Rajaa Stitou{68}
Dans toute langue subsiste un intraduisible. C’est ce qui mobilise le désir, à condition d’y consentir. Autrement dit, pour accéder au désir et à la parole, il y a nécessité d’accepter que demeure un pas tout, une part perdue de la totalité de la jouissance dans la langue, Cet intraduisible concerne la rencontre du manque à tout dire, rencontre qui fait de chacun un étranger dans la terre-même de ses énoncés. Il est lié à la condition d’être parlant et désirant, et à quelque chose de structurant pour le sujet dans son articulation au lien social. Il peut donc ouvrir le chemin de la créativité. Mais il peut aussi faire violence lorsqu’il n’est pas accepté et reconnu comme porteur d’altérité. Qu’en est-il du rapport à l’intraduisible dans un contexte de globalisation où domine la novlangue, et où la frontière des langues devient un enjeu politique brûlant ? Et qu’en est-il du devenir du désir et de la parole lorsque le sujet soufre dans sa langue maternelle au point où un changement de langue s’impose ? Afin de mettre en travail ces questions, il convient de préciser ce que nous entendons par langue, langage et parole. Il n’est de langage que fondé sur une langue articulée à la parole et au désir. Mais de quelle langue s’agit-il ? La langue que l’on parle, quand on habite le pays « natal », n’est pas la langue maternelle, c’est la langue apprise. Quant à la langue du désir, celle qui pousse à s’adresser à l’autre, c’est celle qui s’accepte comme trébuchante, laissant aux ratés de la langue à rendre à l’inconscient sa place, celle de la protestation. D’un point de vue psychanalytique, la langue maternelle n’est donc pas la langue que l’on parle mais concerne ce par quoi chacun est parlé du fait de l’inconscient. Elle désigne ce qui sans cesse se dérobe, migre, se déplace, se transforme et ressurgit sous forme d’énigme dans le rêve, le lapsus, l’acte manqué. Pourquoi l’appelle-t-on maternelle ?
N’est-ce pas parce qu’elle évoque le lieu de l’interdit, cette terre mère dont il faut se séparer pour accéder à la parole ? Le maternel dans la langue qui demeure toujours intraduisible n’est pas sans évoquer cette source pulsionnelle, charnelle de « lalangue », liée au babil enfantin. Il renvoie à ce corps-à-corps ou ces échanges précoces entre la mère et l’infans : celui qui ne parle pas encore, dans cet univers érotisé qui engage les affects, qui éveille amour, haine, curiosité, où se produit tout un tissage de gestes et de sensations, de lallations, d’explorations et de jeux phonatoires. C’est à partir de là que l’enfant peut se détacher de l’immédiateté des choses, consentir au manque. Ses éprouvés corporels se transmutent ainsi en demande afin de se faire entendre dans une langue autre articulée à la castration, à la Loi, langue qui ne clôture pas l’inconnu qu’elle porte en elle. C’est ainsi qu’il rencontre l’altérité de l’Autre et se reconnaît comme être divisé, comme sujet parlant, désirant, pris dans un processus de nomination et de substitution signifiante. Mais cela nécessite de céder sur sa jouissance. La langue maternelle dont les contours sont incernables demeure en sous-jacence du langage constitué, c’est-à-dire de toutes ses constructions culturelles nécessaires, utiles, logiques qui organisent la vie sociale en découpant le temps en un passé, un présent, un avenir auquel il permet d’accéder par sa codification.
