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ou Some Things Are Better Left Unsaid
Fiancée.
C’était ça le mot, puisque vous tenez à le savoir.
Fiancée.
Sarah était fiancée à Gary. Gary était fiancé à Sarah. Sarah et Gary étaient fiancés l’un à l’autre.
Après un coup pareil, je n’ai pas joué à GoldenEye avec Dev jusqu’au petit matin. Je suis resté prostré, anesthésié par le choc et par la Jezynowka, dans une pièce froide qui puait la liqueur de mûre, et je cliquais toutes les quelques secondes pour rafraîchir la page tandis que les félicitations affluaient.
Hourra ! lançait Steve, ce qui est typique de lui. Youpi !! exultait Jess, ce qui est elle tout craché. Enfin ! se réjouissait Anna.
Vraiment, Anna ? « Enfin » ? Ils sont ensemble depuis six mois, Anna. Je suis resté quatre ans avec Sarah. Mais jamais tu n’as pensé que nous devrions nous marier, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que tu n’aimais pas chez moi ? Mes vêtements ? Mon boulot ? Tu m’en veux encore parce qu’un jour j’ai renversé du vin rouge sur ta table et que quelques gouttes ont éclaboussé tes chaussures – après quoi tu m’as traité de connard, juste avant que j’aille vomir ?
Oui, c’est probablement à cause de ça.
Une super nouvelle pour un couple parfait ! écrivait Ben, et ce commentaire-là m’a vraiment fait mal, parce que Ben était mon ami, Sarah, pas le tien. C’est toi qui en as obtenu la garde, évidemment – tu les as tous récupérés, pour finir –, mais seulement parce que j’avais trop honte, et trop peur, pour continuer à les regarder dans les yeux.
J’ai bu une rasade de cognac au goulot et j’ai continué à lire. Chaque cri d’enthousiasme, chaque phrase de félicitation, chaque OH, MON DIEU et chaque point d’exclamation supplémentaire et superflu était comme une piqûre dans mon cœur et un croc-en-jambe.
Et moi ? avais-je envie de hurler. Personne ne pense donc à moi ? Pourquoi, quand Sarah écrit qu’elle est fiancée, vous devenez tous zinzin, et pourquoi, quand je mange de la soupe, personne n’a soudain plus rien à dire ?
J’ai su à ce moment-là que je devais la virer de ma liste. Que je devais donner à ce geste une valeur de communiqué officiel. Qui lui ferait savoir que ça n’était pas bien, tout ça n’était pas OK.
Mais la virer maintenant aurait passé pour grossier, puéril, immature.
En outre, cela fait, je n’aurais plus pu regarder ces photos.
Oh, bon sang. La voilà. La bague.
Il avait dû faire sa demande là, à cette table, après deux ou trois cocktails, par une nuit andorrane sans manches devant une mauvaise margherita.
Une margherita ! Même pas une suprême ! Quoi ? Pourquoi vous froncez le nez ? Vous allez me dire que vous êtes tous devenus des adeptes des nourritures saines, c’est ça ? Que vous suivez tous des cours de Pilates et ne buvez plus que des smoothies enrichis aux vitamines ? A d’autres !
Moi, je n’aurais pas fait ma demande comme ça, Gary. J’en aurais fait un moment d’exception. J’aurais caché la bague dans une flûte de champagne, ou alors, j’aurais fait atterrir une montgolfière sur un stade de foot et j’en serais descendu pour mettre aussitôt un genou à terre, et la scène aurait été diffusée sur un écran géant pour que tout le monde puisse en profiter. Parce que moi, Gary, j’ai de la classe. Et, oui, Gary, j’allais justement lui demander de m’épouser. Je ne l’ai pas fait, mais j’allais le faire. Un jour. Tout était prévu. Peut-être pas dans les moindres détails, mais j’avais prévu de le prévoir. Et même si je ne l’ai pas fait, même si maintenant je ne pourrai plus le faire, laisse-moi te dire un truc qui est sûr et certain, Gary : dans ce que j’avais prévu, il n’y avait ni pizza minable ni cocktail bleu fluo.
Oh, bon sang. Elle a l’air tellement heureuse.
J’ai bu une rasade de cognac à la mûre, j’ai fait le signe de la victoire en direction de l’écran.
Et puis je suis parti farfouiller dans la cuisine pour dénicher une autre bouteille.

