CHAPITRE 14
WESLEY
Sortant du resto avec un goût amer en travers de la gorge, je regrette de ne pas avoir pu terminer ma conversation avec Sebastian. Il n’a fait aucun commentaire sur les révélations que je lui ai faites. Bordel ! Il a joué au muet pendant que je lui balançais la vérité. C’était une putain de mauvaise idée de tout lui dévoiler. Non ! Je devais tout avouer… Comment vais-je faire pour le protéger s’il ne me dit rien ? J’ai besoin de savoir ce qu’il pense pour qu’on soit sur la même longueur d’onde et qu’on ait un plan. Il fait partie de l’équation maintenant et il ne peut pas me laisser à l’écart de ses pensées. Je mettrais ma main au feu qu’il me cache des trucs importants. Des choses que j’ai ravivées en lui parlant de papa. Le regard qu’il avait lorsqu’il a plongé ses pupilles dans les miennes m’a fait frissonner d’inquiétude. Comment savoir si j’ai pris la bonne décision ? Tout ce que je veux, c’est le protéger ! Mais j’ai aussi cette foutue ville à garder en sécurité.
Rejoignant mon adjoint chez les Ripley, je me dis que le gamin a choisi un très mauvais moment pour jouer aux fantômes. Ou peut-être pas. Je le sens, j’étais sur le point de craquer ; le fait de m’éloigner et de m’occuper va me permettre de remettre mes barrières en place, de gérer le flot d’émotions qui bouillonnent dans mon ventre. Si je ne me sentais pas aussi responsable de cet enfant, je laisserais les recherches aux patrouilleurs. Quelque chose me dit que je dois être de la partie ; il est futé, le petit. Si son père s’est senti obligé de signaler sa disparition, c’est qu’il doit être en danger. Je sors de la voiture avant de grimper rapidement les marches menant à l’intérieur de la maison. L’officier qui guettait mon arrivée m’ouvre aussitôt qu’il m’aperçoit.
— Shérif, m’accueille-t-il. Ils vous attendent dans la cuisine.
— Ils ?
— L’adjoint Mills, l’adjoint Thomas et les parents du petit.
— OK ! Faites le tour du quartier en attendant pour voir si vous ne trouveriez pas quelque chose d’intéressant.
— Tout de suite, Shérif.
Avançant dans le corridor jusqu’à la cuisine, j’inspire bruyamment tandis que j’entends les pleurs de la mère en peine. Lorsqu’ils me voient, mes assistants se lèvent pour me saluer.
— Monsieur Ripley, madame ! dis-je en leur serrant la main.
— Shérif ! commence l’épouse en essuyant ses larmes. Je vous en prie, retrouvez mon fils. Joseph n’est pas un mauvais garçon, il ne se serait pas enfui. Il revient toujours à l’heure à la maison et là, il n’est pas rentré de la nuit. Son lit n’est même pas froissé et son bol de céréales n’est pas dans l’évier. J’ai tellement peur…
— Ça va aller, madame Ripley.
En prononçant ces paroles, une boule se forme dans ma gorge. Et s’il lui était réellement arrivé quelque chose ? Il a l’habitude de se fourrer le nez partout, mais un garçon intelligent comme lui trouve toujours le moyen de s’en sortir. Il me fait tellement penser à moi lorsque j’avais son âge.
— Dites-moi ce qu’il portait lorsqu’il est sorti hier.
— Un jeans bleu, un t-shirt des Avengers et sa chemise rouge.
Pendant quelques minutes, nous discutons des endroits où ils croient que je pourrais retrouver leur fils. Je les écoute vaguement, ayant déjà ma petite idée d’où il pourrait traîner.
— Mills ? l’interpelé-je avant de partir. Reste ici et préviens-moi s’il revient chez lui. Un officier fait le tour du quartier à l’instant. Appelle d’autres agents en renfort pour aider dans les recherches. Adjoint Thomas, allez questionner les bandes du coin pour voir s’ils ont vu Joseph.
— Et vous, Shérif ?
— Je vais aller voir près des quais et des entrepôts désaffectés. Je l’ai déjà vu dans le coin à quelques reprises. Appelez-moi s’il y a du nouveau.
