Non, Anne n’était pas surprise. Pourquoi l’aurait-elle été ? Il lui avait dit qu’il viendrait, bien qu’elle l’ait averti qu’elle ne serait pas là. Elle s’était montrée très claire.
Mais il était le comte de Winstead. Les hommes de son rang faisaient ce que bon leur semblait. Surtout lorsqu’il s’agissait des femmes.
Cela dit, lord Winstead ne lui semblait pas pervers, ni même vraiment centré sur lui, et elle se targuait d’avoir un bon jugement sur ses semblables – meilleur à coup sûr que lorsqu’elle avait seize ans. Lord Winstead n’était pas du genre à s’acharner à séduire une femme qu’il sentirait indifférente, ni à saccager sa réputation et pas davantage à la faire chanter. Du moins, pas sciemment. Si son existence devait être bouleversée par cet homme, ce ne serait pas parce qu’il aurait abusé de ses prérogatives d’aristocrate, mais uniquement parce qu’il lui plaisait et le savait.
Il ne viendrait cependant pas à l’esprit de lord Winstead qu’il serait malséant de la poursuivre de ses assiduités. Un pair du royaume avait tous les privilèges. Pourquoi pas celui-là ?
— Vous n’auriez pas dû venir, dit-elle tandis qu’ils se dirigeaient vers le parc, les trois filles marchant devant eux.
— Je tenais à voir mes cousines, répliqua-t-il d’un ton innocent.
— Alors pourquoi restez-vous en arrière avec moi ?
— Regardez-les ! Vous voudriez que je prenne le risque d’en pousser une sur la chaussée par mégarde ?
Exact. Les trois filles suivaient le trottoir en file indienne, comme leur mère l’exigeait. Anne était sidérée qu’elles aient choisi précisément ce jour pour se conformer aux directives maternelles.
— Comment va votre œil, milord ?
À la lumière du jour, il paraissait en plus piteux état que dans la pénombre. L’hématome s’étendait maintenant jusqu’au nez. Mais au moins, Anne savait désormais de quelle couleur étaient ses yeux : d’un bleu clair et limpide.
Quelle absurdité de s’être autant interrogée sur ce point.
— Tant que je ne touche pas mon coquart, cela peut aller, répondit-il. Si vous pouviez avoir l’obligeance de ne pas me jeter de cailloux à la figure, je vous en serais reconnaissant.
— Oh ! Tous mes projets de l’après-midi réduits à néant.
Il rit tout bas et Anne ressentit soudain un accès de mélancolie. Dieu qu’elle trouvait cela agréable, autrefois, de flirter, de rire, de s’épanouir sous le regard d’un gentleman.
Oui, flirter avait été délicieux, mais pas les conséquences. Elle en payait encore le prix.
— Il fait beau, remarqua-t-elle.
— Avons-nous déjà épuisé tous les sujets de conversation ? demanda Daniel d’un ton taquin, un petit sourire aux lèvres.
— Il fait très beau, corrigea Anne.
Le sourire de Daniel s’élargit. Et se révéla contagieux.
— Nous allons jusqu’à la Serpentine ? s’enquit Harriet.
— Où vous voudrez, mesdemoiselles, répondit Daniel.
— C’est à une bonne distance, intervint Anne. C’est moi qui m’occupe de ces jeunes filles, n’est-ce pas ? Donc nous allons mettre la promenade à profit : elles vont faire du calcul.
— Quoi ? Encore de l’arithmétique ? fit Harriet d’une voix plaintive.
Daniel regarda Anne, intrigué.
— Pourquoi de l’arithmétique ?
— Parce que la Serpentine est à un kilomètre et demi. Elles ont déjà mesuré la longueur de leurs pas. Si elles comptent en marchant, elles sauront exactement quelle distance elles auront parcourue.
— Parfait. Au moins, pendant qu’elles compteront, elles seront tranquilles.
— On voit que vous ne les avez jamais entendues compter.
— Ne me dites pas qu’elles ne savent pas !
