chapitre 4
Les frontières de l’extase
On entend beaucoup dire que pour lutter contre les migrants clandestins et les trafics, il faudrait fermer les frontières. En réalité, c’est complètement inutile de les rétablir telles quelles étaient avant l’Union européenne. Cela ne servirait strictement à rien, les gens mal intentionnés continueront à faire passer ce qu’ils veulent malgré la présence des douaniers, de la police de l’air, qui resteront corruptibles.
Je pourrais parler de ceux qui, pour les uns, m’ont laissé sortir de France avec des centaines de millions d’anciens francs contre des broutilles et, pour d’autres, m’ont permis de faire entrer des centaines de kilos d’héroïne, de cocaïne, de cannabis et d’ecstasy. Le prix de cette indulgence ? Chez les Français comme chez les Belges, qui étaient de mèche avec eux, c’était la fête à chaque fois que je venais avec une cargaison de putes ramenées de Hollande. Et pas les plus belles ! Des putes toxicos que je recrutais dans les bas quartiers de Rotterdam, quand ce n’était pas des travestis que je recrutais à Anvers…
Il me faudrait évoquer aussi certains flics de l’OCRTIS 4 qui me facilitaient l’entrée en France avec de grosses quantités de drogue, en prévenant les douaniers qu’il ne fallait pas faire obstruction à leur enquête en m’arrêtant sur la route. Ma voiture, sous surveillance, était suivie depuis la Hollande jusqu’à Paris. Sa cargaison ? Des dizaines de milliers d’ecstas qu’on partageait une fois arrivés à Paris.
Les frontières de l’Europe étaient très poreuses à l’époque où je les traversais. Tout le monde savait où se trouvaient les points faibles et les passages à éviter. Il n’y avait rien de plus facile que de les contourner. Mais bon, il y avait toujours un risque, c’est pourquoi corrompre était quand même plus pratique, bien que dangereux quand même… Un flic peut vous arrêter alors que vous êtes en affaires avec lui… Et je sais de quoi je parle, cela m’est arrivé en Espagne.
Chaque fois que je passais les douanes, je tremblais de voir un douanier changer soudainement d’attitude. C’était mon obsession. Pendant qu’ils s’amusaient dans leurs bureaux avec les prostituées, je les observais fébrilement afin de me sauver au cas où l’un d’eux sortirait brusquement des passages cloutés.
Dans toute ma carrière, j’ai dû faire des centaines de voyages chargé et autant de voyages dans le sens Paris-Amsterdam avec de grosses sommes d’argent. Et jamais on ne m’a attrapé !
Au départ, ce sont des policiers amis qui m’ont présenté comme un garçon sympathique et débrouillard qui méritait un coup de pouce dans son activité d’import-export de vêtements bon marché entre la France, la Hollande et le Portugal. Un douanier me demanda si je pouvais les faire profiter de cette manne. « Vous pourrez nous amener des trucs pas chers, la prochaine fois que vous passerez. Et nous on vous facilitera les formalités administratives. Donnant-donnant ! »
À mon passage suivant, chargé de joggings et de baskets, je m’arrêtai au poste de douanes. Lorsque les douaniers me virent, le plus corrompu de tous, qui s’appelait Lino, vint vers moi :
– Bonjour, monsieur, vous avez pensé à nous ? me dit-il avec un grand sourire, à la fois amical et carnassier.
– Vous savez, moi je n’ai qu’une parole !
– Bien. Vous avez quoi dans votre coffre ?
– Des joggings et des baskets fabriqués au Portugal.
– Intéressant… On peut voir ?
– Bien sûr, je vous en apporte au bureau.
Ils rentrèrent tous à l’intérieur et, chargé de cartons, j’entrai à mon tour.
– Voilà ! Prenez chacun un jogging et une paire de baskets, c’est la maison qui offre ! m’écriai-je avec un grand sourire.
Ils se ruèrent dessus et chacun fit son choix, trouva sa taille et sa couleur.
Ensuite ils me raccompagnèrent à ma voiture avec les cartons restants et me remercièrent.
