6

C’est avec une certaine appréhension que je m’approchai ce soir-là de l’appartement numéro 28. La porte était ouverte à cause de la chaleur, comme la plupart des autres portes de la résidence. À l’intérieur, de la musique et des voix. Je haussai la voix pour signaler ma présence.

Max accourut, une cigarette dansant au coin des lèvres, les traits crispés à cause de la fumée. Il m’accueillit avec le raffinement d’un dandy. Contrairement à nos deux premières rencontres, il était particulièrement aimable, disant combien il était heureux que j’aie pu accepter son invitation. J’étais trop dépassé par les événements pour saisir grand-chose mais, parlant avec chaleur, il me guida par le bras pour contourner une bicyclette calée contre le mur et m’emmena jusqu’au salon qui se trouvait au bout du couloir, après la cuisine.

C’était bien plus vaste que chez moi. La pièce était remplie presque jusqu’au plafond d’une telle profusion de meubles et d’objets qu’on aurait dit un cabinet de curiosités. Il y avait un canapé et des fauteuils tapissés d’un tissu à fleurs défraîchi ; deux bibliothèques pleines de livres et de dossiers ; des piles de disques ; un cendrier sur pied arrivant à hauteur de la taille et figurant un majordome sévère, d’allure churchillienne. Un palmier en bac déployait ses frondaisons près du rideau qui ornait la fenêtre et des tapis persans recouvraient le parquet. Perché au sommet d’un tas de magazines sur un buffet, un ventilateur métallique brassait l’air confiné et faisait osciller comme au rythme de la musique un élégant mobile en papier constitué de visages de compositeurs célèbres. Les murs blancs étaient couverts de photos et de peintures de toutes dimensions, de papillons épinglés sur des panneaux de liège. Enfin, une tête de chevreuil (visiblement mangée aux mites) embrassait ce chaos de ses yeux de verre.

Le plus imposant, cependant, était un piano droit contre un mur. Dessus se trouvaient des rames de papier attachées par un ruban, encore des livres, un ensemble de photos noir et blanc (« Mon grand-père jouant au cricket avec les détestables Mitford », dixit Max) et une lampe habillée d’un abat-jour rouge, dont le piétement noir représentait une Joséphine Baker tout sourire, captée en pleine acrobatie.

Contrastant avec les humbles dimensions de mon deux-pièces, cet endroit regorgeait de couloirs étroits et d’innombrables pièces secrètes. Plutôt qu’un lumineux lieu de vie moderniste conçu pour des actifs, on aurait dit le garde-meubles encombré d’une maison de maître. L’effet labyrinthique était troublant et j’avais du mal à le faire correspondre à l’extérieur de l’appartement 28, qui ressemblait à tous les autres.

Ajoutant à l’ambiance animée, on entendait un quatuor à cordes qui filtrait d’une paire d’enceintes posées au sol. Je m’efforçais de tout absorber et n’écoutais Max que d’une oreille (« Au début, Edward te prenait pour un genre de mouchard, mais on n’a pas tellement dormi cette semaine, alors il faut nous pardonner ») quand une silhouette jusque-là camouflée s’extirpa de ce tableau et se leva de son fauteuil.

– Ah, fit Max, comme étonné lui-même de découvrir cet individu dans son salon. Voici James Kilmartin, poète extraordinaire. Le lauréat de Smith Street, comme on l’appelle. James, notre nouveau voisin…

On se serra la main et, Max étant manifestement incapable de se rappeler mon nom, je me présentai. La main de James était moite et comme désolée de l’être. Il portait une veste de velours noir élimée, une vilaine chemise blanche et un pantalon noir. Un clou brillait à son oreille gauche et il était pieds nus. Même si on ne lui donnait pas trente ans, ses cheveux – que j’avais d’abord crus blonds – commençaient à grisonner. Quand il reprit sa place, croisant ses jambes minces et allumant un cigarillo à l’odeur puissante, on aurait dit un ange blasé et plutôt mélancolique condamné à vivre parmi les mortels.

Max, entre-temps, s’était éloigné pour pousser le volume de la musique afin de démontrer quelque chose.

– Là, dit-il à James par-dessus les chamailleries de violons, dirigeant avec une baguette imaginaire. Tu entends ça ? Ce ralentissement graduel ? Puis le tourbillon. Da da da daaaa. Synthèse. C’est ce que j’ambitionne pour la huitième partie des Chants. Pas facile du tout. Oh, non monsieur1. Je bute là-dessus depuis un certain temps, je dois l’avouer. C’est du Beethoven, tu sais. Le Quatuor à cordes no 12 en mi bémol majeur.

Il ferma les yeux et écouta.

– Y a pas à tortiller… C’est ce que je dis toujours à Sally. Le rock ? Quelle daube ! Pourquoi perdre son temps ? Cole Porter, là d’accord. Bref, ça suffit pour l’instant. J’ai à faire en cuisine. Tom… c’est bien Tom ? Tu viens m’aider ?

Sans attendre ma réponse, il me propulsa à travers un rideau de perles dans la kitchenette, où des casseroles mijotaient sur le feu. L’évier était rempli de vaisselle sale. Un superbe vase de roses rouges fanées était posé sur le plan de travail.

Max se baissa pour surveiller ce qui était au four.

– J’ai fait un faisan. Faisan rôti et sauce aux marrons. Il faut être méticuleux avec un tel plat. Un régal quand c’est réussi. L’un des plats préférés d’Oscar Wilde, si j’en crois des sources fiables. Voyons… formidable. Regarde-moi ça. À ton avis ? Encore quinze minutes, je dirais. Et maintenant, un verre ? Quel est ton poison ? Attends – je vais te faire un Tom Collins. Vous avez le même prénom et c’est parfait par cette chaleur. En gros, c’est gin et jus de citron, avec un peu d’eau gazeuse. Ça te va ?

J’acquiesçai, stupéfié par ce charme désinvolte et extravagant qui anéantissait toutes les craintes que j’avais pu concevoir à l’idée de passer une soirée en sa compagnie. Il prépara le cocktail avec dextérité, claquant des portes de placard, pressant un citron d’une seule main et fouettant sa création avec une fourchette avant de me tendre le verre.

– Désolé, j’ai pas de petite ombrelle. Alors, c’est comment ?

Jusqu’à présent, je n’avais jamais entendu parler – ni a fortiori bu – de Tom Collins. La préparation avait un goût déplaisant d’acidité. Ça m’évoquait le charleston, les bons mots2, les glorieux suicides ratés.

– Fantastique, répondis-je, tout en me reprochant intérieurement ce servile empressement à m’estimer content afin de satisfaire le maître de maison.

Le disque du quatuor à cordes de Beethoven qui passait dans l’autre pièce s’arrêta et, dans l’accalmie qui suivit, on entendit des bribes de conversation. Une femme riait. « Oui, peut-être… », disait-elle.

Max, soudain, sembla troublé. Il m’attrapa par l’épaule et m’attira vers lui. Sa voix baissa jusqu’au murmure et son visage prit l’expression de celui qui marche pieds nus sur du verre pilé.

– Ah. Au fait, Tom. Si tu pouvais me rendre un service…

– Bien sûr.

Il jeta un coup d’œil vers la porte.

– Pas la peine de parler de ce… euh, cette lettre que tu as trouvée dans ton appartement, d’accord ?

– Oui.

– C’est promis ?

Je perçus, obscurément, une faille dans la cuirasse, mais me bornai à jouer les innocents.

– OK.

Son étreinte se relâcha.

– C’est très important. En fait, que ce soit bien clair : un seul mot de cette histoire et tu auras de gros ennuis.

