L'art de la comédie
Des procédés comiques efficaces
Le Malade imaginaire est la dernière pièce de Molière, alors au sommet de son art. Pour la créer, il recourt à des procédés comiques qui ont déjà fait leurs preuves dans ses spectacles précédents. Les extraits suivants en offrent un aperçu.
1. Le monologue comique, dans L'Avare (1668)
Le protagoniste de L'Avare, Harpagon, tient plus que tout à la « cassette » qui contient tout son or. Celle-ci vient de disparaître…
Acte IV, scène 7
HARPAGON, il crie au voleur dès le jardin, et vient sans chapeau. – Au voleur ! au voleur ! à l'assassin ! au meurtrier ! Justice, juste Ciel ! je suis perdu, je suis assassiné, on m'a coupé la gorge, on m'a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu'est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N'est-il point là ? N'est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête. Rends-moi mon argent, coquin… (Il se prend lui-même par le bras.) Ah ! c'est moi. Mon esprit est troublé, et j'ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas ! mon pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami ! on m'a privé de toi ; et puisque tu m'es enlevé, j'ai perdu mon support, ma consolation, ma joie ; tout est fini pour moi, et je n'ai plus que faire au monde : sans toi, il m'est impossible de vivre. C'en est fait, je n'en puis plus ; je me meurs, je suis mort, je suis enterré. N'y a-t-il personne qui veuille me ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m'apprenant qui l'a pris ? Euh ? que dites-vous ? Ce n'est personne. Il faut, qui que ce soit qui ait fait le coup, qu'avec beaucoup de soin on ait épié l'heure ; et l'on a choisi justement le temps que1 je parlais à mon traître de fils. Sortons. Je veux aller quérir la justice, et faire donner la question à2 toute la maison : à servantes, à valets, à fils, à fille, et à moi aussi. Que de gens assemblés ! Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons, et tout me semble mon voleur. Eh ! de quoi est-ce qu'on parle là ? De celui qui m'a dérobé ? Quel bruit fait-on là-haut ? Est-ce mon voleur qui y est ? De grâce, si l'on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l'on m'en dise. N'est-il point caché là parmi vous ? Ils me regardent tous, et se mettent à rire Vous verrez qu'ils ont part sans doute au vol que l'on m'a fait. Allons vite, des commissaires3, des archers4, des prévôts5, des juges, des gênes, des potences et des bourreaux6. Je veux pendre tout le monde ; et si je ne retrouve pas mon argent, je me pendrai moi-même après.
Molière, L'Avare, éd. Christian Keime,
GF-Flammarion, coll. « Étonnants Classiques », 2008.
1. Quelles émotions exprime Harpagon dans cette scène ? À quoi sont-elles dues ?
2. Harpagon est seul en scène : à qui s'adresse-t-il ? Quel jeu avec le public se met en place à la fin de la scène ?
3. Pourquoi peut-on rapprocher le personnage d'Harpagon de celui d'Argan dans Le Malade imaginaire ?
2. Une dispute entre un maître et son valet,
dans Les Fourberies de Scapin (1671)
Le fils d'Argante s'est marié sans l'autorisation de son père, ce qui provoque la fureur de ce dernier. Mais Scapin, en valet rusé, a promis son aide au fils d'Argante : pour apaiser la colère du père, il lui fait croire que son fils a été menacé de mort par les frères de la jeune fille s'il ne l'épousait pas ; il a donc été contraint d'accepter le mariage. Mais Argante n'a pas la réaction escomptée : il veut porter l'affaire en justice, et faire rompre le mariage.
Acte premier, scène 4
[…]
SCAPIN. – Rompre ce mariage !
ARGANTE. – Oui.
SCAPIN. – Vous ne le romprez point.
ARGANTE. – Je ne le romprai point ?
SCAPIN. – Non.
ARGANTE. – Quoi ? je n'aurai pas pour moi les droits de père, et la raison7 de la violence qu'on a faite à mon fils ?
SCAPIN. – C'est une chose dont il ne demeurera pas8 d'accord.
ARGANTE. – Il n'en demeurera pas d'accord ?
SCAPIN. – Non.
ARGANTE. – Mon fils ?
SCAPIN. – Votre fils. Voulez-vous qu'il confesse qu'il ait été capable de crainte, et que ce soit par force qu'on lui ait fait faire les choses ? Il n'a garde d'aller avouer cela. Ce serait se faire tort, et se montrer indigne d'un père comme vous.
ARGANTE. – Je me moque de cela.
SCAPIN. – Il faut, pour son honneur, et pour le vôtre, qu'il dise dans le monde que c'est de bon gré9 qu'il l'a épousée.