J’allais partir quand Lino me demanda :
– La prochaine fois vous aurez quoi ?
– Des costumes et des cravates.
– Ah chic ! À bientôt alors.
Je jubilais. L’affaire était dans le sac.
Parfois, je m’arrêtais voir les douaniers avec des putes, des vêtements, des chaussures ou des parfums. De temps en temps les policiers de la PAF, la police de l’air et des frontières, qui eux me faisaient entière confiance, acceptaient une obole en billets de banque pour me faciliter l’entrée administrative en France, qui à l’époque était rigoureusement contrôlée, ou la sortie avec des sacs bourrés de billets.
Il ne se passait pas une semaine sans que je passe prendre le café chez les uns ou chez les autres. Pour discuter le bout de gras après leur avoir offert quelque chose. Chaque fois que je leur apportais de la marchandise, je la déposais dans un grand local et ils venaient se servir gratuitement, avec le sourire. Ensuite ils me remerciaient mille fois de ma gentillesse.
Je leur ai expliqué que j’avais beaucoup de problèmes avec les Belges. Un jour ils m’avaient arrêté avec un poing américain et un poignard dans ma voiture, et dans leur ordinateur ils m’ont classé dans la catégorie « terroriste ». Ce qui fait qu’à chaque passage j’avais le droit à des fouilles très dérangeantes.
« On va vous arranger ça avec les Belges, monsieur. Vous verrez ça se passera bien désormais. »
Apparemment dans le besoin, ils cherchaient un moyen d’augmenter leurs petits salaires sans trop prendre de risques. Peut-être aussi se disaient-ils qu’un jour, après m’avoir mis en confiance, ils fouilleraient ma voiture dans l’espoir de trouver le pactole et profiteraient de la situation en ponctionnant au moins la moitié des quantités de drogue sans que je puisse faire la moindre réclamation. Les policiers ripoux, en principe, ne risquent rien dans ce type de situations.
Vers 1978 je passais ma drogue grâce à mille subterfuges renouvelés à chaque trajet au risque de me faire attraper et prendre dix ans de prison. Mon système était bien rodé et, pour moi, un poste-frontière était une bénédiction car les douanes volantes étaient rares à l’époque. Et une fois qu’on avait passé la frontière, on pouvait filer vers Paris en toute tranquillité.
Au début j’allais jusqu’en Belgique chargé de drogue, dissimulée dans des endroits de ma voiture que j’avais fait aménager par de bons carrossiers turcs de Hollande, et que même les douaniers français accompagnés de chiens n’arrivaient pas à trouver. Arrivé à la frontière, je me garais dans un endroit à l’abri des regards, parce qu’une voiture hollandaise traînant dans le coin était forcément suspecte. À l’aller comme au retour j’étais en danger. Les immatriculations hollandaises étaient très convoitées dans le périmètre douanier franco-belge, soit par les gitans qui habitaient dans la région et qui s’empressaient de les attaquer quand elles passaient près de chez eux, pensant y trouver de la drogue au retour de Hollande, ou de l’argent à l’aller ; soit par les douaniers ou les policiers qui pensaient comme eux ! Heureusement, j’avais une voiture puissante qui me permettait d’échapper à tous ces gens-là quand ils m’attaquaient.
Ensuite j’allais à pied jusqu’au poste-frontière pour voir s’il y avait quelqu’un, souvent à l’heure des repas ou du petit déjeuner, ou s’ils ne dormaient pas sur leurs bureaux – ce qui arrivait souvent. Si tel était le cas je retournais à ma voiture garée à deux minutes, je la démarrais et je fonçais vers la frontière.
J’ai fait des centaines de voyages, je suis toujours passé devant le poste-frontière au nez et à la barbe des douaniers ou des gitans, et jamais on ne m’a attrapé. Par contre, les courses-poursuites avec les gitans ou les douaniers français ou belges, ça j’en ai eu un paquet, dans les deux sens ! Dans les deux cas, j’étais lourdement chargé. Vers la France, je transportais plusieurs kilos de coke ou d’héroïne et parfois des armes que je revendais très cher. Et vers la Belgique, plusieurs millions de francs français.
