PRÉSENTATION

Vie et mort d'un conteur de génie

Enfance et études (1850-1869)

Guy de Maupassant naît en 1850 au château de Miromesnil, près de Dieppe. Il est le fils de Laure Le Poittevin et de Gustave de Maupassant, un agent de change récemment anobli. À l'âge de neuf ans, il déménage à Paris avec ses parents et son jeune frère Hervé : son père connaît des revers de fortune et doit y prendre un emploi dans une banque. Très vite, ses parents se disputent – Gustave est infidèle –, puis se séparent. Laure rentre en Normandie et s'installe près d'Étretat avec ses deux fils. De ces scènes de ménage et de cette séparation, Guy concevra un grand scepticisme à l'encontre du mariage.

C'est donc en Normandie que le garçon suit les cours du collège et du lycée. Au contact de ses camarades, il apprend le patois, le cauchois. Il est pensionnaire dans un établissement religieux situé à Yvetot, où il se déplaît profondément : c'est un « couvent triste, où règnent les curés, l'hypocrisie, l'ennui… », écrit-il à son cousin1. Le petit Guy, élève sans histoires jusqu'alors, devient désobéissant et fonde avec quelques camarades une « société secrète » destinée à lutter contre cet ennui qui l'assaille. Prisonnier du petit séminaire, il compose des poèmes qui célèbrent la nature avec un lyrisme très parnassien2. L'enfant ne rêve que de fuir le pensionnat pour rejoindre le littoral : il se passionne pour l'eau et les tempêtes et harcèle sa mère pour qu'elle lui achète un bateau. Au cours de ses promenades, il aperçoit Corot3 peignant en plein air, ou rencontre Courbet4 réalisant La Vague. À dix-huit ans, ce bon nageur sauve de la noyade un vacancier qui se trouve être le célèbre poète anglais A.C. Swinburne. Reconnaissant, le rescapé l'invite dans sa chaumière et lui offre une main d'écorché5 arrachée à un malfaiteur, un don étrange qui inspirera à Maupassant son premier conte fantastique, « La Main d'écorché ».

Renvoyé par les religieux du petit séminaire d'Yvetot en raison de son indiscipline, il prépare son baccalauréat à Rouen. Dans le même temps, il soumet ses premiers essais, poèmes et contes, à la lecture critique d'un ami de la famille, Gustave Flaubert. L'auteur de L'Éducation sentimentale patronnera le jeune homme pendant plus de dix années, une période de formation littéraire difficile mais fructueuse.

La triple vie d'un employé ministériel (1869-1880)

Ce n'est pas de littérature que ce jeune bachelier peut vivre pour l'heure. Il se destine à des études de droit mais, à peine inscrit en faculté, il s'engage dans l'armée : la guerre franco-allemande a éclaté (1870)et il rejoint l'intendance à Rouen. Cette expérience déprimante éveille en lui la haine des militaires. Il quitte l'armée un an plus tard pour prendre un emploi subalterne au ministère de la Marine. Après quelques années, il est embauché au ministère de l'Instruction.

Le dimanche, il fuit les ronds-de-cuir de l'administration comme il fuyait naguère les soutanes du petit séminaire, mais cette fois pour rejoindre d'autres plages que celles d'Étretat :« Ma grande, ma seule, mon absorbante passion, pendant dix ans, ce fut la Seine », écrit-il dans son récit Mouche (1890). À Argenteuil, Chatou, Bougival et Croissy, il enchaîne parties de canotage sur la Seine et parties de plaisir dans les cabarets et les gargotes où, sous l'œil de Manet et de Renoir, on se grise de vin blanc, de french cancan et de femmes légères. C'est à cette époque que le jeune homme contracte la syphilis6. Il en ressent les premiers maux à l'âge de vingt-sept ans.

Son emploi au ministère a une vertu : il lui laisse le temps d'écrire. Il demande à sa mère de lui envoyer des sujets de contes, qu'il pourra, dit-il, travailler au bureau ! Mais, à cette époque, il espère tout autant briller dans la poésie et au théâtre, très à la mode au XIXe siècle. Il écrit et corrige beaucoup, jette l'essentiel de ce qu'il produit et peine à publier ou à faire jouer ce qui reste. Son premier conte, « La Main d'écorché », paraît en 1875.

Fort heureusement, il ne travaille pas seul : quand il ne canote pas sur la Seine, il passe ses dimanches à Croisset, chez Flaubert, un maître fidèle mais impitoyable qui l'exhorte sans cesse à développer son originalité, ou, s'il n'en a pas, à en trouver une. Sous sa houlette, Maupassant apprend à poser un regard précis sur la réalité, à rechercher dans chaque chose qu'il veut décrire ce qu'elle a d'irréductible, de parfaitement singulier, et à trouver le mot juste pour l'exprimer.

