Kondjima
– Quatre-vingt-treize chèvres ! Il est entré à l’intérieur du kraal et il a tué mes quatre-vingt-treize chèvres. C’est toute ma vie qu’il a dévorée comme ça.
La voix de mon père tremblait lorsqu’il lâcha ces derniers mots. Ombongora autour du cou, coiffe de toile ondumbu sur le crâne, il pinça les lèvres. Personne ne l’a jamais beaucoup estimé, mais cette fois l’assemblée resta silencieuse pendant plusieurs secondes, compatissante face à l’ampleur du drame qu’il venait de raconter.
– J’ai cru qu’il allait se mettre à pleurer, me chuchota Ryatwa.
Je hochai la tête, un œil vers l’écran de mon téléphone portable.
C’est Kanyaze qui prit ensuite la parole, la voix haute et posée :
– À moi, il a pris la plus belle de mes vaches, annonça-t-il. Une vache qui me venait de mon oncle, le frère de ma mère, qui lui-même l’avait héritée de son oncle par le matriclan. Déjà son veau a été tué par un léopard il y a deux ans, et maintenant c’est elle ! Il a traîné son corps en dehors du kraal, sur des dizaines de mètres.
Lorsque Kanyaze parlait, les gens l’écoutaient sans jamais l’interrompre, il était respecté, lui. Il conclut sa tirade dans son afrikaans presque parfait :
– Meneer, dites-le bien au ministre : ce lion-là, c’est un tueur de bétail. Vee moordenaar.
Et tout le monde approuva ses propos d’un long :
– Iiii…
– Il a tué mon âne, enchaîna Tjiputu, venu d’Okandjambo et emballé dans le long manteau beige que je lui avais toujours connu. Un âne à six cents dollars2 !
– Six cents dollars ? Il exagère, glissa Ryatwa à mon oreille. Son âne, il était déjà à moitié mort.
Lunettes noires sous son chapeau troué, un éleveur herero se mit debout.
– Moi, il n’a pas réussi à entrer dans mon kraal. J’avais mon pick-up : j’ai allumé les phares et fait tourner le moteur toute la nuit, ça l’a fait fuir. Mais il va revenir, j’en suis sûr. Avec sa tête, il tapait, il tapait, il tapait contre les clôtures pour effrayer les bêtes (le poing frappant la paume, il mimait l’attaque pour bien se faire comprendre). Je n’ai jamais vu ça.
– Iiii… firent encore les autres.
Mal assis sur son pliant de camping, le monsieur du ministère de l’Environnement et du Tourisme opinait pour montrer qu’il s’intéressait à nos histoires, prenait des notes dans son carnet. Il y avait au moins trente personnes réunies là, et pas seulement des membres de la conservancy3. On était venu d’un peu partout pour faire passer le même message à cet homme en chemise blanche, de Kaoko Otavi, d’Otjinanwa, d’Orupembe et même de Sesfontein. Les hommes à droite, chacun son siège, glacière, bidon de plastique, grosse pierre. Les femmes à gauche, massées sous un arbre du berger, la plupart en tenue traditionnelle himba, des tissus sous les cuisses pour ne pas salir leurs peaux ocrées ; d’autres en robes bariolées des hereros de la ville, coiffe à deux pointes imitant des cornes bovines. Vaches et chèvres erraient sans gêne autour de la petite foule, parfois un veau venait s’allonger auprès des femmes pour profiter du précieux bout d’ombre. Moi, j’écoutais la réunion de loin, appuyé sur mon bâton en plein soleil, en un point stratégique où mon cellulaire captait un peu de réseau. Ryatwa était debout à côté de moi, venu d’Opuwo pour entendre ce qui se disait. Maillot de football, bonnet en laine, son portable dans un bel étui à sa ceinture, il commentait chaque intervention à voix basse, fidèle à lui-même.
Le lendemain de l’attaque, une fois le jour levé sur notre enclos devenu charnier, la terre jonchée des corps de nos bêtes, nous avions rebroussé chemin et regagné le village, mon père et moi. Avec pour seuls rescapés notre âne, qui par chance avait passé la nuit loin du campement, et nos huit chevreaux d’à peine une semaine, épargnés par miracle dans leur enclos grillagé. Mais sans mère pour les allaiter, c’est comme si le lion les avait condamnés à mourir, eux aussi. Mon père était resté longtemps muet, le visage fermé, puis il avait rompu le silence, en disant :
– Je te l’avais dit, Kondjima. Il fallait la consolider, cette clôture.