Il m’est arrivé de tomber sur les douanes volantes. Ni une ni deux ! J’accélérais ! J’avais, je l’ai dit, une voiture très puissante, c’est capital quand on se lance dans la contrebande, pour ne pas se faire prendre. Les douaniers, eux, avaient des vieilles Renault. Moi soit une Ford Mustang GTI, soit une Mercedes 350 SL, qui me permettaient de les semer facilement. Par ailleurs, je connaissais parfaitement la route et je conduisais très bien. Dès que je les voyais, j’accélérais et dès que j’avais mis un peu de distance entre eux et moi, je m’arrêtais et faisais aussi sec un demi-tour sur la route afin de retourner d’où je venais. Surpris, les douaniers abandonnaient la course. S’ils continuaient, j’entrais en Belgique et je me cachais dans une forêt, garé dans des flaques d’eau boueuses ou au milieu d’un troupeau de vaches pour leur échapper en attendant que la situation se calme, car les Français prévenaient les Belges de ma présence sur leur territoire.
Un jour, ma copine, qui m’accompagnait, m’a demandé de lui faire l’amour entre les deux pays. Dans la nature. Apparemment ça l’excitait de faire l’amour à cheval sur la frontière. Il faisait chaud, on avait pris de la coke… je n’étais pas à l’aise mais j’ai fini par me laisser convaincre. Quelques minutes plus tard, nous étions mis en joue par deux douaniers français surgis de nulle part.
– Debout ! me dit l’un d’eux. Que faites-vous ici ?
– Mais l’amour, vous voyez bien !
– Oui, ça c’est visible…, répondit le chef peu choqué par la situation. Mais pourquoi ici, entre la France et la Belgique ?
– Eh bien, monsieur, j’ai une copine assez exigeante en matière de sexe, et si je veux avoir une vraie relation amoureuse avec elle, je suis obligé de me plier à ses caprices et d’en passer par sa volonté.
– Ah, je vois. Bon eh bien terminez votre affaire et bonne nuit, mais que je ne vous y reprenne pas !
Le pire, ça a été le jour où je suis tombé sur une voiture des douanes françaises, bien cachée à l’entrée du territoire français alors que j’allais y pénétrer. J’étais avec ma femme hollandaise, à peu près à 5 mètres de la frontière, sur un petit chemin que j’empruntais souvent pour éviter le poste-frontière, quand les douaniers, surgissant par surprise, se mirent à me tirer dessus à la mitraillette. Surpris, je fis aussitôt une marche arrière rapide, sous les balles qui fort heureusement ne nous avaient pas atteints, puis demi-tour sur place et hop retour en Belgique.
Les Français, n’étant pas autorisés à me suivre en territoire belge à cette époque, en restèrent pour leurs frais. Mais cela ne les empêcha pas de prévenir les Belges qui se mirent à fouiller toute la région sans toutefois réussir à me localiser. Prévoyant les poursuites belges, j’avais auparavant cherché dans le coin une planque pour le cas où…
Dans ma voiture, au milieu d’une forêt, j’ai attendu toute la nuit que le festival des gyrophares cesse. Puis, au petit matin, après avoir bien caché ma marchandise dans un endroit introuvable, j’ai pris ma voiture et suis rentré tranquillement en France, avec des traces de balles partout sur le capot et les portières. Mais la région était infestée de douaniers, de policiers et de gendarmes qui m’arrêtèrent aussitôt.
– Ah c’est sur vous que nous avons tiré hier soir ! s’exclama le plus haut gradé de l’équipe.
– Oui, c’est sur moi et vous avez failli me tuer ! m’exclamai-je à mon tour, l’air indigné.
– Normal ! Que faisiez-vous sur le petit chemin qui mène en France, et la nuit en plus ?
– J’allais en France, tout simplement ! Je n’ai vu nulle part que c’était interdit…
– Pourquoi n’êtes-vous pas passé par les douanes ?