 

Il était bien trop tôt et j’avais le goût des mûres dans la bouche.
Mais quelque chose était en train de bourdonner près de mon visage, obstinément.
Je me suis forcé à ouvrir les yeux, j’ai localisé le téléphone et j’ai regardé l’écran.
Le nom qui s’affichait a mis un certain temps à faire sens. Enfin, pas le nom en lui-même – plutôt la raison qui le faisait apparaître sur l’écran.
SARAH.
Quelle heure était-il ? 7 heures ? 8 ?
Je ne pouvais pas. Pas maintenant. Je n’étais pas préparé. J’avais besoin d’un café, et peut-être de quelques notes, une liste de choses à dire, qui véhiculeraient une impression de réserve, d’indifférence. J’ai renvoyé l’appel sur la boîte vocale et contemplé le plafond. Voilà qui allait lui envoyer un message, ai-je songé. Lui faire comprendre qu’elle ne peut pas escompter que je réponde chaque fois qu’elle…
Et le bourdonnement a recommencé. J’ai attrapé le téléphone.
Peut-être s’était-il passé quelque chose. Peut-être Gary l’avait-il larguée. Peut-être devais-je être là pour elle en cet instant où elle avait besoin de moi. Et lui montrer combien je peux être sensible et intelligent.
— Allô ?
Waouh ! Ma voix était super-grave.
— Jase ?
— Salut.
Et éraillée. Grave et éraillée.
— Comment ça va ?
— Bien.
Elle ne semblait pas bouleversée. Elle paraissait froide. Sévère. Elle paraissait elle-même.
Et là j’ai compris qu’elle ne savait probablement pas que j’étais au courant.
Bien, ai-je décidé. Annonce-moi que tu es fiancée.
— La nuit a été mouvementée ?
Eh bien, oui, Sarah, il se trouve que la nuit a été mouvementée. Et si maintenant tu m’annonçais que tu es fiancée afin que je puisse feindre la surprise et faire montre de ma maturité ?
— Un peu… J’ai bu quelques verres avec Dev et…
— Pourquoi faut-il que tu te comportes toujours comme un connard, Jase ?
J’ai froncé les sourcils. Cette réplique-là ne figurait pas dans le scénario. Et de toute façon, Sarah, pour toi c’est Monsieur Connard.
Une seconde a passé.
— Je suis… Qu’est-ce que tu…
— Tu pourrais au moins te réjouir pour moi, Jason. Tu ne peux rien me reprocher de tout ça. Nous avons fait l’un et l’autre des choix et…
— Me réjouir ? De quoi ? ai-je demandé innocemment.
— Tu le sais très bien.
Comment pouvait-elle savoir que je le savais ?
— Sarah…
— Je suis fiancée, Jason. Voilà, je l’ai dit. Tu es content ?
— Je… eh bien, c’est une bonne nouvelle ! Tant mieux pour toi.
— Ce n’est pas ce que tu disais hier soir.
J’ai cligné des yeux, plusieurs fois de suite. L’avais-je appelée ? M’avait-elle appelé ? J’ai regardé la table, dans l’angle de la pièce. Une traînée de cognac à la mûre avait ruisselé le long d’un pied et, juste à côté, il y avait le messager, le traître – mon ordinateur, encore allumé et dont l’écran affichait une photo vive et multicolore d’une Sarah débordante de bonheur.
— Hier soir, tu semblais penser que ces fiançailles étaient une erreur.
— Jamais de la vie !
— Tu as déclaré que je faisais une erreur, et que tous mes amis étaient de mauvais amis puisqu’ils ne m’empêchaient pas de commettre la pire erreur qu’une fille puisse faire en sacrifiant ses chances de revenir avec toi, manger des margherita à vie et couler des jours idiots.
— Des jours idiots ?
— Gary est très remonté. Il est très sensible. Il se sent humilié. Tu as dit qu’il était l’équivalent d’une margherita. Tu t’es comparé à une suprême, et lui, tu l’as comparé à une margherita.
— Je voulais sans doute dire qu’il est populaire et que moi, je ne suis pas au goût de tout le monde, surtout de ceux qui font attention à leur santé et…
— Non, ce n’est pas ce que tu voulais dire, n’est-ce pas ?
Il y avait autre chose derrière la froideur, maintenant. De la colère ? Non. De la résignation, plutôt. Comme si tout ça la laissait désormais insensible.
— Grandis un peu, Jason. Trouve-toi quelqu’un d’autre. N’importe qui. Quitte cet appartement qui sent le rance – tu habites à côté d’un bordel, bon Dieu ! – et tourne la page.
— Ce n’est pas…
— Ne me rappelle plus.
Clic.
J’ai écouté un instant le silence puis je me suis assis.
— Ce n’est pas un bordel.
Je commençais à sentir des élancements dans la tête. J’ai vérifié sur mon portable la liste des appels émis. Je n’avais passé aucun appel. Je n’avais donc pas téléphoné à Sarah.
Je le savais.
Bon, peut-être qu’elle était folle. Peut-être que Gary l’avait rendue folle. Voilà qui serait génial – que Gary la rende folle. Qui aurait raison, alors ? Moi, ou ses amis ? Ces mêmes amis qui se lâchaient avec tant de désinvolture et criaient sur les toits qu’ils étaient heureux pour eux, que Gary était un type génial, qu’ils étaient faits l’un pour l’autre, qu’ils formaient un couple parfaitement assorti et…
Une escarbille. Un bruissement de souvenir.
Non…
Par pitié, non.
Je me suis levé et précipité maladroitement vers l’ordinateur.
Oups.