ARGANTE. – Et je veux, moi, pour mon honneur et pour le sien, qu'il dise le contraire.
SCAPIN. – Non, je suis sûr qu'il ne le fera pas.
ARGANTE. – Je l'y forcerai bien.
SCAPIN. – Il ne le fera pas, vous dis-je.
ARGANTE. – Il le fera, ou je le déshériterai.
SCAPIN. – Vous ?
ARGANTE. – Moi.
SCAPIN. – Bon.
ARGANTE. – Comment, bon !
SCAPIN. – Vous ne le déshériterez point.
ARGANTE. – Je ne le déshériterai point ?
SCAPIN. – Non.
ARGANTE. – Non ?
SCAPIN. – Non.
ARGANTE. – Hoy ! voici qui est plaisant : je ne déshériterai pas mon fils.
SCAPIN. – Non, vous dis-je.
ARGANTE. – Qui m'en empêchera ?
SCAPIN. – Vous-même.
ARGANTE. – Moi ?
SCAPIN. – Oui. Vous n'aurez pas ce cœur10-là.
ARGANTE. – Je l'aurai.
SCAPIN. – Vous vous moquez.
ARGANTE. – Je ne me moque point.
SCAPIN. – La tendresse paternelle fera son office11.
ARGANTE. – Elle ne fera rien.
SCAPIN. – Oui, oui.
ARGANTE. – Je vous dis que cela sera.
SCAPIN. – Bagatelles.
ARGANTE. – Il ne faut point dire bagatelles.
SCAPIN. – Mon Dieu ! je vous connais, vous êtes bon naturellement.
ARGANTE. – Je ne suis point bon, et je suis méchant quand je veux. Finissons ce discours qui m'échauffe la bile. […]
Molière, Les Fourberies de Scapin, éd. Claire Joubaire,
GF-Flammarion, coll. « Étonnants Classiques », 2009.
1. L'attitude de Scapin face à Argante est-elle celle que l'on attend d'un valet face à son maître ? Justifiez votre réponse.
2. Que peut-on dire du rythme de ce dialogue ? Selon vous, pourquoi Molière a-t-il fait ce choix ?
3. De quel passage du Malade imaginaire peut-on rapprocher cette scène ? Pourquoi ?
3. Une figure de piètre séducteur,
dans Le Bourgeois gentilhomme (1670)
Monsieur Jourdain est un bourgeois qui, bien qu'il soit marié, espère parvenir à séduire Dorimène, une jeune aristocrate. Dorante lui a promis de l'aider et de lui enseigner les bonnes manières. En réalité, il se moque du bourgeois et de sa prétention à jouer au gentilhomme. Dans la scène suivante, Monsieur Jourdain reçoit Dorimante et essaie, bien maladroitement, de reproduire les bonnes manières de l'aristocratie, sous le regard amusé de Dorante.
Acte III, scène 16
MONSIEUR JOURDAIN, après avoir fait deux révérences, se trouvant trop près de Dorimène. – Un peu plus loin, Madame.
DORIMÈNE. – Comment ?
MONSIEUR JOURDAIN. – Un pas, s'il vous plaît.
DORIMÈNE. – Quoi donc ?
MONSIEUR JOURDAIN. – Reculez un peu, pour la troisième.
DORANTE. – Madame, Monsieur Jourdain sait son monde12.
MONSIEUR JOURDAIN. – Madame, ce m'est une gloire bien grande de me voir assez fortuné pour être si heureux que d'avoir le bonheur que vous ayez eu la bonté de m'accorder la grâce de me faire l'honneur de m'honorer de la faveur de votre présence ; et si j'avais aussi le mérite pour mériter un mérite comme le vôtre, et que le Ciel… envieux de mon bien… m'eût accordé… l'avantage de me voir digne… des…
DORANTE. – Monsieur Jourdain, en voilà assez : Madame n'aime pas les grands compliments, et elle sait que vous êtes homme d'esprit. (Bas, à Dorimène.) C'est un bon bourgeois assez ridicule, comme vous voyez, dans toutes ses manières.
DORIMÈNE. – Il n'est pas malaisé de s'en apercevoir.
[…]
Molière, Le Bourgeois gentilhomme, éd. Claire Joubaire,
GF-Flammarion, coll. « Étonnants Classiques », 2001.
1. Comment Monsieur Jourdain compte-t-il impressionner Dorimène ? L'effet est-il atteint ?
2. Pourquoi son compliment est-il maladroit ?
3. Quels points communs et quelles différences pouvez-vous relever entre cette scène de séduction et celle du Malade imaginaire (première rencontre entre Angélique et Thomas Diafoirus, acte II, scène 5) ?