Mon rire nerveux fut coupé net par le soupçon, renforcé par son regard agressif, qu’il ne plaisantait peut-être pas.

Mais avant que j’aie le temps de vraiment m’inquiéter, il retrouva sa jovialité.

– Ça pourrait rendre les choses un peu compliquées pour nous, c’est tout. Allez ! Maintenant, rends-moi un autre service s’il te plaît, regarde la recette là-haut. Je ne me rappelle plus combien de temps ça doit cuire, ces grosses bêtes…

Il indiquait un livre de recettes ouvert et taché de graisse, posé au-dessus du réfrigérateur.

Soulagé de voir qu’il changeait de sujet, je fis ce qu’il me demandait.

– Ils disent de cuire une heure et demie à 180° C.

– Bonne nouvelle !

Un parfum merveilleux emplit soudain la pièce, suivi d’un mouvement au niveau de mon épaule droite. Je me retournai et découvris une femme debout dans le couloir, splendidement éclairée par le soleil couchant qui filtrait à travers les arbres – parquet brûlant, lumière oblique, une sirène émergeant de l’obscurité.

Bien qu’elle fût occultée par le rideau de perles, je reconnus la femme que j’avais souvent admirée dans le voisinage. En fait, je l’avais vue le matin même au Rhumbarella Café, lisant un petit livre de poche et fumant de fines cigarettes roulées à la main. De près, sa beauté était à couper le souffle. Je m’entendis étouffer un soupir mais, heureusement, tout l’embarras juvénile que j’aurais pu trahir fut éclipsé par Max, qui se précipitait pour passer la tête entre les perles.

Il lui fit la bise.

– Ça va mieux, ma chérie ?

Elle haussa les épaules et esquissa un sourire somnolent. Elle portait une robe crème avec de grandes fleurs d’hibiscus rouges imprimées. Ses cheveux blonds étaient humides et légèrement plus sombres au niveau du cou.

– Sally, je te présente notre nouveau voisin, Tom. Tom, mon épouse, Sally. La pauvre a passé l’après-midi dans la baignoire. Cette abominable chaleur, tu sais…

On échangea des politesses et une poignée de main. De nouveau, elle sourit. Son corps exhalait une chaleur d’orchidée. Je ressentais l’attraction fatale de ce que j’identifierais dans une prochaine vie comme un amour tragique.

– À table ! annonça Max dans mon dos. Tom, tu veux bien prendre des couverts dans ce tiroir ? Sally, tu l’emmènes là-haut, hein ? Prête à faire la fête ?

Sally pencha la tête de côté et me tendit la main.

– Viens…

 

À ma grande surprise et pour mon plus grand plaisir, le repas se déroula sur le toit. Max s’était débrouillé pour y transporter une table (avec nappe blanche, carafe à décanter et chandeliers) et des chaises. Suspendus tout autour de nous, une demi-douzaine de lampions rouge et orange. Les tours à l’est rougeoyaient dans les dernières lueurs du couchant et, en contrebas, de l’autre côté, trams, voitures et individus défilaient dans la rue. J’imaginais les passagers d’un avion surprenant cette scène magique et se demandant qui nous étions et comment se faire inviter à cette soirée très privée.

La première heure n’est plus qu’un brouillard d’instantanés dans ma mémoire : du sauvignon blanc frappé, Max repoussant sa frange, les ronds de fumée de James se désintégrant tels des galions délabrés à mesure qu’ils traversaient la longueur de la table, les clavicules de Sally, lumineuses comme du corail. Le faisan (en fait un très gros poulet) était gras et fondant, très différent de tout ce que j’avais mangé jusque-là, et il fut suivi de panna cotta en dessert (une préparation toute faite et néanmoins goûteuse).

