CHAPITRE 8
WESLEY
La nuit me semble interminable. J’avais l’intention d’aller boire un verre en sortant du resto de Sebastian. Heureusement que je garde quelques t-shirts dans ma voiture parce que je me serais mal imaginé entrer dans un bar affublé de mon uniforme de travail. J’ai troqué ma chemise et ma veste pour un chandail des Beatles, puis me suis faufilé entre des clients ayant un niveau d’alcoolémie supérieur à la limite. Mais à cet instant, je m’en foutais ; ils pouvaient bien aller s’écraser contre un mur de briques s’ils le souhaitaient. J’en avais rien à cirer. Et je suis censé avoir des employés qui doivent faire leur boulot de nuit.
Une jolie blonde m’a approché pour se frotter sensuellement contre moi. Peut-être que du sexe torride pourrait me changer les idées ? J’ai souri en posant ma main sur sa hanche, mais lorsque mes yeux ont croisé les siens, j’ai été déçu de ne pas y voir les iris verts d’une certaine autre jeune femme. Qu’est-ce qui se passe dans ma tête, putain ? Je l’ai quand même gentiment repoussée et me suis assis au bar pour me commander un whisky sur glace.
À l’instant où le barman l’a déposé devant moi, la sonnerie de mon téléphone m’a fait comprendre que je n’étais pas près de pouvoir passer une nuit tranquille. Mon lit allait devoir rester au frais un moment et mon verre, non entamé jusqu’à une prochaine fois. Quand il y a du travail, il faut y aller… J’ai payé l’homme derrière le comptoir avant d’offrir le délicieux breuvage à la personne à ma droite. En veston-cravate négligé, un air abattu sur le visage, il semble en avoir davantage besoin que moi. Il a hoché la tête de gratitude tandis que je lui ai murmuré :
— Tout finit par s’arranger… s’il vous plaît, ne conduisez pas ce soir. Prenez un taxi et dites-leur d’envoyer la facture au shérif Hunter.
Finalement, je ne me fous pas totalement de la mort des gens. Je commence simplement à être lassé de mon style de vie. Il y en a des pires que moi, après tout. Un dernier coup d’œil derrière m’a permis d’apercevoir monsieur Thomsen, assis près de la sortie, que j’ai salué rapidement avant de quitter le bar pour regagner le boulot.
Maintenant que je suis dans cet entrepôt secret utilisé pour mes enquêtes personnelles, l’homme devant moi patiente pendant que je réponds à mon frère qui me demande d’acheter des vêtements pour femmes. Pour qui me prend-il ? Une nounou ? Et qu’est-ce qu’il fait debout à cette heure aussi tardive ? Des images défilent dans mon esprit, de celles que je préfère oublier. Elle, est-ce qu’elle dort ? Tandis que je tape rapidement mon message, j’imagine déjà mon frangin se dire que je termine sûrement une partie de jambes en l’air pour être moi-même encore éveillé. Si au moins c’était ça ! Rangeant mon téléphone dans ma poche arrière, je passe la main devant mon visage avant de reporter mon attention sur celui qui m’a empêché d’endormir mes nerfs et d’enterrer tout ce bordel dans l’alcool.
— Je suis désolé, Doc. Seb voulait que je règle un truc. Dis-moi ce que t’as trouvé.
— T’as l’air épuisé, Wes…
— Eh bien, c’est le résultat quand on doit tout gérer.
— Et si t’arrêtais toute cette merde ? Tu pourrais te ranger et faire simplement ton boulot de shérif ordinaire dans une ville pourrie…
— Bennet… grondé-je. C’est pas le moment. Si tu veux m’aider, dis-moi qui était le cadavre.
L’ami de mon père soupire avant de se diriger vers une table où se trouvent ses notes et quelques articles qui me donnent la chair de poule. Un cœur dans un pot de formol me fait grimacer. Un organe si fort et si fragile à la fois…
— Alors, voilà ! Je n’ai pas d’identité exacte à te fournir.
— Fait chier… lâché-je.
— Mais, j’ai quand même quelques indices intéressants.
— Vas-y, j’écoute.
— Bon, ses empreintes ont été totalement calcinées, ses dents arrachées. Il est donc difficile de le trouver dans une base de données. J’ai pratiqué l’autopsie. Le cœur était de grosseur régulière et en santé, il ne manquait pas d’os…
— Abrège mes souffrances, le coupé-je. Je ne veux pas savoir ce qui était normal. Dis-moi ce qui ne l’était pas.