Tel est le langage né de « lalangue » maternelle, qui renvoie à cette structure de base que Lacan{69} (1972-1973) nomme lalangue en un seul mot pour mieux rendre compte de ce qui noue le réel et le symbolique et maintient chez le sujet l’empreinte, l’emprise d’une jouissance particulière. Elle n’est donc pas à confondre avec le langage codifié, mais elle s’y articule. Le mouvement de cette trame dont le fondement échappe est perpétuellement reconstruit et déconstruit. C’est ce qui sous-tend le désir et la parole sans lesquels aucun lien social n’est possible. Cela nous amène à redéfinir ce que parler veut dire. La parole est réduite à sa dimension usuelle dans le discours commun, mais ce qui nous intéresse ici, c’est sa fonction, c’est-à-dire la manière dont elle constitue un acte pour le sujet. La parole est ici à entendre au sens que nous indique l’étymologie, à savoir ce qui est jeté à côté ; cet « à côté », c’est ce que l’aspect informatif ou performatif du langage ne parvient à saisir que comme raté. Pour que cette parole ait la valeur d’un acte, il faut que le sujet s’y engage subjectivement en se comptant dans le langage pour faire entendre sa voix qui n’est pas réductible à une matérialité sonore.
Autrement dit, pour parler une langue, quelle qu’elle soit, pour que cette langue soit vivante, partageable et articulable à d’autres langues, il est nécessaire que le sujet y implique sa voix et son désir, désir toujours singulier qui ne se confond pas avec la langue commune. Confondre sa langue avec la langue de la masse, celle de « tout le monde », c’est réduire cette langue à une langue contagieuse, et non pas à une langue à travers laquelle se dégage un style. La parole, c’est ce qui permet de ne pas se figer dans sa langue et de reconnaître que tout être parlant est un exilé de la langue toute. C’est cet exil de la langue toute qui donne la possibilité au sujet de trouver son style et d’accéder à la parole, c’est-à-dire d’être dans le malentendu, dans l’écart entre le mot et la chose.
Cette parole, qui intervient comme coupure/lien entre la langue maternelle et le langage constituée, c’est ce qui fait défaut chez le sujet psychotique qui, s’il est bien inscrit dans le langage, est hors discours. Il ne fait pas entendre sa voix mais la voix, voire des voix. Même s’il a accès au découpage grammatical, il ne peut fonctionner dans la dialectique, c’est-à-dire sur le mode de la dénégation. Pour lui, langue maternelle et langage se confondent.
Il est toujours difficile d’habiter sa langue, mais cette difficulté se redouble lorsque cette parole-là est en faillite, ou lorsque la souffrance du sujet est telle qu’elle n’est dicible dans aucune langue. Parfois, le sujet a besoin d’un écart de langue pour dire ses blessures et aller vers son désir. Mais l’intraduisible ne s’exacerbe-t-il pas dans une langue étrangère ? L’intraduisible migre, se déplace de langue en langue. À travers lui se ravive l’impossible à dire. C’est dans la manière d’entretenir le rapport à l’intraduisible qu’un sujet et/ou un collectif, une civilisation peuvent témoigner de leur ouverture au désir et, par là-même, de leur aptitude à construire, à créer. La part d’innommable au cœur de toute langue confronte à l’équivoque d’où peut surgir la voie de l’inventivité et de l’étincelle poétique. Mais elle peut aussi porter atteinte au désir et exposer au ravage lorsqu’un sujet ou une société transforme l’impossible à dire en impuissance ou en manque à combler.
La société, dans son impératif contemporain, impose de plus en plus une langue normée, calculée, laissant peu de place à l’énigme, à l’imprévu, aux effets de surprise de « lalangue » propre à la position subjective de chacun.
Qu’en est-il de ces sujets en panne de désir et qui souffrent dans leur langue dite maternelle, au point où un changement de langue s’impose ? De nombreux écrivains ou poètes n’ont pu écrire et être reconnus qu’en langue étrangère. La plupart ont témoigné de l’indicible d’une expérience dont les éprouvés ne pouvaient être transmués qu’à travers une langue autre. Le passage par une autre langue peut introduire la coupure nécessaire, afin que le désir soit remobilisé. Il peut aussi constituer une solution face à la jouissance intrusive. Ainsi, la voix qui parle dans l’œuvre de S. Beckett fait résonner un silence bruyant, transperçant, révélant l’abîme intérieur sur lequel l’écrivain s’est penché en langue française. Comme si ce passage par une autre langue, en maintenant en retrait une langue familière dangereusement proxémique, lui a permis le déplacement nécessaire pour faire face au réel et savoir y faire avec la langue, langue qu’il rend à sa nudité et qu’il porte à son apothéose.