Sans attendre leur réponse, je retourne à ma voiture et sors du stationnement. Le chemin cahoteux qui mène à ma destination m’oblige à ralentir. Je roule depuis un moment et je n’ai toujours trouvé aucune trace de lui. Je commence sérieusement à douter de mon instinct, jusqu’à me foutre d’être en retard pour la rencontre des gangs au resto. Je dois absolument trouver cet enfant. Mon dernier appel aux patrouilleurs m’a confirmé qu’ils n’ont rien trouvé, même auprès des clans. Et si je me trompais ? Il s’est peut-être encore fichu dans la merde. J’arrête mon véhicule devant la vieille bâtisse avant d’éteindre le moteur. Mon arme à la main, je me dirige vers la porte, puis l’ouvre lentement. C’est sombre à l’intérieur, mais pas suffisamment pour que je n’y vois pas clair.
— Gamin ? dis-je tout bas. T’es là ?
Aucune réponse. Il ne semble pas y avoir de squatteurs, ni de sans-abris, ni de gangs. Si au moins il peut les avoir évités, j’aurai des chances de le retrouver entier. Je fais rapidement le tour de la baraque sans y trouver âme qui vive. Mon intuition était donc fausse. Il ne me reste qu’à retrouver les autres et continuer les recherches. Je devrai appeler Sebastian pour lui dire de s’arranger tout seul.
D’un pas déterminé, je me dirige vers la sortie. Au moment de tourner la poignée de la porte, celle-ci s’ouvre et un corps me percute. Pas suffisamment fort pour que je tombe, mais assez pour m’ébranler. Voulant connaître l’identité du nouveau venu, mes yeux descendent et trouvent aussitôt ceux effrayés de celui que je cherche.
— Hey, gamin ! soufflé-je. C’est moi, Wesley.
— Shérif ? murmure-t-il en jetant un coup d’œil derrière lui.
Mon regard suit cette même direction sans que je voie personne. Reportant mon attention sur le môme, je me penche à sa hauteur. Ses cheveux sont ébouriffés, son teint est pâle, sa chemise rouge est déchirée et une entaille traverse son front. On jurerait qu’il s’est traîné dans la boue.
— Dis-moi ce qui se passe. Tu vas bien ?
— Maintenant, ça va… Ils me cherchent ; j’ai passé la nuit caché dans les égouts.
— Qui te cherche ?
— Les types qui ont tiré sur le resto de votre frère.
Non ! Quoi ? Ne me dites pas qu’il a vu toute la scène. C’est ma chance d’interroger le seul témoin potentiel que je connaisse.
— Tu sais qui c’est ?
— Non, je suis désolé, Shérif, ils portaient de longs manteaux et je n’ai pas vu leur visage.
— Tu te souviens de quelque chose qui pourrait m’aider ?
— J’arrive pas à me rappeler, je suis fatigué et tout tourne dans ma tête. Hum… je crois que l’un d’eux avait un tatouage, euh… c’était quoi donc…
Cherchant dans ses souvenirs, il attrape sa tête dans ses mains alors que son corps se met à trembler. Des larmes se pointent aux coins de ses yeux juste au moment où je me fais la réflexion qu’il est complètement à bout.
— Ça va, dis-je en soupirant. Et tu peux m’appeler Wes, tu sais, viens là !
D’un geste tendre de la main, je l’attire vers moi pour le serrer dans mes bras. Je suis plus que soulagé de l’avoir trouvé sain et sauf. Je n’aurais pas aimé annoncer de mauvaises nouvelles à sa famille. Encore moins me dire que la ville a perdu l’un de ses enfants les plus prometteurs parce qu’il a été témoin d’une action que je n’ai pas pu prévenir. Il m’aurait manqué, ce gamin.
Quelques minutes plus tard, je l’entraîne avec moi à la voiture. Je contacte par ma radio les autres membres du corps policier pour qu’ils cessent les recherches, puis je tends mon téléphone à Joseph dans le but qu’il appelle ses parents. Avant d’aller le déposer chez lui, je dois faire un arrêt au resto pour m’assurer que tout est prêt pour la soirée.