Évidemment, pour lui tout était de ma faute.
Mais moi, je voyais les choses différemment.
Depuis le tronc couché sur lequel il était assis, au milieu des autres hommes, il me surveillait, de peur que je prenne la parole dans cette réunion officielle. Pourtant j’en aurais eu des choses à dire. J’aurais pu raconter que pendant que mouraient nos chèvres, le pasteur qu’il était se terrait au fond de sa tente comme un suricate dans son terrier. Qu’avec plus de courage, à nous deux, nous aurions sûrement pu faire fuir le fauve comme l’avait fait cet éleveur herero avec les phares de son 4x4. J’aurais pu dire que c’était lui qui avait pris la décision de quitter le village pour aller chercher de l’herbe dans la montagne et faire courir un tel danger au troupeau. J’aurais pu dire, aussi, que si lui et son clan n’avaient pas été si pauvres, nous aurions possédé des vaches et pas seulement des chèvres. Et qu’alors le lion se serait contenté d’une ou deux têtes, comme il l’avait fait chez Kanyaze.
Non, définitivement, il valait mieux pour mon père que je reste silencieux.
Parce qu’à mes yeux, ce drame, il en était le seul responsable.
Quand toutes les victimes eurent achevé leur témoignage, le représentant du ministère releva le stylo de son carnet et demanda :
– Ce lion dont vous parlez, quelqu’un l’a vu de près ? Vous pouvez me dire à quoi il ressemble ?
– Dit is’n leeumannetjie, affirma aussitôt Kanyaze. Oui, un mâle. Avec une grosse crinière.
– C’est ça. Une crinière noire, précisa Tjiputu.
– C’est tout ce que vous avez vu de lui ? Une crinière noire ?
Un brouhaha s’éleva, les hommes commentant entre eux les questions du citadin, les femmes secouant la tête de dépit. Je les regardai faire, hésitai à ouvrir la bouche.
– Qu’est-ce que vous croyez ? riposta l’éleveur au chapeau. Que j’allais m’approcher pour lui nettoyer les griffes ? On vous parle d’un lion, meneer, pas d’un chacal ! Vous vous êtes déjà retrouvé en face d’un lion, vous ?
L’homme s’abstint de toute réponse, et les apartés reprirent dans l’assistance en une rumeur confuse. On s’offusquait, on se renvoyait la balle, Et toi, tu as vu quelque chose ? Jusqu’à ce que :
– Il a une cicatrice !
Les mots avaient jailli d’entre mes lèvres sans que je puisse les retenir, ils firent sursauter Ryatwa. À présent tous les regards étaient tournés vers moi, sourcils froncés, moues intriguées sous les ondumbu et les erembe. Je jetai un œil à mon père qui surveillait mes paroles. Pour finalement m’avancer vers la petite foule, désigner le côté de mon tee-shirt ouvert en grand sous mes aisselles, au-dessus du pagne. Et répéter :
– Là, sur le flanc gauche, il a une longue cicatrice, toute droite. Je l’ai très bien vue, moi.
Il y eut un moment de flottement pendant lequel je ne sus pas si on me prenait pour un menteur, pour un inconscient, ou au contraire pour un brave comme il y en avait de moins en moins chez nous autres Himbas. On entendit à peine la voix de l’homme en chemise blanche qui murmurait pour lui-même :
– Charles…
Quand l’attention se détourna de moi et qu’à nouveau chacun se pendit à ses lèvres, il se tortillait de gêne sur son pliant.
– Ce lion, c’est celui qu’on appelle Charles, répéta-t-il enfin, à voix haute cette fois.
Soulagé de ne plus être au centre des regards, je me penchai vers Ryatwa :
– Mais pourquoi ces gens-là donnent-ils des noms à des lions ? Ce ne sont pas leurs enfants que je sache !
Ce qui fit rire mon ami, bien d’accord avec moi. J’avisai à nouveau mon téléphone, au cas où serait arrivé ce message que j’attendais comme un signe des ancêtres. Mais l’écran restait noir.