4. Le personnage de faux médecin,
dans Le Médecin volant (1659)
Dans cette pièce en un acte, Lucile aime Valère qui l'aime en retour. Mais Gorgibus, le père de la jeune femme, veut la marier à un autre. Sur les conseils de sa cousine Sabine, Lucile feint d'être malade pour recevoir la visite d'un docteur compatissant qui lui conseillera de s'installer au grand air, où son amant pourra la rejoindre. Sabine engage alors Sganarelle, valet de Valère, pour jouer un faux médecin…
Scène 4
SABINE. – Je vous trouve à propos13, mon oncle, pour vous apprendre une bonne nouvelle. Je vous amène le plus habile médecin du monde, un homme qui vient des pays étrangers, qui sait les plus beaux secrets, et qui sans doute guérira ma cousine. On me l'a indiqué14 par bonheur, et je vous l'amène. Il est si savant que je voudrais de bon cœur être malade, afin qu'il me guérît.
GORGIBUS. – Où est-il donc ?
SABINE. – Le voilà qui me suit ; tenez, le voilà.
GORGIBUS. – Très humble serviteur à Monsieur le médecin ! Je vous envoie quérir15 pour voir ma fille, qui est malade ; je mets toute mon espérance en vous.
SGANARELLE. – Hippocrate dit, et Galien16 par vives raisons17 persuade qu'une personne ne se porte pas bien quand elle est malade. Vous avez raison de mettre votre espérance en moi ; car je suis le plus grand, le plus habile, le plus docte18 médecin qui soit dans la faculté végétale, sensitive et minérale19.
GORGIBUS. – J'en suis fort ravi.
SGANARELLE. – Ne vous imaginez pas que je sois un médecin ordinaire, un médecin du commun. Tous les autres médecins ne sont, à mon égard, que des avortons de médecine20. J'ai des talents particuliers, j'ai des secrets. Salamalec, salamalec21. « Rodrigue, as-tu du cœur22 ? » Signor, si ; segnor, non. Per omnia sæcula sæculorum23. Mais encore voyons un peu.
SABINE. – Hé ! Ce n'est pas lui qui est malade, c'est sa fille.
SGANARELLE. – Il n'importe : le sang du père et de la fille ne sont qu'une même chose ; et par l'altération24 de celui du père, je puis connaître la maladie de la fille. Monsieur Gorgibus, y aurait-il moyen de voir de l'urine de l'égrotante25 ?
GORGIBUS. – Oui-da26 ; Sabine, vite allez quérir de l'urine de ma fille. Monsieur le médecin, j'ai grand'peur qu'elle ne meure.
SGANARELLE. – Ah ! qu'elle s'en garde bien ! Il ne faut pas qu'elle s'amuse à se laisser mourir sans l'ordonnance du médecin. Voilà de l'urine qui marque grande chaleur, grande inflammation dans les intestins : elle n'est pas tant mauvaise pourtant.
GORGIBUS. – Hé quoi ? Monsieur, vous l'avalez ?
SGANARELLE. – Ne vous étonnez pas de cela ; les médecins, d'ordinaire, se contentent de la regarder ; mais moi, qui suis un médecin hors du commun, je l'avale, parce qu'avec le goût je discerne bien mieux la cause et les suites de la maladie27. […]
Molière, Le Médecin volant, La Jalousie du Barbouillé,
éd. Dominique Lanni, GF-Flammarion,
coll. « Étonnants Classiques », 2006.
1. Comment Sganarelle fait-il croire à Gorgibus qu'il est médecin ?
2. Quel vocabulaire emploie-t-il ? Quelle langue fait-il semblant de parler ? Pourquoi ?
3. Cette scène trouve-t-elle un écho dans Le Malade imaginaire ? Après avoir lu cet extrait, quels liens pouvez-vous établir entre les deux pièces ?
Les types de comiques à l'œuvre
dans Le Malade Imaginaire
On distingue traditionnellement quatre types de procédés comiques :
LE COMIQUE DE GESTE : l'effet comique provient de la gestuelle des personnages – coups de bâton, gifles, mimiques, etc.
LE COMIQUE DE SITUATION : le rire naît d'une situation inattendue, que comprend le spectateur mais que ne perçoivent pas tous les personnages.
LE COMIQUE DE MOTS : l'effet comique vient de la consonance d'un mot, de la façon dont il est prononcé, de sa répétition, etc.
LE COMIQUE DE CARACTÈRE : c'est la personnalité du personnage qui fait rire le spectateur.
Dans Le Malade imaginaire, à quel type de comique peut-on rattacher les éléments suivants ?