Le petit est assis en cuisine pendant que je patiente en marchant de long en large. Je n’ai pas monté à l’étage ; pas parce que je n’en avais pas envie, mais parce que je ne tiens pas à laisser le gamin sans surveillance. Lorsqu’Anne a mentionné que Seb était parti prendre une douche avec l’aide de sa copine, j’ai serré les dents pour ne pas émettre de commentaires. Les images qui m’ont assailli l’esprit ont failli me pousser à aller défoncer la porte de son loft. Je me suis concentré sur Joseph ; j’ai nettoyé son front et appliqué la pommade que la jolie blonde m’a refilée. Une fois remis de ses émotions, il m’a demandé s’il pouvait prendre un truc à bouffer. Alors que la senteur d’oignon était partout autour de nous, j’ai récupéré des fruits dans le frigo avant de l’accompagner au quai arrière. Je sais qu’il y sera en sécurité jusqu’à ce que je le ramène chez lui. Et prendre l’air lui fera le plus grand bien.
Quinze minutes plus tard, une main fourrageant mes cheveux, j’ai levé la tête lorsque j’ai entendu des pas dans l’escalier. Mon frère est apparu, la tignasse mouillée et une allure plus soignée que ce matin.
— Non, mais tu en as mis du temps ! aboyé-je.
— Ouais, euh… c’est difficile de se laver avec un bras presque hors service.
— T’avais pas une copine pour t’aider ?! ne puis-je m’empêcher de répliquer.
— Hum… Mika… m’a ai… aidé pour mes cheveux.
— Tu n’av…
Je m’apprête à lui balancer une réponse de merde, mais l’intéressée arrive derrière Sebastian et j’en oublie ce que je voulais lui dire. Mes yeux se rivent sur sa silhouette mise en valeur dans cet uniforme de serveuse ultra sexy. Je détaille ses courbes parfaites en avalant ma salive avant qu’elle ne me dégouline sur le menton. Je suis envahi par des images d’elle, de nous, qui ne devraient même pas exister. Seigneur, je suis damné de désirer à ce point une femme dont j’ignore le réel prénom. Mon frère suit mon regard avant de lancer :
— Elle n’avait plus rien à se mettre sur le dos, alors Anne lui a prêté un truc. Je crois que Beryl a envoyé le reste de ses vêtements en même temps que les miens chez le nettoyeur.
J’écoute à peine ce que mon frangin marmonne. Mes pupilles remontent jusqu’à sa bouche qui donne l’impression de demander qu’on l’embrasse. Ses lèvres pulpeuses qui sourient dévoilent des dents que je laisserais volontiers mordre ma peau. Un frisson me parcourt le dos tandis que mes iris croisent les siens qui alternent ensuite entre Seb et moi. Elle glisse les doigts dans ses cheveux qui sont mouillés. Je les agripperais alors que je savourerais cette bouche qui me fait envie. Euh… attendez ! Mouillés ?! Oh, putain ! Ne me dites pas qu’elle était dans la douche elle aussi ! Je n’aime pas du tout ce que j’ai sous les yeux, même si je ne peux pas confirmer qu’il se passe réellement quelque chose. Seb détourne le regard et s’avance pour vérifier que tous les ingrédients sont prêts, tandis que Mika va s’asseoir au bar en attendant que les clans arrivent. Tentant d’analyser la tension qui semble prendre place dans cette pièce, je réprime un grognement d’insatisfaction. Pourquoi Seb a-t-il refusé d’annuler ce souper de merde ? Le resto est censé être fermé, quoiqu’Anne ait fait de la magie en nettoyant le tout. On dirait que rien d’énorme ne s’est passé ici, alors que mon frère a failli y laisser sa peau.
— J’ai retrouvé le gamin, lâché-je pour combler le silence lourd de sous-entendus. Il attend sur le quai, mais je voulais m’assurer que tout était prêt avant de le ramener chez lui.
Avant que Sebastian puisse répondre, un bruit sourd nous fait tous sursauter alors que le carillon de la porte annonce l’arrivée de gens dans le restaurant. Qui ose venir foutre le bordel juste avant une rencontre importante ? Il ne paye pas cher de sa peau…
— Mais qu’est-ce que… débute Seb.
— Davay, meshok der’ma !4 entends-je de l’autre côté.
Mon regard croise celui de Mika qui semble effrayée par l’accent russe que nous venons d’entendre. Ses doigts sont crispés au comptoir et son teint est pâle. Je me doute fortement de l’identité des nouveaux venus. Cependant, ils sont en avance ; ce n’est jamais bon signe.