Flaubert n'est pas seulement un éducateur providentiel, c'est aussi un entremetteur de choix qui présente son pupille aux plus grands écrivains de son temps : Alphonse Daudet, le romancier russe Ivan Tourgueniev, les frères Goncourt, Joris-Karl Huysmans et Émile Zola. Sans constituer une véritable école, tous ont en commun le désir d'en finir – comme Flaubert – avec l'idéalisme et la sentimentalité romantiques pour décrire le monde tel qu'il est, sans exclure du roman aucun aspect de la réalité, aussi vulgaire soit-il : c'est le réalisme. Certains, comme Zola, poussent cette ambition à l'extrême en donnant à l'écriture romanesque les objectifs et les moyens d'une expérience scientifique. Le roman, devenant « expérimental », sert alors à démontrer des lois à l'œuvre dans l'homme et la société qu'il constitue : c'est le naturalisme. Maupassant admire Zola mais maintient ses distances avec le réalisme et le naturalisme : pour lui, l'écrivain n'est pas un photographe et demeure un illusionniste, même si – et surtout si – il veut donner de la réalité une image convaincante. Pour faire vrai, explique-t-il dans la préface de son roman Pierre et Jean, il faut donner l'illusion du vrai. Néanmoins, il partage le projet de rendre compte du réel avec ce groupe d'écrivains que Zola réunit régulièrement dans sa maison de Médan, près de Paris. Certains d'entre eux décident de publier un ouvrage collectif pour illustrer leur projet réaliste : chacun écrira une nouvelle ayant pour thème la guerre de 1870 et la débâcle française ; l'ouvrage s'intitulera Les Soirées de Médan7. Maupassant est de la partie et publie un petit récit auquel il travaille depuis quelques mois : « Boule de suif ».

Le succès est énorme. Nous sommes en 1880, année charnière, à la fois glorieuse et tragique pour le jeune écrivain qui, à peine un mois après la parution de « Boule de suif », perd celui qui a guidé jusque-là ses pas en littérature, son ami Flaubert.

Dix ans d'intense création (1880-1891)

Dès cette date, Guy de Maupassant n'est plus qu'écrivain, et se consacre presque exclusivement au récit. Il délaisse son emploi au ministère et fait paraître contes, chroniques de voyage et romans dans la presse.

Avec les revenus de ses publications, il satisfait encore mieux la curiosité du monde qui l'anime. S'il habite toujours Paris, reste fidèle aux bords de Seine et retourne régulièrement à Étretat où il fait construire une maison, La Guillette, il se rend aussi en Angleterre et s'envole vers la Hollande dans un ballon qu'il appelle le Horla. Il dirige en outre ses excursions vers le sud, séjourne à Cannes et à Menton, achète un yacht qu'il baptise le Bel-Ami, effectue une croisière en Méditerranée, visite la Corse, l'Italie, la Tunisie, et passe deux mois en Algérie d'où il rapporte onze chroniques.

Ses voyages le conduisent à Plombières, à Aix-les-Bains et à Châtelguyon, autant de villes thermales où il tente de soigner les effets d'un mal qui progresse inexorablement. Pas une année, dans cette période de création fébrile, sans troubles cardiaques, problèmes oculaires et migraines épouvantables. La syphilis le mène peu à peu à la folie ; il est victime d'hallucinations et de schizophrénie – sa personnalité se fragmente – et la paralysie générale le guette. Nourri par ailleurs de la lecture de Schopenhauer, « le plus grand saccageur de rêves qui ait passé sur la terre », il porte un regard de plus en plus pessimiste sur le monde. Dans « L'Endormeuse », il s'interroge sur la meilleure façon de se donner la mort et ne parvient bientôt plus à écrire d'autres mots que ceux de son testament.

La fin (1892-1893)

Dans la nuit du 1er au 2 janvier 1892, Maupassant tente de se trancher la gorge dans la chambre de son hôtel. Sauvé par son valet de chambre, il est interné à la clinique du Dr Blanche à Passy, près de Paris, où il meurt après un an de crises, de conv2ulsions et de délire.

Le récit bref : un agrément de la presse quotidienne

Les six récits brefs réunis dans cette édition ont d'abord été publiés, individuellement, dans des revues ou des journaux. « Histoire d'une fille de ferme » (Revue bleue, 1881), « Le Saut du berger » (Gil Blas, 1882), « Histoire vraie » (Le Gaulois, 1882), « Miss Harriet » (Le Gaulois, 1883), « Toine » (Gil Blas, 1885) et « Le Père Amable » (Gil Blas, 1886) ont paru successivement, avant d'être assemblés dans différents recueils de contes et de nouvelles, comme La Maison Tellier ou La Petite Roque. « Toine » et « Miss Harriet », deux récits phares, ont été choisis comme pièces liminaires pour les deux recueils auxquels ils ont donné leur nom.