— Bien sûr, qu’elles savent.
Anne s’amusa de la mine alarmée de Daniel, qui était absolument ridicule avec son œil fermé et l’autre écarquillé.
— Vos cousines savent faire énormément de choses. Y compris compter. Elles sont très douées.
Daniel réfléchit un instant, puis fit la grimace et lâcha :
— Pour la musique aussi.
— Bien sûr. Frances apprend maintenant le contrebasson.
Daniel tressaillit.
— Aïe !
Et ils s’esclaffèrent. Leurs rires sonnèrent merveilleusement aux oreilles de la jeune femme.
— Mesdemoiselles ! appela-t-elle. Lord Winstead va se joindre à vous !
— Ah bon, fit Daniel.
— Oui, répondit Anne alors que le trio revenait vers eux. Mesdemoiselles, votre cousin m’a dit qu’il adorait le calcul.
— Menteuse, siffla Daniel.
Elle se contenta de lui adresser un sourire narquois.
— Voilà ce que nous allons faire, commença-t-elle. Vous allez compter vos enjambées et les additionner au fur et à mesure de votre progression.
— Mais le cousin Daniel ne connaît pas la longueur de ses pas ! s’écria Harriet.
— En effet, et c’est ce qui rend la leçon si intéressante. Une fois au bout du chemin, vous allez devoir estimer la longueur des pas de lord Winstead.
— Et il faudra calculer de tête ?
À en juger par le ton horrifié de Harriet, Anne aurait pu tout aussi bien leur demander de déterminer la longueur des tentacules d’un poulpe.
— C’est le seul moyen d’apprendre le calcul mental.
— Personnellement, j’apprécie le papier et les crayons, intervint Daniel.
— Ne l’écoutez pas, mesdemoiselles. Être capable de compter de tête est indispensable.
Toutes la regardèrent sans comprendre.
— Le calcul mental, continua Anne, est extrêmement utile lorsque l’on fait les boutiques. Vous ne vous munissez pas d’un papier et un crayon quand vous allez chez la modiste et souhaitez acheter plusieurs articles, n’est-ce pas ?
Les trois filles affichèrent un air perplexe et Anne comprit que son exemple n’avait aucun sens pour elles. Jamais, sans doute, elles n’avaient demandé le prix d’un chapeau.
— Et les jeux ? insista-t-elle. Si vous ne savez pas calculer quand vous jouez aux cartes, jamais vous ne remporterez une partie.
— Vous n’imaginez pas à quel point c’est important, marmonna Daniel.
— Je ne pense pas que notre mère aimerait que vous nous appreniez à jouer aux cartes, objecta Elizabeth.
Anne entendit le comte glousser.
Zut. Encore un mauvais exemple.
— Comment envisagez-vous de vérifier nos résultats, mademoiselle Wynter ? s’enquit Harriet.
— Voilà une excellente question, à laquelle je répondrai demain… après avoir réfléchi à la manière d’y parvenir.
Les filles se mirent à rire, ce qui était le but. Rien ne valait un peu d’autodérision pour reprendre le contrôle d’une discussion.
— Il faudra que je revienne pour découvrir les résultats, remarqua lord Winstead.
— Inutile, dit Anne. Nous vous les ferons porter par un valet.
— Ou nous nous en chargerons, suggéra Frances. Après tout, nous n’habitons pas loin de Winstead House et Mlle Wynter adore nous emmener en promenade.
— Marcher est excellent pour la santé et l’esprit, déclara Anne avec le plus grand sérieux.
— Mais c’est bien plus agréable lorsque l’on a de la compagnie, observa Daniel.
Anne prit une profonde inspiration pour s’empêcher de répliquer, puis se tourna vers les jeunes filles.
— Allons, mesdemoiselles, commencez l’exercice, décréta-t-elle en les emmenant au début du sentier. Vous partez d’ici et irez jusqu’en bas. Je vous attendrai sur ce banc.