– Parce que ma copine qui aime les émotions fortes m’a demandé de passer par un chemin, quel qu’il soit, et de lui faire l’amour en plein milieu. Pour l’anecdote, ce n’est pas la première fois qu’on fait ça. On a fait tous les chemins de la région ! Ma femme adore. Cette fois j’ai pris celui-là et, arrivé à la frontière française, vous et vos hommes êtes sortis de nulle part et m’avez tiré dessus, sans la moindre sommation.
– C’était un tir de sommation. Vous seriez mort à l’heure qu’il est si nous avions tiré pour tuer. Vous auriez dû vous arrêter.
– M’arrêter, moi ? Jamais, monsieur !
– Et pourquoi, si vous n’aviez rien à déclarer ? C’est bien ça ?…
– En effet, je n’ai strictement rien à déclarer. Maintenant, si j’ai fait marche arrière et me suis sauvé, c’est parce que j’ai pensé que c’étaient des gitans qui m’attaquaient. Ces gens-là sont sans pitié quand ils chopent quelqu’un, vous le savez aussi bien que moi !
– Oui, nous sommes au courant. C’est pour ça que nous nous postons souvent dans ce chemin pour surveiller les mouvements. Bon, écoutez, il y a pas mal de dégâts sur votre voiture, alors ce que je vous propose, c’est de vous la réparer gratuitement à condition que vous ne portiez pas plainte. Ça vous va ?
– Pour être franc, je comptais porter plainte… mais puisque vous me proposez un bon marché, je l’accepte.
– Dans ce cas je vais vous faire un papier qui va vous permettre de donner votre voiture à n’importe quel carrossier aux frais des douanes. Vous êtes d’accord ?
– Bien sûr ! La proposition est honnête et, pour être franc, je ne m’attendais pas à autant de souplesse de la part de votre service.
– Allez, pour fêter ça je vous invite à prendre un verre dans le village d’à côté.
– Super !
Tous ensemble nous nous rendîmes au café du village voisin pour boire quelques bières. Là, tous ces enfoirés de douaniers se mirent à draguer ma femme sans se soucier de savoir si cela me plaisait ou non. Je comprenais pourquoi tant de gentillesse et pourquoi cette invitation. Ils voulaient la draguer ! Peu jaloux et très pragmatique je laissais faire…
– Dites donc, elle est très jolie votre femme, me dit le chef. D’où vient-elle ?
– Elle est néerlandaise, mais elle vient du Suriname, l’ancienne Guyane hollandaise.
– Je vois… Elle a des sœurs ou des copines qui lui ressemblent ?
– Elle a six sœurs, de toute beauté !
– Vraiment ! Alors on pourrait peut-être organiser une petite orgie avec elles un de ces quatre matins ?
– Ce n’est pas impossible. En fait, elles ne demandent que ça. Faire l’amour avec un uniforme elles en ont rêvé toute leur vie. Surtout un uniforme français ! C’est la cerise sur le gâteau.
– Donc c’est jouable ?
– Oui ! Par contre, attendez-vous à ce qu’elles veuillent prendre des photos pour les montrer à leurs copines en Hollande pour frimer. Mais si vous les rendez heureuses, elles feront de la pub pour l’uniforme français et bientôt votre seul boulot sera de vous occuper des petites Hollandaises qui viendront vous rendre visite à la frontière.
– Vous êtes sérieux là ?
– Non j’extrapole un peu, mais connaissant les Hollandaises et leurs fantasmes, je ne suis sûrement pas loin de la vérité… Alors pour les photos, ça ne vous dérange pas ?
– Pas du tout ! Tant qu’elles ne restent pas en France… Bon alors, c’est pour quand notre petite orgie ?
– Je vais organiser ça avec les filles et dès que tout sera arrangé, je vous appelle au bureau pour vous le faire savoir, c’est bon ? lâchai-je en jetant un regard circulaire.
– Excellent ! s’écria le chef de groupe les yeux brillants. Je vais d’ores et déjà vous donner notre emploi du temps de la semaine afin que vous puissiez organiser ça correctement. Ce serait malheureux si vous veniez un jour où l’autre équipe est là…
– Malheureux pour vous ! Les filles trouveraient bien le moyen de s’occuper utilement et agréablement avec vos collègues… Rien ne ressemble plus à un uniforme qu’un autre uniforme, n’est-ce pas ?
