CHAPITRE 18
SEBASTIAN
Le tintement des verres qui s’entrechoquent, provenant du groupe de gens qui fêtent la fin de leurs études, le vieux juke-box qui crache un son horrible de je ne sais quelle chanson et le brouhaha des saoulons qui gueulent beaucoup trop fort font rage dans mes oreilles alors que Trish me regarde avec de larges traînées de mascara sur ses joues. Je suis assis sur l’un des tabourets du bar depuis au moins quatre heures maintenant et je viens tout juste de lui annoncer la raison pour laquelle je restais muet depuis mon arrivée. Elle a fondu en larmes après la révélation sur la mort de Beryl, ou plutôt éclaté dans un sanglot assourdissant, voire même gênant. Trisha n’a jamais de retenue pour rien, alors encore moins pour vivre un deuil. Quelle chance d’être dans un endroit où personne ne se soucie des autres ; elle a donc pu hurler sa peine à sa guise sans jamais attirer les regards indiscrets. Malgré tout, elle continue de servir ses clients sans s’arrêter en héritant de pourboires généreux chaque fois. Soit ils ont pitié d’elle, soit ils bavent devant son énorme décolleté.
— T’es certain que tu ne veux pas une bière, mon chéri, me propose-t-elle en essuyant ses larmes sur le torchon qui sert à laver le comptoir du bar.
— Non, merci.
Et, comme les trente autres fois où elle me l’a demandé, Trisha lève les épaules en se remettant à frotter des verres déjà propres tout en laissant des sanglots silencieux s’échapper. Pourquoi n’ai-je pas l’ombre d’un petit coin d’œil humide ? Ni même la voix tremblotante lorsque je lui ai avoué la raison de ma présence ? Si Trisha me croit insensible, ce n’est pas moi qui vais la contredire puisque la cause de toute ma froideur puise au creux de mes mains. Le message parfaitement plié en forme de grenouille s’y trouvant me gruge tous les remords possibles en remplaçant les étapes de mon deuil par une crise d’inertie. J’ai beau réfléchir à une vengeance, mais vers qui la diriger ? Sur ce coup, je n’ai pas d’autres options que celle d’attendre que mon frère déterre les indices. Mais après avoir lu les mots sur ce fichu bout de papier, j’ai comme l’impression qu’on s’adresse à moi uniquement, qu’on me teste pour savoir quelle sera ma prochaine bourde. Ou est-ce une menace ? Celui qui a tué Beryl et qui m’a tiré dessus vient peut-être pour achever le travail qu’il a commencé. J’ouvre pour la centième fois le papier en décodant le texte comme si j’en étais encore à la première lecture :
Where do bad folks go when they die? They don’t go to Heaven where the angels fly…5
L’inscription est en lettres saccadées comme si l’on s’était dépêché de l’écrire. Les paroles de la chanson Lake of Fire de Nirvana gisent sur l’origami que j’ai découvert un peu plus tôt dans l’appartement de Beryl. Après y avoir passé des heures à chercher des indices sur son assassinat, j’ai enfin trouvé ce message coincé sur la vieille affiche de ma première prestation au Oh-Pool, accrochée sur le mur de la chambre de mon ami. Mon plus grand admirateur, c’était lui. Il disait que je méritais plus que cette vie de merde et que ma voix était la clé pour franchir le seuil d’un monde meilleur. J’ai tout bousillé avec mon esprit malade… Il le savait mieux que personne, mais continuait d’avoir foi en moi.
Frustré par tout ce qui arrive, je frappe d’un bon coup de poing le comptoir de bois massif, faisant sursauter Trisha au passage.
— Hey, mon chou, mon bar ne t’a rien fait, d’accord ?
— D… désolé, Trish, je crois que je devrais rentrer chez moi, dis-je en me levant tranquillement du tabouret.
— Et si tu faisais une petite prestation en l’honneur de notre ami ?
Mon cœur se serre aussitôt. Beryl adore m’écouter chanter… ou plutôt, il adorait. Je l’entends presque me souffler à l’oreille le titre de la chanson qu’il préférait par-dessus tout. Celle que j’ai jouée il y a quelques mois en m’accompagnant pour la première fois avec le piano portatif qu’il m’avait offert.
D’un faible hochement de tête, je réponds à la propriétaire de l’endroit puis lui tends mon téléphone sur l’application de musique en choisissant la version acoustique pour me guider.
— Un petit verre pour te donner du courage ? me demande-t-elle en saisissant la bouteille de rhum face à elle.
— Ça ira ; contente-toi de fermer les lumières, s’il te plaît.