La presse de l'époque, soucieuse d'offrir à ses lecteurs de courtes fictions – reflets réalistes des événements divulgués dans la colonne des faits divers –, a favorisé de façon significative la production du genre narratif bref. La société, elle-même en pleine mutation industrielle, a développé des habitudes nouvelles de lecture et apprécie ce format digeste, rapidement consommable, qui lui offre sa dose quotidienne d'évasion vraisemblable. Jules Lemaitre8, dans son ouvrage Les Contemporains, paru en 1886, salue la renaissance de la forme narrative brève, sans trop savoir comment la nommer : « Nous sommes de plus en plus pressés ; notre esprit veut des plaisirs rapides ou de l'émotion en brèves secousses : il nous faut du roman condensé, s'il se peut, ou abrégé si l'on a rien de mieux à nous offrir. » Entre 1880 et 1890, profitant de l'inépuisable manne quotidienne que représente cette demande journalistique, Maupassant a publié plus de trois cents contes ou nouvelles, tantôt dans des journaux conservateurs, comme Le Gaulois, de sensibilité monarchique, tantôt dans la presse d'obédience républicaine comme Gil Blas. Il a révélé son talent dans cet art de la chronique fictive lui permettant, en quelques pages, de souligner les injustices de la civilisation contemporaine et de dénoncer les grands fléaux qui menacent la société : la guerre, l'impérialisme, l'arrivisme des milieux administratifs parisiens, le matérialisme primaire des paysans ou la condition des femmes.

À la croisée des genres

Rien, à l'origine, ne prédispose Maupassant à adopter ce genre dont la concision est la formule, ses débuts sous l'égide de l'ermite de Croisset9 étant placés sous le signe de la poésie et de la muse lyrique. Il a d'abord versifié à la mode parnassienne sous l'œil un peu sceptique de son mentor, en célébrant les charmes bucoliques de la nature. Cette première inspiration tarie, c'est vers Melpomène et Thalie, les muses dramatiques, qu'il s'est tourné. En 1874, il confie à sa mère un projet de mélodrame : il y est question d'un jeune couple dont l'union est compromise par la naissance illégitime de l'homme. D'autres projets de pièces ont suivi, aux titres suggestifs comme Musotte ou Histoire du vieux temps, mais les illusions poétiques et théâtrales de Maupassant ont été déçues. C'est avec « Boule de suif », la nouvelle réaliste publiée en 1880 dans le recueil-manifeste des Soirées de Médan, que Maupassant est consacré écrivain à part entière. Ce récit, évoquant la défaite de 1870 et dont Flaubert dit que c'est “ un chef-d'œuvre de composition, de comique et d'observation10 », lui vaut une franche reconnaissance et l'admiration de ses pairs. Grisé par le succès et séduit par l'argent facile que représente la publication dans la presse quotidienne, Maupassant collabore pendant plus d'une décennie aux journaux de son temps, trouvant dans ce travail de commande et la contrainte de son format une grande stimulation. La nouvelle et le conte se révèlent le creuset idéal d'appétits littéraires hétéroclites : l'auteur y réconcilie son goût du théâtre et son affinité pour la prose poétique. « Toine », « Le Père Amable » et « Miss Harriet », organisés en trois chapitres, obéissent en effet à une loi de composition dramatique ; à l'exposition du drame succède le nœud de l'action, qui se résout par un dénouement en forme de chute. Cette tripartition impeccable s'accompagne de croustillants dialogues qui restituent le patois normand et la truculence du verbe paysan : on songe au Pierrot et à la Charlotte du Dom Juan de Molière en écoutant les chamailleries de Toine et de sa Xanthippe11 d'épouse. Dans « Miss Harriet » ou dans « Le Père Amable » sont également décelables des moments de lyrisme paysager, dont l'inspiration bucolique, loin des exercices de style virgiliens des débuts, s'est muée en une véritable écriture picturale, tantôt impressionniste tantôt vériste12. Comment ne pas reconnaître dans la description inaugurale du « Père Amable » la touche d'un Jean-François Millet13, le peintre des travaux paysans ?

[…] L'odeur de l'automne, odeur triste des terres nues et mouillées, des feuilles tombées, de l'herbe morte, rendait plus épais et plus lourd l'air stagnant du soir. Les paysans travaillaient encore, épars dans les champs, en attendant l'heure de l'Angélus qui les rappellerait aux fermes dont on apercevait, çà et là, les toits de chaume à travers les branches des arbres dépouillés qui garantissaient contre le vent les clos de pommiers.

Au bord d'un chemin, sur un tas de hardes, un tout petit enfant, assis les jambes ouvertes, jouait avec une pomme de terre qu'il laissait parfois tomber dans sa robe, tandis que cinq femmes, courbées et la croupe en l'air, piquaient des brins de colza dans la plaine voisine. D'un mouvement leste et continu, tout le long du grand bourrelet de terre que la charrue venait de retourner, elles enfonçaient une pointe de bois, puis jetaient aussitôt dans ce trou la plante un peu flétrie déjà qui s'affaissait sur le côté ; puis elles recouvraient la racine et continuaient leur travail (p. 112-113).