– Ça dépend de ce qu’il contient, cet uniforme ! Et nous, sans vouloir la ramener, on est connus dans la région pour être les meilleurs coqs sportifs. Avec nous vos petites poules seraient servies et copieusement !
– Ça c’est vrai, reprit le lieutenant qui était sous ses ordres. Elles ne seraient pas déçues vos petites Néerlandaises, je m’en porte garant.
– Je vous crois chef, lui fis-je, étonné de voir que les hommes, uniformes ou pas, restaient toujours fiers de leur virilité, où que ce fût.
Je suis revenu un jour avec ma cargaison de prostituées et deux transsexuels, que j’ai fait passer pour des sœurs, à une heure qui convenait aux douaniers. Et aussi avec ma cargaison de drogue – l’un n’allant pas sans l’autre – bien dissimulée dans une cache pour le cas où.
Nous sommes entrés dans l’immense bureau du chef, où de grandes tables pliantes avaient été installées pour accueillir les tant attendues « invitées du jour », et sur lesquelles se trouvaient de bonnes bouteilles de champagne, des bouteilles d’alcool de mauvaise qualité provenant de Pologne sans doute saisies à un routier polonais qui avait omis de les déclarer en entrant en France, ainsi que des « amuse-gueules ». Sans oublier les lits de camp qui avaient été mis en place pour les recevoir dignement. Ils étaient quatre à attendre fébrilement que la fête commence. Pour eux c’était un grand événement.
Avant de commencer les réjouissances, après que chacun eut choisi sa cavalière, ils firent des photos de toutes les « invitées » avec leur « cavalier », dans tous les coins et recoins du bureau et dans toutes les positions… Une fois les photos terminées, les filles se mirent à boire et à snifer de la coke devant les douaniers qui laissèrent faire sans mot dire.
Ensuite ce fut l’orgie pendant près de trois heures. Trois longues heures d’attente pour moi, car me trouver dans un bureau des douanes avec 4 kilos de cocaïne cachés dans ma voiture et voir des policiers qui n’étaient pas invités à la fête circuler un peu partout, ça n’était pas de tout repos pour mes nerfs. Il suffisait qu’un chien policier s’intéresse à ma voiture pour que, à mon tour, on me fasse ma fête. Et qu’auraient pu faire les douaniers alors qu’ils étaient occupés à partouzer si d’autres uniformes étaient entrés avec leurs chiens ? Rien ! Sinon me passer les menottes et m’envoyer devant les tribunaux…
À un moment, pris de panique en voyant le chef des douaniers sortir du bureau, le visage tendu et l’air préoccupé, pour se diriger vers le téléphone et donner des ordres en vociférant, j’ai cru qu’ils m’avaient tendu un piège en organisant cette mascarade. Persuadés que je cachais de la drogue dans ma voiture, après s’être bien amusés ils allaient passer à la phase suivante : fouiller ma voiture de fond en comble et me passer les menottes, ainsi qu’à mes comparses qu’ils accuseraient de complicité afin de continuer la fête en les utilisant à merci pendant la garde à vue, sans qu’elles puissent rechigner. J’avais tout de même pris des précautions au cas où l’on fouillerait ma voiture avec des chiens, en mettant du répulsif sur tous les paquets contenant de la drogue et une couche de dentifrice et de moutarde tout autour avant de les refermer prudemment avec du papier alu et deux couches de film.
Mais tout s’est bien déroulé ce soir-là et lorsque je suis allé récupérer mes protégées, dans l’euphorie du moment, après m’avoir tous donné l’accolade, les douaniers m’ont remercié chaleureusement et félicité pour mon sens de l’organisation et de l’amitié, pour ne pas dire de la fraternité, et pour mon respect de la parole donnée.
– Revenez quand vous voudrez, vous serez toujours le bienvenu chez nous, me lança le chef.