En balayant rapidement la salle du regard, je comprends qu’il faut absolument que je chante dans le noir, puisque c’est bondé de monde ; et sans une seule goutte d’alcool dans le sang, je risque de ne pas trouver la force de le faire, même pour lui.
— Mesdames et messieurs, roucoule la voix de Trisha dans le microphone installé à même le comptoir, je vous demanderais d’accueillir Sebastian Hunter qui nous fait l’honneur de jouer une pièce en mémoire de notre ami commun.
L’éclairage se tamise au même moment où le vacarme des ivrognes cesse. Mon cœur se met à frapper durement dans ma poitrine lorsque je rencontre quelques regards intrigués en avançant vers la petite scène. Me produire devant un public, sans ma guitare, m’est totalement nouveau alors qu’habituellement, je me cache derrière elle pour affronter quoi que ce soit. Aujourd’hui, il n’y a que moi. Je le lui dois. Après tout ce qu’il a fait pour moi, je le fais jusqu’au bout.
Mes jambes me portent jusqu’aux marches que je monte une à une tranquillement avec le stress qui me noue les entrailles. Je sens la sueur déferler par mes pores de peau quand j’arrive enfin devant le micro que je saisis aussitôt pour ne pas m’écrouler face au public attentif. Je les entends chuchoter, se demander qui je suis, rire de mon allure de SDF et se mettre à parier que je chante comme une merde…
Et d’un seul coup, l’éclairage s’éteint complètement. Les premières notes de piano de la chanson Leave a Light On de Tom Walker¯débutent en accompagnant le souvenir où j’ai interprété cette pièce devant lui. Un énorme frisson couvre mon corps au moment où les mots sortent brisés de ma bouche comme s’ils étaient teintés de cicatrices presque visibles. Cet homme était mon phare. À la suite de chaque épisode sombre de ma vie, il me guidait vers la lumière ; du moins, c’est ce qu’il tentait de faire. Sans me juger, sans me faire la morale, il m’a tenu la main pour que je cesse de m’écrouler. C’est avec sa présence que j’ai réussi à garder la tête hors de l’eau, que je suis encore ici, grâce à lui… Pourrais-je en dire autant pour lui ? Putain, il est mort. De la pire manière qui soit, et probablement par ma faute.
— … Safe to feel our grace ’cause we’ve all made mistakes6…
Des larmes ardentes coulent sur mes joues sans que je puisse les retenir plus longtemps. J’ai mal, tellement mal que ma voix se casse à plusieurs reprises, mais je m’en fous. Je dois finir la chanson pour mon ami qui a payé de sa vie toute l’illégalité que contient la mienne. Comment mon frère fait-il pour survivre à ça depuis tant d’années ? À taire ses secrets pour tenter de me tenir à l’écart sous prétexte qu’il me protégeait ? Jusqu’ici, est-ce que son rôle de protecteur a vraiment fonctionné ? La décharge électrique dans mon épaule prouve le contraire tout comme le cadavre de mon ami à la morgue. Devant des gens que je ne connais pas, un public qui ne comprend rien à ma souffrance, je saisis enfin pourquoi Wes a agi ainsi. Parce que je faisais la même chose pour Beryl au fond ; je lui dissimulais le pire pour le préserver de mes ténèbres. Pourtant, il voyait bien que ça grugeait une part de moi. Sans jamais exiger de réponses, mon ami est resté à mes côtés pour finalement se faire dévorer par les monstres sanguinaires qui nous entourent. Et le prochain sur la liste, ce sera qui ? Wesley ? Moi ? Ou peut-être Mika ? À cette idée, une vague de colère se met à bouillir en moi. J’ai l’impression que tout ce que je chante est alimenté par le feu de ma rage. J’ai besoin que tout le monde ici présent sache que ce que je vis en ce moment est trop, trop pour moi seul, parce que oui, je suis seul maintenant. Si je veux me sortir de cette merde, je dois foncer et trouver qui a fait ça.
Ils vont payer.
Souffrir comme j’ai souffert.
Perdre autant que j’ai perdu.
Je ne cesserai qu’une fois ma vengeance obtenue et accomplie.
Il est temps de montrer qui tu es, de libérer celui qui est tapi au fond de toi depuis toujours.
Le soleil pointe tout juste ses premiers rayons au moment où je sors du bar. Le public était en délire après ma prestation. Ils ont hurlé si fort pour un rappel que mes tympans en bourdonnent encore. J’ai bien vu les larmes qui coulaient de leurs yeux ainsi que de ceux de Trisha. Elle tenait ses mains jointes sur sa poitrine comme pour empêcher son cœur d’exploser tandis qu’elle mimait de ses lèvres peintes en rouge « merci, merci, merci ». Après être descendu de la scène, j’ai attrapé ma veste de cuir défraîchie et j’ai filé par la porte arrière du bar pour m’allumer une cigarette. Alors me voilà sur le chemin du Double Barrel, à songer à un plan d’action, mais ils sont tous complètement idiots parce qu’évidemment, je ne suis pas flic. Tout ce que j’ai en termes d’expérience se résume à ce que j’ai vu dans les séries télé.