Les teintes brunes, la composition dynamique qui détache le groupe des paysannes sur l'arrière-plan vespéral rappellent les toiles austères du peintre de Barbizon, Les Glaneuses ou L'Angélus. Au début de « Miss Harriet », c'est dans la palette d'un Claude Monet que Maupassant semble avoir trempé sa plume à l'occasion des notations botaniques qui parsèment la nouvelle : « Nous étions en mai ; les pommiers épanouis couvraient la cour d'un toit de fleurs parfumées, semaient incessamment une pluie tournoyante de folioles roses qui tombaient sans fin sur les gens et sur l'herbe » (p. 81). Henri Mitterand saluait, dans le roman Une vie, la puissance sensorielle des évocations de la campagne normande : « Nul ne sait, comme Maupassant, faire surgir chez le lecteur des visions de chemins détrempés, gorgés d'eau et de boue, d'hiver dégoulinant, de ciel “crevé, se vidant sur la terre, la délayant en bouillie, la fondant comme du sucre”1 ». La centaine de contes qui puisent leur inspiration dans le terroir cauchois méritent sans conteste le même éloge. L'incroyable gamme des contes normands permet de célébrer, outre les glacis brumeux des mortes saisons, les chatoyantes couleurs de l'été et les éveils primesautiers de la nature. Mais la plume de Maupassant, digne des plus grands peintres impressionnistes ou réalistes, n'est pas seulement remarquable par sa plasticité picturale. Dans ces miniatures de récit se trouve, outre la matière du dramaturge, la minutie du sociologue.

Le monde rural du pays cauchois

Sans prétendre à l'ampleur du champ social couvert par La Comédie humaine de Balzac, les contes et nouvelles de Maupassant offrent un prisme varié de la société. Dans ces instantanés d'écriture, l'auteur radiographie les tumeurs malignes des corps sociaux qui l'entourent. Dans « La Parure », « Les Épingles » ou « L'Héritage », il brocarde la futilité des mœurs citadines, la rapacité des employés dans leur milieu professionnel, la vanité d'un Paris possédé par le besoin de richesse. Dans « La Mère sauvage », « Deux Amis », ou « Le Condamné à mort », il dépeint la barbarie de la guerre, l'absurdité militaire et la passion de la vengeance qui diffusent leur macabre influence dans les plus paisibles recoins de France. Dans « Le Gueux »,« Le Petit Fût » ou « La Rempailleuse », il brosse le tableau d'une paysannerie normande dénuée de toute civilité, gangrenée par la misère et l'avarice, l'intérêt et la cruauté. Paris, la guerre, la Normandie ne sont pas les seuls thèmes de prédilection de Maupassant : il explore également la veine fantastique dans « Sur l'eau », « La Peur » ou « La Chevelure », qui entretiennent l'illusion de l'irrationnel et le sentiment de la peur jusqu'à ce que leur chute, inattendue, restitue au phénomène observé une explication logique. Qu'il aborde donc des continents aussi divers que ceux de l'angoisse, de la campagne normande, des faubourgs parisiens et de la guerre, Maupassant ne se départit jamais d'une volonté réaliste : la littérature, dans ses formes narratives brèves, doit susciter l'illusion de la vérité et produire sur son lecteur un effet de vraisemblance troublant.

Les six textes de notre édition,« Histoire d'une fille de ferme », « Le Saut du berger », « Histoire vraie »,« Miss Harriet », « Toine » et « Le Père Amable », appartiennent tous à l'univers de la ruralité normande. À l'instar de Zola qui fait entrer l'ouvrier en littérature et démocratise le roman en recrutant ses personnages dans des sphères sociales bannies de toute représentation littéraire par les romantiques, Maupassant introduit l'identité paysanne au cœur de nombre de ses récits. Avant lui, George Sand, dans La Petite Fadette ou La Mare au diable, n'avait donné de la vie champêtre que des images pittoresques, véritables chromos idéalisés pour citadins en mal de terroir berrichon. Balzac, dans Les Paysans (1845), avec le surplomb condescendant de l'analyste social, en avait brossé un tableau empreint de préjugés moraux, comme le souligne cette typologie esquissée à grands traits :

L'homme absolument probe et moral est, dans la classe des paysans, une exception. Les curieux demanderont pourquoi ? De toutes les raisons qu'on peut donner de cet état de choses, voici la principale. Par la nature de leurs fonctions sociales, les paysans vivent d'une vie purement matérielle qui se rapproche de l'état sauvage auquel les invite leur union constante avec la Nature. Le travail, quand il écrase le corps, ôte à la pensée son action purifiante, surtout chez les gens ignorants. Enfin, pour les paysans, la misère est leur raison d'état.

Maupassant semble parfois sacrifier à la même généralité en diagnostiquant la brutalité puissante du matérialisme paysan, mais il s'intéresse à des destinées singulières. Le titre de la plupart des récits de ce recueil invite d'ailleurs le lecteur à partager une aventure individuelle. « Miss Harriet », « Toine », « Le Père Amable », voire la dénomination indéfinie « une fille de ferme », mettent l'accent sur des parcours personnels héroïques, très loin du type collectif suggéré par le titre générique balzacien Les Paysans. Le regard que porte l'auteur sur les vicissitudes de ces frustes existences n'en met pas moins en relief l'universelle nature humaine, suscitant chez son lecteur, sinon l'empathie, du moins la mansuétude. Avec Balzac, le lecteur bourgeois est conforté dans son sentiment d'appartenance à une élite ; avec Maupassant, il est invité à se dépouiller du vernis de la civilité pour comprendre le cultivateur plébéien, ce frère humain, trop humain, dont le dénuement révèle la vérité de l'espèce. Plus qu'une essence sociologique différente, la paysannerie offre un état primitif de la race humaine, authentique, fruste et non encore dénaturée par les afféteries de la civilisation moderne. C'est précisément cette crudité nue de l'état de nature que le prêtre fanatique ne peut endurer dans « Le Saut du berger » :