– Pas de souci, chef, je reviendrai avec d’autres spécimens hollandais et brésiliens le mois prochain. Ne vous inquiétez pas, je ne vous oublierai pas vous et vos collègues, pour l’accueil chaleureux que vous m’avez réservé.
En partant, satisfait de ma prestation, je me dis que là-dessus il pouvait vraiment compter sur moi. Car passer la douane avec plusieurs kilos de drogue en étant acclamé et remercié par les douaniers, tout ça en échange de quelques prostituées et de quelques travelos, quoi de plus jouissif ? À ma connaissance : rien !
Les affaires marchèrent quelque temps avec les douaniers, mais mes passages étaient limités. Jusqu’au jour où mes relations avec les policiers en uniforme français s’étendirent grâce aux douaniers belges qui, un soir, après m’avoir arrêté alors que j’entrais en Belgique avec 40 millions en lires italiennes et 27 montres Rolex volées en France, me présentèrent au grand patron de la PAF française qui « tenait à faire ma connaissance », après l’avoir invité à me rendre visite sur le territoire belge.
Auparavant le chef des douaniers belges me signifia que comme il était au courant de mon arrestation en Belgique, le chef des policiers voulait me voir en territoire français pour me parler. De quoi ? Il ne me l’avait pas précisé. Je n’avais que 2 mètres à faire pour le savoir, mais mon intuition me dicta de refuser, sous peine d’être arrêté pour avoir sorti de l’argent du territoire sans l’avoir déclaré aux douanes et des montres volées.
– Monsieur, j’ai été arrêté en Belgique par les douaniers belges, alors s’il y a un problème je veux le régler avec les Belges et pas avec les Français.
– Pour nous il n’y a aucun problème. Et si vous le souhaitez, vous pouvez partir tout de suite vers la Hollande. Mais très franchement, comme vous êtes français, je ne puis que vous conseiller amicalement d’accepter l’invitation du chef des policiers. Faire sa connaissance pourra vous être utile un jour, vous qui voyagez beaucoup et faites du commerce entre la Hollande et la France…
– Je vous remercie, mais je n’ai pas l’impression que ce monsieur me veut du bien.
– Mais si, mais si, il vous veut du bien, je vous l’affirme.
– Alors demandez-lui de venir me voir ici, en Belgique. Là au moins je ne risque rien et lui n’a que trois pas à faire. S’il est de bonne volonté il viendra…
Il l’appela et lui transmit le message.
– OK j’arrive, lui répondit le chef.
Trois minutes plus tard il était là, souriant et très avenant :
– Bonsoir, monsieur Fauré. Vous êtes bien l’homme que m’ont décrit les douaniers à ce que je vois. Ils m’ont parlé de vous et des petites fêtes que vous organisez de temps en temps chez eux. J’aimerais savoir si vous pourriez faire la même chose avec moi et mes hommes…
Cette fois-là, j’étais avec ma copine et son frère, le plus beau travesti de Hollande. Au départ je sentais les Belges mal intentionnés. Surtout lorsque l’un des douaniers était venu m’annoncer qu’un Français voulait me parler. L’atmosphère était tendue.
Autre fait mémorable, lorsque les douaniers avaient voulu procéder à notre fouille, le chef, croyant que le frère de ma copine était une femme, avait fait appel à trois heures du matin à une fonctionnaire des douanes. Elle a eu une grosse surprise en découvrant ce qu’il avait sous sa jupe…
Les douaniers lorsqu’ils l’apprirent se mirent à rire si fort que les Français, de l’autre côté de la frontière, les entendirent. Et lorsqu’ils vinrent me voir pour me raconter en pouffant ce qu’il s’était passé, ma copine et moi on s’est tordus de rire. Surtout quand son frère s’est mis à danser tout nu la danse du ventre en se foutant de la gueule de tout ce petit monde qui le regardait, encore ébahi.
Du coup, les douaniers devinrent un peu nos complices et l’ambiance se détendit, d’autant plus quand on entendit le policier rire à gorge déployée en entendant l’histoire. Il était littéralement ébloui par la beauté du travesti.