Mon cellulaire vibre dans ma poche, signe que j’ai reçu un message. Je l’ouvre et tombe sur un numéro que je ne reconnais pas :
T’arrives quand, putain, je t’attends au resto depuis une heure.
C’est qui ?
Tu fais chier, c’est Lewis, p’tit con.
Qu’est-ce que tu fais au resto ? Il n’y a pas de réception ce matin !
Justement, je viens te botter le cul parce que tu as coulé celle d’hier.
L’image du parfait biker me vient et j’ai soudainement beaucoup moins d’assurance qu’il y a quelques minutes. Si Lewis, le bras droit des Bloody Bears, avait quoi que ce soit à se reprocher concernant la mort de mon ami, il ne reviendrait pas à la charge aussi rapidement. Ou est-ce lui accorder plus de discernement qu’il n’en mérite ? Mon écran s’illumine à la réception d’un autre message :
Grouille-toi avant que je décide de cramer ton resto !
Et me voilà parti à vive allure jusqu’à chez moi. La dope que j’ai jetée au fond du canal doit représenter un demi-million de dollars en bénéfices nets pour lui, alors je le sais capable de mettre son plan à exécution.
Je cours aussi vite que mes poumons de vieux fumeur me le permettent et arrive enfin au coin de la rue Principale où je remarque sa large silhouette devant la porte de mon resto. Sa bécane noire garée un peu plus loin m’indique qu’il est venu seul. Lewis, qui me voit approcher, me pointe du doigt d’un geste terriblement agressif.
— Eh bien, dis donc, ça fonctionne les menaces avec toi ! me lance-t-il avant de cracher au sol.
— Qu’est-ce que tu fiches ici, Lewis ?
— J’crois que tu ferais mieux de nous préparer un bon café pour commencer parce que je te jure que tu dois être réveillé pour entendre ce que j’ai à te dire.
Ses sourcils froncés, la veine sur sa tempe qui pulse de colère et ses phalanges qu’il s’amuse à faire craquer me poussent à obéir à ses demandes. Je fouille mes poches à la recherche de mes clés en passant devant lui pour nous ouvrir la porte.
— Tiens ! C’était collé à la fenêtre ; j’imagine que c’est à toi, dit-il en me tendant une enveloppe blanche toute froissée.
Je la lui arrache des mains avant de nous faire entrer dans le resto. Les clochettes au-dessus de ma tête retentissent, brisant le silence. Le bras droit des BB me suit de près lorsque j’arrive au bar pour allumer l’éclairage feutré.
— T’as de quoi bouffer ? grogne-t-il en s’assoyant sur le premier banc.
— Contente-toi d’un café, après tu dégages !
— Putain ! C’est moi qui souhaite t’arracher la tête, pas le contraire, à ce que je sache, alors calme tes ardeurs.
— Ah, et je devrais t’offrir un repas tout juste avant que tu me trucides ?
— Non, je veux que tu me rembourses ce que tu as fait couler hier, et par la suite je te tue. Je suis réglo, je te fais part de mes plans quand même.
— T’avais qu’à être à l’heure, putain ! J’étais là, moi.
Le colosse étire un bras par-dessus le comptoir pour saisir une bouteille de whisky avant de la propulser sur le mur derrière moi.
— Même avec une heure de retard, fallait pas te débarrasser de la marchandise. Maintenant, on te considère comme un voleur, Seb. Et sais-tu ce qu’on fait aux voleurs ?
L’odeur de l’alcool concentré me monte au nez. Je pourrais bien lui balancer que c’était l’ordre de mon frère, qu’il n’a qu’à s’en prendre à lui, mais quelque chose m’en empêche. Comme si ce type de trois fois ma taille ne me faisait plus peur. Je sais qu’il agit ainsi pour me terroriser, pour que je le supplie de ne rien me faire. Parce que finalement, il ne peut pas me toucher, sans quoi sa tête sera sur tous les avis de recherche des postes de police du pays.
— J’te parle, p’tit con ! gueule-t-il en abattant son énorme poing dans la paume de son autre main.
Sans attendre une nouvelle vague de menaces, je tourne les talons avant de disparaître dans ma cuisine.
— Hey ! C’est ça, sauve-toi, le môme, et fais-moi ce putain de café avant qu’on jase de ta dette.