 

— « Oups », ça semble assez faible, a fait observer Dev avec sagacité.
Vêtu de son tee-shirt Earthworm Jim, il dévorait un petit déjeuner anglais arrosé d’un Coca au café en bas de la route. Il a secoué la tête et a repris avec un sourire :
— Non, vraiment. « Oups » n’est absolument pas la bonne réponse dans cette situation.
Il avait raison. J’ai repensé à ce que j’avais fait.
J’avais, avec soin et ardeur, commenté environ quatorze des photos de fiançailles en ligne – commentaires que, compte tenu de mon état d’ébriété, j’avais présupposés brillants, incisifs, spirituels, dignes des meilleures saillies d’Oscar Wilde et de Stephen Fry. A la froide lumière du jour, force était de constater qu’ils étaient surtout dignes d’un SDF tapant comme un sourd contre la vitrine d’un Currys5.
— Bon, écoute, a repris Dev. Combien de personnes les auront vus ? Franchement.
— Tout le monde les a vus. Tous ceux qui ont regardé leurs photos. Ses amis, mes amis, nos amis.
Dev a hoché la tête, l’air pensif, avant de balayer l’argument d’un haussement d’épaules.
— Sa famille. Ses innombrables collègues, ai-je ajouté.
Dev a paru un peu plus inquiet, cette fois.
— Les amis de Gary. La famille de Gary. Les innombrables collègues de Gary.
— D’accord…
— Des parents éloignés. Des gens qu’ils n’ont pas revus depuis vingt-cinq ans mais qui étaient par exemple leur voisin de banc en cours de maths. Et puis des gens au hasard. Michael Fish.
— Michael Fish ? Le présentateur météo ?
— Michael Fish le présentateur météo, ouais. Il joue au golf avec le père de Gary.
— Bon, inutile de s’inquiéter pour Monsieur Météo. Je suis bien certain qu’il en a rien à fiche.
J’ai eu un soudain flash-back, et j’ai senti mon ego se ratatiner pour rivaliser avec la taille d’une cacahouète.
Le visage de Gary, éclairé d’un immense sourire, rayonnant de joie, transporté de bonheur parce que la fille de ses rêves lui avait dit « oui » ; la plus belle photo qu’il avait jamais prise ; et en dessous, mon nom accompagné d’une photo de moi qui dresse les pouces, et de ce commentaire : SALUT ! MOI GARY, TROGNE DE FIANCÉ ET AMATEUR DE PIZZAS DE MERDE… ACCEPTES-TU DE M’ÉPOUSER SI TE PAYE UNE PIZZA – MAIS UNE DE MERDE !!!???
Nom de Dieu.
Trogne de fiancé ?
J’ai frissonné et j’ai bu une gorgée de thé. Le regard de Dev s’est éclairé. Non parce que je buvais du thé – il m’a déjà vu le faire sans que ça soulève de commentaire – mais parce que la serveuse venait d’approcher. Celle qu’il essaie d’impressionner chaque fois que nous venons ici. Parce que, oui – ainsi que nous l’avons précédemment établi –, il y a toujours une fille.
Dobranoc ! s’est-il écrié brusquement. Jak si masz ?
La serveuse a ébauché un vague sourire et a dit quelques mots, calmement, puis elle a semblé attendre une réponse. Mais Dev n’avait rien à lui répondre et il s’est contenté de la dévisager.
Aussi invraisemblable que cela paraisse, la fille est repartie vaquer à ses occupations.
— C’est encourageant, ai-je dit. Tu vas finir par engager un vrai dialogue.
— Je n’aurais pas dû mettre ce tee-shirt, a ragé Dev en regardant la fille s’éloigner. J’aurais dû mettre le Street Fighter.
— Oups.

 

Bon, voilà :
Je n’ai absolument rien contre Gary. C’est un type tout à fait sympathique, tout à fait ordinaire. Et je suis en mesure de le dire, puisque je l’ai rencontré. Un épisode bizarre et inattendu, à l’anniversaire d’un ami commun, où je me suis conduit de façon irréprochable, où j’ai même commis une ou deux blagues, mais on voyait bien, à mon regard comme au sien, que nous n’étions pas censés nous adresser la parole ; que c’était un acte contre nature.
Si j’étais encore prof, j’imagine que mes appréciations seraient les suivantes :

 

Apparence : commune.
Conversation : commune.
Dans l’ensemble : Gary est un élève très agréable que n’encombrent ni l’ambition ni la réflexion. On n’aura jamais de mal à le situer. A savoir à Stevenage.