– Dites donc, monsieur Fauré, me dit-il, tout en lorgnant de son côté, vous commencez à être favorablement connu dans le coin. Les douaniers français m’ont parlé des filles à grand renfort de superlatifs, mais là je dois avouer que je suis bluffé par la sœur de votre copine. Quelle beauté ! Et cette peau… Ces gens-là savent comment il faut le faire et nous en font profiter en nous faisant ce qu’ils aimeraient qu’on leur fasse. C’est top ! Écoutez, là je dois rentrer chez moi, ma femme m’attend et il y a trop de spectateurs ici. Mais si vous m’emmenez le travesti la semaine prochaine à mon bureau avec une autre fille pour mon ami, je suis preneur. Et pour vous remercier j’oublierai l’infraction grave que vous avez commise en sortant illicitement une grosse somme d’argent de France.
– Pas de problème, fis-je. Dites-moi quand et je serai là avec le travesti et une jolie Hollandaise.
– Je vais vous donner mon emploi du temps en toute confiance alors que c’est formellement interdit. Mes collègues douaniers m’ont assuré que je pouvais le faire. Comme ça vous verrez quel jour vous pouvez venir.
* * *
Entretemps il m’est arrivé une drôle d’affaire. Une affaire qui a bouleversé un village voisin du poste-frontière et les villages alentour. Après que le commandant des policiers m’avait donné son agenda, j’avais eu une urgence un jour. Un client parisien avait besoin de 500 grammes pour des Saoudiens prêts à payer le prix fort. Devant ses supplications je n’avais pas d’autre choix que de faire ça à la va-vite.
Ce soir-là je pris des risques inutiles en passant ma drogue en contrebande alors que je pouvais très bien le faire avec la complicité des douaniers français, désormais mes « amis ».
Après avoir préparé cinq paquets que je fourrai dans une veste en cuir blanche trop visible la nuit, je filai vers la frontière et, une fois arrivé, je garai comme à l’habitude ma voiture dans un endroit impossible à voir de la route. Puis je pris à pied mon chemin habituel.
Vers trois heures du matin, rendu à la frontière française signalée par des barbelés et des panneaux, je tombai sur deux hommes en uniforme qui, sans la moindre sommation, me tirèrent dessus comme si j’étais un sanglier. Je rebroussai chemin immédiatement et je me mis à courir comme un fou qui aurait vu le diable et bien plus vite qu’une gazelle, jusqu’à ce que passant à côté d’une grande maison entourée d’un mur, je pris mon courage à deux mains, mon élan, et par miracle je parvins à sauter par-dessus.
Je retombai dans un jardin au gazon épais. J’étais sans aucun doute en sécurité car, même si la peur aux trousses j’avais réussi à le faire, ce mur semblait vraiment impossible à surmonter. Vingt minutes plus tard j’entendais les sirènes belges et les douaniers chercher dans toutes les directions, sauf dans celle de ce bastion impénétrable.
Au petit matin, bien reposé, je m’aperçus que sur les cinq paquets de 100 grammes que j’avais sur moi il m’en manquait un. Pensant que les choses s’étaient calmées, je retournai tranquillement dans les champs où je pensais avoir perdu mes 100 grammes, en espérant les retrouver car cela représentait une petite fortune.
Au bout de deux heures de recherches, au milieu d’un troupeau de vaches, voyant un hélicoptère français stationner dans le ciel au-dessus de moi, je décidai de plier bagage et de rentrer chez moi, à Rotterdam.
Là je laissai une journée passer, et après avoir acheté deux râteaux, un pour moi et un pour ma femme, je retournai avec elle sur les lieux une nuit où la lune éclairait bien le champ. Et nous avons ratissé non seulement l’endroit où je me trouvais quand les douaniers m’avaient tiré dessus, mais aussi tout le chemin menant à la maison aux murs insurmontables et qui semblait abandonnée.
Rien ! Pas trace de ce paquet de coke qui pourtant aurait été très visible à l’œil nu… Que s’était-il passé ? Le propriétaire du champ l’avait-il trouvé ? Ou alors les douaniers ?