Soucieux de faire bonne impression auprès de mes nouveaux amis – ou du moins d’éviter de passer pour un balourd –, je m’efforçais de ne pas tacher ma chemise ni intervenir avec des questions idiotes, même s’ils étaient tous si chaleureux que personne n’en aurait sûrement pris ombrage, à supposer qu’ils le remarquent. La soirée, animée et intime, était présidée par Max, qui était le plus affable des hôtes et veillait à ce que la conversation coule aussi librement que le vin. J’avais la sensation de vivre une soirée d’initiation aux côtés d’une cabale d’excentriques, et c’était, bien entendu, ce qui était en train de se passer.

Au début j’eus du mal à me maintenir au niveau de la conversation, mais heureusement on ne me demandait pas grand-chose, sinon d’être un public attentif. Je faisais de mon mieux pour ne pas lorgner Sally mais j’étais fasciné quand elle riait et jouait avec sa nourriture. Elle roulait les cigarettes comme une professionnelle et pourtant, chose attendrissante, elle les fumait en amateur, les tenant avec hésitation entre ses longs doigts fins.

J’étais assis auprès de James, qui fuma des cigarillos pendant tout le repas et me donna – comme entre parenthèses, du bout des lèvres – des détails sur les amis et événements évoqués dans la conversation, avec un humour subtil et narquois. Il allait garder ce rôle pendant tout le temps que durerait notre amitié.

Au cours de la soirée, j’appris que Max était en train de composer une œuvre musicale d’envergure inspirée d’un obscur poème français du XIXe siècle intitulé Les Chants de Maldoror. Sa partition, selon lui, changerait le paysage musical aussi radicalement que les compositions dodécaphoniques de Schönberg.

Je découvris que Sally avait chanté dans un groupe de rock local, mais que Max l’avait « sauvée de ce lamentable milieu afin de préserver sa voix ». À présent, elle travaillait comme secrétaire en intérim pour plusieurs employeurs en ville – en attendant que l’opus de Max soit achevé, naturellement, après quoi sa carrière serait relancée pour atteindre des hauteurs stratosphériques.

Max m’apprit que l’appartement que Sally et lui partageaient était, en fait, deux lots contigus qu’ils avaient réunis en supprimant le mur de séparation, d’où ses dimensions et sa configuration inhabituelles.

– La pauvre Sally vivait ici toute seule quand je me suis installé à côté, il y a presque huit ans. Mais quand on s’est connus et qu’on est tombés amoureux, j’ai acheté son appartement. On a démoli quelques murs et agrandi l’endroit. Il suffisait d’en avoir l’idée. Ces crétins d’agents de l’urbanisme étaient contre, mais on a passé outre. Parfois, il faut imposer ses propres règles. C’est l’un des nombreux problèmes de ce pays. Aucune vision. Tout le monde est si normal. Le culte de l’homme normal. Même le Premier ministre veut être un type normal, bon sang ! Qui veut être comme tout le monde ? Tu veux être comme tout le monde, Tom ?

J’hésitai, gêné d’être soudain le point de mire. C’était une bonne question, et l’occasion ou jamais de me faire valoir. Quoique déjà éméché, je pris le temps de siroter mon verre.

– Non, je ne veux pas être comme tout le monde, dis-je honnêtement, avec le sentiment d’être un rebelle prêt à en découdre au moment où ces mots quittaient mes lèvres.

Cette affirmation était un délicieux blasphème, qui pourrait me valoir la corde à Dunley si jamais ça venait à se savoir.

– Évidemment ! Dis-moi, qu’est-ce que tu veux faire ? T’es pas le genre employé de bureau, si ? Ni commerçant. Toi, tu es destiné à de plus grandes choses. Allons. Fais pas le timide. Raconte…

– Euh… je vais étudier à la fac cette année. Les lettres et l’histoire. Une licence en arts.

– Quoi ?

– Je me suis inscrit en…

– Oui, j’ai entendu. Je suis perplexe, c’est tout. Un mec comme toi.

– Max, dit Sally, fiche-lui la paix.

Mais il était lancé.