– C’est un mâle de huit ans, reprit l’homme à la chemise. Quand il était plus jeune, un oryx lui a planté sa corne dans le flanc : cette cicatrice, c’est son signe distinctif. Nous savions qu’il s’était fait exclure de son groupe, qu’il était solitaire. Mais nous avions perdu sa trace depuis plusieurs mois. Avec la sécheresse, il y a beaucoup moins de gibier, c’est pour cette raison que les lions se rapprochent des troupeaux. (Il se massa les joues, hésitant face à l’impatience qu’il sentait monter autour de lui.) Ce que l’on pourrait envisager, c’est… une translocation. Sur la côte des Squelettes, il y a deux lionnes qui se sont établies près d’une colonie d’otaries, sans mâle dominant. On pourrait l’emmener là-bas, pour l’éloigner des…
– Nee ! le coupa Tjiputu. Vous pouvez l’emmener n’importe où, vous savez très bien qu’il reviendra en moins d’une semaine. Vos histoires de translocation, ça ne marche pas ! Ça va finir très mal, comme à Tomakas. Ce lion, il faut l’abattre, c’est tout.
– Iiii…
Je vis le citadin se raidir, comme si Tjiputu venait de dire quelque chose d’interdit. Nous savions tous ce qui s’était passé à Tomakas. Là-bas, des attaques de lions sortis de l’Hoanib, les éleveurs hereros et damaras en avaient connu plus que nulle part ailleurs. Alors, fatigués de voir leur bétail ainsi décimé, ils avaient réglé le problème eux-mêmes, à coups de poison enduit sur les charognes de leurs bêtes, que les félins allaient inévitablement revenir manger pendant plusieurs jours. Trois lions étaient morts empoisonnés, là-bas, en quelques mois seulement.
– Ce ne serait pas bon pour la Namibie si ça recommençait, commenta Ryatwa en haussant les sourcils. Très mauvaise publicité…
L’homme gratta son carnet de la pointe de son stylo, comme pour gagner du temps.
– Vous savez qu’en ce moment, abattre un lion, c’est vraiment devenu…
Mais l’assemblée perdait patience. Les éleveurs s’énervaient sur leurs sièges de fortune, les femmes s’agitaient dans les parures et les robes victoriennes. Les critiques fusaient jusqu’aux oreilles du visiteur, le gouvernement en prenait pour son grade :
– De toute façon, à Windhoek, ils ont toujours pris les Himbas pour des babouins.
– Pour eux, un seul lion, ça vaut plus que toutes nos vaches.
Un homme se leva, furieux, tendit un doigt menaçant vers la chemise immaculée.
– Et quand la sécheresse aura fait mourir notre bétail, aussi, quand les lions s’attaqueront à nos femmes et à nos enfants parce qu’ils n’auront plus rien d’autre à manger, vous ferez quoi ? C’est cela que vous attendez pour réagir, que ce monstre s’attaque à l’homme ? Vous savez très bien que c’est déjà arrivé.
Depuis mon coin de soleil, je devinais la transpiration en train de couler sur le visage du citadin. Il cherchait comment se sortir de ce guêpier dans lequel l’avaient sûrement envoyé ses chefs. Mais aucune de ses solutions, inventées dans la capitale, n’aurait pu calmer la rogne des pasteurs, que je partageais très largement.
Je faillis sursauter lorsque mon cellulaire se mit à vibrer dans ma main gauche. Mon cœur fit un bond, soudain j’oubliai tous ces éleveurs et m’éloignai de quelques mètres, pour trouver un bout d’ombre où j’arriverais à lire ce qu’affichait mon écran. Quand je revins auprès de Ryatwa, la réunion se terminait.
– C’est d’avoir perdu toutes tes chèvres qui te fait sourire aussi bêtement ?
– Heu, non… bredouillai-je. Non, c’est…
Il haussa les sourcils, amusé.
– Tu mens très mal, mon ami. C’est qui ta princesse ?
– Mais c’est personne, enfin… je…
Je ne voulais pas que Ryatwa sache, cette histoire devait rester secrète. Mais je savais qu’il n’allait pas me lâcher.
– Allez, Kondjima, on se connaît depuis longtemps toi et moi.
