CHAPITRE 3

SEBASTIAN

Qui aurait pensé que mon erreur d’accepter le pot-de-vin de Romanov aurait si bien tourné finalement ? Moi-même, j’étais convaincu du contraire. La soirée s’est déroulée sans anicroche, sans meurtre et surtout sans coup de feu. Pas une seule fois le ton des mâles alphas n’est monté en décibels. Je crois que les avertissements de Wes ont porté fruits, bien que ce dernier ait brillé par son absence pendant tout le service. Je suis toujours là pour toi… Bah ouais, c’est ça !

Dire que je me tape le deuxième matin de livraison. Est-ce que j’ai dormi ? Peut-être que je dors encore, qui sait ? Mon corps est tellement lourd, accusant les effets des deux somnifères que j’ai gobés il y a cinq petites heures de ça. Sortir de mon lit, enfiler le jeans et le t-shirt de la veille avant de descendre l’escalier en colimaçon s’est avéré être une vraie torture. Le son du réveille-matin hurlait probablement depuis un bon moment lorsque j’ai entendu la sirène du navire de cargaison qui entrait dans le canal.

— Tu veux pas m’aider au lieu de rester planté là ? me demande Lewis qui décharge les caisses de bois une à une.

À observer les grimaces qu’il fait lorsqu’il les soulève, je préfère demeurer sagement à ma place. De toute façon, si mes doigts n’ont même pas la force de boutonner la fermeture de mon pantalon, je ne vois pas comment je pourrais l’aider. Ils ont besoin de moi que pour leur ouvrir la porte, vérifier qu’ils ne prennent pas des chargements ne leur appartenant pas, puis verrouiller derrière eux une fois que c’est terminé. Et si je lui donne un coup de main, Wes me tuera, donc…

Le bras droit du chef des Bloody Bears me regarde de la tête aux pieds avant de rouler des yeux avec exagération, puis retourne à sa tâche, sachant très bien que c’est peine perdue d’insister.

— Toujours la même chose avec vous, les Hunter. Laisser les grands se salir les mains, ça vaut mieux pour votre petit business de profiteurs…

— Grouille-toi que je retrouve mon lit !

Ma voix me fait sursauter moi-même. Comme si j’avais fumé dix paquets de clopes, avalé le contenu de deux bouteilles de rhum et vomi l’intégralité de ce cocktail toute la nuit.

— Dit comme ça, j’ai le goût de prendre tout mon temps, me crache-t-il en déposant une caisse tout près de mes pieds nus.

Eh merde… Pourquoi ai-je l’impression qu’il n’agirait jamais ainsi si c’était Wes qui était devant lui ? Bon, c’est clair qu’avec mon accoutrement, mes cheveux coiffés à la junkie un peu n’importe comment et mon allure de macchabé, je ne dois pas sembler très imposant ni sérieux.

Après avoir réceptionné douze caisses de je ne sais quoi, Lewis offre une enveloppe brune au capitaine du bateau puis s’approche de moi en me tendant ma part. Avec sa veste de cuir sans manches à l’effigie des Bloody Bears, son crâne rasé de près avec une tonne de tatouages délavés sans compter son odeur d’essence mélangée à celle de la marijuana, ce mec a l’air tout droit sorti d’un mauvais film de gangsters. Sa grosse barbe poivre et sel, jaunie par endroits, lui donne cet air de dur à cuire qui semble être le critère d’embauche numéro un pour faire partie de ce clan.

À quelques centimètres de moi, Lewis me pousse rageusement l’enveloppe contre le ventre. La sensation est comme s’il m’avait frappé d’un bon coup de poing. Le souffle me coupe pendant une seconde, mais je n’en démontre rien.

— T’as de la chance d’être du même sang que le shérif parce que ta tête d’ange ne me revient vraiment pas.

Je m’imagine lui fracasser le nez, lui éclater la tronche avant de le jeter dans le canal, mais je n’en fais rien. Je me contente de lui sourire timidement en effectuant un pas derrière pour m’éloigner de cette brute épaisse.

— Ne te mets surtout pas à chialer, Seb…

— Tais-toi.

— C’est tout ? dit-il en explosant de rire. Le cran n’est pas de famille, à ce que je vois.

Lewis se racle bruyamment la gorge avant de cracher sur le sol près de nous, puis retourne à ses caisses de bois en sifflotant. Je hais ce type.

Par chance, il n’y a que la livraison des BB en ce samedi matin, ce qui veut dire que le gorille bourré de testostérone ne s’éternisera pas dans le coin. Après plus d’une heure à me regarder comme si j’étais un moins que rien, le bras droit du groupe des bikers est reparti avec sa moto affreusement criarde devant le camion de location qui transporte maintenant la cargaison.