S'il eût vécu dans les villes, au milieu des civilisés et des raffinés qui dissimulent derrière les voiles délicats du sentiment et de la tendresse, les actes brutaux que la nature commande, s'il eût confessé dans l'ombre des grandes nefs élégantes les pécheresses parfumées dont les fautes semblent adoucies par la grâce de la chute et l'enveloppement d'idéal autour du baiser matériel, il n'aurait pas senti peut-être ces révoltes folles, ces fureurs désordonnées qu'il avait en face de l'accouplement malpropre des loqueteux dans la boue d'un fossé ou sur la paille d'une grange (p. 64).

À l'école de Schopenhauer et de Darwin

Outre l'enracinement régional très fort dans le pays de Caux, un même pessimisme, décliné à travers des motifs récurrents, assombrit les textes proposés dans cette édition. Les personnages de Toine et de Rose, la fille de ferme, illustrent l'exploitation économique dont sont victimes les individus dans les milieux commerçants ou fermiers. En tant que femme, à l'instar de son homonyme Rose, dans « Histoire vraie », l'héroïne d'« Histoire d'une fille de ferme » montre l'esclavage sexuel auquel sont réduites les femmes par les propriétaires terriens et les hobereaux sans scrupules. Une solitude tragique condamne les êtres qui ont fait leur temps : la vieille fille anglaise Miss Harriet, rejetée par l'homme qu'elle désire, et le père Amable, inutile à la communauté agricole, finissent par se suicider de façon lamentable. La sexualité tient lieu d'amour et enchaîne funestement les individus qui cèdent à ses trompeuses illusions. Abandonnée comme une vulgaire chienne par Varnetot, le demi-seigneur qui l'a engrossée, Rose meurt de dépit dans « Histoire vraie ». L'étreinte du couple de bergers dans « Le Saut du berger » vaut aux amants une chute vertigineuse le long des falaises d'argile. Parce qu'elle a cédé une fois aux appétits instables de la chair, Rose, « la servante à maître Vallin », est condamnée à porter toute sa vie sa maternité comme un fardeau, tel Sisyphe son rocher (« Histoire d'une fille de ferme »). L'aliénation est le lot commun de tous, qu'elle soit économique dans le cas de Rose et de Toine, mentale dans le cas du prêtre fanatique, sexuelle dans le cas de Rose, le personnage d'« Histoire vraie », ou affective et filiale dans celui du père Amable qui ne peut survivre à la mort de son fils, et qui, dépossédé de son bien en même temps que de son héritier, finit par se supprimer.

À travers tous ces désastres humains, ces gâchis d'existence, c'est l'influence de Schopenhauer que l'on peut déceler. Comme nombre de ses contemporains, Maupassant a été considérablement influencé par le philosophe allemand qui, dans Le Monde comme volonté et comme représentation (1818), nie la liberté de l'homme et réduit ses aspirations à l'assouvissement de pulsions inconscientes, qui sont en lui l'expression de la volonté de l'espèce. À cette métaphysique désenchantée s'ajoutent probablement les échos d'un darwinisme1 dont la diffusion scientifique est en plein essor. La théorie de la sélection naturelle comme moyen de survie des espèces stipule que les mammifères luttent entre eux pour transmettre aux générations qui leur succèdent les meilleures caractéristiques héréditaires. Comment ne pas voir dans le motif de l'aliénation des faibles par les forts – à l'œuvre dans les textes de Maupassant – une illustration et une transposition sociale de la théorie évolutionniste de Darwin ? L'écrivain semble concevoir la dynamique sociale du milieu paysan sur le modèle biologique inventé par Darwin, mais il a choisi d'éclairer la face la plus sombre du processus évolutionniste : il braque son regard sur l'élimination naturelle qui évince tous les infirmes du corps social. Impotents, femmes enceintes, filles de ferme, vieilles célibataires disgracieuses, vieillards perclus de rhumatismes et inaptes aux travaux des champs, telle est l'engeance malchanceuse que la paysannerie sacrifie sur l'autel de sa pérennité.

Contes ou nouvelles ?

Très homogènes par les thèmes abordés et leur philosophie générale, les textes réunis dans cette édition présentent néanmoins une certaine disparité de formes. Regroupés indifféremment par Maupassant sous la double dénomination de contes et nouvelles, ils offrent des dispositifs narratifs dissemblables qui, à l'insu de leur auteur – peu soucieux de poétique des genres –, permettent de distinguer dans un premier temps deux sous-ensembles.