 

Vous voyez ? Un type sympa. Charmant, bien sous tous rapports.
Et c’est ça qui m’exaspérait, j’imagine. Cette idée que « il est bien », « il n’est pas mal », « il fera l’affaire ». Il n’y avait chez lui aucune étincelle, aucune lumière. Aucun trait saillant. A cette soirée d’anniversaire, tandis que je parlais avec Gary et que je le regardais, et que, par-dessus son épaule, je regardais aussi Sarah qui feignait de n’avoir pas remarqué que Gary et moi étions en train de parler, ou feignait de penser qu’affronter ce genre de situation était parfaitement normal pour des adultes du XXIe siècle, je m’étais demandé : où est la magie, dans tout ça ?
La magie, elle était dans notre rencontre, Sarah.
Dans ce bar où nous n’avions jamais, ni l’un ni l’autre, mis les pieds. Dans cette promenade le long des quais aménagés par une nuit de presque pleine lune. Dans cette vieille dame qui, dans le bus de nuit, nous avait demandé depuis combien de temps nous étions mariés. Dans ce numéro de téléphone que tu m’as donné sur le pas de ta porte, et cet appel que j’ai passé cinq minutes plus tard d’une cabine, dans ta rue. Dans ce pique-nique vin-fromage dans ta cuisine, dans ce baiser, puis dans le suivant, et dans notre promesse solennelle qu’un jour nous chercherions à retrouver cette vieille folle pour l’inviter à notre mariage.
OK, la magie laissait peut-être un peu à désirer. La lune aurait pu être plus pleine ; nous aurions pu trouver autre chose que des tartines de fromage ; nos dents n’auraient pas dû s’entrechoquer la deuxième fois que nous nous sommes embrassés… mais pour moi, c’est assez magique, Sarah. Et assez magique pour toi aussi, je pense. C’était un vrai départ pour une relation amoureuse. Une histoire. Qu’est-ce que vous avez eu, Gary et toi ?
Vous vous êtes rencontrés pendant un stage d’entreprise. Vous étiez dans le même groupe pour un exercice d’équipe. Vous vous êtes enivrés dans un Hilton au bord d’une autoroute. Deux mois plus tard, à cause d’une restructuration, Gary a été relocalisé et a quitté Stevenage. Vous vous êtes donné rendez-vous à 19 heures, vous étiez tous les deux ponctuels, vous êtes allés boire un verre dans un All Bar One, et puis dîner dans une Pizza Express. Le lendemain, Gary t’a aidée à conclure l’achat d’une Golf d’occasion à un meilleur prix. Et maintenant, vous êtes fiancés.
Eh bien, bon Dieu, Sarah, j’espère que tu n’as pas oublié de vendre les droits d’adaptation cinématographique.
Mais non, je plaisante. Tout ça est très bien. Et, oui, je me comporte comme un crétin.
Mais je voulais que le commencement soit assez fort pour nous porter jusqu’à la fin, Sarah, et tu aurais dû le vouloir toi aussi. Aucun de nous deux ne devrait se caser pour une margherita.
Bon, et maintenant, au boulot.

 

London Now est le gratuit dont je vous parlais précédemment – un cousin de Metro et de London Paper, mais farci d’informations, celui-là, sur toutes les activités que l’on peut faire TOUT DE SUITE ! ou CE SOIR ! ou DEMAIN ! London Now cible des citadins qui ne savent pas quoi faire d’eux-mêmes, ou qui aiment bien se la péter dans le métro en consultant ostensiblement la page Spectacles et en entourant des concerts de jazz fusion mexicain d’avant-garde auxquels ils n’iront jamais assister, et dont ils seraient de toute façon incapables de prononcer le nom sans l’écorcher.
On y trouve aussi le mélange habituel d’autres informations : des copiés-collés de dossiers de presse ; des horoscopes achetés à un illuminé équipé d’un fax qui vit quelque part à la campagne ; des photos de pop stars ou de comiques titubants surpris par les paparazzi à la sortie du Groucho ou du Century ; les rubriques A l’affiche, Le saviez-vous et Je vous ai vu(e) et d’autres façons de commencer une phrase que jamais personne n’aura envie de vous entendre terminer.
London Now est également voué à l’échec. Nous savons tous que, compte tenu de la conjoncture économique actuelle, les projets autofinancés n’ont guère d’avenir. Comme le lancement du titre à Manchester avait été couronné de succès, ils se sont dit qu’il leur suffirait d’ajouter un peu de contenu londonien pour lancer un nouveau gratuit dans la capitale. C’était un peu arrogant de leur part, vu qu’on patauge jusqu’aux genoux dans une récession, mais culotté aussi. Ils avaient déniché un peu d’argent russe en renfort, et maintenant, c’était à Zoe et à l’équipe de gérer les aléas au jour le jour.
Mince – je me relis et je me dis que je vais passer pour un ingrat. Que je donne peut-être ici une image de moi qui me met un peu mal à l’aise. J’aime faire ce travail – quand il y en a –, j’ai des économies, et être free-lance signifie que je peux traiter de tout et n’importe quoi, mais justement, c’est aussi un peu ça le problème. Je n’ai pas de spécialité. Je ne suis pas le spécialiste attitré de tout et n’importe quoi de London Now. Je suis juste un chroniqueur généraliste, qui dispense des avis d’ordre général au public en général concernant des choses en général.
Bon, quand je dis « avis d’ordre général », ce n’est pas exactement ça non plus. Ces avis-là ne sont pas mes avis en général. C’en sont les versions extrêmes. Parce qu’on est bien obligé d’avoir un avis. La semaine dernière, je suis allé tester un restaurant iranien à Bayswater, Sinbad. Je suppose que, si j’étais encore prof, mes appréciations seraient les suivantes :

 

Entrée : correct, tout à fait correct – rien de spécial, mais ça passe.
Plat principal : pas trop mauvais, j’ai tout mangé, donc ouais.
Dans l’ensemble : l’endroit n’est pas mal, donc si on est dans le coin, qu’on a faim et qu’on aime la cuisine iranienne, on peut l’essayer. Ou pas. Personnellement, je n’en ferai pas tout un plat.

 

Mais aujourd’hui, je ne peux plus me contenter d’appréciations aussi vagues. Maintenant, je dois dire, par exemple :

 

Entrée : insipide, prétentieuse, de nature – ironiquement – à faire caler votre appétit.
Plat principal : une offense à d’éventuelles lésions internes.
Dans l’ensemble : insupportablement insignifiant. Compte tenu de la nourriture qu’il sert, Sinbad n’aurait pas pu choisir nom plus adapté6.

 

Vous voyez ? Ha ha ha. Je suis intelligent.
C’est plus mordant ainsi, plus cynique, plus ingénieux. Et ce de la part d’un type qui a réussi à s’intoxiquer lui-même en faisant des frites.
Zoe a adoré ma critique. Elle adore ce genre de piques. Et j’imagine que je me prête à l’exercice un peu pour l’impressionner. Parce que, du coup, elle me confiera plus de travail, mais aussi parce que c’est agréable d’impressionner une fille. Je suppose que, si j’étais encore prof, mon appréciation serait la suivante :

 

Apparence : Zoe Alice Harper est une fille tirée à quatre épingles qui a l’œil pour repérer les dernières tendances, comme le prouvent les innombrables sacs ASOS au pied de son bureau. Ses cheveux auburn, qu’elle portait longs autrefois, sont désormais coupés au carré – ce sont des choses qui arrivent quand on a la possibilité de prolonger ses pauses déjeuner et si, dans le fauteuil du coiffeur, on se laisse emporter par un élan de sociabilité contre nature. Zoe ferait bien de s’en souvenir à l’avenir.
Attitude : Zoe est une fille ambitieuse et volontaire, assidue à la tâche, et plutôt plus douée que la moyenne, même si son plus grand rêve, à mon avis (et si je peux me permettre de casser un personnage juste un instant), serait d’écrire une de ces chroniques Je Déteste Tout. Vous voyez ce dont je parle. Ces papiers d’humeur qui vous expliquent qu’on vit dans un monde effroyable. Que chaque nouvelle émission de télé, chaque nouvelle info constitue un affront inqualifiable. Et dans lesquels l’auteur laisse libre cours à ses fulminations parce qu’il aurait pu employer ce temps à quelque autre activité bien plus importante, comme réchauffer des pâtes au micro-ondes, ou rester sans rien faire les yeux dans le vague. Parce qu’il aurait pu décrocher un job bien meilleur, même s’il n’a jamais dépassé le stade du premier entretien d’embauche. Et que tout irait bien mieux si toutes les décisions relevaient de lui. Bon, le problème, c’est que Zoe, selon moi, n’est pas vraiment comme ça. Elle sacrifie à la tendance. C’est une façon de se faire remarquer. C’est un raccourci abrupt vers l’humour, comme ces gens, à des dîners, qui confondent cynisme et trait d’esprit, et croient qu’un commentaire fielleux vaudra opinion intéressante.
Il n’en reste pas moins que c’est son temps qu’elle gâche. (© Le Répertoire des phrases pratiques du prof)
Dans l’ensemble : j’applaudis sa confiance en soi, j’aime bien sa nouvelle coupe et je lui prédis des choses formidables.

 

Je suis tout aussi coupable de faux cynisme que n’importe qui, à ce propos. Même si j’espère bénéficier de circonstances atténuantes. Quand Sarah et moi étions en pleine rupture, j’ai présenté presque tous les albums que j’ai chroniqués comme étant nuls, bâclés ou synthétiques (je n’y connais pas grand-chose en musique, sauf si on compte Hall & Oates). J’ai commencé à prendre le pli d’écrire « en revanche » plutôt que « par contre ». Et quand elle m’a finalement quitté, je me suis défoulé sur les critiques de films : j’assistais aux projections d’un regard renfrogné puis je crucifiais les metteurs en scène (je ne connais pas grand-chose au cinéma non plus, mis à part Les Evadés, que j’adore. J’aime bien aussi Pedro Almodovar, mais je ne le dis jamais pour ne pas paraître prétentieux). La vérité, c’est que je n’en ai rien à fiche. C’est la vie qui a dicté ces chroniques, pas moi.
Et aujourd’hui, jour de gueule de bois après une nuit épouvantable, je crois bien que quelqu’un va en prendre pour son grade.
Mais qui ?