Je pense également à ces sujets réfugiés de guerre et/ou politiques qui ont vécu dans un contexte où règnent la terreur et la dictature, pour lesquels la langue dite maternelle a fini par entrer en collusion avec la langue de la violence et de la barbarie, celle qui les a conduits au départ forcé de leur pays. En n’autorisant plus l’expression du désir, en voulant priver l’autre de ce qu’il a d’irréductible, cette langue totalitaire, dominée par la volonté démoniaque du tout savoir et du tout pouvoir, porte atteinte au sujet et ne peut faire lien social.
Quelle langue parle-t-on quand toute subjectivité doit être anéantie, quand les liens communautaires doivent être rompus ? Quelle langue parle-t-on quand celle qui a cours désavoue ce qui touche au désir, à l’intimité de l’homme et tente de boucher l’écart inacceptable entre énoncé et énonciation ? N’est-ce pas d’ailleurs dans la difficulté à consentir à l’intraduisible que réside le tourment actuel de la civilisation ? Le rêve d’une langue idéale, voire toute, qui permettrait de recomposer de la complétude dans le rapport au savoir et entre les hommes, c’est Babel qui nous le raconte, ce lieu de la confusion des langues où les premiers hommes ont rencontré une limite dans leur prétention de mettre fin à toute division, d’instaurer de la plénitude dans la langue. Ils ont été confrontés à la dispersion et, par là-même, à l’expérience de ce qui, dans le savoir, évoque le tout Autre. Le récit ouvre ainsi la question de l’exil de la langue originelle dont sont issues les langues des hommes, langues portant la marque de l’Autre, à qui il manque toujours le dernier mot. L’illusion d’une langue parfaite, immodifiable, pouvant accéder à l’absolu du sens, n’est-ce pas ce que mettent en avant toutes les formes d’extrémisme et de totalitarisme en rejetant tout métissage, toute polysémie. Cette tentative de figer la langue, de ne pas la concevoir comme pas-toute, voudrait libérer les mots de leur part d’intraduisible afin de leur faire dire le vrai sur le vrai. C’est lorsque les hommes se font inconsciemment les maîtres absolus du langage et considèrent les dispositifs logiques comme point de départ et d’horizon que surgissent les dérives. Qu’en est-il lorsque la langue dans laquelle pourrait se faire entendre le sujet incarne le ravage ? Comment traduire sa souffrance psychique ou même corporelle lorsque le sujet est confronté, sans aucune médiation, à l’effroi dans la langue ? L’épreuve de l’innommable se redouble lorsque les traumatismes de la langue inhérents à l’histoire singulière du sujet se confondent avec l’histoire collective, la langue de la torture, de l’humiliation, touchant aux limites de l’impensable. Le séisme que traverse le sujet vient bouleverser les frontières entre la part intime privée, fantasmatique, et la langue de la terreur, celle qui se déploie sur la scène sociale. Il vient fragiliser l’écart entre le réel et l’imaginaire. L’impossible à dire, troumatisme de tout « parlêtre », se redouble au point d’exposer certains sujets au mutisme dans la langue de leur pays, langue qui devient porteuse de férocité, voire d’obscénité. Le passage par une autre langue est parfois présenté dans ce cas, lorsque surgit une demande d’analyse, comme une nécessité, une urgence subjective, même lorsque le code de cette langue n’est pas maîtrisé. C’est en langue étrangère ou dans la langue du pays d’accueil que le sujet tente de faire face à l’indicible, de retrouver le chemin du désir, d’investir son présent en le nouant à son histoire singulière, d’inscrire l’événement traumatique dans un récit. Il s’agit là d’un travail de traduction ou de retraduction qui est aussi une tentative de retrouvaille avec sa propre subjectivité et son désir intime. L’expérience clinique montre que ce changement de langue peut en effet introduire la coupure nécessaire qui permet au sujet, via le