Dès que j’ai mis le verrou sur la porte du Double Barrel, je me suis vautré dans mon lit défait à l’étage au-dessus. Je ne sais plus depuis combien de temps je fixe le vieux plafond de plâtre, mais je dois me rendre à l’évidence que même en plein jour, avec les derniers effets des somnifères ou non, le sommeil ne vient pas. Le service du soir s’annonce déjà insupportable puisque je dois l’assurer, malgré mes quelques heures de repos. Je ne donne pas cher de mon humeur…

Mon loft, plongé dans cette même pénombre à toute heure du jour, est pourtant si apaisant. La tranquillité à l’extérieur l’est également. C’est toujours à ce moment que l’angoisse s’empare de moi, m’empêchant constamment de fermer l’œil. Autant je déteste l’achalandage au resto, autant j’ai peur de la solitude. Comme si une fois en tête à tête avec moi-même, mes démons se donnaient le feu vert pour se pointer. Avant, je devais noyer cette sensation de noirceur. Tout ce qui avait plus de 40 % d’alcool y passait, et je m’arrêtais seulement après avoir vu le fond de la bouteille. Wes n’a jamais rien dit. Il croit probablement encore aujourd’hui à une crise d’identité, ou je ne sais trop quelle dépression. Soir après soir, mon frère me remettait dans mon lit, nettoyait mon vomi, pansait les blessures que je m’étais faites en revenant par mes propres moyens du bar où j’étais tombé en étant tout près du coma éthylique. Jamais il ne m’a fait la morale. Jamais il ne m’a dit que c’en était trop. Peut-être aurait-il dû ? Si seulement il s’intéressait davantage à moi. Si seulement à ses yeux j’étais autre chose que son pauvre petit frangin alcoolo en manque d’attention. Aurait-il eu l’impression de prendre la place de notre père s’il m’avait secoué comme il le fait avec ces vauriens au poste de police ?

D’un bond, je m’assois sur le rebord de mon lit, les deux pieds dans la tonne de linge sale au sol. Je saisis ma vieille guitare acoustique cachée sous un jeans puis commence à gratter Losing My Religion de Smith & Myers¯sur les cordes usées. Cette chanson me fait constamment revenir au soir de mes dix-neuf ans, quand j’ai fait la rencontre de Beryl, mon aide-cuisinier, puisque c’est exactement cette chanson que je jouais devant le petit public du bar miteux où je me présentais. Ma voix éraillée par la vodka, que la jolie serveuse m’apportait dès que je lui faisais un clin d’œil, me donnait toute l’attention de la salle. Ce public de huit personnes, probablement saoules depuis un bon moment déjà, était pour moi amplement suffisant. Je n’ai jamais vraiment aimé jouer devant quiconque, alors je choisissais les bars les plus répugnants pour chanter à ma façon les chansons des autres. Au deuxième refrain, j’avais commencé à ne plus voir très clair. L’effet de l’alcool était apparu comme une gifle en pleine tronche. Peu de temps après, je m’écroulais sur scène. Lorsque j’avais repris mes esprits, Beryl m’épongeait le crâne avec des compresses froides. Il était le barman de la place, mais à ce moment, il jouait bel et bien le rôle de mon sauveur, puisque personne d’autre dans la salle n’avait levé le petit doigt pour me venir en aide. Après cet incident, nous ne nous sommes jamais lâchés. Grâce à lui, j’ai su me sortir la tête de ce perpétuel cauchemar dans lequel je m’enfonçais davantage chaque jour qui passait. Il est devenu mon assistant au resto quelques années plus tard, mon parrain aux AA2 et mon meilleur ami. Je suis plus près de lui que je ne le suis de Wesley. Malgré notre relation fraternelle, il ne sait rien de ce qui me hante, mais il le voit et le comprend.

Beryl connaît tout de notre business, à Wes et moi. Heureusement, parce que la plupart du temps, il me sauve la peau quand mon frère n’est pas dans le coin. J’essaie le moins possible de l’inclure dans nos magouilles en tentant de préserver le peu de sa moralité jusque-là intouchée. Inutile qu’il coule avec nous…

Mon vieux portable vibre sur le fût de bière vide qui me sert de table de chevet. Je dépose à contrecœur ma guit et regarde le nom sur l’afficheur. Bordel ! Il est à peine 9 h ; qu’est-ce qu’elle me veut celle-là ?!

— Oui ?

— Allô, Seb, c’est Trisha du bar Oh-Pool, j’espère que je ne te réveille pas.

— Peut-être…

— J’suis désolée ; j’ai tenté de te joindre hier soir, mais je crois que tu filtres tes appels.

— J’avais du taf.

— Ah, pas facile d’être proprio de nos jours, hein ? Ça ne s’arrête jamais. Tu…

— Qu’est-ce que tu veux, Trisha ? la coupé-je froidement.

— Hum… Je te téléphone parce que… En fait, plusieurs clients m’ont demandé quand tu allais te produire à nouveau chez nous. J’ai… ils ont adoré ta dernière prestation et souhaitent connaître la date du prochain show. Alors, si tu le veux bien, j’aimerais te réserver un soir dans un avenir proche, très proche. Qu’en dis-tu ?

Je ne crois pas lui avoir déjà dit non, à celle-là. Pour être honnête avec moi-même, je ne sais pas si je peux tout simplement dire non à qui que ce soit. C’est pire avec les femmes. Mon ami va vouloir me trucider lorsqu’il saura que j’ai accepté de me produire à nouveau dans ce bar miteux. Il pense que je mérite mieux, que mon talent pourrait me transporter dans les salles de spectacles les plus prestigieuses. Mon talent peut-être, mais certainement pas mon manque de confiance.

— Je… je ne sais pas trop.

— Ce soir, peut-être ? Les Virages Sauvages ont annulé hier justement, et tu es le premier à qui j’offre cette occasion. Le samedi, c’est toujours bien achalandé comparé aux soirées du lundi où tu as l’habitude de jouer. Est-ce que je peux compter sur toi ?

Eh merde… Me donner en spectacle me demande un bon mois de préparation mentale maintenant que je ne suis plus dirigé par l’alcool et ses pulsions. Je ne dois pas oublier que le samedi est notre soir le plus sanguinaire au Double Barrel. Sachant que je nettoie le foutoir laissé par les gangsters jusqu’au petit matin, il faut que je refuse cette invitation.

— Désolé, Tri…

— Ah non ! Je t’en supplie, Sebastian, je vais t’en devoir une.

Son ton est soudainement beaucoup plus chaleureux. Je la vois presque papillonner des yeux devant moi. De plus, cette femme plutôt mignonne ne me laisse clairement pas indifférent. Avec son éternel chapeau de cowboy, ses bottes rouges assorties, son jeans cintré et ses décolletés plongeants, Trisha est magnifique dans son genre.

— Fais-le pour moi, Seeeeb, me supplie-t-elle à l’autre bout du fil.

Re-merde…

— Quelle heure ? demandé-je en soupirant.

— Ouiiiiii ; 21 h, s’il te plaît. Ah, et ne fais pas la même playlist que la dernière fois ; tu m’as fait chialer pendant des jours.

— Je serai là.

Je raccroche aussitôt sur ses éclats joyeux. Wesley va encore une fois vouloir me tuer quand je vais devoir m’éclipser alors que le sang recouvre les murs et le parquet, ou l’abandonner en plein nettoyage avec des cadavres gisant dans tous les coins de MON resto. Je vois déjà la scène. Heureusement, ce samedi, si je ne me trompe, ce ne sont que des petits trafiquants de fond de ruelles qui ont réservé. Les dégâts se résument souvent qu’à des putes trop droguées laissées pour mortes, des batailles de jeunes meneurs qui se terminent en combat de coqs, ou des kilos de coke étalés partout sur mes tables.

L’heure sur mon portable m’indique que la grasse matinée est finie ; je suis même en retard. Mon équipe doit déjà m’attendre en bas. Non seulement je dois préparer le service du soir, mais en plus il faut que je trouve une liste de chansons pas trop sombres pour Miss country… C’est pourtant la seule chose que je sais chanter.

Je saute sous la douche en me souvenant pour la centième fois que j’ai encore oublié d’appeler le réparateur de chauffe-eau. Mon problème est que je néglige beaucoup trop mon propre toit ; je concentre toute mon attention sur mon resto. Étrangement, on s’habitue aux jets glacés, mais c’est beaucoup moins pratique lorsque l’envie d’une branlette me prend. Je refoule ce besoin et continue à la vitesse supérieure pour rapidement sortir de là. Une fois terminé, j’enroule une serviette autour de ma taille avant d’observer mon reflet dans le miroir accroché au mur. Que se passe-t-il avec moi ? Mes yeux gris-vert sont entourés de cernes foncés, ma barbe de plusieurs jours me donne un air de voyou, sans parler de ma tignasse affreusement négligée qui retombe presque sur mes épaules. Mon regard est plus éteint, plus absent que jamais. Cette sensation de vide en moi pèse lourd. Une force invisible retient en otage toutes mes émotions depuis si longtemps maintenant, comme s’il m’était interdit de ressentir quoi que ce soit. Aucune lumière n’éclaire cette épaisse couche de brouillard qu’est ma vie depuis le drame. Je n’avais pas remarqué que mes mains tremblaient avant de les passer dans mes cheveux trempés. Des gouttes de sueur commencent à perler sur mon front. Je sais ce qui s’en vient. Ça approche toujours plus vite chaque fois. Mon cœur accélère en frappant férocement dans ma poitrine. Je suffoque dans mon propre corps. Des points noirs dansent devant mes yeux, altérant ma vision, alors que je tente de me diriger vers mon portable. Je compose le premier numéro qui me vient en tête, et deux sonneries plus tard, une voix grave me répond :

— Hey, Seb, ça va ? Je t’attends en bas depuis une heure, mec ! Ton frère est là aussi.

Aucun mot ne sort de ma bouche ; seul le sifflement de ma respiration difficile parvient aux oreilles attentives de Beryl.

— Merde, ça va, j’arrive ! dit-il en coupant la communication.

Je m’écroule au sol avec la sensation de trépasser tant tout tourne autour de moi. Si je suis chanceux, cette fois-ci, ma crise de panique me sera fatale…