D'une part, on trouve les nouvelles proprement dites comme « Histoire d'une fille de ferme » ou « Le Père Amable », dans lesquelles un narrateur anonyme développe la trame d'une histoire qui progresse selon une chronologie ouverte orientée vers l'avenir et ne renonce, malgré sa brièveté, ni à la profondeur psychologique, ni à la multiplicité des lieux, ni à une certaine épaisseur temporelle. Les fictions dont Rose et le père Amable sont les héros nous font suivre les vicissitudes de leur existence sur une durée relativement longue : Rose passe du statut de fille mère abandonnée à celui de prospère fermière, tandis que le père Amable cohabite un temps chez lui avec sa bru, connaît le deuil de son fils et se retrouve entouré d'intrus sous son propre toit. La matière dévolue à la fiction dans le cas de la nouvelle est riche, notamment en descriptions, comme le montrent les deux exemples de lyrisme pictural évoqués plus haut, et laisse libre cours à la représentation du réel.

D'autre part, dans ce même corpus, « Le Saut du berger » et « Histoire vraie » relèvent du genre du conte. Ils se caractérisent par une véritable distribution de la parole et une économie de moyens très stricte. Dans ce type de récits, un premier narrateur fait le portrait d'un groupe – petite société de fortune ou assemblée de convives – destiné à devenir un auditoire au moment où il délègue la parole à un personnage en particulier au sein de ce collectif. La narration, dans ce cas, n'est pas transcendante, comme dans la nouvelle ; elle devient discours authentique, transmission verbale. Dans ces textes, le procédé de la mise en abyme consistant à insérer une seconde narration, vivante et incarnée, dans un récit cadre, justifie alors pleinement l'étiquette générique de « conte » dont l'étymologie (du verbe latin computare, « relater », « narrer ») souligne la dimension orale.

Effet de clôture, effet de chute

Dans le cas du conte, contrairement à la nouvelle, celui qui raconte connaît déjà la fin de l'histoire dont il se fait le porte-voix, soit précisément parce qu'il l'a vécue et qu'il porte sur elle un regard rétrospectif (c'est le cas de monsieur de Varnetot, le hobereau sans vergogne d'« Histoire vraie »), soit parce qu'il s'agit d'un héritage populaire, presque d'une légende, qu'on se transmet de génération en génération (comme dans « Le Saut du berger »). Le conteur est le témoin, le confident, ou bien le héros d'événements situés dans un passé révolu, alors que le narrateur de la nouvelle feint de progresser au fil du récit en même temps que son lecteur. De cette place temporelle assignée au narrateur dépend bien sûr la nature du dénouement des textes. Dans le cas d'un conte, il ne saurait y avoir de chute véritable : tout l'effet de la fin tient dans l'art de la composition qu'aura su déployer le récitant. On parlera plutôt d'un effet de clôture du texte. Ce dernier est d'autant plus spectaculaire que la concentration du récit et ses échos internes annoncent cette clôture et la mettent en relief. Dans « Histoire vraie », la sentence finale proférée par M. Séjour, vétérinaire (« Tout ce que vous voudrez, mais des femmes comme ça, il n'en faut pas », p. 76), ne clôt pas seulement le conte sur une note de cynisme magistral, elle constitue un point d'orgue à la comparaison filée qui, tout au long du texte, a implicitement associé le personnage féminin de Rose à une pauvre chienne abandonnée. Cette fin fait aussi écho à toutes les notations du texte qui, incidemment, ont suggéré que la femme réduite à une monnaie d'échange, telle une vulgaire bête de somme, était l'objet d'un troc abject entre les hommes. Cette formule finale, qui tombe comme un couperet, donne à tout le conte une dimension édifiante, presque apologétique : elle entérine la culpabilité morale de ces demi-seigneurs normands, rustres et veules, qui traitent la femme comme un chien. « Le Saut du berger » se termine par une même parole déconcertante : après le récit sans complaisance des exactions commises par le prêtre, le commerçant témoin ajoute en effet, avec une bonhomie inattendue : « C'était un rude homme tout de même, mais il n'aimait pas la bagatelle » (p. 68). Cette clôture, tout en euphémisme, révèle brutalement au lecteur que le fanatisme meurtrier du prêtre n'a jamais été vraiment condamné par la collectivité des villageois, et que la confiance témoignée aux hommes de religion est sans borne dans les contrées rurales.

Les fins des nouvelles sont tout à fait différentes : le suicide du père Amable ou la clémence inattendue de maître Vallin, mari acariâtre dont la violence meurtrière est soudainement désamorcée par la révélation inopinée de la fécondité de sa femme, dans « Histoire d'une fille de ferme », constituent de véritables chutes, qui retournent complètement la logique du texte. Loin d'entrer en résonance avec des éléments du récit, elles rompent littéralement avec le cours de ce dernier et plongent le lecteur dans la perplexité. Aucune leçon morale ne s'en dégage explicitement ; seul persiste, une fois la lecture achevée, un sentiment de stupéfaction amère. L'ultime déambulation du père Amable entre les stands et les guinguettes de la fête communale laisse fallacieusement croire au lecteur que cet Harpagon obstiné est apaisé, réconcilié avec lui-même et la mémoire des siens. Son suicide, à la page suivante, quelques heures à peine après ces festives réjouissances, sidère littéralement le lecteur. Mais qu'en penser ? Le tragique sublime du geste est mis à mal par la trivialité de certains détails : le père Amable s'est pendu avec un licol de cheval, après avoir mangé du ragoût !