Je décidai d’aller avec ma femme prendre un petit déjeuner au village voisin, à 500 mètres. Et là une énorme surprise nous attendait. Qui me fit rire et pleurer en même temps.
J’entendis deux hommes discuter de quelque chose d’inhabituel pour le village, pour la région et pour la Belgique… Je courus acheter le journal du jour et que vis-je en première page ? « Incroyable mais vrai : une vache, prise de folie soudaine dans un champ où habituellement elle broutait en paix, se met à danser la danse de Saint-Guy en crachant de la bave blanche comme de la neige… Alors folie passagère ou sorcellerie ? » J’achetai un autre journal local pour vérifier et même chose en première page. Cette vache était coupable de la disparition de mes 100 grammes et m’avait fait perdre 80 000 francs en mangeant accidentellement mon paquet de coke tombé dans l’herbe. Quelle histoire ! Je n’en revenais pas… en tout cas elle avait fait rire tout un village et alentours, et angoissé tous les propriétaires de vaches.
Mis à part cette aventure, j’ai fait plusieurs centaines de voyages sans le moindre problème, sinon quelques courses-poursuites avec des gitans qui nous tendaient des pièges sur la route la nuit.
Tout cela grâce aux uniformes !
Alors si l’on doit reprocher quelque chose à quelqu’un, c’est à eux qu’il faut s’adresser. Pas à moi.
* * *
Dans les années 1980 je fis la connaissance d’un policier de l’OCRTIS, l’Office central de répression du trafic de stupéfiants, aux Pays-Bas, pendant que j’étais en détention à Amsterdam. Il avait été informé de mon incarcération par les Hollandais et il vint me voir en prison pour passer un marché avec moi.
Je fus surpris d’apprendre qu’on ne voulait pas faire de moi un « simple » indicateur mais un fournisseur en ecstasy de l’OCRTIS ! Comme il le dit lui-même : « Des indics, j’en ai plein mes tiroirs ! » Son but officieux était de se procurer des ecstas à bon marché qu’il pourrait revendre deux fois plus cher en France, histoire de payer ses factures et celles de ses collègues. Ne voyant pas ce que j’avais à perdre dans cette proposition, j’acceptai pour accélérer ma sortie.
Une fois dehors, ma mission était d’apporter chaque semaine en France 20 000 ecstasys, dont 5 000 me seraient restitués après livraison et que je pourrais vendre sans être inquiété. Pour moi qui payais 10 centimes la pilule en Hollande et qui la revendais 1 franc, je faisais, tout comme mes clients flics, une bonne affaire. Tout le monde était content !
Je passais ma marchandise en France dans une voiture protégée par la police et ignorée par les douanes à la demande de ces derniers. Les flics leur faisaient croire qu’à son arrivée à Paris la voiture serait arrêtée, fouillée et saisie, ainsi que son chauffeur.
Ainsi j’ai pu passer pas mal de voitures sans jamais rencontrer le moindre problème. Jusqu’au jour où les policiers français me présentèrent des collègues de la DEA (Drug Enforcement Administration), le fameux service de police américain, qui désiraient eux aussi m’acheter des ecstasys en me payant cash la totalité des livraisons au prix de 20 centimes la pièce !
Pour moi l’affaire était belle, d’autant plus que les policiers américains voulaient en prendre par lots de 50 000 à chaque fois et, cerise sur le gâteau, ils me garantissaient eux aussi leur protection. C’est dire la complicité qu’il y avait entre policiers français et américains quand il s’agissait de se remplir les poches en faisant du trafic de drogue…
Pendant quelque temps j’ai donc fait de grosses affaires grâce à la collaboration des membres de deux importants services de police. Jusqu’au jour où je compris que ces clients jouaient sur tous les tableaux : non seulement ils se gavaient en revendant la marchandise à des voyous, mais en plus ils en profitaient pour les placer sous surveillance dans le but de les faire tomber. Je fus écœuré de découvrir qu’à cause de mes ecstas des collègues tombaient et je décidai aussitôt de stopper mon commerce avec ces services qui, bien entendu, me firent de nouveau tomber en Hollande où je repassai par la case prison.
4 . Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants.