CHAPITRE 22

WESLEY

Sebastian va vouloir me tuer. Lorsque je stationne mon véhicule tout près du Double Barrel, plusieurs autres voitures y sont déjà. Je reconnais très bien celle de Carlos. Après être descendu, je claque la portière puis roule les manches de ma chemise sur mes avant-bras. À cet instant, je regrette d’avoir dérogé à ma propre règle et d’avoir accepté la rencontre de ce soir. Mon pressentiment me dit que tout ça va tourner au vinaigre. Même si j’avais voulu annuler, lorsque j’ai reçu l’appel de la conjointe de Mills, il était déjà trop tard.

Habituellement, je ne suis pas celui qui s’occupe des disparitions, mais lorsqu’il s’agit de mon adjoint, je ne peux pas faire autrement. Vivian m’a contacté pour me demander si son époux bossait avec moi. Je n’ai pas revu Mills depuis la confrontation de ce matin. En lui affirmant le contraire, j’ai senti son inquiétude grimper en flèche alors qu’elle me racontait qu’il devait aller la retrouver ce midi, mais qu’il ne s’est jamais pointé. Je lui ai dit de ne pas s’en faire, que je lui avais confié une enquête et que trop absorbé par son travail, il avait sûrement oublié. Mais maintenant que je sais que ceux qui ont tué Beryl et mon père sont les mêmes, je doute. Et si je l’avais envoyé directement dans sa tombe ? Un simple appel au poste m’a confirmé que la voiture de Mills était toujours là ; il devait encore être dans son bureau en train d’éplucher les dossiers. Soulagé, je me suis dépêché de me rendre ici en me disant qu’il retournerait chez lui sous peu.

En entrant dans le restaurant, je ressens déjà l’ambiance typique des soirées de mafieux. Tout le monde parle fort, l’air empeste le cigare bas de gamme. Avec l’argent qui roule dans leurs mains, ils pourraient au moins s’en acheter des décents ! Je constate à quel point je suis en retard lorsque je vois Anne déambuler entre les tables avec des assiettes dans les mains. Elle porte une chemise blanche ajustée, ainsi qu’une mini-jupe noire qui se soulève à chaque pas qu’elle fait. Plusieurs hommes la regardent quand elle passe près d’eux. Je prends une grande respiration en me rendant compte que j’ai serré les dents pour retenir un commentaire de merde envers ces membres des Bloody Bears. Mais depuis quand leurs comportements m’affectent-ils autant ? Bordel, je suis complètement à bout…

Je salue leur chef qui me gratifie d’une claque dans le dos pour m’accueillir comme il se doit. Laissant sa paume sur mon épaule, il me dirige vers un jeune homme à la tête rasée sur les côtés, une crête sur le dessus. Il doit avoir tout au plus dix-huit ans.

— Shérif, j’aimerais te présenter mon nouveau bras droit. Il est arrivé il y a quelques heures à peine. C’est le fils de ma cousine qui habite au sud du pays. Elle en avait assez de sa gueule de revenant, alors elle me l’envoie pour que je l’éduque. Il m’affirme être un bon soldat, donc j’ai décidé de lui donner sa chance et de le laisser me prouver ce dont il était capable. Il s’appelle Patrick.

— Il va m’emmerder ? le provoqué-je.

Carlos lève un sourcil dans ma direction avant de sourire.

— Il devrait bien se tenir ; je vais m’assurer de lui expliquer les règles. Patrick, voici le shérif Hunter, le frère de Sebastian ; c’est lui qui gère la ville. Il couvre aussi nos arrières si nous respectons sa loi, t’as bien compris ? Et celle de personne d’autre…

Le jeune homme tend la main dans ma direction. Je l’accepte pour acheter la paix ; je devrai quand même le garder à l’œil. Un autre nouveau dans ma ville, ça ne peut créer que des ennuis. Sa poigne est solide et ses yeux ont quelque chose d’inquiétant. On arrive presque à comprendre pourquoi sa mère l’a envoyé à son cousin. Je ne pensais pas me dire un jour que ce petit salopard de Lewis allait me manquer ; je savais à quoi m’en tenir avec lui. Là, je vais devoir faire attention.

— Wes ! me crie Sebastian depuis la porte de la cuisine.

Délaissant les invités, je rejoins mon frère à l’arrière. Déjà sur mes gardes, je m’apprête à lui expliquer que j’avais des choses importantes à régler. Étonnamment, il ne m’apostrophe pas comme je le croyais, mais il semble plutôt heureux et son regard me paraît même apaisé. Mais qu’est-ce qui a bien pu se passer pour faire partir la lueur de souffrance constante qui s’était logée dans ses pupilles ? Pas que ça me dérange, je suis ravi qu’il laisse le passé où il est, mais ce changement de comportement m’intrigue.

— T’as enfin décidé de m’honorer de ta présence ? me lance-t-il en faisant sauter des aliments dans une poêle.

— Je suis désolé d’être en retard, j’ai dû régler des trucs…

— Des trucs plus importants que de m’aider à faire de cette soirée une réussite ?

Son ton est calme, pas du tout agressif, mais son effet sur moi est pire que s’il avait encore mangé de la vache enragée. Je ne sais pas quel est l’ingrédient secret de sa bouffe, mais il devra m’en faire part, parce que là, j’ignore de quelle façon lui répondre. Sur la défensive ou doux comme un agneau ? Alors que s’il avait ouvert les vannes comme d’habitude, je lui aurais possiblement crié dessus, donc maintenant je ne fais qu’hésiter.

— Ouais, Seb ! soufflé-je lentement. Le gamin est toujours au poste, il décrit celui qui t’a laissé cette lettre avec la puce, tandis que je me suis assuré que la mort de Lewis ne nous retombe pas sur le dos. J’ai des raisons d’être en retard, Seb…

Même si je n’ai pas levé la voix, j’ai l’impression que mes paroles ont plus d’impact qu’un coup direct en pleine figure. Finalement, j’aurais peut-être dû gueuler…

— Lewis est m… mort ?! murmure-t-il en posant la poêle.

— Il a succombé à ses blessures en matinée.

— Merde…

— Hey, Seb ! Écoute-moi, ce n’est qu’une histoire de circonstances, OK ? Je vais trouver qui est derrière tout ça et on enterrera cette merde dans le passé, quitte à refaire notre vie ailleurs. T’as compris ?

Les yeux hagards, le teint livide, il secoue imperceptiblement la tête.

— Sebastian, putain ! Tu dois être celui dont j’ai besoin à mes côtés. Te sens-tu capable de faire ça ?

Il tente de retrouver une respiration normale, sans me répondre.

— Peux-tu devenir celui que papa aurait voulu et te battre avec moi ? J’ai besoin de toi.

À ces mots, mon frangin relève la tête pour ancrer ses iris aux miens. Ses yeux gris tempête fixent mon bleu océan. Devant leur intensité, un frisson dévale mon échine, ils deviennent froids et durs. Sa mâchoire se crispe puis il pose sa main sur mon bras.

— Ouais, Wes, je suis là. Quand t’auras plus d’informations, tiens-moi au courant. Maintenant, occupe-toi de la salle tandis que je prépare de quoi les nourrir.

— Est-ce que tout va bien, les gars ?

Aussitôt que ce doux accent espagnol résonne dans la pièce, nos têtes se retournent d’un même mouvement pour voir Mika descendre les marches, affublée d’une jupe ajustée qui lui arrive aux genoux et d’un chandail ample qui nous laisse entrevoir sa clavicule et l’une de ses épaules. Ses cheveux bruns bouclés partent dans tous les sens, mais ça fait d’elle une femme sensuelle, magnifique.

— Oui, réponds-je, tout va bien.

— T’as besoin d’aide ? questionne-t-elle en arrivant près de Seb.

Le sourire qu’il lui offre est le plus lumineux qu’il ait jamais offert à personne. Et je comprends, à le voir, d’où lui vient ce changement d’humeur. Bordel, ça vient d’elle ! Elle retrousse aussi les lèvres dans sa direction. La proximité qu’il y a entre eux à l’instant ne peut vouloir dire qu’une chose : ils ont franchi le pas. La limite que je lui avais fixée, cette interdiction que j’ai moi-même outrepassée. Mon organe vital se comprime à l’idée qu’elle ne pourra jamais être complètement à moi, que mon frère aussi détient une partie d’elle. J’ai l’impression que l’air se raréfie. Bordel, il y a tellement de choses qui se jouent présentement que je n’arrive même pas à mettre un mot sur ce que je ressens. C’est plus comme un manque, un désir d’avoir aussi ce que je vois dans leurs yeux : une personne qui signifierait autant pour moi que moi pour elle. Avant que je dise quoi que ce soit qui briserait le lien qui nous unit, avant qu’elle lève ses pupilles vers moi, je m’éclipse hors de la cuisine. J’ai besoin de respirer ; vivre en apnée finira par avoir ma peau.

Arrivé derrière le comptoir-bar, j’attrape un verre et me verse un whisky que j’avale d’un trait. Je n’ai pas l’intention de me saouler, mais de simplement engourdir le fouillis d’émotions qui est sur le point de m’étouffer.

— Dure journée ? me demande Anne en saisissant deux bières juste à côté.

— Bordel, t’as pas idée !

— Si tu veux en parler plus tard, je suis là.

— Ça va aller, mais merci d’être… qui tu es.

— Vous dites tous le même refrain, vous les Hunter. En attendant, le chef des Blacks veut te voir.

— OK, j’y vais.

Après avoir posé l’alcool sur le comptoir, je me dirige vers Ramon qui est en pleine discussion avec les membres de son groupe. Les échanges professionnels se passent habituellement après le repas. Ils doivent quand même honorer la cuisine de mon frère ; ça fait partie de l’entente. Une fois tout près, le leader m’accueille en souriant.

— Shérif, merci de m’avoir trouvé un chrono assez rapidement. Notre business fonctionne bien et je voulais proposer de nouvelles offres aux Bloody Bears, en espérant que ça ne se termine pas comme avec les Defying Death.

— Ça me surprendrait, lui répliqué-je. Carlos est un homme d’honneur et les Defying n’existent plus dans ma ville.

— Eh bien, tant mieux pour nous. Il saura respecter nos engagements.

— Anne m’a dit que tu demandais à me voir. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

— Je voulais te présenter mon frère, Ramiro, qui est arrivé il y a une semaine. Il vient terminer un travail que nous avons commencé. Tu devrais le voir dans les parages.

Je hoche mécaniquement la tête en regardant l’homme à ses côtés. Teint foncé, il ressemble beaucoup à Ramon, mais il est un peu plus grand que son aîné. Il m’offre une main tendue que j’accepte par politesse.

— Monsieur le Shérif, dit sa voix à l’accent maîtrisé.

Instantanément, je me fige, ma paume toujours contre la sienne. Le son sortant de sa gorge résonne dans ma tête. Légèrement différent de celui du chef, il m’interpelle davantage. Je fronce les sourcils alors qu’il continue :

— Vous avez une jolie ville ; les habitants sont chanceux d’avoir quelqu’un comme vous pour les protéger.

Putain. De. Bordel. De. Merde ! Cette intonation est exactement le même que j’ai entendue sur l’enregistrement envoyé à Sebastian. Comment ai-je pu ne pas faire le lien ? De nouveaux arrivants en ville qui concordent avec l’augmentation de ces fichus origamis. Sans que je m’en rende compte, mes doigts prolongent la poignée de main en serrant davantage. Je devrai avoir une petite discussion avec ce cher Ramiro. Seul à seul.

— Ça va bien, Shérif ? demande ce dernier.

Aussitôt, je retire mon bras avant d’ébouriffer mes cheveux, un air détaché affiché sur mon visage.

— Ouais, j’étais en train de penser que j’ai oublié un truc au travail.

— Un shérif n’arrête jamais ! me lance Ramon.

— Ouais ; je n’ai pas seulement des criminels dans votre genre à gérer. Même les gens honnêtes ont des problèmes.

Sur ce, je me retourne pour aller m’asseoir au bar. J’ai bien l’intention de garder ce gang dans mon champ de vision durant les prochaines heures.

Tout semble se passer sans encombre. Les membres se sont rassasiés et les chaises se sont rapprochées pour commencer à parler boulot. Anne ramasse les tables en se faufilant entre les hommes. Je la regarde esquiver les tentatives d’attouchement tellement prévisibles alors que tout ce à quoi je pense, c’est à cette voix qui me hante depuis le début du repas.

Sous l’impulsion, je reviens en cuisine pour dire à Seb que je dois prendre l’air quelques minutes. Je sors sur le quai arrière, attrape mon portable dans ma poche et, en baissant le son, je me repasse l’enregistrement. Je l’écoute, recule, le fais jouer à nouveau pour revenir en arrière encore une fois. J’ai besoin que tu transmettes un message aux Hunter : voici ce qui leur arrivera à chacun s’ils ne ferment pas boutique immédiatement. J’en suis certain, elle est identique. La même intonation, la même maîtrise. C’est lui, assurément, et il est dans notre putain de salle à manger.

Tentant d’analyser ce que je dois faire, je respire un grand coup avant de rentrer. Au moment où je passe l’embrasure, Sebastian m’attend.

— Tout va bien, Wes ?

— Ouais, soupiré-je.

— Quelque chose que tu voudrais me dire ?

— Ouais, tout sera bientôt terminé. On en discute à la fin de la soirée, OK ?

— OK, souffle-t-il en plaçant sa main sur mon épaule.

Posant la mienne sur la sienne, je lui souris avant de retourner me servir un verre. La bouteille de whisky devant moi, je n’ai pas le temps d’en verser une goutte que je vois Ramiro se diriger vers le corridor qui mène aux toilettes. Voilà ma chance.

Alors que les autres sont en pleine discussion, je profite de leur inattention à mon égard pour me faufiler dans ce même couloir. Devant la porte qui est close, je m’adosse en attendant qu’il termine. Lorsque j’entends le bruit de la chasse d’eau, je croise les bras sur mon torse jusqu’à ce que le battant s’ouvre.

— Une envie vous aussi, Shérif ? dit encore cette voix.

Cette ville nous appartient maintenant et nous mettrons à feu et à sang tous ceux qui oseront se placer sur notre route. Sa menace résonne encore dans mon esprit. Combien de personnes tueront-ils pour arriver à leur fin ? Je suis là, devant lui, pour qu’il termine son boulot de merde.

— Et toi, une envie de faire souffrir une autre victime ?

Je ne manque pas cet éclat de surprise qui passe dans son regard avant qu’il ne reprenne la parole.

— Je ne vois pas ce que vous voulez dire, Shérif.

— Sale enfant de pute !

Incapable d’empêcher ce qui va suivre, j’attrape son collet pour le repousser dans la cabine. De mon pied, je referme la porte avant de le cloîtrer au mur. Il tente de me frapper pour s’en sortir, mais j’anticipe ses coups. Sa gorge s’écrase sous mes doigts lorsque je souffle :

— Tu croyais que t’en prendre à Beryl allait me faire oublier mon objectif principal ?

— Je ne connais pas…

— ASSEZ ! hurlé-je. Ta voix t’a trahi sur cet enregistrement. Tu croyais que je ne l’entendrais pas ? Mais t’as eu tort, et je fais confiance à mon instinct qui me dit que c’est toi.

— Ton frère est allé pleurnicher sur ton épaule, pauvre chou…

Mon poing s’abat directement sur son nez, le fracturant d’un coup. Mon avant-bras sous sa gorge l’empêche de respirer correctement alors qu’il vient de me confirmer son implication. Je ne sais pas ce qui me retient de le liquider immédiatement. Peut-être le fait que des questions se bousculent dans ma tête.

— Ne joue pas au plus malin avec moi : qui t’a donné l’ordre de t’attaquer à notre entourage ?

— T’as pas encore trouvé ?

— Qui c’est ? crié-je plus fort.

— Demande à ton père…

Et là, je vois rouge. Je lui balance un crochet suivi de coups de poing ; gauche, droite. Puis, le voyant rire alors que ses dents se colorent de sang, je l’attrape et lui propulse la tête dans la cuvette. Il se débat, mais mes muscles ne sont pas là que pour l’apparence ; je sais aussi m’en servir. D’une poigne dans ses cheveux, je le relève pour lui permettre de reprendre son souffle. Il ne faudrait pas qu’il trépasse tout de suite.

— Je te le demande une autre fois : qui veut notre peau ?

— Quelqu’un que ton paternel a fait chier.

— Je sais, mais un nom. Bordel, dis-moi un nom !

— « F »…

Rien de nouveau là-dedans. Je lui replonge la tête sous l’eau afin qu’il comprenne que je n’ai pas l’intention de le laisser aller tant que je n’aurai pas la réponse que je cherche. Quarante-cinq secondes, c’est suffisant ? En le sortant de là, tout ce que j’entends c’est la goulée d’air qu’il tente de faire pénétrer dans ses poumons, suivie d’une toux. Une quantité infime d’eau de toilette s’est probablement infiltrée dans ses bronches, mais je m’en fous ; il pourra crever après s’il le souhaite.

Le remettant sur ses pieds, je l’entraîne avec moi plus loin. Il tient à peine debout. Une main derrière sa nuque, je plante mes yeux dans les siens. Il n’y a qu’une lourde résolution dans ses pupilles ternes.

— Je te le demande une dernière fois, Ramiro : qui tente de nous détruire ?

— Tout ce que tu dois savoir, c’est qu’il n’a pas l’intention de s’arrêter.

Comme un demeuré, il rigole. Je comprends alors que peu importe à quel point je le ferai souffrir, il ne me dira rien. Celui qui veut notre peau est quelqu’un de puissant, mais lui tirer une balle dans la tête même s’il a le dos tourné ne me cause aucun problème. Ramiro ne me sert plus à rien. D’un solide coup, j’envoie sa tête frapper violemment le meuble-lavabo en céramique. Il tombe aussitôt au sol, inconscient.

Devant le miroir, je roule à nouveau mes manches proprement sur mes avant-bras, ajuste le col de ma chemise entrouverte avant d’attraper un papier et d’essuyer les gouttelettes de sang qu’il m’a crachées au visage en parlant. Puis, je sors de la pièce.

Déterminé, j’avance entre les tables jusqu’à ce que j’arrive près de Carlos. Ramon est à sa droite ; je le garde à l’œil.

— Hey, Carlos, dis-je en lui présentant un rictus arrogant, le responsable que tu cherchais t’attend sagement dans les chiottes. Je te l’avais promis, il est à toi.

À peine les mots sortent-ils de ma bouche que le chef des Blacks regarde partout autour de lui. Eh ben, tiens, son frère a disparu ! Il s’apprête à se lever, mais il n’est pas question que je le laisse faire. Je sors mon Beretta, dissimulé dans mon dos, pour le pointer dans sa direction.

— Toi, tu ne bouges pas d’ici.

— Mais…

— Tut-tut-tut… m’impatienté-je. Qui se cache derrière les meurtres de la ville ?

Aux éclairs que ses yeux me lancent, je saisis rapidement qu’il réalise que j’ai compris leur implication dans toute cette merde. Un seul enregistrement qui a dévoilé leur identité. Un seul faux pas qui fait d’eux mes principaux suspects. Carlos m’envisage pendant quelques secondes, puis hoche perceptiblement la tête.

— Patrick, régale-toi ; va régler le compte à ce fumier.

— Carlos, ne fais pas ça ou tu le regretteras ! crache Ramon.

— Tu viens d’arriver en ville et tu te crois tout permis ? lui réplique-t-il.

— Alors quoi, vous suivrez ce shérif de merde les yeux fermés ?

— Ce shérif de merde, comme tu dis, gère très bien la ville. Il nous laisse tranquillement faire nos affaires sans s’interposer, contrairement à celui d’avant. Et qui sait qui nous aurons comme prochain élu. Alors s’il faut respecter ses petites règles à la con pour vivre en paix nos échanges, eh bien, soit ! Et toi, là, tu débarques en croyant faire chier tout le monde ?

— Au moins, les Defying Death avaient compris, eux.

— Et t’as vu ce qu’ils sont devenus ? dis-je en ricanant.

Tenant encore ce foutu con en joue, j’attends patiemment que Patrick revienne. Je ne sais pas ce qu’il fiche, mais les minutes passent sans qu’aucun de nous ne bouge d’un iota. Seuls nos yeux sont empreints d’une colère assourdissante dirigée les uns envers les autres.

— J’avais oublié de dire, ajoute Carlos. D’où il vient, Patrick était boucher. Alors, il en aura pour un moment…

Est-ce qu’il est en train d’insinuer que… ? Je commets ma première erreur alors que je lève un sourcil en tournant ma tête vers lui pour qu’il m’explique où il veut en venir. Tente-t-il de me préciser que son bras droit est en train de découper en morceaux ce traître dans les toilettes du Double Barrel ? Cette seule seconde d’inattention suffit pour qu’un membre des Blacks me percute au flanc et m’envoie sur le plancher. Ma tête frappe contre l’une des chaises et, pendant un instant, des étoiles flottent devant mes yeux. Retrouvant rapidement mes esprits, je repousse l’homme qui tente de me restreindre au sol et lui flanque un coup de coude sur la carotide, lui créant une douleur atroce. Je me relève aussitôt, mais la bagarre éclate. Je ne croyais jamais un jour me battre aux côtés des Bloody Bears, mais les temps ont changé. J’évite adroitement une balle qui se plante dans le mur derrière moi. Carlos et ses hommes affrontent ceux du clan des Blacks. Ramon est à moi…

Du coin de l’œil, je vois Anne assommer un homme avec une bouteille de vodka. Si la situation n’était pas si délicate, j’aurais éclaté de rire, mais pour l’instant, j’esquive les coups d’un balafré pour avancer vers le chef qui hurle des insanités à tue-tête. Sebastian se pointe au moment où l’un d’entre eux tente de me surprendre par l’arrière. Il lui envoie un direct en pleine tronche. Là, je souris fièrement.

— Ça va, Wes ?

— Maintenant que t’es là, ouais ! T’as le feu vert pour te défouler, frangin.

Dès la seconde où je regarde à nouveau devant moi, je me fige alors que trois canons pointent dans notre direction. Oh, fait chier ! Les hommes de Carlos sont tenus à l’écart par quelques membres du gang adverse. Anne est juste derrière nous, le balafré la maîtrisant avec ses bras derrière son dos. Des éclats de rage brillent dans ses prunelles et se reflètent dans les miennes. Connard ! Enlève tes sales pattes de sur son corps. Mon sang bout dans mes veines en voyant l’issue de ce combat. Ça ne peut pas se terminer ainsi ! Il faut que je trouve une solution. Réfléchis, Wes, réfléchis !

— Tu fais moins le malin, hein ?! me crache Ramon.

— T’as rien à faire ici !

— Quand le patron me dit de terminer un boulot à sa façon, je le termine !

— F, je présume ?

— Tu comprends assez rapidement, mais t’es pas assez intelligent. Ton vieux l’était plus que vous deux.

— Laisse notre père où il est, fils de pute ! l’apostrophe Seb.

En analysant rapidement la situation, je peux aisément mettre hors d’état de nuire deux des mecs devant moi, à condition qu’ils soient lents à la détente. Mais est-ce que Seb peut bouger sans prendre un second projectile ? Carlos me fait signe qu’il peut s’en sortir, de ne pas me préoccuper de lui. J’inspire longuement avant de bouger, mais une exclamation m’empêche de faire le moindre mouvement.

— ARRGGH !

Un membre des Blacks sort de la cuisine en tirant brutalement Mika par le bras. Elle crie et tente de se déprendre, l’insultant au passage dans sa langue natale. Bordel de merde, j’espérais qu’elle soit remontée là-haut ; j’avais oublié qu’elle était là. Ma respiration s’accélère et mon cœur bat comme un forcené en comprenant qu’ils risquent de lui faire du mal.

— Laissez-la en dehors de ça ! supplie mon frère.

Il tourne la tête dans ma direction, me permettant de voir toute la détresse qui l’assaille. Mon frère est effrayé de la perdre autant que je m’en veux de ne pas pouvoir la protéger. Ramon nous envisage en riant, croyant avoir trouvé notre point faible. Son sourire disparaît aussitôt qu’il regarde vers la nouvelle venue. Et là, le temps se fige. Je vois les yeux de cet enfoiré de malfrat s’agrandir avant qu’il ne souffle :

— Mikaela, c’est toi ?

Mikaela ? Mais qu’est-ce que c’est que cette merde, encore ? J’essaie de réfléchir correctement et, à voir l’incrédulité sur le visage de Seb, je comprends qu’il se pose les mêmes questions que moi. Qui sont ces hommes ? Et comment Ramon la connaît-il ? Finalement, peut-être qu’elle a tout à voir dans cette histoire.

Déjala libre, idiota !10 ordonne Ramon.

No comprendo !11 réplique l’homme qui garde Mika prisonnière.

Je ne suis pas ferré en espagnol, mais je saisis très bien ce qu’il tente de lui dire. Les rouages de mon cerveau fonctionnent à vive allure tandis que l’information qui y circule manque de me faire défaillir. Le chef des Blacks connaît certainement Mika ; l’expression sur son visage lorsqu’il l’a vue ne mentait pas. Il demande expressément à son homme de main de la lâcher, il ne veut donc pas lui faire de mal. Bon Dieu, est-ce qu’elle serait de mèche avec eux ? Non, ce n’est pas possible. Une criminelle infiltrée ? Ça expliquerait son comportement face à la drogue et tout ça. Est-ce qu’elle tente de voir ce que l’on sait sur le coupable de la mort de notre père ? À voir l’horreur sur les traits de Sebastian, je sais qu’il en arrive aux mêmes conclusions que moi. Mais c’est impossible. Je suis incapable de dévier mon regard de cette femme, cette traîtresse, victime ou peu importe ce qu’elle est. Je ne manque pas la seconde où un éclair de lucidité semble prendre possession d’elle. Puis, cet accent envoûtant arrive à mes oreilles…

— Ramon ? dit Mika d’une voix dure.

Surpris tous les deux par ce changement de ton, Sebastian et moi tournons la tête l’un vers l’autre en levant les sourcils pour revenir ensuite vers elle. Nous sommes pendus à ses lèvres, attendant qu’elle nous éclaire sur la situation. Elle se tient droite et semble avoir perdu de sa fragilité, comme si elle se battait contre la vie qui ne l’a pas épargnée. Sa voix est froide, dénuée de toute émotion. Elle jette un coup d’œil vers l’homme qui la tient et d’un geste sec, repousse son bras. Perturbé, son agresseur ne cille même pas, la laissant plutôt partir.

— Mikaela, où étais-tu passée ? Ton père te cherche depuis des semaines…

Son père la cherche ?! Qu’est-ce que c’est que cette stupide blague ?

— Il a enfin réussi à s’intéresser à moi ?! Il était temps ! Qu’est-ce que vous foutez ici ?

Elle s’avance telle une reine dans son royaume, marche jusqu’à Ramon, passe devant lui pour s’éloigner un peu avant de lui faire face. Ainsi, elle nous a dans sa ligne de mire alors que le leader ne nous voit plus, ses yeux rivés sur elle. Je ne peux pas croire qu’elle s’est jouée de nous depuis son apparition dans nos vies ! Et pendant que je la baisais, elle simulait aussi ? Le regard qu’elle a offert à Seb, c’était de la merde ? Les mâchoires serrées, j’arrive à peine à me contrôler. Je les abattrais tous sur-le-champ pour faire de ma vie un bordel ! Que serait-il arrivé si nous l’avions laissée couler dans le canal ?

— Je viens finir le boulot de ton père. Il sera heureux de savoir que je t’ai retrou…

— Quel boulot ? le coupe-t-elle.

Bordel ! Même si elle nous a roulés dans la boue, je dois avouer qu’elle est carrément sexy dans son rôle de femme dominatrice.

— De détruire les Hunter, tu le sais… il en parle depuis que leur père a causé la mort de…

— Tu te trompes de cible, Ramon…

Sans crier gare, elle frappe dans les bijoux de famille de l’homme à sa droite, attrape son flingue pour le pointer vers le chef. Seigneur, je crois que je suis sur le point de bander. On avait tout faux, elle ne nous a pas trahis… Ma gorge devient sèche, je cherche l’air dans mes poumons et je ne peux empêcher une plainte de sortir de ma bouche lorsque Mika retourne le revolver contre sa propre tête.

Cette soirée est un pur cauchemar. Sebastian fait un pas vers l’avant, mais la pointe du canon de l’homme en face de lui s’enfonce dans son crâne.

— Mikaela ? Qu’est-ce que tu fais ?

— Tu vas gentiment prendre tes gars et dégager le plus loin possible d’ici.

— Les ordres sont les ordres, nous devons éliminer les Hunter. Et je te ramène avec moi.

— Si tu touches à un seul de leurs cheveux, tu devras me ramener sur un brancard. T’as compris ? Qu’est-ce que tu diras alors à mon père ? Parce que si j’appuie sur la détente, ce sera ta faute.

— T’es complètement folle ! Tu sais ce que leur père a fait à ta famille…

— Non ; ce que je sais, c’est que mon père croit que le monde lui appartient…

Elle regarde Sebastian, les yeux brillants de larmes. Je me sens tellement vulnérable, incapable de l’aider. Quand ses pupilles s’ancrent aux miennes, je comprends qu’elle se souvient de tout. Que le fait de voir Ramon a été l’élément déclencheur pour soulever le voile de son amnésie. Si du moins elle l’était réellement, et non l’actrice d’une mise en scène élaborée… Puis, lorsqu’elle murmure « désolée », je me dis que c’est la fin. Si je bouge, les salopards risquent d’abattre Sebastian. C’est un choix que je ne pourrai jamais me pardonner, tandis que la vie de Mika semble importante. Je dois croire qu’ils ne lui feront pas de mal.

— Ramon, continue cette magnifique latino, réfléchis bien ! Dans dix secondes, si vous n’avez pas quitté la place, je me fais éclater la tête.

Les hommes tout autour se regardent, perdus, ne saisissant plus rien. Lorsqu’elle commence le décompte, quelques personnes s’agitent.

— Dix, neuf, huit, sept…

— Tu ne le feras pas, arrêtez-la.

Celui à gauche s’avance, mais s’immobilise aussitôt lorsque nous entendons le bruit du chien qui s’enclenche. Un sourire sans joie orne les lèvres voluptueuses de la déesse espagnole qui affronte à elle seule tout un clan de malfrats.

— Six, cinq, quatre, trois…

— OK ! OK ! abdique Ramon, les mains dans les airs. On s’en va. T’as gagné, on quitte la place. Mais nous reviendrons…

Lentement, tous les membres des Blacks reculent jusqu’à l’entrée du Double Barrel. À tour de rôle, ils sortent dans la fraîcheur du soir. La seconde suivante, le revolver que Mika tenait contre sa tempe frappe le sol dans un bruit sourd. Sebastian se précipite auprès d’elle tandis qu’elle tente de faire cesser les mouvements saccadés de son corps en état de choc. Je la vois enrouler ses bras autour du torse de mon frère et m’efforce de faire fi du malaise qui s’incruste dans mon ventre. Ce n’est pas le moment de te montrer faible…

— Est-ce que ça va ? demande doucement Seb.

— Oui, je vais bien. Je suis tellement désolée.

— Tu te souviens de tout maintenant, hein ? risqué-je en m’approchant.

Elle hoche simplement la tête, les larmes coulant librement sur ses joues. Elle ne nous a jamais menti. Celle que nous avons appris à connaître est l’authentique Mika, sans chaîne, sans barrière. Alors que son masque vient de retomber, elle nous laisse entrevoir la fragilité qui lui était propre depuis sa découverte. Mais sous cette vulnérabilité se cache une femme forte qui l’est devenue dans des circonstances nébuleuses. Il me tarde de déterrer son histoire.

— Nous allons avoir besoin d’explications, intervient Carlos.

— Je sais, soupiré-je, mais avant, laissons-la se remettre de ses émotions. Elle vient de tous nous sauver la vie.

— Bien sûr, je comprends.

— Oh… Carlos, reviens nous voir demain midi, et fais-moi une faveur…

— Laquelle ?

— Ramène le cul d’Andreï Romanov avec toi. Lui aussi possède des renseignements qui nous seraient utiles. Ensuite, nous ferons partir ces enfants de pute de notre ville.