 

— Abrizzi, a dit Zoe.
Elle portait un polo noir, et ces lunettes dont elle n’a pas vraiment besoin mais qui lui donnent un petit air de directrice éditoriale de grand quotidien. Et il ne lui déplaît pas de me rappeler que c’est ce qu’elle est, en quelque sorte. Je suis sûr, à part moi, qu’elle n’apprécie guère que je l’aie connue à la fac, du temps où elle écoutait d’obscurs groupes de rock indé, une Winona Ryder avec yeux de biche et en Converse.
Nous étions proches à la fac. Nous parlions à cœur ouvert de l’avenir et de la place qu’on s’y ferait. Ensuite, Zoe était partie de son côté, ce qui lui avait valu un bureau et ces lunettes, et moi du mien, ce qui m’avait valu des valises sous les yeux.
— C’est un nouveau restau italien, pour la rubrique Ouvertures. Ça devrait te plaire. Tu disais toujours que les gressins n’étaient que des Pepperami végétariens. Tu te souviens de cette époque ? Quand tu enrageais au Pizza Hut de Haymarket parce que selon toi les gressins disposés sur la table relevaient d’une conspiration pour remplir l’estomac des clients et les empêcher de dévaliser ensuite le buffet à volonté ?
Je suis sidéré de n’être jamais devenu un chef célèbre.
— Tu as une mine de déterré, au fait. Et c’est quoi, cette odeur ?
— La mûre, peut-être ? Ou le nerd ? Je viens de prendre le petit déj’ avec un nerd.
— Ça ne sent pas la mûre, c’est sûr. Donc ce doit être le nerd. Comment va Dev ?
— Plus Dev que jamais, ai-je répondu en parcourant la sortie papier qu’elle venait de me tendre. Un restaurant, donc. Encore un restaurant.
Pour toute réponse, elle a souri. Zoe s’était montrée sympa avec moi, elle m’avait donné du boulot et je lui en étais reconnaissant. Un soir, quand la situation avait tourné à l’orage entre Sarah et moi, je m’étais épanché auprès de ma vieille copine, je lui avais confié mes errements, dans un excès d’honnêteté, de désarroi et d’ivresse. Je lui avais dit que je rêvais d’un nouveau départ, que j’aspirais à trouver un matériau que je pourrais modeler, façonner, faire mien en lui imprimant ma marque. Et malgré tout ce qui s’était passé depuis, malgré la distance qui s’était creusée entre nous, je voulais lui rendre justice.
Elle avait adoré ma dernière critique, je le voyais bien. Quelque chose, dans ce que j’avais écrit, avait séduit la femme blasée qu’elle aspirait à être. Mais d’un coup d’un seul, comme si j’étais devenu médium, une scène est venue me hanter : en cuisine, le grand chef de Sinbad attend avec impatience le retour d’un des serveurs car il a entendu dire qu’on parle (enfin !) du restaurant dans la presse et il lui tarde de connaître le verdict de ce critique gastronomique. De ce citadin cultivé, éclairé, cosmopolite. Quelles louanges va-t-il recueillir ? En quels termes choisis ses merveilleux plats seront-ils évoqués ? Et puis, sitôt que le serveur est revenu en courant de la station du métro, l’exemplaire de London Now éclaboussé de pluie au-dessus de la tête, son regard bute sur « Insupportablement insignifiant ». Une crampe, alors, lui serre l’estomac, ses yeux se mettent à brûler, ces mots sont une marque au fer rouge sur son cœur. Et tandis que ses ventricules se consument, que sa vision se brouille, il ne s’aperçoit pas que, franchement, cet attelage de mots ne veut rien dire. Comment ce qui est insignifiant pourrait-il être insupportable ? D’autant que tout va bien se passer. Demain soir, Sinbad accueillera autant de clients que ce soir. Tout le monde se fiche de ce qui a été écrit dans London Now. Il n’y a que moi que ça a préoccupé pendant une demi-heure, et ensuite j’ai regardé Le Maillon faible. Mais M. Sinbad ? M. Sinbad emportera ces mots avec lui dans la tombe, et dans le temps qui l’en sépare, il se sentira un peu moins chef. Et tout cela à cause d’un zozo qui n’était pas même capable de se souvenir du détail de sa commande.
J’ai chassé cette scène de ma tête.
— Où est-ce ? ai-je demandé.
Dans le centre, par pitié. Pas à Harrow, ou Uxbridge, ou Mudchute. La dernière chose dont j’ai envie, c’est d’endurer une heure de train pour aller dîner seul à Mudchute dans un mauvais chinois.
— Charlotte Street, a indiqué Zoe avec enjouement.
Charlotte Street. J’y étais justement pas plus tard que la veille.
Le manteau bleu. Les jolies chaussures. Le sourire.
Que se serait-il passé, si je lui avais parlé ? Vraiment parlé ?
— Tu as une réservation à 18 heures.
— 18 heures ? Tu dois avoir le bras long !
Elle a fait un rictus. J’ai repensé à nos années de fac. Quand avions-nous changé ? Faisions-nous encore aujourd’hui semblant d’être des adultes, d’être plus blasés, plus négatifs que nous ne l’étions en réalité ? Je ne sais pas trop qui nous cherchions à impressionner : le monde, ou l’autre.
— Mais tu peux t’y présenter à l’heure que tu veux, a-t-elle ajouté. Demande ce qu’ils conseillent, et quoi que ce soit, tu le commandes, tu gardes l’addition, tu ne t’énerves pas, et tu paies l’alcool si tu en prends. Et puis aussi, réserve ta soirée de jeudi.
— Pourquoi ?
— Un vernissage.
— Mais… je ne connais rien à l’art.
— Je te file du travail. Je pensais que c’était ce que tu voulais.
J’ai passé le trajet de retour jusqu’à la maison à regarder les albums et les DVD qu’elle m’avait donné à chroniquer, en essayant de réfléchir à la façon dont j’allais pouvoir tourner les titres en dérision.

 

De retour à l’appartement, je savais que des e-mails m’y attendraient. Certains que je n’aurais pas envie de lire. D’autres qui m’informeraient que je m’étais ridiculisé et que je devais grandir, et d’autres encore qui témoigneraient d’une certaine inquiétude quant à ma santé mentale, ou commenceraient par : « Salut, mec, si jamais tu as envie de parler… »
Donc, je les ai quand même relevés.
Jase, écrivait Ben. Tu veux qu’on prenne un café ensemble ? Ça pourrait te faire du bien de bavarder.
Corbeille.
Jason, c’est Anna, écrivait la meilleure amie de Sarah, qui n’attendait que l’annonce officielle des fiançailles pour se lancer à corps perdu dans l’organisation d’un atroce enterrement de vie de jeune fille, pour aller acheter des ailes de fée roses pour toutes les participantes qui écumeraient chaque Pitcher & Piano d’Islington et au-delà en poussant des cris et en se cognant partout. Je pense que tu as besoin de te regarder sérieusement en face, et peut-être de mettre la pédale douce sur la boisson, parce que ce n’est pas sain tout cet alcool, Jason. Une pinte n’a jamais rien résolu, et tu dois aussi laisser Sarah et Gareth vivre leur vie, parce que tu as eu ta chance, tu dois l’accepter, et te comporter en adulte.
Suivaient neuf autres paragraphes.
Corbeille.
Et ensuite… oh oh !
Gary.
Jason. Ecoute, vieux…
J’ai eu un mouvement de recul. Vieux. Il allait se la jouer « potes ». Pire. Il allait se montrer compréhensif.
Sarah ne sait pas que je suis en train d’écrire ça, donc mieux vaut que ça reste entre nous.
Mais bien évidemment qu’elle le sait, Gary. Parce que tu le lui as dit, et même si elle t’a répondu que, selon elle, ce n’était pas une bonne idée, tu as décidé de passer outre et de te montrer grand seigneur, et elle a probablement dit : « Bon sang, c’est pour ça que je t’aime. C’est tellement incroyable d’être avec un vrai adulte. » Ensuite, elle est restée derrière toi, et elle a lu par-dessus ton épaule pendant que tu tapais.
J’ai vu tes messages, et je tiens à te dire que je sais ce que tu dois ressentir. Moi non plus je ne voudrais pas perdre Sarah. Et compte tenu de la façon dont ça s’est passé, je suppose que tout n’est pas résolu entre vous. Si jamais tu veux parler…
Et c’est là que j’ai dû interrompre ma lecture.
J’ai fait une réponse laconique – Merci, Gary, c’est vraiment cool de ta part –, puis je suis descendu chercher Dev, pour fermer la boutique et aller boire une pinte.
Parce que, en fait, tu vois, Anna, parfois, une pinte résout tout.

 

Il n’y a rien de pire que dîner seul au restaurant, vous diront ceux qui ne le font pas souvent. Mais moi, ça ne me gêne pas. Ça me laisse du temps pour réfléchir.
Mon après-midi avec Dev Ranjit Sandananda Patel s’était terminé à Postman’s Park, comme assez fréquemment depuis quelque temps. Ce que nous adorons dans ce parc niché entre Little Britain et Angel Street, ce sont les plaques.
Je vous explique.
En 1887, George Frederic Watts, fils d’un humble facteur de pianos, écrivit au Times pour proposer une belle idée inédite. Cette idée, qui rappellerait à jamais l’héroïsme de gens ordinaires, était destinée à marquer le jubilé de la reine Victoria, et à témoigner pour la postérité de vies anonymes sacrifiées au nom d’un altruisme hors du commun. C’était une idée magnifique.
Dev et moi mettions un point d’honneur à passer à Postman’s Park chaque fois que nous étions dans le coin – soit relativement souvent, puisque les bureaux de London Now étaient à deux pas – et ce jour-là, notre tournée des pubs nous en avait progressivement rapprochés. Nous n’avions pas eu besoin de préciser où nous allions. Nous le savions.
Bref. L’idée que Watts avait soumise au Times est demeurée lettre morte. Personne ne l’a soutenu. Personne ne croyait en lui. Mais il n’a pas baissé les bras. Et aujourd’hui, le long d’un mur, dans ce qui était autrefois le jardin d’une église, se trouvent des dizaines et des dizaines de plaques, qui chacune commémorent un acte de courage et d’héroïsme désintéressé.
Nous nous sommes plantés en face de l’une d’elles, et Dev a roulé une cigarette.

