CHAPITRE 30
WESLEY
Au moment où j’ouvre les yeux, le soleil de l’extérieur me brûle les rétines. Putain de bordel de merde ! Je me suis endormi alors qu’on avait des choses plus importantes à régler. Il est quelle heure au juste ? Me relevant sur un coude, je vois Sebastian qui dort encore dans son lit. Il a l’air profondément enfoui dans le creux des bras de Morphée. Mais où sont Mika et Anne ? Sûrement en train de manger un truc en bas. En pensant à la bouffe, mon ventre émet un bruit d’approbation.
Du regard, je cherche aux alentours afin de trouver mon portable. Ne le voyant nulle part, je me lève aussitôt. Où est-ce que j’ai bien pu le foutre, bordel ?! Une fois que je suis debout, mon érection matinale me somme prestement de faire un petit passage à la salle de bain. J’ai l’impression que ma vessie est sur le point d’éclater. Ma faim, mon cellulaire, ou mon envie ; choisis tes priorités, Wes… Ma besogne terminée, j’attrape une cigarette dans le paquet de Seb et la porte à mes lèvres. Je l’allumerai rendu à l’extérieur. Fumer dans un appartement aussi petit empestera l’air pendant des jours…
Du coin de l’œil, j’avise mon téléphone sur le bord du comptoir. Tiens… Je ne me rappelle pas l’avoir posé là hier… L’épuisement, assurément ! Je vais le récupérer pour vérifier l’heure qu’il est. Mais avant que je porte mon attention sur les chiffres pouvant me renseigner, l’écran s’ouvre sur mon application « Notes » où un message est affiché. En lisant les premières lignes, je ne peux pas m’empêcher de pousser un juron.
— Putain de merde !
Au son de ma voix, Sebastian sursaute et s’assoit illico sur son lit. Je lève les yeux vers lui avant de terminer ma lecture de ce mot qui ressemble étrangement à un au revoir. La mâchoire crispée, je ne peux que me dire que mon frère va péter un câble en apprenant que Mika s’est éclipsée dans le but de nous épargner. Est-ce que je lui cache la vérité ? Je le vois qui s’avance vers moi en passant une main sur son visage. Nos discussions des derniers jours ont fait de nous une vraie famille. S’il finissait par comprendre que j’omets des détails importants, il ne me le pardonnerait jamais. Surtout si c’est en lien avec la femme qu’il aime. Plus de mensonges ; on encaisse ensemble.
— Mika t’a parlé hier soir ? demandé-je doucement.
— Non, t’es le dernier que j’ai vu. Je me suis endormi comme un loir. Elle t’a parlé, à toi ? Elle est où ?
— Elle est partie… soufflé-je.
— Quoi ?
Je n’ai même pas besoin de répondre à sa question ; mon expression sérieuse lui prouve que je ne blague pas. Et à voir ses yeux agrandis, ses traits horrifiés ainsi que sa respiration qui s’accélère, je sais qu’il a très bien compris où je voulais en venir. En m’approchant de lui, je lui tends mon téléphone afin qu’il prenne connaissance du message qu’elle a laissé.
Wesley, je ne pourrai jamais suffisamment te remercier de m’avoir protégée alors que j’étais dans mon état le plus vulnérable. Tu fais un très bon shérif, cette ville peut s’estimer chanceuse d’avoir quelqu’un comme toi. Et Sebastian aussi. Dis à ton frère qu’il représente tout pour moi, qu’avec lui j’ai trouvé la personne que je voulais être. Il m’a montré comment on se sentait lorsqu’on est aimé pour les bonnes raisons. J’aurais voulu lui dire de vive voix, mais je sais que je n’aurais pas eu la force de partir si je l’avais fait. Et je me le dois, je VOUS le dois. Pour vous, je suis prête à mettre fin à tout ce calvaire… Je t’aime bien, Wes, et j’aime Seb de tout mon cœur. Sache que je ne regrette rien, mais j’aurais fait certaines choses différemment. Au revoir, Mika.
Alors que je repasse dans ma tête les mots que Seb termine à l’instant, je comprends très bien le sens de sa dernière phrase. Si tout était à refaire, rien ne se serait passé entre elle et moi. Je suis soulagé qu’elle n’en ait pas fait mention, parce que l’homme en face de moi est suffisamment détruit en ce moment. Ça ne sert à rien d’ajouter à sa douleur. Les larmes coulent sur ses joues et il ne prend même pas la peine de les essuyer. Il ancre plutôt ses iris gris torturés dans le bleu des miens sûrement aussi démunis.
— Nous devons la retrouver avant qu’il soit trop tard, Wes. Fait chier ! On ne peut pas la laisser se sacrifier pour nous. Ce n’est pas à elle de le faire…
— Je sais.
Réfléchissant à vive allure, j’essaie de me rappeler la dernière fois que je l’ai vue la veille. Putain ! Pourquoi a-t-il fallu que je m’endorme comme un foutu bébé ? Juste avant que je monte voir Seb, elle était tout près de…
— Nous la retrouverons, Seb. Laisse-moi vérifier auprès d’Anne si elle sait quelque chose.
Alors qu’il passe furieusement la main sur son visage en marchant de long en large, je compose le numéro de la jolie serveuse. Elle répond à la première sonnerie d’une voix ensommeillée.
— Vous avez intérêt à avoir une bonne raison de me déranger si tôt…
— Anne, dis-je d’une voix rauque en me tournant dos à Seb, c’est moi, Wes.
— Wes ? Est-ce qu’il faut déjà… ?
— Non ; Mika est partie.
— Quoi ?
Maintenant qu’elle est complètement éveillée, son ton a monté dans les aigus. Et par sa réaction, je sais qu’elle ignore ce que Mika avait l’intention de faire. Par contre, elle peut peut-être me mener sur une piste…
— Nous venons de trouver une note d’adieu.
— Attendez-moi, je suis là dans quelques minutes.
Puis, elle coupe la communication sans me laisser le temps d’ajouter quoi que ce soit. Incapable de demeurer en place, Seb descend au resto. Pour éviter qu’il fasse une connerie, je glisse ma clope sur mon oreille et vais à sa suite. D’un coup rageur, il frappe sur la table de préparation.
— Relaxe, Seb, Anne s’en vient. Nous allons éclaircir tout ça.
— Mais comment veux-tu que je reste calme !? hurle-t-il. La femme que j’aime est partie sans même me dire au revoir, et bordel, tu fais rien. Lance un avis de recherche…
— Si je la déclare portée disparue, son père le saura et nous perdrons tout. Laisse-moi une chance de trouver des réponses. Aie confiance en moi…
Un fracas à l’entrée attire mon attention. Sebastian se précipite pour ouvrir à son employée qui peine à reprendre son souffle tellement elle a fait vite.
— Tu sais où elle est ? la questionne aussitôt mon frère.
— Non, mais nous avons discuté avant que je parte. Elle m’a demandé… si… oh mon Dieu…
— Elle t’a demandé quoi, Anne ? l’interroge-t-il cette fois-ci en la secouant.
— Ça suffit, Seb ! Laisse-la parler, merde !
Lorsqu’elle comprend la gravité de la situation, son regard se voile de larmes. Je m’avance jusqu’à repousser mon frangin pour lui laisser la chance de s’expliquer.
— Elle m’a demandé si je pourrais me sacrifier en sachant que ça mettrait fin à tous vos malheurs. Je crois qu’elle tente de vous sauver…
Ça, on s’en doutait !
— ARGH ! crie Seb.
— Anne, qu’est-ce que t’as vu d’autre lorsque je suis monté ? Essaie de te souvenir, c’est important.
— Hum… Alekseï a cherché à me séduire avant que je lui ferme le clapet. Puis, Mika est passée derrière pour retirer son tablier. La seule chose dont je me souvienne avant qu’elle grimpe à l’étage est que Romanov est allé lui parler.
Romanov. Ne me dites pas que ce salopard nous a tourné le dos aux dépens du meurtrier que je chasse depuis vingt ans. Pourquoi est-ce que je ne suis pas si surpris ? Même si j’ai choisi de lui faire confiance en croyant qu’il travaillerait dans mon intérêt, il reste un mafieux de la pire espèce. L’un de ceux que je tente de garder en laisse depuis des années. Bordel que cette vie m’épuise ! Mais est-ce que j’ai le choix ?
Sous le regard inquiet de mon frère, je compose le numéro de ce chef de mafia russe qui a intérêt à me donner les réponses que j’exige. Putain, je vais tous les buter si ça continue. Je mettrai le feu à la ville. Le feu à…
La sonnerie est interminable jusqu’à ce qu’une boîte vocale soit enclenchée. La colère me submerge et je la laisse gagner du terrain. Mes doigts blanchissent sur mon portable, je suis à bout. Alors que je m’apprête à dire à Seb que nous sortons, la vibration dans mon bras m’arrête. Je desserre ma prise avant de répondre d’une voix enragée.
— Hunter !
— Wes, minaude celui que j’ai tenté de rejoindre à l’instant.
— Romanov ! craché-je. Dis-moi que t’as pas enlevé Mika parce que je te défonce la cervelle.
Seb s’est arrêté devant moi et me fixe sans même sourciller, attendant le verdict qui tarde à venir. J’arrive à peine à me contenir jusqu’à ce qu’Anne pose sa paume sur mon bras, m’obligeant à respirer un bon coup. Rivant mes pupilles aux siennes, je reprends alors plus posément :
— Andreï, est-ce que tu sais où elle est ?
— Absolument. Elle est chez moi en train de manger ce que ma bonne lui a préparé.
— Qu’est-ce que tu lui as dit ? Qu’as-tu l’intention de lui faire ?
— Shérif, as-tu oublié que je suis de votre côté ? Elle est en sécurité ici, et tu sais comme moi que Sebastian refuserait qu’elle soit en danger.
Je jette un rapide coup d’œil à mon frère qui est toujours immobile au centre de la pièce. Évidemment qu’il était contre le plan, mais qu’est-ce qu’il nous reste ? À moins que l’on dirige les troupes chez lui…
— Elle fait partie du plan, volontairement en plus ; elle ne serait pas partie sans une bonne raison.
— Bah, je lui ai peut-être dit que si elle voulait vous sauver, elle devait venir à ma rencontre. Ce n’est pas à elle de payer pour votre vengeance. Puis, elle est ma monnaie d’échange si ça tourne mal, ne l’oublie pas.
— Romanov, si tu tentes quoi que ce soit contre elle, je…
— Du calme, Shérif, je la veux en vie. Si vous deux vous périssez dans cette bataille, personne dans cette ville ne me protégera contre ce fou, sauf si elle est là.
— Si son père la réclame, ce ne sera pas toi qui l’arrêteras. J’envoie Seb…
— S’il réussit à la convaincre de l’accompagner, je la laisserai partir… mais ça m’étonnerait qu’elle accepte. Mes arguments étaient béton…
— Qu’est-ce que tu lui as dit ?
— Que votre sécurité était ma priorité… et que son père était en route pour le resto. Il devrait y être dans la prochaine heure.
Puis plus rien, que le silence à l’autre bout de l’appareil. Fait chier ! Je ferme les paupières avant d’inspirer profondément. Romanov n’est pas con, il protège son cul comme il l’a toujours fait. Il s’assure que sa famille soit en sécurité, même si ça signifie kidnapper la copine de Seb. Andreï n’est pas le genre d’homme à se mettre en travers de mon chemin, tout comme je sais qu’il ne blessera pas Mika. Honnêtement, je suis même un peu soulagé qu’il tente de la garder saine et sauve. J’ignore comment il a su que Fabio Rodriguez était en route, mais je n’ai pas d’autres choix que de le croire. Et la vérité qui se cache dans le fond de ma tête me hurle que je dois prendre une décision maintenant. Mika est la clé du bonheur de Sebastian.
La clé… Celle qui manque cruellement à Romanov pour ouvrir ce stupide coffre que nous avons vu chez lui. Je n’ai aucune idée de ce qui se cache à l’intérieur, mais pour qu’il s’acharne ainsi, ce doit être important ou d’une grande valeur. Guidé par mon intuition, je glisse ma main dans ma poche pour en ressortir une clé que je traîne depuis que Bennet me l’a remise. Celle-là même qui était dans l’estomac du neveu de Romanov. Puis, je comprends. Il est mort à cause d’elle ; c’est sûrement la raison qui l’a poussé à l’avaler. Pour que personne ne la retrouve, jamais. Mais maintenant, je l’ai en ma possession.
Les yeux rivés sur cet indice, je réfléchis à vive allure. Chaque fois que je choisis une voie, j’en reviens à la même conclusion. Il faut que j’enclenche les choses et que j’en parle à Sebastian. Il sera furax contre moi d’ici demain, mais lorsque j’ancre mes pupilles aux siennes, je tente de rester inflexible.
— Elle est chez Romanov, tu dois la récupérer. Prends cette clé et offre-la à Romanov en échange de la femme que tu aimes. Si je ne me trompe pas, il saura à quoi elle sert. J’attends ici… je contacte les Bloody Bears.
Tu avais promis de ne plus lui mentir… Mais c’est trop tard, je ne peux plus reculer. Juste avant qu’il parte, j’attrape son biceps pour l’attirer dans mes bras. Il ne résiste pas et me rend plutôt mon étreinte. J’aimerais lui dire qu’à la fin de la journée, notre destin sera complètement tracé. J’aimerais lui avouer qu’il n’a plus que quelques heures difficiles à passer et que nous sommes plus forts ensemble. Qu’il a fait de ma vie un voyage inoubliable. Mais je n’y arrive pas…
— Je t’aime, mon frère, murmuré-je plutôt. Plus que ma propre vie, ne l’oublie jamais. Va chercher Mika ; tu sais que nous n’avons pas le choix.
— Moi aussi, Wes.
Puis, les épaules droites, il se retourne afin de sortir récupérer celle qui le chamboule complètement. Au même moment, un enfant entre. Bordel ! Il ne manquait plus que lui. Toujours à l’endroit où il ne faut pas.
— Shérif ! lance Joseph. Vous avez trouvé celui que vous cherchiez ?
Anne me regarde drôlement, tandis que je souris aimablement au garçon. Je n’arrive même pas à lui en vouloir de toujours se mêler de mes affaires. Alors qu’il me voue une admiration sans faille. En lui, je me suis vu lorsque j’avais son âge. Un môme courageux.
— Hey, gamin ! Ouais, tu m’as bien aidé. Maintenant, écoute-moi bien…
Je m’avance et me penche à sa hauteur. Une main sur son épaule, je lui dis :
— T’as été génial. Tu deviendras quelqu’un de bien ; rappelle-moi de te donner un boulot dans quelques années. Bon, j’ai une dernière chose à te demander : je veux que tu ailles au poste et que tu parles à l’un des adjoints. Thomas devrait être au bureau aujourd’hui. Dis-lui de lancer un avis de recherche sur Fabio Rodriguez. Mentionne que ça vient de moi, compris ? Anne va t’accompagner.
— D’accord, Shérif !
— Oh ! Et promets-moi de ne plus faire de bêtises…
— C’est promis, Shérif !
En me levant, j’ébouriffe ses cheveux avant de me tourner vers la magnifique blonde qui me sonde intensément. Elle n’était pas obligée de conduire le gosse, il se débrouille très bien, mais je veux qu’il soit suffisamment loin lorsque la bataille éclatera. Elle aussi doit être en sécurité ; je ne me le pardonnerais pas s’il lui arrivait quelque chose. Lentement, j’avance vers elle pour poser ma paume sur sa joue. Elle ferme les yeux. Seigneur… le temps me manque.
— J’aurais aimé que tu m’approches plus tôt, dis-je tout bas.
— J’ai tenté à plusieurs reprises, mais vous, les Hunter, êtes tellement butés.
— Je te l’accorde, répliqué-je en riant.
— Maintenant, je suis là. Et j’ai pas l’intention d’aller nulle part.
— T’es là…
Une boule se forme dans ma gorge, m’empêchant d’ajouter quoi que ce soit. Ses doigts s’agrippent à ma main tandis que je colle doucement ma bouche tout contre la sienne. Je savoure son baiser qui me calme à l’intérieur, qui me prouve que malgré les horreurs que j’ai commises, elle est restée pour moi. Elle s’est acharnée à m’ouvrir les yeux. Elle est ma planche de salut, mon calme avant la tempête. Sa langue joue quelques secondes avec la mienne avant que je mette fin à ce moment de pur délice. Posant mon front contre le sien, j’examine les paillettes argentées dans ses iris en espérant que ce n’est pas la dernière fois que je la vois.
— Éloigne-le d’ici, s’il te plaît.
— Ouais, OK ! Et toi, Shérif, reste en vie.
Un sourire en coin, je me recule pour les laisser partir. Si seulement c’était à moi de décider… Enfin seul, je me dirige vers l’arrière du resto pour exécuter le plan qui a pris naissance dans mon esprit dès la seconde où Romanov m’a dit que Mika était en sécurité…
Dans la cuisine, j’ouvre le propane de la gazinière au maximum pour lui permettre de s’échapper dans la pièce. Il est toujours intéressant d’avoir un plan B lorsqu’il n’y a plus d’options. Ma cigarette près de l’évier fera très bien l’affaire. J’ai peut-être une chance d’y arriver seul contre Rodriguez, mais contre son clan… un sérieux doute plane dans mon esprit. Après m’être assuré que mon Glock est chargé et prêt à l’emploi, je le glisse sous une serviette sur la table à proximité. Attrapant ensuite le Beretta de mon père, je le cache sous mon t-shirt au niveau du dos. Pour terminer ces préparatifs qui assombrissent mon moral, j’envoie un courriel à Sebastian.
Le temps semble sans fin. Il est près de midi et je me fais la réflexion stupide que la dernière fois où j’ai mangé, c’était il y a plus de vingt-quatre heures. Une pomme, chez moi. Voilà où en sont rendues mes priorités. Mon ventre choisit ce moment pour émettre un gargouillis qui me donne mal à l’estomac. D’un pas décidé, je me dirige vers l’immense frigo lorsque la sonnette de la porte d’entrée résonne dans le silence de la place. Est-ce Seb qui est déjà de retour ? Ou est-ce celui que j’attendais ?
La seconde suivante, je perçois un sifflement. Un frisson glacial se forme sur ma nuque lorsque j’entends l’air de la chanson Blue Moon. Cette mélodie qui peuple mes cauchemars depuis que mon frère m’en a parlé. Parce qu’il n’y a que le meurtrier de papa pour connaître cet infime détail. Je m’avance jusqu’à l’ouverture qui mène à la salle avant pour en pousser le battant. Au milieu de la pièce se tient un seul homme habillé d’un costard blanc et d’une chemise bleu ciel, avec un chapeau de riche mafieux sur la tête et un rictus méprisant sur les lèvres. Ses doigts ornés de bagues toutes plus extravagantes les unes que les autres scintillent lorsque les reflets du soleil captent leurs métaux.
— Comme ça fait plaisir d’enfin te rencontrer, shérif Hunter, commence-t-il avec un accent cassé.
— Et vous êtes ?
— Ne fais pas semblant d’ignorer qui je suis… j’ai cru comprendre que tu hébergeais ma fille, et apparemment elle me ressemble. T’es intelligent, tu as déjà fait le lien.
Effectivement, maintenant que je le vois, je peux confirmer qu’ils ont des airs de famille, mais ça s’arrête là. Jamais elle n’aura de points communs avec cet enfant de pute.
— Vous n’êtes pas le bienvenu ici…
— Tu n’es pas intéressé de savoir l’histoire entourant la mort de ton père ?
Sa question fait mouche. Même si l’envie de lui faire exploser immédiatement la tête me taraude jusqu’à faire trembler mes mains, je veux savoir. Non, je DOIS savoir les raisons qui ont fait de notre vie une bombe à retardement. Il a peut-être tenté de lui voler sa femme, mais une petite voix me souffle qu’il y a autre chose… Pourquoi un chef craint de toute la ville ne s’est-il pas battu jusqu’au bout de ses forces ? Parce que l’histoire que Sebastian m’a racontée a fait germer un doute dans mon esprit… Et s’il s’était sacrifié ?
— Où sont vos chiens de garde ? le questionné-je.
— Oh, jamais très loin… mais je n’ai pas vraiment besoin d’eux. J’ai plus de morts sur la conscience que tu peux en avoir, Shérif…
— J’en doute, puisque vous n’avez pas de conscience.
— Très malin… alors, laisse-moi te raconter ma version des faits.
D’un pas lent et calculé, il s’avance vers moi. Je recule à la même cadence que lui, entrant à nouveau dans la cuisine. Mes poings serrés contre mes flancs, je n’attends que le moment de fracasser son ego surdimensionné. Le fait qu’il se soit présenté seul m’indique qu’il nous croit inférieurs à lui. De futiles fourmis à écraser ; mais c’est sans compter sur la force de ces bestioles et leur détermination.
— Je faisais des affaires fructueuses avec ton géniteur. J’avais confiance en lui, jusqu’à l’inviter sous mon toit pour célébrer une entente révolutionnaire. J’allais devenir le propriétaire de cette ville prolifique. Mais les choses ne se sont pas passées de cette façon…
— Mon père a volé le cœur de ta femme et l’a comblée avec des orgasmes que t’étais incapable de lui donner ?
Il me dégoûte tellement que je ne peux pas m’empêcher de le provoquer.
— Espèce de… crache-t-il en respirant un bon coup avant de reprendre son calme. Tu as raison, il m’a dérobé ma femme.
Alors, il était réellement amoureux. Mika a dit la vérité et les soupçons de Bennet étaient fondés. Mais nous a-t-il abandonnés seulement pour elle ?
— J’aurais pu lui pardonner cette incartade en misant sur notre association lucrative, mais c’était avant que je sache qu’il voulait mon enfant…
Attendez ! Son enfant ? Mon père souhaitait emmener Mikaela ici ? Je comprends qu’il n’aurait jamais laissé une gamine subir de telles choses, mais c’était perdu d’avance. Rodriguez n’aurait jamais accepté de la laisser partir. À moins qu’il ne parle de…
— Elle était enceinte… soufflé-je.
— Une honte pour ma famille. Je ne pouvais pas laisser arriver une telle calamité, comme il n’était pas question que j’élève un môme qui n’était pas le mien. Une grossesse illégitime est le pire des déshonneurs.
— C’est pour ça que vous l’avez tuée.
Tout fait du sens maintenant. Mon père a toujours fait de sa famille une priorité, et si deux des personnes qu’il aimait plus que tout au monde disparaissaient, il se devait de protéger ceux qui restaient… L’information fait son chemin dans mon esprit tandis que l’enfoiré de merde devant moi continue sa plaidoirie.
— J’ai su qu’elle était enceinte à la seconde où elle m’a dit vouloir partir. Je n’ai eu d’autres choix que de la tuer. Et je devais punir celui qui avait souillé mon nom en me causant des dommages moraux irréversibles. Il a tenté de m’éliminer jusqu’à ce que je lui murmure que s’il le faisait, ses deux fils mourraient dans la seconde.
Son sacrifice. Voilà pourquoi ce puissant dirigeant d’un cartel, c’est-à-dire mon père, s’est laissé abattre. Pourquoi n’a-t-il pas riposté davantage ? Il l’a fait pour nous fournir une chance… un ultime essai de faire parler le karma et de détruire celui qui nous a fait du tort. Il s’est sacrifié pour nous. Sa mort n’a pas été vaine ; elle nous a donné du temps pour répliquer. La réputation de Rodriguez l’ayant précédé, papa savait qu’il attendrait le bon moment. Qu’il ne nous éliminerait pas immédiatement, afin de savourer sa vengeance. Puis, on lui devait aussi énormément d’argent…
— Mais j’ai été trop clément envers vous, continue l’homme que je déteste. Même si ça m’a amusé de voir votre déchéance arriver, vous avez signé votre perte lorsque j’ai su que vous déteniez ma fille. Il est temps d’appliquer la sentence. Les descendants de ses descendants. Et c’est toi l’aîné…
Oui, je suis l’aîné. Mais je suis aussi le digne fils de mon père, celui qui n’abandonne pas. Jamais je ne m’avouerai vaincu. Je me fais la promesse que peu importe comment je dois mettre fin à tout ceci, à partir de ce soir, Sebastian sera en sécurité. Libre…
D’un mouvement rapide, j’attrape mon Beretta dans mon dos pour le pointer sur sa tête. Je n’ai cependant pas le temps de faire feu qu’il sort un poignard de sa veste pour le lancer dans ma direction. La lame se fige dans mon épaule, me faisant lâcher mon revolver. Instinctivement, je saisis la poignée et la retire, créant un flux d’hémoglobine qui s’écoule de la plaie. Dans ma paume se retrouve la même arme qui a servi à assassiner mon père ainsi que Beryl, avec un aigle à tête blanche comme manche.
— Tu aimes l’emblème de ma famille ?
— Ce que je vais aimer, c’est de m’en servir pour te tuer.
En fonçant sur lui, j’essaie de le blesser, mais je n’y arrive pas. S’ensuit un corps à corps où les coups pleuvent dans toutes les directions. Directs, coups de pied et coups de poing s’enchaînent. Je perds la notion du temps ; il est féroce pour un homme de l’âge d’or. On se bat corps et âme. Où il prend de l’ampleur, je souffre sous ses attaques. Lorsque je l’atteins agressivement, il crache des injures en espagnol. Il tient à peine debout, et mon épaule me fait grimacer de douleur.
Essoufflé, j’ai l’impression de perdre le combat, jusqu’à ce que je réussisse à lui entailler le mollet. Il pousse un juron en s’adossant contre le mur. Épuisé, je me relève en portant la main à ma blessure faite à l’arme blanche. Bordel que c’est douloureux.
Du sang s’écoule de ma bouche, mais je m’en fiche. Je souris en crachant par terre. Seb ne m’en voudra pas de souiller sa cuisine. Surtout si c’est pour servir notre dessein. Je recule de quelques pas en glissant ma main sous le linge à ma droite. Mon bras me fait souffrir, mais ce n’est rien comparé à ma vengeance qui s’achève. Les doigts enroulés autour du pistolet, je le sors pour le pointer dans sa direction.
— C’est terminé, Rodriguez, il est maintenant temps que tu nous laisses en paix…
Le rire diabolique qui sort de sa gorge me donne instantanément un goût amer et me fait présager le pire. Il est demeuré ou quoi ? Ne craint-il pas que j’appuie sur la détente ? Que je lui explose le cerveau pour décorer la pièce ? Qu’il aille rejoindre mon paternel pour recevoir la raclée de sa vie ? Il y a vingt ans, je voulais que ce soit des représailles sanglantes et douloureuses. Aujourd’hui, je me contenterais d’une balle qui lui transperce le front. Je suis tellement exténué, j’en ai ras le bol.
Rodriguez fait un mouvement de la tête discret, mais je ne le manque pas. Mes yeux se tournent vers l’endroit qu’il m’indique pour voir une dizaine de ses hommes pointer des fusils d’assaut dans ma direction. Putain. De. Bordel. De. Merde ! Mais d’où arrivent-ils ? Concentré sur la bataille, je ne les ai jamais entendus entrer, ces enfoirés. Le rire de Rodriguez se termine en une quinte de toux avant qu’il réplique :
— Tu vois, Wes… mes sbires surveillent mes arrières. Assure-toi de ne pas manquer ton tir, parce qu’à la seconde où ils entendront une détonation, ils te vrilleront le corps de balles. Et ensuite, nous trouverons Sebastian, et ma fille. Tu n’as aucune chance, sauf si tu baisses ton arme…
Ai-je le choix ? Suis-je prêt à pousser le destin et à mourir pour sauver mon frangin ? Bordel ! La question ne se pose même pas. Je pourrais subir mille morts si ça me permettait de lui offrir une vie digne de ce nom. Cependant, pour qu’il puisse penser vivre heureux, je ne peux pas laisser à ce foutu destin le sort de ce trouduc en face de moi. Il doit disparaître à tout jamais, jusqu’à pourrir en enfer. Je ne peux pas non plus faire un geste stupide en sachant qu’ils m’abattront avant que je puisse tuer le meurtrier de papa. Il ne me reste qu’une solution. Mourir, en m’assurant qu’ils me suivent dans la tombe. Alors, lentement, j’enlève le doigt de sur la gâchette puis pose mon flingue sur le comptoir.
— Demande à tes hommes de baisser leurs armes et dis-moi ce que tu attends de moi. Je ferai tout ce que tu voudras pour libérer Sebastian.
— Baja tus armas16, lance-t-il en direction de ses toutous avant de poursuivre à mon intention. C’est ce que je croyais ; vous et vos valeurs familiales à la con. J’ai besoin de quelqu’un pour faire mes basses besognes, pour laver mes crimes… puisque la ville sera à moi très bientôt. Je te propose te travailler pour moi, ainsi ta famille reste en vie. Et, bien sûr, tu me rends ma fille…
Jamais ! Jamais je ne deviendrai le larbin d’un homme abject tel que lui. M’abaisser à ça, même pour le bien de Seb, me révulse. Ça reviendrait à condamner mon âme. Et je refuse qu’il prenne possession de cette ville, il la détruirait. Sans parler qu’il est hors de question que je lui remette Mika. Elle mérite d’être heureuse avec mon frère. Réfléchissant à toute vitesse, j’analyse mes options qui sont quasi nulles. Avec une lenteur calculée, je récupère ma clope tout près de l’évier pour la porter à mes lèvres.
— Tu permets que je m’allume une cigarette pendant que je considère ce que tu me proposes ?
— Fais-toi plaisir…
Fouillant dans mes poches afin de sortir mon briquet, je m’accote contre le plan de travail. Je presse ma paume contre mon épaule qui saigne encore ; je serai bientôt trop faible pour terminer le boulot. Nonchalamment, je passe ma main dans mes cheveux ébouriffés en me disant que c’est maintenant ou jamais. La senteur d’œufs pourris commence à peine à s’infiltrer dans mon nez et j’espère que ce sera suffisant. Rodriguez étant plus éloigné que moi, je prends le temps de reculer de quelques pas. Instinctivement, il s’avance aussi, tout comme ses marionnettes qui me gardent à l’œil.
— N’essaie pas de t’enfuir, Wesley, mes hommes tireront avant que t’atteignes la porte…
Pas si la diversion est énorme. Je n’ai plus que quelques minutes avant de me convaincre que c’est le bon moment. Fermant les yeux, je revois mon cadet souriant à ma remise de diplômes. Ses yeux qui étaient si fiers lorsque j’ai été nommé shérif. Peu importe les étapes de ma vie, à sa façon, il était derrière moi, marchant dans mon ombre. C’est à son tour maintenant d’être à l’avant. Je sais qu’avec Mika à ses côtés, il sera heureux. Pendant toutes ces années, j’ai veillé sur lui en étant le point de mire. Il est temps que je le fasse dans l’ombre, que je m’efface. Que je lui permette de briller à son tour… Le simple fait qu’il soit un Hunter le protégera d’une certaine façon ; notre nom deviendra une légende. Cependant, j’ose espérer qu’il se retirera de ce monde du crime organisé pour trouver la paix dans une autre voie. Une autre ville, plus sécuritaire.
Bon sang, Seb ! Ne m’en veux pas, je t’en prie. Je fais ce que je pense être juste pour toi. Et la seule façon que je vois pour m’en sortir en ce moment est de tous les tuer, moi y compris. Je suis tellement désolé. Pardonne-moi…
Peu importe ce qui se passe à l’avenir, j’ai confiance qu’il y aura des gens sur sa route pour l’aider. Il est intelligent, et je lui ai appris tout ce que je sais. Il a toutes les cartes en main, il devrait s’en sortir.
Jusqu’à la fin, je garde un infime espoir. La cuisinière est maintenant plus près d’eux que de moi ; ce n’est qu’une question de secondes avant qu’ils ne sentent l’odeur infecte. La clope entre mes lèvres, j’active le briquet et inhale la première bouffée de nicotine. Je la savoure en souriant et en me disant que c’est ma dernière. Putain ce que c’est bon ! Ouvrant les paupières, je crois que c’est le moment…
— T’as fini de réfléchir ? lâche Rodriguez. Je veux une réponse maintenant.
Ancrant mon regard déterminé dans celui du meurtrier de mon père, je me sens en paix avec la décision que je viens de prendre. Je veillerai sur eux à chaque instant de leur vie. Je suis soulagé… L’homme qui se croit tout puissant devant moi sort un long cigare de la poche de sa veste, le porte à sa bouche et l’allume aussitôt. Ce qui me fait encore plus marrer.
— Tu veux m’expliquer pourquoi tu rigoles ? questionne-t-il.
— Tu diras bonjour à mon père…
Aspirant une dernière bouffée, je garde la cigarette entre mes doigts et, d’un geste précis, l’envoie balader dans l’air surchargé de gaz explosif. Je n’ai que le temps de voir les yeux de mon rival s’agrandir avant que la première étincelle brille dans la pièce pour en créer d’autres et transformer le tout en feu immense. Adieu, fils de pute !
Distraite par les flammes, l’équipe de Rodriguez se fige tandis que je me dirige vers la porte du quai arrière. Ce n’est qu’une question de secondes avant que tout soit rasé. La main sur la poignée, la dernière chose que j’entends est le son de l’explosion qui me vrille les tympans alors qu’une chaleur monstre me brûle le dos. Ma dernière pensée est pour mon frangin : Je t’aime, Sebastian. Puis, c’est le trou noir…