— Vous ne venez pas avec nous ? demanda Frances en décochant à Anne un regard plein de reproche – le genre de regard réservé à ceux que l’on juge coupables de haute trahison.
— Non.
— Que voilà un fort péremptoire refus venant de la plus charmante gouvernante de Londres, commenta Daniel.
— Un délicieux compliment, qui ne m’incitera néanmoins pas à entrer en compétition avec ces jeunes filles.
— Couarde, souffla Daniel.
— Pas du tout, répliqua Anne pratiquement sans bouger les lèvres.
Puis à haute voix :
— Mesdemoiselles, allez-y ! Je reste là pour vous aider au début.
— Je n’ai pas besoin d’aide, grommela Frances. J’ai juste besoin de ne pas avoir à faire cela.
Anne sourit. Elle savait qu’elle réaliserait un sans-faute lorsqu’elle calculerait, ce soir, à la maison.
— Allez-y vous aussi, lord Winstead, reprit Anne.
Frances et Elizabeth avaient commencé à s’éloigner et comptaient à haute voix dans une cacophonie totale. Elles s’arrêtèrent pour regarder leur cousin.
— Non, impossible, déclara-t-il en portant la main à son cœur.
— Et pourquoi cela ? demanda Harriet, faisant écho à la question d’Anne.
— Je me sens un peu étourdi.
Anne leva les yeux au ciel en entendant ce mensonge éhonté.
— Si, si, c’est vrai. J’ai… euh… le même problème que cette pauvre Sarah hier.
— Tu ne semblais pas du tout étourdi, tout à l’heure, remarqua Frances.
— C’est parce que je ne fermais pas mon œil intact.
Une réponse qui les laissa muettes.
— Je vous demande pardon ? dit enfin Anne.
Elle ne voyait pas le rapport entre fermer un œil et compter.
Daniel s’empressa de l’éclairer.
— Je ferme toujours un œil quand je compte.
— Ah bon ? Vous… fermez un œil quand vous comptez ? Un seul ?
— Eh bien, j’aurais du mal à fermer les deux.
— Pourquoi ? s’enquit Frances.
— Parce que je n’y verrais plus rien.
— Tu n’as pas besoin d’y voir pour compter, objecta-t-elle.
— Si.
Il persistait dans son mensonge, mais ses cousines étaient tombées dans le panneau.
— Quel œil ? voulut savoir Elizabeth.
Anne se rendit compte qu’il battait des cils, comme s’il cherchait à se rappeler quel œil était blessé.
— Le droit, répondit-il après vérification.
— Ah, oui ! fit Harriet.
— Selon vous, Harriet, pourquoi cela va-t-il de soi ? demanda Anne.
— Parce qu’il est droitier.
— Voilà, approuva Daniel, qui en soupira de soulagement. Mais je suis sûr que la semaine prochaine je serai en mesure de relever le défi. Dès que mon œil… droit aura désenflé, je recouvrerai mon équilibre.
— Par exemple ! s’exclama Anne. Je pensais que l’on perdait l’équilibre à cause des tympans.
— Grands dieux ! s’écria Frances. Ne dites pas qu’il est en train de devenir sourd.
— Non, mais moi, je vais le devenir si vous continuez à crier ainsi, dit Anne. À présent, mesdemoiselles, allez-y. Et travaillez votre arithmétique. Moi, je vais m’asseoir.
— Moi aussi, décréta Daniel. Mais je vous accompagne en esprit, mes chères cousines.
Anne et lord Winstead s’assirent sur un banc.
— Je n’arrive pas à croire qu’elles aient gobé votre fable, avoua-t-elle.
— Oh, elles ne l’ont pas gobée ! Je leur ai offert il y a un moment une livre à chacune pour avoir un moment d’intimité avec vous.
— Quoi ?
— Mais non, je plaisantais ! s’esclaffa-t-il.
Anne était agacée de s’être fait duper à ce point. L’ennui, c’était qu’elle n’arrivait pas à être en colère. Pire, elle avait envie de rire.
Elle regarda autour d’elle.
— Je suis étonnée que personne ne soit venu vous saluer.
Il y avait davantage de monde que d’ordinaire à cette heure. Anne savait que lord Winstead était extrêmement populaire lorsqu’il vivait à Londres, et elle avait du mal à croire que personne n’ait remarqué sa présence.
— Je doute que quiconque soit au courant de mon retour. Les gens ne voient que ce qu’ils s’attendent à voir, or ils ne s’attendent pas à me voir. Surtout dans cet état.
— Et pas avec moi.
— Ah, au fait, qui êtes-vous ?
Elle se détourna aussi vivement que si elle avait été piquée par une guêpe.
— Quelle réaction pour une banale question ! s’étonna-t-il.
— Je suis Anne Wynter, la gouvernante de vos cousines.
— Anne, murmura-t-il comme s’il savourait ce prénom. Mais Wynter… Ce patronyme ne vous sied pas.
— On ne choisit pas son nom.
— Certes, il n’empêche que certains vont particulièrement bien aux personnes qui les portent.
Réprimant à peine un sourire malicieux, elle demanda :
— Dans ce cas, que signifie être un Smythe-Smith ?
— Que nous sommes condamnés à jouer de la musique sans répit.
— D’où tenez-vous cela ? demanda Anne en riant.
— Le côté répétitif du nom.
— Smythe-Smith ? Personnellement, je lui trouve quelque chose d’amical, avoua-t-elle.
— On pourrait imaginer qu’un Smythe a un jour convolé avec une Smith et que l’on a accolé les deux noms pour en préserver les particularités au lieu de regrouper les descendants sous un seul.
— Depuis combien de temps cela dure-t-il ?
— Sept cents ans.
Il s’était tourné vers elle et, l’espace d’un instant, elle oublia les hématomes, les boursouflures, parce qu’il la regardait comme si elle était unique.
Elle toussota pour masquer son trouble, et le fait qu’elle s’était écartée discrètement de lui. Même en public, en train de deviser de sujets anodins, elle ressentait sa présence avec une intensité qui l’inquiétait. Il avait ranimé en elle quelque chose qu’elle tenait absolument à oublier.
— J’ai entendu parler de terribles conflits familiaux, continua-t-il, apparemment inconscient du trouble qu’il suscitait chez elle. Les Smythe avaient la fortune et la position sociale, et les Smith, une fille superbe.
— Aux cheveux d’or et aux yeux pervenche, comme dans la légende du roi Arthur ?
— Oh que non ! La beauté s’est révélée vraie mégère et elle a de surcroît fort mal vieilli.
Anne ne put se retenir de rire.
— Alors pourquoi la famille n’a-t-elle pas supprimé le nom de Smith pour ne conserver que celui de Smythe ?
— Aucune idée. Peut-être un contrat avait-il été signé. Ou bien quelqu’un pensait que le nom composé était un gage de dignité. Quoi qu’il en soit, je ne sais pas si l’histoire est vraie.
Anne s’esclaffa de nouveau, les yeux rivés sur les filles qui s’éloignaient. Harriet et Elizabeth se chamaillaient, et Frances prenait de l’avance en allongeant ses foulées, ce qui allait désavantager ses sœurs. Anna songea qu’elle aurait dû aller la réprimander car elle trichait, mais rester près du comte sur ce banc était par trop agréable.
— Cela vous plaît-il d’être gouvernante ?
— Pardon ? fit-elle. C’est une étrange question.
— Je ne vois pas pourquoi, vu que c’est votre métier.
De toute évidence, il en savait bien peu sur le travail et l’obligation d’avoir un métier.
— On ne demande pas à une gouvernante si elle aime sa fonction, lord Winstead.
Elle avait cru clore le sujet, mais le comte la scrutait avec curiosité.
— Lord Winstead, avez-vous déjà demandé à un valet s’il aimait en être un ? reprit-elle. Ou à une bonne ?
— Une gouvernante n’est ni un valet ni une bonne.
— Nos fonctions sont plus proches que vous ne l’imaginez. On vous paie des gages, vous logez dans la maison de quelqu’un et risquez constamment d’être mis à la porte sans cérémonie.
Elle lui accorda quelques instants pour réfléchir à sa réponse, puis demanda :
— Et vous ? Aimez-vous être comte ?
— Je ne sais pas.
Voyant l’étonnement d’Anne, il ajouta :
— Je n’ai pas encore eu l’occasion de me pencher sur le sujet ; je n’ai été comte que l’année avant mon départ d’Angleterre. Ce titre, que je ne me glorifie pas d’avoir, ne m’a pas servi à grand-chose durant mon exil. S’il assure ma prospérité, je le dois à mon père qui a réalisé d’excellents investissements et a su s’entourer de collaborateurs très compétents.
— Il n’empêche que vous étiez comte, insista Anne, et peu importe le pays dans lequel vous vous trouviez. Lorsque vous rencontriez quelqu’un, vous vous présentiez comme comte de Winstead et non M. Winstead.
— Je n’ai fait que très peu de connaissances sur le Continent.
Quelle curieuse déclaration. Anne était perplexe. Il n’en dit pas plus et elle sentit comme une brume de mélancolie les envelopper. Il ne fit rien pour la chasser, aussi Anne reprit-elle la parole, s’efforçant d’alléger l’atmosphère.
— J’aime beaucoup être gouvernante. Du moins, avec ces demoiselles-là.
Elle sourit en indiquant le joyeux trio.
— Je présume qu’il ne s’agit pas de votre premier poste.
— Non. Mon troisième. J’ai aussi été dame de compagnie.
Pourquoi lui racontait-elle cela ? D’ordinaire, elle était infiniment plus réservée. Cela dit, ce qu’elle venait de lui révéler, il aurait pu l’apprendre en interrogeant sa tante. Cette dernière lui avait demandé ses références, références qui incluaient l’emploi qu’elle avait dû quitter. Anne avait toujours eu à cœur d’être le plus honnête possible. Hélas, bien souvent, ce n’était pas possible.
Elle était très reconnaissante envers lady Pleinsworth de ne l’avoir ni rejetée ni jugée pour être partie d’une maison dans laquelle elle devait se barricader chaque soir dans sa chambre pour échapper aux ardeurs du père de ses élèves.
Daniel fixa sur elle un regard pénétrant, puis déclara :
— Je ne crois toujours pas que vous soyez une Wynter.
Pourquoi diable s’accrochait-il à cette idée ? Elle haussa les épaules.
— J’en suis pourtant une et je ne peux y remédier, sauf à me marier.
Ce qui, tous deux le savaient, était une perspective improbable. Les gouvernantes avaient rarement l’occasion de rencontrer des gentlemen célibataires de leur condition. De toute façon, Anne ne voulait pas se marier. Elle refusait que sa vie et son corps se retrouvent sous la coupe d’un homme.
— Vous voyez cette dame, là-bas ? demanda Daniel.
La femme en question considérait avec mépris Frances et Elizabeth qui sautillaient le long de l’allée.
— Elle, elle a tout d’une Wynter1. Glaciale, blonde, aussi cinglante qu’un vent d’hiver.
— Comment pouvez-vous la juger d’un simple regard ?
— Je le peux aisément : il se trouve que je la connais.
Anne préférait ignorer ce qu’il entendait par « connaître ».
— Je pense que vous êtes un automne, reprit-il.
— Je préférerais être un printemps.
Il ne lui demanda pas pourquoi.
Elle n’allait se souvenir de cette remarque que plus tard, dans sa chambre, lorsqu’elle se remémorerait les détails de cette journée. Lord Winstead aurait dû être intrigué par sa déclaration, il aurait dû l’interroger sur le pourquoi de ce choix. Il s’en était abstenu. Sans doute parce qu’il avait deviné que mieux valait ne pas poser la question.
Elle le regrettait. Et pourtant, elle ne l’aurait pas autant apprécié s’il l’avait fait.
Après réflexion, elle avait le sentiment qu’apprécier Daniel Smythe-Smith, comte de Winstead, avec sa face sombre et sa face lumineuse, ne pourrait que précipiter sa chute.
Ce soir-là, Daniel rentrait chez lui après être passé chez Marcus pour le féliciter officiellement de son prochain mariage. Il lui apparut soudain qu’il ne se rappelait pas avoir jamais passé un si agréable après-midi. Et quoi d’étonnant à cela ? Il venait de vivre trois ans en exil, à fuir les hommes de main engagés par lord Ramsgate. Il n’avait vraiment pas mené une existence douce et insouciante, riche en plaisantes conversations.
Aujourd’hui, il avait eu tout cela. Tandis qu’il était assis sur ce banc, à bavarder avec Mlle Wynter, il n’avait cessé de se dire qu’il aurait bien aimé lui prendre la main.
Rien d’autre. Juste lui prendre la main.
Qu’il aurait portée à ses lèvres. Sa réaction lui aurait alors indiqué si ce geste était le début de quelque chose de merveilleux. Une sorte de promesse de félicité.
Maintenant qu’il était seul, son esprit vagabondait. Il s’imaginait embrassant le cou de cygne de la jeune femme, plongeant les doigts dans sa chevelure dénouée. Il ressentait un désir dévorant de posséder ce corps gracile, de lui faire l’amour jusqu’à épuisement et…
Le poing jaillit de nulle part, l’atteignit derrière l’oreille et le projeta contre un lampadaire.
— Mais que diable… ? grommela-t-il.
Deux hommes fondirent sur lui.
— Ah, v’là un bon gars ! dit l’un d’eux.
Il se déplaçait dans la brume avec la fluidité d’un serpent. Daniel distingua l’éclat d’une lame de couteau.
Ramsgate. Ses hommes de main. Il ne pouvait s’agir que de cela.
Bon sang, lorsqu’ils s’étaient rencontrés en Italie, Hugh lui avait assuré qu’il pouvait rentrer en Angleterre, qu’il ne risquait plus rien. Et lui, pauvre naïf, il l’avait cru, parce que l’exil le désespérait.
Ces trois dernières années, il avait appris à se battre, à faire usage des coups bas. En un éclair, il expédia sur le pavé le premier agresseur d’un coup dans les parties. L’autre, celui qui tenait le couteau, lui opposa une résistance efficace, toutefois Daniel réussit à le neutraliser quand il tenta de le frapper.
— Qui vous a envoyés ? gronda-t-il.
Ils étaient face à face, les bras tendus. Daniel avait agrippé les poignets de l’homme. Ce dernier s’échinait à lui faire lâcher prise, bien décidé à se servir de son arme.
— J’veux juste vot’ argent, répondit le voyou en ricanant. Donnez-le-moi et on filera.
Il mentait, Daniel en était sûr. Il était certain que s’il le lâchait l’homme lui enfoncerait sa lame dans les côtes. Son complice à terre n’allait pas tarder à se ressaisir.
— Hé, là-bas ! Que se passe-t-il ? cria quelqu’un.
Daniel détourna les yeux une fraction de seconde et vit deux hommes surgir d’un pub. Son agresseur les vit aussi. D’une brusque torsion du poignet, il réussit à se libérer et s’enfuit à toutes jambes. Son complice parvint Dieu sait comment à se relever et s’élança derrière lui.
Daniel se lança à leurs trousses. Il lui fallait en capturer au moins un s’il voulait des réponses à ses questions. Hélas, l’un des hommes du pub l’immobilisa, le prenant pour l’un des malandrins.
Il s’affala sur le sol.
— Lâchez-moi, tonnerre de Dieu ! vociféra-t-il, bien conscient que cet inconnu venait de lui sauver la vie et qu’il ne servait à rien de l’insulter.
Ses réponses, comprit-il, c’était chez Hugh Prentice qu’il allait devoir les chercher.
1. Winter : hiver en anglais. (N.d.T.)