— Restez ici, soufflé-je en sortant mon arme. Je vais voir ce qui se passe.
Lentement, j’avance jusqu’à l’entrée du restaurant. Alekseï, accompagné de deux autres hommes, pousse violemment Jasper, le chef des Defying Death, entre deux tables. Ce dernier s’affale par terre, le visage en sang. En se relevant, il crache au sol avant de s’essuyer la bouche. Je lève un sourcil tandis que la victime lance :
— Vous allez tous regretter ce que vous venez de faire ! Enlever le chef d’un groupe de gangsters, vous êtes complètement malades ! Mes hommes vous feront souffrir.
— Tu m’expliques, Alekseï ? demandé-je en me retenant de rire devant les absurdités qu’il raconte.
— T’as demandé à mon père de retrouver le responsable de l’attentat ; le voici…
— Hunter ! hurle le traître. Ne crois pas ce qu’il dit !
— Pourquoi devrais-je me fier à la parole d’un homme qui voulait me tuer pas plus tard qu’il y a quelques jours ?
Jasper me regarde avec toute la hargne dont il peut faire preuve. Il sait pertinemment que je ne le croirai jamais. Je n’ai pas de raison de le faire… Ce petit merdeux passe son temps à me faire chier, je ne suis pas surpris qu’il continue de s’en prendre à moi.
— T’es sûr de toi ? dis-je en me tournant vers le bras droit de la mafia russe.
— Nous avons trouvé les armes dans le coffre de sa voiture. Il a aussi tenté de nous rallier à sa cause…
— C’est lui… souffle une voix tremblante derrière moi.
Faisant volte-face, je regarde le visage blême du gamin qui fixe le malfrat juste devant moi. Ses pupilles ne le quittent pas une seule seconde. Il marche jusqu’à mes côtés avant de glisser sa paume contre la mienne, cherchant assurément à se trouver du courage.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— C’est lui qui a tiré sur le resto. C’est aussi lui qui m’a pourchassé la nuit dernière.
— Et comment tu le sais ?
— Le tatouage de croix qu’il a sur son bras. Je me souviens de l’avoir vu dans le reflet des lampadaires…
Je ne sais pas pourquoi, mais je crois ce môme sur parole, sans même lui demander davantage d’informations. J’ai confiance en lui, presque plus qu’en moi-même.
— SEB ! crié-je.
En entendant les pas de mon cadet dans mon dos, je vois les yeux de Jasper s’agrandir lorsqu’il constate qu’il a manqué sa cible lors de l’attaque. Son regard plaide coupable à sa place. L’enfant de pute !
— Amène Joseph à l’arrière, j’ai des trucs à régler…
— Tu fous pas la merde dans mon resto, hein ?
— SEB… grondé-je. Fais pas chier !
— Ça va ! Allez, viens petit.
Une fois certain que le gamin est hors de vue, je m’avance d’un pas menaçant vers le salopard qui a tenté de nous éliminer, mon frère, Joseph et moi.
— Alors, t’es le genre de racaille qui tente de faire la peau à un môme, Jasper ?
— Ce n’est pas moi, je te le jure.
— Et tu vas me dire que t’as pas tiré sur Sebastian ?
— Nnnoonnn… je… ce n’est…
— Mauvaise réponse ! le coupé-je.
J’en ai rien à foutre de ses plates excuses ; mon poing s’élève et s’abat sur son visage avec une force qui me surprend moi-même, créant une giclée de sang par terre. Il s’efforce de se défendre, mais les ruskofs l’en empêchent.
— Lâchez-le ! Qu’il ose tenter de me frapper…
Un hochement de tête d’Alekseï les oblige à m’écouter. Aussitôt, le sac à merde s’élance vers moi. J’évite aisément son attaque et lui balance une seconde droite. Suffisamment fort pour le faire reculer du moins.
— J’aurais dû ne pas te croire et te tuer l’autre soir, lance-t-il avec rancœur. Ton frère et toi croyez être invincibles, mais la merde, c’est vous… personne ne le manquera la prochaine fois.
La fureur qui circule dans mes veines lorsque je l’entends dégrader mon frangin me fait presque perdre le peu de raison qu’il me reste. Je sais très bien que ma vie ne vaut rien, mais je préserverai celle de Seb jusqu’à mon dernier souffle. Des flammes de colère dansent dans mes iris, démontrant à quel point j’abhorre tout geste de traîtrise. Je l’attrape par le collet de sa chemise avant de lui dire ces derniers mots :
— Je. Ne. Veux. Plus. Te. Voir. Dans. Ma. Ville.
