvaient devenir réalité –, j’avais l’impression d’être un de ces professeurs capables de faire naître des vocations comme on en trouve dans les films de Disney. Jamais je n’avais imaginé avoir ça en moi ! Jamais je ne l’avais eu jusque-là. Faire carrière dans l’enseignement n’était pas mon idéal professionnel. Et je n’étais pas exagérément doué pour ce métier. Mais je n’allais pas passer ma vie ici ! Je le savais, car j’avais bien l’intention de tenir parole, et de Faire Bouger Les Choses ! Car si jamais là, dans cet auditoire, se trouvait un autre Matthew Fowler sur le point d’éclore, j’étais fermement résolu à ne pas le décevoir en faisant du surplace pendant cinq ans de plus. C’était ça, enseigner ! Montrer l’exemple !
Et puis il s’est passé quelque chose d’étrange.
La femme qui travaillait au secrétariat de la directrice – Sheila ? – a poussé les doubles portes au fond de la salle et a avancé les mains dans un geste d’excuse. J’ai regardé la directrice, qui a interrogé son assistante d’un haussement de sourcils, et quand celle-ci a mimé un appel téléphonique, Mme Abercrombie s’est levée, mais non, ce n’était pas ce que Sheila avait voulu dire. Elle a tendu le doigt vers moi.
Moi ? ai-je demandé en me montrant du doigt.
Oui. Et c’est urgent, a-t-elle répondu par gestes.
— Jason ?
La voix à l’autre bout du fil était celle d’une femme avec un accent très prononcé. Sheila rôdait autour de moi, l’air inquiet, tout en me tapotant l’épaule, mais j’étais à peu près certain de savoir qui était mon interlocutrice.
— Hmm… Svetlana ? Ce n’est pas le meilleur moment pour une session tourtes et larmes. J’étais sur scène, en train d’inspirer la jeunesse d’aujourd’hui.
J’ai regardé Sheila puis j’ai levé les yeux au ciel comme pour dire Les gens se croient vraiment tout permis, et elle a arrêté de me tapoter l’épaule. A l’autre bout du fil, c’était le silence.
— Abbey ?
— Non, ce n’est pas Abbey. C’est Pamela.
Pamela ?
Et, à sa voix, elle paraissait effondrée, paniquée et en état de choc.
La panique m’a fondu dessus. C’est fou comme elle peut être contagieuse, avant même qu’on sache de quoi il faut avoir peur.
— S’il te plaît, Jason. Tu dois venir.
— Quoi ? Où ça ? Que se passe-t-il ?
— C’est Dev.
Merde.
— Que s’est-il passé ? ai-je demandé d’une voix enrouée. Qu’est-il arrivé à Dev ?
47. Magazine hebdomadaire diffusé sur BBC One proposant des enquêtes sur des sujets d’actualité.
48. Société de paris sportifs.
49. Le quotidien local.