Le corps d’arc-en-ciel et le grand transfert

Au Tibet, en particulier dans la lignée du dzogchen, il y a de nombreuses histoires à propos de pratiquants spirituels qui ont atteint la réalisation et manifesté le corps d’arc-en-ciel ou le corps de lumière et qui, par leur suprême compassion, se manifestent à volonté sous forme d’un corps de lumière auprès de différentes classes d’êtres. Ces récits remarquables de telles manifestations ne sont pas simplement des expressions fantaisistes et mythologiques, car ce type de réalisation est basé sur des pratiques et des formes d’entraînement très spécifiques que l’on trouve dans la tradition dzogchen.

 

« On ne peut pas vraiment dire d’un(e) pratiquant(e) qui manifeste cette réalisation qu’il ou elle ‘est mort(e)’ au sens ordinaire du terme, parce qu’il ou elle demeure spontanément actif ou active en tant que principe d’être dans un corps de lumière. L’activité spontanée d’un tel être est orientée vers le bien des autres, et il ou elle est réellement visible aux personnes qui sont dans un corps physique et qui ont une clarté suffisante. [191] »

 

Les quatre premiers maîtres de la lignée dzogchen dans notre monde, les Rigdzin ou Vidyadharas Garab Dorjé, Manjushrimitra, Sri Singha et Jnanasutra réalisèrent tous le corps d’arc-en-ciel au moment de leur mort, mais en réponse aux supplications angoissées de leurs disciples, ils réapparurent dans un flamboiement de lumière arc-en-ciel pour laisser leur dernier testament.

Les maîtres dzogchen qui ont la capacité de réaliser le corps d’arc-en-ciel ont compris le fonctionnement de l’énergie. Si l’état de la personne est perçu comme un cristal, il n’y a alors pas de réalité extérieure comme des rayons et des lumières qui se reflètent à partir du cristal : ils émanent simplement du cristal, qui est l’état de rigpa. Avec cette capacité, les maîtres sont capables d’intégrer toutes les visions pures et impures dans l’état de rigpa. Il n’y a plus de séparation entre extérieur et intérieur. L’individu a complètement dépassé la notion de dualité, de sujet et d’objet. À ce titre, ils sont capables de manifester le corps d’arc-en-ciel.

 

« [Quand] on découvre et manifeste pleinement sa propre nature, on découvre et manifeste la nature de l’univers. L’existence de la dualité n’est rien d’autre qu’une illusion, et lorsque cette illusion est dissoute, l’inséparabilité primordiale de l’individu et de l’univers est pleinement découverte (...) le corps de lumière se manifeste. [192] »

 

Les méthodes employées dans le dzogchen pour actualiser le corps d’arc-en-ciel se trouvent dans les séries du longdé et du mengagdé (upadesha), à travers des visions qui s’élèvent en contemplation. Quand le pratiquant entre dans le troisième niveau de ces visions, son corps passe dans la dimension de la lumière au moment de la mort. Généralement, cela prend environ sept jours ou quelquefois plus longtemps, et si le processus est interrompu le corps rapetisse jusqu’à de très petites dimensions. Une fois que le corps s’est complètement dissout dans l’essence de ses éléments, il ne reste plus que les cheveux et les ongles, qui sont considérés comme des impuretés, les éléments grossiers du corps physique. Toute personne qui actualise cet état se trouve au-delà de la mort et peut se manifester pour le bien d’autrui à travers le corps d’arc-en-ciel.

Un pratiquant qui actualise le quatrième niveau des visions n’a pas besoin d’attendre sa mort physique pour entrer dans l’essence des éléments ; il peut accomplir cela sans aucun des signes d’une mort normale. Cela est appelé « le grand transfert ». Il est dit que Padmasambhava et Vimalamitra ont tous deux manifesté ce niveau de réalisation, comme l’a fait Tapihritsa, le maître bönpo. On dit que Vimalamitra est allé à la montagne sacrée aux cinq cimes, Wu-t’ai Shan, en Chine, et selon Tulku Thondup :

 

« Si vos yeux spirituels sont clairs, vous pouvez le voir en personne aux Cinq Cimes. Il est souvent arrivé que l’on voie Vimalamitra et qu’on reçoive des enseignements de lui aux Cinq Cimes. J’ai entendu de nombreuses histoires de mon maître Kyala Khenpo Rinpoché quand j’étais jeune (...) [mais à moins] d’être une personne accomplie, le mieux que l’on puisse voir de Vimalamitra est un oiseau, une lumière arc-en-ciel ou une personne ordinaire, etc. [193] »

 

Comme Vimalamitra, Padmasambhava apparaît également aux pratiquants qui manifestent pour lui une grande dévotion, pas seulement dans des endroits qui lui sont sacrés (comme Tso Pema, Rewaltsar au nord de l’Inde), mais aussi dans des endroits en apparence improbables, comme Paris ! Il n’est malheureusement pas toujours reconnu. Dudjom Rinpoché racontait une histoire d’un moment où il avait ardemment prié Padmasambhava pour une importante bénédiction, afin qu’il l’aide à composer une prière. Le lendemain matin, en rêve, il était assis dans un vaste édifice, comme un temple, quand apparut un musicien « vêtu de blanc et avec de longs cheveux souples et bouclé [194] ». Jouant des cymbales et dansant en spirale dans le sens des aiguilles d’une montre, le musicien passa la porte et s’approcha de plus en plus de Dudjom Rinpoché, en chantant : « Si tu veux établir le Dharma, plante-le dans le cœur. Dans les profondeurs du cœur se trouve la bouddhéité… [195] » Le son des cymbales se faisait plus fort à chaque vers de la chanson, jusqu’à ce qu’il soit si fort que Dudjom Rinpoché finisse par se réveiller. Il se souvenait de toutes les paroles et, avec grand regret, réalisa que le musicien était Gourou Rinpoché lui-même et qu’il ne l’avait pas reconnu. Avec une grande dévotion, il composa alors une prière à son gourou.