 

GEORGE STEPHEN FUNNELL, agent de police, le 22 décembre 1899,
Lors d’un incendie à Elephant & Castle, Wick Road, Hackney Wick, et après avoir sauvé deux vies, repartit affronter les flammes et sauva une barmaid, au péril de sa propre vie.

 

Ce que j’aimais plus que tout, c’étaient les silences qui suivaient la lecture.
— Peut-être parce que nous ne sommes pas des héros, a dit Dev à un moment donné. Peut-être qu’on ne se sent pas méritants puisqu’on n’a jamais rien fait d’héroïque.
— Je n’ai pas dit que je ne me sentais pas méritant.
— Mais c’est pourtant ton sentiment, n’est-ce pas ? En tout cas, c’est le mien.
Je lui ai tourné le dos pour lire une autre plaque.

 

ALICE AYERS, fille d’un ouvrier maçon, par sa conduite intrépide, sauva trois enfants d’une maison en flammes à Union Street, Borough, au prix de sa jeune vie.

 

— Ce que je veux dire, c’est qu’on vaque à notre petite vie quotidienne, a repris Dev. Tu écris tes papiers, je vends mes jeux vidéo – et parfois tu vends mes jeux et c’est moi qui écris tes papiers.
J’ai souri, mais Dev était sérieux.
— On a l’impression de faire des trucs. Mais que fait-on, en réalité ? Quels actes, quelles actions pourra-t-on faire valoir ?
J’ai réfléchi.
— Mercredi dernier, j’ai mangé de la soupe.
Dev a allumé sa clope et secoué la tête.
— Je suis sérieux, Jase. Et si la vie n’était qu’une question d’opportunités ? Et que tu ne les saisisses pas ? Que se passe-t-il si tu laisses filer une opportunité et qu’ensuite il ne s’en représente plus jamais d’autre ? Tu préfères qu’on se souvienne de toi comme d’un héros, ou juste d’un type comme un autre, qui a vécu paisiblement jusqu’au jour où il est mort paisiblement.
Il a désigné une autre plaque.
— George Lee, a-t-il lu. Lors d’un incendie à Clerkenwell, il transporta une jeune fille inconsciente dans les escaliers de secours, tomba six fois, et succomba à ses blessures. 26 juillet 1876.
Dev s’est tu, puis il a ajouté :
— Lui, il a su saisir l’opportunité.

 

— Alors, que me recommandez-vous ? ai-je demandé au serveur.
Abrizzi n’était pas mal du tout. Le cadre était agréable et fonctionnel (il me faudrait le taxer d’ennuyeux), le personnel efficace (froid ? Non, robotique. Robotique, c’est mieux) et… quoi d’autre ? Sur quels autres éléments un critique gastronomique fonde-t-il son avis ? Il y avait des couverts – en nombre très suffisant pour moi, sans aucun doute, mais je ne savais pas trop comment tourner ce détail en un point négatif. Et du pain, dans une petite corbeille. J’imagine que celle-ci aurait pu être légèrement plus grande.
— Les penne sont excellentes, et nous avons du très bon veau, a récité le serveur.
Quelques instants plus tôt, ce même serveur s’était tenu les côtes lorsqu’il avait compris que la réservation n’était pas pour ce Jason Priestley-là. J’avais ri moi aussi, même si, à trente-deux ans, la blague commençait à me lasser un peu.
— Et naturellement, nous avons aussi des pizzas – les meilleures de la ville.
— Formidable. Quelles sortes de pizzas ?
— Ma préférée, c’est une pâte très fine, de la pulpe de tomates fraîches, un peu de basilic et de la mozzarella.
— Une margherita, donc ?
— Eh bien… une abrizzi.
— Eh bien, je prendrai une abrizzi.
Le serveur – qui, ai-je remarqué à ce moment-là, se prénommait Herman et était donc très mal placé, selon moi, pour se moquer du nom des autres – a disparu avec ma commande et j’ai bu une petite gorgée de mon verre. Assis à ma table pour deux, face à la vitrine, je voyais les gens qui sortaient du travail, hélaient des taxis, se dirigeaient vers le pub. Pour rencontrer des amis, leur partenaire, s’amuser.
J’ai rompu un gressin.
Bon. Ce n’était pas la pire des situations. Peut-être inspirais-je des regards intrigués – ce mystérieux jeune homme, seul, inquiétant, qui observait les allées et venues dans Charlotte Street ? Peut-être me prenait-on pour un tueur à gages ? Peut-être que tout le monde, alentour, se dévissait le cou pour voir quels étaient les goûts d’un tueur à gages et constatait, avec déception, qu’il aimait les margherita et les Appletiser.
Et puis il s’est produit un fait remarquable.
Quelque chose qui m’a fait reposer mes gressins, me redresser sur ma chaise. Avant de me lever carrément. Et puis d’abandonner ma margherita, avant même qu’elle soit arrivée sur la table.
Je l’ai vue.

5. Equivalent anglais de l’enseigne Darty.

6. Soit « mauvais (bad) péché (sin) ».