Ne le laissant pas faire le moindre son, je me délecte de l’onde de peur qui se reflète sur son visage. Il mérite de souffrir pour ce qu’il nous a fait. Sans m’arrêter, je le roue de coups jusqu’à ce qu’il ne puisse plus se protéger, ses bras pendant mollement et ses jambes étant incapables de supporter son poids. Lorsque son corps frappe le sol, seulement là, j’arrête de me défouler.
— Je peux toujours avoir votre soutien ? risqué-je vers les trois hommes.
— Absolument ! répond le fils du chef.
— Alors, débarrassez-vous de lui ! Faites le nécessaire pour que je ne le voie plus et assurez-vous que le reste du clan comprenne le message. Je vous couvrirai.
— Avec plaisir ! acquiesce l’un des sous-fifres en récupérant le corps écrasé contre le sol.
Je regarde le sang qui tache mon uniforme et couvre mes mains en soupirant. Sans regarder les mafieux partir, je me dirige vers la cuisine, un certain soulagement transparaissant sur mes traits. Sous le regard inquisiteur d’Anne, je me place devant l’évier pour faire disparaître les traces de ma culpabilité.
— Tu peux nettoyer à l’avant, s’il te plaît ?
Elle hoche lentement la tête avant de venir poser sa main sur mon épaule en signe de réconfort. Pourquoi nous voue-t-elle une confiance absolue ? Je suis maintenant corrompu jusqu’à la moelle ; je ne vois plus d’issue pour m’en sortir. Tant que cette soif de vengeance me dominera, avec tout ce que je ressens, je ne serai plus jamais en paix. Elle serait mieux ailleurs qu’ici, plus en sécurité aussi.
— Ça va ? souffle-t-elle.
Plongeant mes yeux dans les siens, j’y vois de l’inquiétude non dissimulée. Un sourire en coin apparaît lentement sur mes lèvres, me rappelant à quel point ils peuvent être expressifs. Je tente de la rassurer par la même occasion. Expulsant l’air de ses poumons, elle se détourne pour aller nettoyer à nouveau le bordel que j’ai créé.
Sachant pertinemment que mon frère attend le verdict de ce qui vient de se passer, je me tourne vers lui pour le trouver occupé à ranger sa table de travail. C’est clair qu’il a compris que la soirée venait d’être avortée. Nos alliés ne reviendront pas ce soir, trop préoccupés par la tâche d’éliminer une pourriture pire qu’eux-mêmes. Mon regard se tourne ensuite vers le gamin qui grignote des craquelins en ne me perdant pas de vue. Il hausse les épaules, signifiant qu’il n’en a rien à foutre de ce que je viens de faire. Achever un homme qui tente de nous assassiner n’est que justice rendue. J’aimerais quand même pouvoir faire disparaître l’éclat d’adoration que je vois briller dans ses iris. Je ne mérite pas cet intérêt.
Puis, mes pupilles se posent sur Mika, assise plus loin. Elle semble concentrée sur une tâche qui accapare toute son attention. Ses mains tremblent encore, bougeant sans cesse tandis qu’elle torture le coin de sa lèvre inférieure. Bon Dieu, ce qu’elle est belle ! Je m’avance lentement dans sa direction jusqu’à ce que je vois ce qu’elle est en train de créer. Mon souffle se bloque dans ma gorge et j’ai l’impression que mon cœur est sur le point d’exploser. Non ! Elle ne fait pas ce que je crois voir…
— Mika ? soufflé-je.
Je ferme les paupières pour effacer l’esquisse de ce cauchemar qui me persécute. Mes mains tremblent sous l’émotion qui me taraude. Lorsque je les ouvre à nouveau, je remarque que le ton de ma voix a interpelé Seb qui lève la tête dans notre direction.
— Qu’est-ce que tu fais ? lui demandé-je d’une voix rauque.
— Hum… ça s’appelle de l’origami.