L'oralité, la profondeur psychologique : des critères décisifs

Deux ensembles de textes semblent donc se dessiner : d'une part les nouvelles, qui, par l'anonymat de leur narrateur unique, leur profondeur temporelle, la variété des lieux qu'elles évoquent, s'apparentent à de petits romans, dont elles se distinguent essentiellement par l'effet de chute final qui entraîne la suspension de jugement moral du lecteur ; d'autre part les contes, caractérisés par une forte oralité, un système d'enchâssement des récits, un effet de clôture du texte qui repose sur une composition très serrée d'indices et d'échos thématiques et une dimension morale proche de celle de l'apologue. Appartenant à une même littérature de l'effet, le conte et la nouvelle parviennent à leurs fins par des moyens différents : le conte se termine souvent par une parole prononcée par l'un des protagonistes, et cette parole détonne avec l'atmosphère générale de l'univers de fiction ; tandis que la nouvelle recourt à un procédé narratif : à la situation finale classique du récit traditionnel, elle substitue un élément de résolution brutal et inattendu qui surprend le lecteur. Mais, même à l'aune de ces critères très précis, deux récits de ce recueil continuent de poser des problèmes de classement générique : « Toine », à l'enchâssement narratif près, présente toutes les qualités d'un conte, tandis que « Miss Harriet » est en tous points conforme à une nouvelle, exception faite de la mise en abyme du récit de Léon Chenal.

Parce que, comme dans « Boule de suif », il commence par introduire les membres d'un équipage et le récit de l'un d'entre eux – le peintre Chenal –, le récit « Miss Harriet » doit-il être assimilé à un conte ? Inversement, « Toine » doit-il être considéré comme une nouvelle, sous prétexte qu'il fait l'économie d'une mise en abyme ? S'agissant de « Toine », on peut aisément justifier cette anomalie en arguant que, à défaut de la présence d'un narrateur physiquement incarné dans l'histoire, la narration est bel et bien prise en charge par une voix identifiable, sorte d'entité collective, certes anonyme, mais proche du personnage de Toine et familière. Il suffit pour s'en convaincre de relire la première phrase de ce conte où s'entend toute la gouaille populaire de la paysannerie normande : « On le connaissait à dix lieues aux environs le père Toine, le gros Toine, Toine-ma-Fine, Antoine Mâcheblé, dit Brûlot, le cabaretier de Tournevent » (p. 100). C'est précisément cette dimension folklorique, cette empreinte du terroir dans le texte qui contribue à le classer dans la catégorie des contes.

De la même façon que l'absence d'un seul critère ne suffit pas à invalider l'appartenance de « Toine » au genre du conte, l'enchâssement narratif dans « Miss Harriet » ne suffit pas à radier ce texte de la catégorie des nouvelles. La complexité psychologique du personnage féminin, son mystère, le mélange de drôlerie et de pitié qu'il inspire, tout cela fait incontestablement de « Miss Harriet » une authentique nouvelle.

La question du réalisme

Cette partition du corpus suggère que les trois nouvelles de cette édition, « Histoire d'une fille de ferme », « Miss Harriet » et « Le Père Amable », sont plus susceptibles d'être qualifiées de réalistes que les trois contes. Qu'en est-il réellement ? Faut-il considérer que le conte, par sa proximité avec le genre édifiant de l'apologue, par sa référence constante à l'oralité et le manichéisme de sa psychologie, est incompatible avec la formule esthétique préconisée par le réalisme, tandis que la nouvelle y souscrirait grâce à son analyse psychologique élaborée, à la linéarité chronologique de son récit, à la complexité des rapports entre les personnages et à l'absence de morale ? Un tel système peut séduire l'amateur de classements et de typologie rigoureuse, mais c'est sans compter la labilité essentielle du matériau littéraire. Si l'on s'en tenait aux déclarations de Maupassant, il faudrait faire le deuil de toute affiliation au courant réaliste de son époque. Il le qualifie sans ménagement d'« ineptie ». En publiant son premier recueil de poésies en 1880, il écrit à Flaubert, en avril, qu'il compte bien que cette œuvre « coupe court à ces bêtises d'école naturaliste qu'on répète dans les journaux ». Même après la publication de« Boule de suif », qui fait de lui un membre éminent des Soirées de Médan, et malgré sa fréquentation des grands noms de l'école naturaliste (Tourgueniev, les Goncourt et Zola en personne), Maupassant refuse d'être embrigadé dans l'aventure de cette doctrine littéraire. Il raille sans complaisance le projet de Zola, écrivain qu'il admire par ailleurs : « Le document humain. La série des formules. On verra maintenant sur le dos des livres : “Grand roman selon la formule naturaliste”. Je ne suis qu'un savant !2 … » Malgré l'influence probable de Darwin et du positivisme, l'auteur d'Une vie et de Bel-Ami s'est toujours refusé à soumettre l'œuvre littéraire à un modèle scientifique ou expérimental. Sa préface de Pierre et Jean dit assez que l'art du romancier est un art d'illusionniste et non de savant froid et analytique.

Et pourtant, réaliste, Maupassant l'est fondamentalement, et presque à sa plume défendante, par son goût de la vraisemblance et de la représentation du réel. Comment, d'ailleurs, sous la férule d'un maître comme Flaubert, notre écrivain eût-il pu échapper à cette influence qui a toutes les apparences d'une réaction idéologique contre le romantisme ?

En effet, il s'agit avant tout de s'opposer aux embellissements idéalistes des romantiques, de récuser les accents tragiques comme les accents lyriques. L'exceptionnel n'a pas de place dans le récit de Maupassant. Dans les contes comme dans les nouvelles, un art savant du contrepoint alterne le pathétique et le risible, l'émotion et la satire. Si l'on éprouve volontiers de l'empathie pour les personnages de déshérités que l'auteur met en scène, celle-ci ne verse jamais dans l'épanchement lacrymal. Toine sait désamorcer tout seul la pitié qu'il inspire par son assentiment jovial à la sollicitation de Horslaville de partager une fricassée. Son alitement et sa paralysie n'empêchent pas sa truculence de s'exprimer. Les tragiques suicides de Miss Harriet et du père Amable ne sont pas non plus sans mélange ; le grotesque y détonne par touches imprévues. Extirpé du puits, le cadavre de la vieille fille affiche une posture « très immodeste » et ses cheveux « ruisselants et fangeux » pendent lamentablement. Quant au père Amable, il s'est donné la mort au moyen d'un licol d'écurie, et il tire la langue dans une affreuse grimace. Les détails réalistes instillent le dérisoire, le burlesque, ou même parfois une touche de comique au cœur du tragique, et s'il fallait associer un registre aux contes et nouvelles de Maupassant, ce serait bien plutôt celui de la farce et de la satire, cet art du composite et du recyclage, que celui d'un tragique ou d'un pathétique purs.

Maupassant est également réaliste en ce qu'il rend éligible à la littérature toute la matière du réel, y compris la laideur du monde, sans nulle épure. L'adultère, la bâtardise, l'avarice, les appétits de la sexualité, la mort sont les thèmes triviaux qu'il aborde de front sans fioriture. Rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Dans « Histoire d'une fille de ferme », il relate le viol sans tapage dont Rose est victime de la part du fermier Vallin ;dans« Miss Harriet », il fait le portrait d'une femme dont le goût très prononcé et quasi mystique pour la nature n'est pas étranger à l'abstinence sexuelle qui l'a privée, toute son existence, d'émois sensuels. On pourrait multiplier les exemples de crudité. La scène du massacre de la chienne en gésine par le prêtre du « Saut du berger » soulève littéralement le cœur. Toute la philosophie pessimiste de Maupassant l'incline à ces choix sans concession.

À cette démocratisation délibérée du sujet littéraire et à cette volonté de peindre les couches populaires de la société s'ajoutent des qualités d'écriture proprement réalistes. Maupassant prend soin de disséminer dans ces récits des détails qui servent à créer ce que l'on appelle des « effets de réel », c'est-à-dire des illusions de vérité qui donnent à voir, à entendre et à sentir la réalité évoquée. Il recourt également beaucoup au discours descriptif pour incarner les paysages et les personnages. Son œil s'attarde tout particulièrement sur les objets, qui, au même titre que les animaux, occupent une place très importante dans l'œuvre du conteur. C'est bien entendu le cas dans des nouvelles très connues, comme « La Ficelle », « Le Fût » ou « La Chevelure », mais c'est également vrai à l'échelle de notre corpus. Le registre satirique, sensible à des degrés divers dans les nouvelles et contes, participe également de l'esthétique réaliste. La restitution authentique de la parole des paysans, de leur parlure, enfin, est l'une des caractéristiques du réalisme de Maupassant. Nombre des traits patois colorent les propos des fermiers et des commerçants du pays cauchois : jurons, déformations lexicales, termes dialectaux abondent dans le discours rapporté de ces figures truculentes. C'est même cette oralité prégnante qui confère aux récits de l'auteur leur profonde originalité. Annonçant le travail sur le langage qu'accomplira Proust dans la Recherche, notamment à travers la figure de la domestique Françoise, Maupassant donne à entendre la parole des paysans cauchois. Le conte, par son enchâssement de récits, est précisément le genre narratif le plus propice à ce vérisme linguistique. Que ce soit à travers « Toine », « Histoire vraie », ou « Le Saut du berger », Maupassant réussit cette gageure de réhabiliter l'expression orale dans la littérature. Comme l'écrit en effet Louis Forestier, « les contes traduisent le plaisir de dire. Ils manifestent l'amour d'une parole par laquelle se transmet au public la vision qu'un narrateur a du monde3 ». Loin d'être moins réalistes que les nouvelles, ils associent une rigueur de composition à une veine orale qui décuple le sentiment de vraisemblance et d'efficacité réaliste.

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L'Angélus, par Jean-François Millet (1858), Paris, musée d'Orsay.

Célèbre pour ses peintures rurales, l'artiste saisit avec réalisme et poésie une scène de la vie quotidienne des campagnes : en plein champ, deux paysans cessent le travail pour prier tandis que l'angélus sonne au clocher lointain.