— Impatient, vous l’êtes tous… Bon, comme je disais, l’une des choses que j’ai trouvées est qu’il possédait un seul rein. Je ne peux pas te dire si c’est de naissance ou s’il a subi une chirurgie ; il restait très peu de peau intacte dans la partie inférieure de son dos. On ne l’a pas épargné.
— C’est un indice ; quel est l’autre ?
— Un tatouage, entre les omoplates, qui représente une faucille3. Enfin, l’épiderme était noirci où devait se situer la poignée, mais la lame du dessin était visible.
— OK. Autre chose ?
— Non, c’est tout ce que j’ai. Oh, il y avait ceci…
Prenant un objet sur le plateau de métal à sa gauche, il me le tend. J’avance ma main, paume vers le haut pour qu’il y dépose une clé. Simple, sans particularité, juste une clé. Je lève un sourcil, mais il secoue la tête.
— Elle était dans son estomac.
Je ferme les yeux et retiens un haut-le-cœur en espérant que je n’ai pas du contenu gastrique dans mes mains. Heureusement, je ne me suis pas brûlé l’œsophage avec le whisky, sinon tout serait remonté.
— T’inquiète pas, je l’ai désinfectée.
— Une chance pour toi, soufflé-je. Il ne me reste plus qu’à fouiller les dossiers des néphrologues et les salons de tatouages. Comme si je n’avais que ça à faire…
— Mets l’un de tes adjoints là-dessus…
— Je verrai ; je suis le seul qui s’occupe de cette affaire pour l’instant. Merci de ton aide, Bennet, j’apprécie.
Passant près de lui, je pose ma main sur son épaule en signe de reconnaissance avant de le laisser seul avec ses organes de cadavres. Je préfère traiter avec les trafiquants qu’avec les morts. Je range précieusement la clé dans ma poche. Si cet inconnu l’a avalée, c’est qu’elle est importante et qu’il ne voulait pas qu’elle tombe entre les mains du ou de ses meurtriers.
Quelqu’un frappe à la porte et je m’éveille en sursaut. Je descends mes pieds du bureau et me frotte vigoureusement la nuque qui subit un torticolis chaque fois que je m’endors au poste. Passant mes mains rapidement sur mon visage pour être plus alerte, j’invite la personne à entrer en jetant un coup d’œil à l’horloge. Il est plus de 11 h. On aurait pu me réveiller plus tôt, non ?!
— Bon matin, Shérif, lance Ruby. Encore une autre nuit à essayer de terminer un dossier ?
— Ouais… marmonné-je.
Elle ne croit pas si bien dire. Après avoir quitté l’entrepôt, je suis retourné sur les lieux du crime pour tenter d’y dénicher autre chose. Comme la première fois que j’y suis passé, la scène était nickel. C’est à se demander si le corps n’a pas été lâché du ciel ! Puis, sachant pertinemment que je ne trouverais pas le sommeil aussi facilement, je suis venu ressasser les preuves ici.
— Je t’ai apporté un café et un muffin, dit-elle doucement en les posant devant moi.
Mon estomac gronde aussitôt, démontrant combien je le néglige ces derniers jours. Je lui souris pour la remercier. Ruby est irremplaçable ; je redoute le moment où elle prendra sa retraite. Je mords sans plus attendre dans ce petit-déjeuner imprévu.
— Tu t’es mis à l’origami ? me questionne-t-elle en pointant les deux formes devant moi.
Je les ai regardés pendant des heures. L’écriture est identique ; la même plume stylée, quoique la deuxième semble moins précise. Je suis presque convaincu que l’auteur est le même.
— Oui. En fait, non. Je suis seulement intrigué par cet art si particulier.
— Ça me rappelle une enquête que l’ancien shérif tentait de résoudre. L’un des indices était un origami en forme de poisson.
Relevant aussitôt la tête, j’assimile l’information. Est-ce possible que… ? Je n’ai pas l’habitude de croire aux coïncidences. Et si j’y trouvais une piste en regardant dans les vieux dossiers ? Ça vaut peut-être le coup ?!
— Tu pourrais me retrouver cette enquête, Ruby ?
— Oui, bien sûr. Laisse-moi chercher dans les boîtes d’affaires non résolues, je te l’apporte lorsque je mets la main dessus. Dommage que le shérif Holts ne soit plus de ce monde parce qu’il aurait adoré analyser cette enquête avec toi.
— Merci ! Qu’est-ce qu’on ferait sans toi, ici ?
— Ton travail, Shérif, rien de plus.
Alors qu’elle quitte mon bureau, je range les papiers pliés dans mon tiroir en compagnie du poignard. Je rêve au jour où je pourrai définitivement rayer ces objets de ma vie. En me levant de ma chaise, j’attrape mon holster pour l’enfiler rapidement. Je cherche ma veste des yeux, mais ne la vois nulle part. Je l’avais pourtant laissée là. Une housse du nettoyeur attire mon attention près de la porte. M’approchant pour l’ouvrir, je ne suis pas surpris d’y trouver ce que je cherche depuis quelques secondes. Un geste signé Ruby, j’en suis sûr. Je passe ma veste, attrape mon café et pars.
En chemin pour me rendre au Double Barrel, je m’arrête dans un commerce sur la route. Je n’ai pas l’habitude d’acheter directement en magasin ; je suis plutôt du genre à commander en ligne. Ce matin, je n’ai pas vraiment le choix, quoique j’aurais quand même pu laisser Sebastian s’arranger comme convenu. Je ne veux simplement pas qu’elle croie que je suis un sans cœur. La dame à la caisse me regarde d’un œil curieux alors que j’attrape les trucs que je trouve les plus jolis : quelques pantalons, des t-shirts, des pulls, ainsi que des sous-vêtements. En passant dans la section bouquins, je me dis que ça lui plairait peut-être. Mais comment choisir ? Une romance, pourquoi pas ! La majorité des femmes aiment ce type de lecture, non ? En quelques secondes, le roman Virage absolu se retrouve avec les autres articles. J’avoue que la couverture m’a plutôt attiré. Je paie les achats tandis que la caissière me demande :
— C’est pour faire plaisir à votre copine ?
— Je rends service à une amie.
— Elle est chanceuse d’avoir un ami (elle fait des guillemets imaginaires) comme vous, Shérif.
Sans émettre de commentaire, j’attrape le sac qu’elle me tend avant de déguerpir du magasin. Pourvu que personne d’autre m’ait vu ici. J’ai quand même une réputation à entretenir.
Tout en stationnant ma voiture de patrouille le long du trottoir, je salue monsieur Thomsen. Il me répond d’un signe de la tête. Quand j’entre dans le restaurant, je vois quelques clients qui sont attablés en attendant leur dîner. Ça sent affreusement bon ; je me souviens que j’ai laissé le reste du muffin quelque part sur mon bureau. Circulant entre les tables, je me rends en cuisine où Beryl et Seb préparent les repas, tandis que le petit nouveau coupe à l’avance les ingrédients pour la journée. Mon frère lève un sourcil lorsqu’il m’aperçoit. Je pointe l’index vers le haut pour lui demander silencieusement si elle est là. Il hoche rapidement la tête pour acquiescer.
— Vous lisez dans vos pensées, maintenant ? dit Beryl en rigolant.
— Pourquoi pas ? répliqué-je avec agacement. On est frères, après tout…
— Tu peux déposer le sac dans mon appart, surenchérit Seb pour empêcher que son ami pose plus de questions. Ça m’aide beaucoup, je n’ai rien trouvé qui faisait l’affaire, ici.
Je ne me le fais pas dire deux fois. Grimpant les marches deux par deux, je me hâte d’entrer dans le loft de Sebastian sans même frapper. La première chose que je fais est de la chercher. Mes yeux s’arrêtent sur une silhouette près de la fenêtre. Un repas à peine entamé repose sur une petite table à côté d’elle. Les genoux relevés contre sa poitrine, elle a posé son menton dessus et contemple l’extérieur. À l’instant où je m’avance, elle essuie doucement une larme qui coule sur sa joue. Bordel ! Elle pleure… Une boule se forme aussitôt dans mon estomac et la nervosité s’empare de mon corps, provoquant un léger tremblement de mes mains. Depuis quand la présence d’une femme m’ébranle-t-elle à ce point ? Je me sens démuni face à sa tristesse ; il faut que je fasse quelque chose pour la rassurer. Comment on fait ça, au juste ?
— Mika, soufflé-je.
Dans un sursaut, elle se lève pour me faire face. Je n’avais pas remarqué qu’elle portait seulement un t-shirt trop grand pour elle. Sûrement l’un de ceux appartenant à mon frère. Un pincement de convoitise me prend par surprise, me faisant serrer les dents. Pourquoi est-ce que j’envie autant Seb ? Je ne peux pas m’empêcher de caresser visuellement la peau nue de ses cuisses, jusqu’à ce que j’entende le son de sa voix.
— Comment m’avez-vous appelée, Shérif ?
— Hum… Mika.
Un pli se forme entre ses yeux ; elle semble réfléchir. Posant un doigt sur ses lèvres pulpeuses, elle s’avance vers moi. Je voudrais glisser ma main derrière sa nuque et l’embrasser. Mais qu’est-ce qui me prend ? Je ne sais même pas si elle est ici pour m’aider ou me nuire. Mais elle est tellement belle.
— Mika, répète-t-elle lentement d’une voix suave. Ça sonne familier à mes oreilles. Comment avez-vous su ?
Impossible de lui parler de Romanov. Je ne l’impliquerai pas davantage dans cette situation farfelue ; il en profiterait pour me faire chier.
— C’est tout ce que j’ai trouvé avec la boîte qui te retenait prisonnière. Je crois que c’est ton nom.
Piètre mensonge, mais c’est ce qui m’est venu à l’esprit en premier.
— C’est possible… rien d’autre ?
— Non.
Veut-elle sérieusement que l’on discute debout en plein milieu du salon alors qu’elle est presque nue ? J’arrive à peine à me concentrer, laissant constamment mes pupilles dériver sur son corps qui appelle à la volupté. Cette femme a définitivement des racines de déesse latine. Si je ne veux pas faire quelque chose que je regretterais, elle doit impérativement se couvrir.
— Je t’ai apporté du linge et quelques trucs, lui dis-je en posant le sac sur le comptoir. Prends le temps de te changer, après on parlera. Ça te va ?
Sans répondre, elle s’avance vers les achats pour les analyser. Elle en sort quelques produits pour femmes, des vêtements, des petites culottes (je détourne les yeux) et elle lâche un léger rire. Pourvu que tout soit à la bonne taille. En temps normal, je n’ai pas trop de mal dans les estimations de mensurations, mais c’est la première fois que je dois choisir des dessous féminins. Quand je ramène mon attention vers elle, je vois qu’elle s’intéresse au bouquin que j’ai glissé dans le sac. Aurais-je misé juste ?
— Je ne sais pas si t’aimes lire, mais comme il faut faire profil bas, je me suis dit que ça t’aiderait à passer le temps.
— C’est gentil, merci. Je vais me changer dans la salle de bain.
Attrapant ce dont elle a besoin, Mika s’y dirige d’un pas hésitant. Pour ne pas être tenté de la rejoindre dans l’autre pièce, je vais l’attendre sur le canapé. Quelques minutes plus tard, elle revient au salon habillée d’un pantalon souple gris et d’un chandail en lainage rose pâle. Le col est si grand qu’une de ses épaules est dénudée. Putain ce que c’est sexy sur elle ! Je bande juste à imaginer mes lèvres glissant lentement sur la peau tendre de sa clavicule, mes dents frôlant sa jugulaire alors qu’elle pousserait un gémissement. Pour lui cacher la réaction inappropriée de mon corps, je m’avance en posant mes coudes sur mes genoux.
— Tout me fait très bien, j’adore. C’est très confortable, déclare-t-elle en souriant.
Moi aussi, j’aime vraiment beaucoup. Pour tenter de modérer mes pensées inadéquates, je l’invite à prendre place dans le fauteuil devant moi.
— Mika, dis-moi, tu te souviens de quelque chose ?
— Je suis désolée, Shérif…
— Wes.
— Quoi ?
— C’est mon nom, Wesley, mais tu peux m’appeler Wes.
— C’est joli, Wes… Je m’excuse de ne pas avoir plus de mémoire que ça.
— Tu ne te rappelles pas d’où tu viens ? Ce que tu aimes ?
Elle secoue la tête négativement.
— La dernière chose qui te revient, c’est quoi ?
— Hum…
Ce pli si mignon s’incruste à nouveau entre ses sourcils avant qu’un sourire ne vienne orner ses lèvres pleines. D’un geste automatique, elle ramène ses cheveux derrière ses oreilles.
— L’océan, murmure-t-elle. Je me souviens de la senteur de l’océan, du bruit des vagues et de l’effleurement du vent doux.
— C’est logique puisque tu es arrivée par bateau.
— Mais je ne pourrais rien replacer de tout ça si j’avais toujours été dans une boîte. Enfin, c’est ce que je me répète depuis ce matin.
— T’as raison. Laisse-moi vérifier quelques détails. Tu accepterais de m’accompagner au poste pour que je relève tes empreintes et entre ton ADN dans la base de données ?
— Oui, bien sûr. On y va tout de suite ?
— Pas maintenant, non, je reviendrai te chercher plus tard…
Je vais devoir l’amener là-bas en pleine nuit pour éviter les questionnements. Le peu d’employés présents croira que j’amène une conquête visiter mon lieu de travail. Si au moins c’était juste ça ! L’interrogatoire ne mène à rien pour l’instant, donc je me lève du canapé et me prépare à partir lorsque sa voix brisée m’arrête.
— Tu crois que j’ai une famille qui me cherche ?
Mais qu’est-ce que je peux bien répondre à ça ? La seule famille que j’ai, c’est Sebastian, et s’il disparaissait, je retournerais le monde entier pour le retrouver. Alors j’ose espérer qu’il ferait la même chose pour moi. J’imagine que les membres de sa famille doivent sûrement la chercher, à moins qu’ils ne sachent pas encore qu’elle a disparu.
— J’ai peur qu’ils… commence-t-elle dans un sanglot. Et s’il leur était arrivé quelque chose ?
Ses épaules tremblent au même rythme que les larmes qui coulent de ses yeux. Sous l’impulsion de ce qu’elle génère en moi, je me précipite à genoux devant elle et glisse mes paumes sur ses joues humides. Délicatement, j’essuie les gouttes qui continuent de défiler à toute allure.
— Hey ! dis-je tout bas. Ça va aller. Je promets de te protéger et de t’aider à retrouver ta famille. Avec le temps, tu te souviendras de celle que tu étais…
— Et si je ne m’en rappelle jamais ? hoquète-t-elle.
— Eh bien, tu seras toujours en sécurité avec mon frère et moi. Aie confiance, je vais trouver. Sois forte… nous avons seulement besoin de temps.
Plongeant ses yeux dans les miens, elle hoche la tête tandis que je me perds dans toutes ces émotions qu’elle me renvoie à la figure. J’ai l’impression que les barrières que j’ai érigées à la mort de mon père deviennent fragiles. Pourquoi est-ce que je me sens si investi alors que je ne la connais même pas ? Tentant d’étouffer ce sentiment de possessivité qui veut s’installer au fond de mes tripes, je l’attire vers moi.
— Allez, Mika, viens là. Je te promets que tout ira bien.
Son front se pose sur mon épaule. J’inspire brusquement lorsqu’elle s’agrippe à ma veste comme à une bouée de sauvetage. Son parfum subtil m’étourdit ; je ne me retiens pas pour glisser mes bras autour de son corps afin de la serrer contre moi. Bordel ! J’ai l’impression que le sien s’ajuste parfaitement au mien. Et sans que je m’en rende compte, ma paume caresse doucement son dos alors que les tremblements de ses membres s’amenuisent. Nous restons dans cette position pendant quelques minutes, savourant le réconfort que nos âmes recherchent désespérément. Personne n’a réussi à affaiblir mes défenses jusqu’à maintenant. Et encore moins une femme. La seule personne pour qui mon monde pourrait s’écrouler est mon frère. Loin de là l’idée de croire au coup de foudre ni aux âmes sœurs… sauf qu’à présent, j’ai un doute.
Devenue plus calme, Mika recule la tête tout en restant accrochée à moi. Je n’ai même pas envie de retirer mes mains de son corps, mais il le faut. La raison doit faire taire mes émotions.
— Est-ce que ça va ?
— Ça va mieux, murmure-t-elle. Merci, Wes…
Mon nom sur ses lèvres m’oblige à déglutir avec difficulté. Elle y met une connotation sensuelle qui me fait presque gronder. Sans même le savoir, elle réveille mes instincts les plus primaires. Je croise les doigts pour qu’elle ne regarde pas vers mon entrejambe parce qu’elle y verrait assurément l’effet qu’elle me fait. Je dois m’éloigner…
— Je vais retourner travailler, mais je te laisse mon numéro si t’as besoin de quelque chose. Sebastian est juste en bas. En revanche, évite de te faire voir, mais il montera pour vérifier si tout va bien et pour te porter un repas. Je reviens aussitôt que je trouve quelque chose.