Elle a parlé sans hésitation, comme si c’était naturel. De l’origami. Ces foutues formes de papier qui ont détruit mon monde. Ces stupides messages qui ont fait de ma vie un enfer. Je vous en prie, ne me dites pas qu’elle est derrière tout ça, qu’elle est de mèche avec celui qui a assassiné notre paternel. Incapable de penser correctement, je laisse mes pas me guider jusqu’à elle. Ma paume se pose sur son bras, l’obligeant à se lever du banc. Maintenant qu’elle est à ma hauteur, je la pousse jusqu’à ce que son dos percute le marbre du comptoir.
— Wesley ! tente de m’arrêter Sebastian.
— Ne t’en mêle pas ! rugis-je à son intention.
Mon ton est sans appel. Il sait ce que ces putains bouts de merde signifient maintenant, alors qu’il me laisse gérer ça. Pas un seul moment je n’ai dévié mon regard de celui de la femme qui est devant moi, sa main sur mon torse croyant m’empêcher d’avancer davantage. Mon épiderme brûle sous mon uniforme où repose sa paume, mais je ne me laisse pas distraire.
— Où as-tu appris à faire ça ?
— Les animaux de papier ? lance-t-elle innocemment.
— Ne me prends pas pour un idiot, Mika. Tu sais très bien ce dont je parle…
— Je n’en sais rien…
— Tu peux faire mieux.
— Je te jure, Wes…
Son accent lorsque mon surnom roule sur sa langue fait accélérer mon cœur à plein régime. Je prie intérieurement pour qu’elle ne soit coupable de rien. J’arrive à peine à réfréner mon envie de l’embrasser. Même la présence de mon frère ne m’arrêterait pas. La seule chose qui me retient est le doute qui me souffle que le meurtrier que je cherche maîtrise cet art ignoble. Et si elle était complice ?
— J’étais anxieuse et sans m’en rendre compte, j’ai commencé à triturer le bout de papier qu’il y avait sur le bar. Puis un deuxième. Je ne comprends pas d’où ça vient. Tout ce que je sais, c’est que ça me calme et que j’ai ces connaissances ancrées en moi sans même avoir besoin de réfléchir.
— Comment puis-je te faire confiance ?
Mes lèvres se retrouvent qu’à quelques centimètres des siennes sans que je me sois rendu compte d’avoir bougé. J’attends impatiemment les mots qui en sortiront. Ma main a desserré son emprise sur son bras pour se glisser sur son cou sans toutefois faire de pression. Sa respiration semble aussi rapide que la mienne, ce qui me démontre qu’elle est autant perturbée que moi. Je t’en prie, dis ce que je veux entendre…
— De la même façon que je vous fais confiance pour ma sécurité…
Elle marque un point…
— Puis, comment pourrais-je trahir ceux qui m’ont sauvé la vie ? J’aurais pu mourir dans cette caisse de bois si vous n’aviez pas été là.
Elle a raison, complètement raison. J’ai envie de la croire, de l’embrasser. Laissant libre cours à ce besoin qui m’assaille, je frôle lentement le coin de ses lèvres. Elle ne m’évite pas, ne se recule pas. Avant d’avoir le temps de l’embrasser comme il se doit, le bruit d’un verre que l’on repose brutalement sur le comptoir me ramène à l’instant présent. Je me retire aussitôt avant de lancer un coup d’œil à Sebastian qui semble se consumer de jalousie. En plein dans la gueule, frangin, tu comprends ce que j’ai ressenti quand je l’ai vu dans tes bras. Mais ça, il n’en sait rien. Et je ne peux pas lui en vouloir, c’est pourquoi tout ce que je trouve à dire se résume en quelques mots :
— Je dois ramener le gamin chez lui…
Repoussant à plus tard ce baiser qui me fera oublier qu’elle est peut-être dans le camp adverse, je fais signe à Joseph de me suivre. Il s’empresse de me rejoindre, puis accepte la main que je lui tends. Tout ce que j’arrive à gérer pour l’instant est un seul problème à la fois. Sinon, je sens que je n’y survivrai pas. Et le regard que me lance Anne lorsque je sors du restaurant me dit qu’elle a vu ce qui s’est passé ; je n’ai pas fini d’en entendre parler. Croit-elle encore que c’est la copine de mon frère ? Je n’en ai rien à cirer. Tout ce qui m’importe est de trouver celui qui a détruit nos vies. Je sens que je suis tout près… et mon instinct me trompe rarement.