transfert, de consentir à une perte de jouissance, et de se tenir par là-même à distance de la pulsion de mort, de ne pas se confondre avec les agents de la terreur. Cela dénoue la parole, la délivre de son enfermement, lui restitue sa capacité à nommer, ce qui permet d’établir un rapport autre à soi, au monde, à l’autre et au tout Autre. Le choix de la langue d’analyse est à prendre en compte au cas par cas. Il se conjugue au singulier. Il arrive également que le sujet change de langue au cours d’une séance, lorsque la voie est laissée ouverte au bilinguisme. Toute analyse confronte à la traduction de ses propres signifiants, et le bilinguisme est interne à toute langue. Il est celui de l’énoncé et de l’innommable, de l’intraduisible. Or, qu’en est-il lorsque le sujet fait intervenir de temps à autre une autre langue ? Si ce travail bilingue enrichit et favorise parfois les associations des patients, il peut aussi constituer une défense marquée par le fantasme de tout-dire, de se défaire du manque ou encore de tenir à distance une langue qui engage trop les affects et le corps par exemple. Dans les différents cas de figure, cela est à entendre comme un effet de l’inconscient. L’expérience montre qu’il est nécessaire d’être attentif à ce qui est sous-jacent au passage d’une langue à une autre, c’est-à-dire à l’énonciation du sujet, là où s’actualisent les effets de la métaphore et de la métonymie. Néanmoins, la rencontre avec des patients bilingues nous montre qu’une connaissance très approximative de la langue rend difficile la perception de certains détails qui peuvent être déterminants. Comme le montre l’expérience, ce n’est pas forcément dans la langue du pays d’origine que surgit une parole. En induisant une distance nécessaire, le détour par une langue étrangère peut autoriser l’ouverture du discours. Le discours du sujet n’est pas à confondre avec le code langagier de sa communauté. Ce qui se transporte, ce qui se transfère de langue en langue, concerne le plus singulier du sujet dont la prise en compte autorise un nouveau rapport au symptôme. Le sujet peut alors passer de « ça ne va pas » quelle que soit la langue utilisée à « qu’est-ce que ça veut dire ? » C’est ainsi que le sujet peut s’impliquer subjectivement dans la parole, en y engageant son désir. Et il n’y a pas de parole sans malentendu, sans équivocité, sans butée de l’intraduisible. Le malentendu est bienvenu car il permet au sujet de questionner l’énigme posée par le symptôme dont l’expression ou la forme transite nécessairement par les institutions d’une langue variable en fonction des cultures et des époques. L’accueil de ce malentendu relance la parole dans ce que cette dernière ne maîtrise pas, là où analyste et analysant se surprennent à travers un dire nouveau qui se transmute via le transfert en acte dans l’inattendu d’un rêve par exemple. Il est important que le sujet se sente autorisé à dire ce qui lui vient dans n’importe quelle langue, y compris la langue de son fantasme. En parlant, le sujet ne cesse de perdre et de retrouver des mots. La ou les langues dont le sujet se sert, avec leur code et leur logique, ne peuvent être entendues que dans leur nouage à l’intraduisible, dont le sujet est tributaire à son insu. L’expérience clinique montre que le recours aux langues étrangères peut constituer un refuge, une défense ou une tentative de délivrance. Il peut aussi mobiliser le désir, ouvrir la voie de l’inventivité. Mais quel que soit le cas de figure, ce qui est concerné, c’est le rapport de chaque sujet à sa « lalangue ». La « lalangue »{70}, qui contient de l’inconnu dans son « archéologie la plus souterraine », est à l’œuvre dans la langue étrangère. Elle véhicule ce qui ne peut s’effacer ni se traduire dans aucune langue apprise. Et dans aucune langue, on ne peut se défaire de l’inconscient.
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