— Je comprends. Est-ce que je peux t’appeler si je me souviens d’un truc ?
— Oui, bien sûr ! T’appelles quand tu veux.
Pour simple réponse, elle m’offre un sourire éclatant qui me rend heureux. Depuis quand ai-je envie de sourire comme un con ? Il est temps que je parte. Quittant ses iris qui pourraient facilement m’hypnotiser, mes yeux se posent sur un bout de papier qui dépasse d’entre les coussins du sofa. Je ne l’avais pas remarqué. Je m’avance pour l’attraper, mais mon cœur rate un battement lorsque je réalise que c’est une foutue grue en origami. Une sueur froide prend naissance sur ma nuque pour ensuite se répandre le long de ma colonne vertébrale.
— Est-ce que c’est à toi ? demandé-je à Mika.
— Non, pas du tout.
— Je dois discuter avec mon frère.
Sur ces mots, je sors précipitamment de l’appartement. Je n’ai jamais dévalé les marches aussi rapidement. Sebastian lève la tête lorsqu’il me voit arriver en trombe. Tenant le bout de papier dans mon poing serré, je ne remarque même pas à quel point je tremble.
— Tout va bien, Wes ?
Passant devant son regard interrogateur, je ne réponds pas et file directement au quai arrière. La goulée d’air frais me fait du bien ; j’ignorais jusqu’à maintenant que je retenais mon souffle depuis tout ce temps. Les tressaillements diminuent tandis que mes poumons refont le plein d’oxygène.
— Tu vas me dire ce qui se passe ? s’inquiète Seb derrière moi. Mika va bien ?
— Ouais, elle va bien. Je lui ai acheté des fringues, elle n’aura plus besoin de porter les tiens.
— Alors, quel est le problème ?
— C’est à toi ça ? le questionné-je en lui montrant le papier.
— Non, je l’ai trouvé dans ma guitare. Sûrement quelqu’un qui l’a laissé tomber là.
— Où était ta guit, Seb ? Dans ton loft ?
— Au Oh-Pool ; j’y suis allé pour jouer.
— Tu ne sais pas de qui ça vient ?
— Non, puisque je te dis que je l’ai seulement trouvé cette nuit. Pourquoi est-ce qu’un stupide oiseau de papier te dérange autant ? T’as qu’à le jeter aux ordures.
Est-ce que j’aurais dû tout lui dire depuis le début ? S’il savait, il pourrait être plus sur ses gardes. Et être plus inquiet qu’il l’est maintenant, me souffle ma conscience. Il n’a pas à porter le fardeau de la mort de notre père. C’est à moi de trouver qui l’a tué et de régler tout ça. Je le fais pour lui, pour sa sécurité. Sincèrement, il vivra mieux s’il ne voit jamais le danger qui plane au-dessus de nos têtes. Je glisse une main dans mes cheveux, les ébouriffant davantage pour retrouver mon calme.
— Wes ?
— Ça va ; j’ai simplement une enquête qui m’énerve où j’y ai découvert un stupide origami.
Une partie de la vérité, ça devrait le faire, non ? Il n’a pas besoin de savoir immédiatement que c’est en lien avec le décès de papa.
— Oh ! Sûrement une coïncidence. C’est joli, ces animaux de papier.
— T’as raison. Je retourne au bureau. N’oublie pas d’apporter de quoi manger à la femme qui squatte ton loft.
— T’inquiète, j’y compte bien.
Si seulement elle se cachait chez moi… Sortant du resto, je ne respire librement que lorsque je suis assis dans ma voiture. Ouvrant finalement mon poing, je déplie soigneusement le papier pour voir s’il y a une inscription à l’intérieur. Mon cœur manque de flancher. Rageusement, je le lance sur le siège passager avant de frapper le volant de toutes mes forces. Ça ne s’arrêtera donc jamais…
Même si la dette est payée, sachez que je vous garde à l’œil.
Je peux toujours réclamer des intérêts pour dommages moraux…
F
Dommages moraux. Putain de bordel de merde ! Papa, mais qu’as-tu fait pour que tes gestes nous retombent dessus, même vingt ans plus tard ? Jusqu’à maintenant, il ne faisait affaire qu’avec moi. S’il faut qu’il s’en prenne à Sebastian, je ne réponds plus de mes actes. Je détruirai la ville entière s’il le faut.