– …
– Kambura mwami. Je saurai garder ça pour moi. Parole de Himba.
– Toi, un Himba ? me moquais-je.
J’hésitai, regardai à droite, à gauche, m’assurai que personne ne nous épiait. Puis je montrai à mon ami l’écran de mon téléphone.
– Karieterwa ?! La fille de Kanya…
– Chuut… le coupai-je. Personne ne doit savoir, tu comprends.
– Ça oui, je comprends très bien, fit-il. Karieterwa… Wow !
Et il sembla me considérer d’un autre œil, impressionné par la nouvelle, comme si d’un coup je venais de m’enrichir de cinquante vaches. Je m’empressai de changer de sujet.
– Il a dit quoi, finalement, le monsieur du ministère ?
Ryatwa se gratta le crâne à travers son gros bonnet. Plus loin, les villageois se levaient de leur siège et regagnaient les cases avec une sorte de colère muette, figée sur leurs visages. Le bétail se dispersait au ralenti.
– À ton avis ? Il a dit qu’il allait voir ce qu’il était possible de faire.
Je soupirai.
– Ce qu’il est possible de faire… Ce n’est pas compliqué, il faut tuer ce lion, c’est tout.
– Pour toi, ce n’est pas compliqué, Kondjima. Pour eux, c’est autre chose… Avant c’était plus facile, mais là, s’ils décident de le faire abattre, ce ne sera pas bon pour l’image du pays. Pour le tourisme, pour l’économie, pour la politique, tu ne te rends pas compte. Un lion, ce n’est pas un phacochère, mon ami. Pour les Blancs, c’est le roi des animaux, tu vois, il ne faut pas y toucher. Et en Afrique, il y en a de moins en moins.
J’ajustai le fourreau de tissu qui emballait ma tresse.
– En Afrique, je ne sais pas, mais moi je trouve que dans le Kaokoland, des lions, il y en a beaucoup trop. Pena ovina ovingi.
– Tu penses ce que tu veux, se moqua Ryatwa en découvrant ses dents blanches. Mais le reste du monde, ça ne l’intéresse pas ce que pensent les Himbas.
Je soupirai.
Parfois j’enviais Ryatwa. Je n’aurais pas voulu vivre comme lui, depuis qu’il avait gagné la ville et troqué les habits traditionnels contre des jeans et des casquettes américaines, il semblait avoir oublié ce que c’était que d’être un Himba, comment traire une vache, comment mener un troupeau. Mais il savait tellement d’autres choses. Il me parlait d’endroits dont je ne connaissais même pas l’existence, il avait un avis sur tout. À une époque, il avait été employé dans un cyber à Opuwo, s’y connaissait comme personne en informatique. À présent, il travaillait pour un chasseur professionnel, il s’occupait des peaux du gibier. Voilà pourquoi il en savait tant sur le sujet.
Il ouvrit l’étui à sa ceinture, en sortit son cellulaire, commença à fouiller dedans.
– Tiens, regarde. Je suis tombé là-dessus ce matin, avec mon collègue du camp de chasse. C’est un Américain.
Son téléphone avait un écran plus grand que le mien, à peine rayé. Il me montra la photo d’un oryx mort et d’un chasseur blanc qui posait à côté, avec sa grosse carabine.
– Et alors ? lui dis-je, sans bien comprendre où il voulait en venir.
– Attends, tu vas voir.
D’un coup de pouce, il découvrit les commentaires qui, par dizaines, s’étalaient en dessous.
– Le chasseur se fait insulter, m’expliqua-t-il, sachant que je ne maîtrisais pas bien l’anglais.
Je le dévisageai, incrédule.
– Pourquoi ? Pour avoir chassé un oryx ?!
– Oui, oui, juste pour ça, je te jure. Là, par exemple, tu sais ce que ça veut dire ?
– Vas-y.
– Ce fils… de pute… mérite de crever.
2 Six cents dollars namibiens, soit environ 40 euros.
3 Les conservancies, ou conservatoires communautaires, sont des territoires où la gestion des écosystèmes est confiée aux communautés locales, à la différence des parcs nationaux, gérés par l’État, et des réserves privées. Elles couvrent 20 % de la surface de la Namibie.