Je vais cracher dedans, c’est tout ce qu’il mérite. J’ouvre la lumière au-dessus de la crémaillère et me dirige vers la machine à espresso. L’enveloppe blanche que Lewis m’a donnée un peu plus tôt est toujours dans ma main, alors je décide de découvrir son contenu en attendant que l’eau ne devienne chaude. Après avoir arraché un coin, une minuscule carte mémoire tombe dans le creux de ma paume. Aucune explication n’y est jointe.
— Dis, Lewis, est-ce que l’enveloppe me vient des BB ?
— Peut-être bien, me crie-t-il de l’autre côté de la porte.
N’étant pas très fort en technologie, je saisis tout de même que cet objet peut très bien fonctionner dans mon téléphone. Je l’attrape sans attendre avant d’ouvrir la petite fente sur le côté pour y insérer la carte. Un fichier de téléchargement apparaît dans le coin inférieur de l’écran et je m’empresse aussitôt d’appuyer dessus. La curiosité m’aveugle, me rendant imprudent, alors que ça pourrait très bien être un virus d’espionnage.
— Alors, ça vient ce café, merde ?
Et sans que je touche à quoi que ce soit, l’application musique s’ouvre par elle-même et se met à jouer une chanson que je n’identifie pas. El lamento de un amigo cercano7 débute sur des notes qui me glacent le sang.
— « P…p… pourquoi f… faites-vous ç… ça… », bredouille la voix apeurée de mon ami.
— « Ce sont les ordres », crache celle d’un homme que je ne reconnais pas.
— « Les ordres d… de… q… qui ? AAAAAAAARRRRRRGGG ! »
Le hurlement de douleur de Beryl me frappe de plein fouet dans l’estomac. Je cours jusqu’au lavabo pour y vomir un jet de bile qui me brûle la gorge.
— « J’ai besoin que tu transmettes un message aux Hunter, continue l’enregistrement pendant que je me vide une seconde fois. Voici ce qui leur arrivera à chacun s’ils ne ferment pas boutique immédiatement. Terminé le petit business de passeur, fini le flic ripou et le frère trafiquant. Cette ville nous appartient maintenant et nous mettrons à feu et à sang tous ceux qui oseront se placer sur notre route. Les dettes de leur passé ne seront jamais payées tant qu’ils ne quitteront pas ce pays.
— « J… je n’ai rien à v… voir avec eux, p… pitiééééé ! »
Ses plaintes de martyre reprennent intensément alors que pour qu’il se taise, je lance mon téléphone sur le mur de briques. Le choc le fait aussitôt exploser en mille morceaux. Mon corps tremble des pieds à la tête, ma respiration siffle entre mes dents bien serrées et je n’arrive plus à réfléchir. Les images de sa dépouille meurtrie me reviennent. C’était évident qu’il avait souffert, qu’on lui avait fait subir d’atroces supplices, mais je n’osais pas les imaginer. Maintenant, c’est comme si je les voyais de mes yeux. Est-ce que l’enveloppe me vient des BB ?… Peut-être bien. La réponse de Lewis tourne en boucle dans ma tête. La meilleure idée serait de rejoindre mon frère, qu’il me dise quoi faire et surtout quoi ne pas faire, mais Beryl était mon ami, je dois prendre la décision moi-même. Le venger quoi qu’il m’en coûte.
D’un rapide coup de pied, je fracasse la porte battante qui vient aussitôt s’enfoncer dans le mur derrière elle. Je n’attends pas une seconde de plus que Lewis déchiffre mon plan et me jette droit vers lui. Le choc le fait brusquement tomber du tabouret pour atterrir sur le dos. J’ai le temps de voir la lueur d’incompréhension dans son regard avant de me mettre à lui frapper le visage. Ma rapidité l’a complètement pris au dépourvu ; il n’a pas eu un seul instant pour se défendre que son sang gicle partout sur moi. Je me sens envahi d’une euphorie qui me donne une force incommensurable, au point où je m’entends même rire au milieu des supplications saccadées de Lewis. Il doit… il doit payer, pour tout.
Mon poing rencontre son nez, une, deux, trois fois. Les craquements de ses os, je ne les compte plus. La douleur dans mon épaule n’est plus qu’un lointain souvenir quand je décide d’entourer son large cou de mes deux mains. L’affreux gargouillis qui sort de sa bouche pleine de sang me confirme que sa fin est proche. Je plante aussitôt mon regard dans le sien. Je veux le voir mourir, je veux être la dernière personne qu’il verra, comme il est celui qui a vu Beryl trépasser.
Un éclair foncé passe rapidement dans mon champ de vision avant que je sente qu’on me tire par-derrière. J’entends mon nom, des pleurs et encore une fois mon nom tandis que j’ai peine à comprendre ce qui arrive.