– Tu sais ce qu’on étudie, de nos jours ? Tu crois qu’à la fac, tu vas entendre parler de Tolstoï ou Camus ? De Virginia Woolf ? Des origines des révolutions de 1814, de la pensée d’Aristote ? Non ! On étudie les programmes télé. C’est la pure vérité, cria-t-il comme si quelqu’un cherchait à lui couper la parole, ce qui n’était pas le cas. On analyse les jeux télévisés et les magazines de mode, ce genre de choses. La publicité. Renseigne-toi. L’idée, c’est de tout ramener au niveau de l’homme lambda. Encore notre homme « normal ». Au lieu de tirer les gens vers le haut, on rabaisse tout. Comme ça, tout le monde est content. On ne fâche personne. Des fois qu’on ferait de la peine à quelqu’un, n’est-ce pas ? Beurk ! Et l’art est contaminé aussi. Prends Edward…

Il baissa la voix, comme si ce dernier avait été là.

– Même lui reconnaîtrait qu’il n’est pas un grand artiste, mais le pire, c’est que ce n’est pas indispensable, aujourd’hui. Les gens achètent ses tableaux comme des objets de décoration. Son galeriste est quasiment aveugle, merde !

Max secoua la tête et agita un doigt dans ma direction, mais pas de façon malveillante.

– Non. Tu n’as pas compris : je ne veux pas entendre le baratin que tu as servi à ta mémé ou à ton conseiller d’orientation. Écoute-moi bien, Tom Button. Que-veux-tu-DEVENIR ?

Je me sentis rougir et réduit au silence par une image qui envahissait mon esprit : mes sœurs me souriant avec condescendance, la bouche pleine de miettes de biscuits. Mais regardez-le, ce branleur !

– Je veux être écrivain, dis-je finalement.

– Ah ! J’en étais sûr ! Qu’est-ce que je te disais, Sally ? Tu as quelque chose d’un écrivain. Secret, observateur. J’ai vu tout de suite que tu étais des nôtres. Mais attention : il ne faut pas aller à la fac. Ça te gâcherait. Art et fac font rarement bon ménage. Tu écris, point barre. En fait, dit-il avec componction en écartant largement les bras comme pour attraper toute la tablée dans son filet, fréquente-nous et tu auras de quoi écrire.

La principale qualité de Max, c’était qu’il donnait à chacun l’impression d’être un individu d’exception du simple fait d’être en sa compagnie. C’était en partie une capacité à deviner – telle une diseuse de bonne aventure – ce que la personne avait envie d’entendre sur son compte. Je ne savais alors pas encore qu’un tel don avait une caractéristique plus sinistre : celle de faire sourdre certains aspects d’une personnalité qu’il aurait mieux valu garder sous le boisseau.

Toujours est-il que ce soir-là, cette flatterie me remplit d’une sorte de gratitude désespérée. Pour être honnête, j’étais enchanté d’être en cette compagnie. Leurs vies semblaient hermétiquement scellées, non corrompues par le reste de l’univers ni même assujetties à ses lois naturelles. À la différence des habitants de Dunley, ils ne s’inquiétaient pas de ce que les voisins pouvaient penser d’eux, de leurs goûts vestimentaires, habitudes ou opinions. Ils cancanaient sur des amis, discutaient art moderne et m’indiquaient dans quels grands magasins il était le plus facile de voler des sous-vêtements ou de quoi manger comme un prince. Ils me mirent en garde contre une voisine nommée Fiona Plinker (« Elle ne maîtrise que la cuisine du Tiers-Monde »), me conseillèrent d’aller retirer des colis alimentaires à l’église St Mark dans George Street quand je serais fauché, et m’apprirent qu’on pouvait acheter des joints chez le traiteur turc d’à côté, dans Brunswick Street (« Demande Jimmy »).

Max était un homme aux opinions tranchées sur une kyrielle de sujets, allant du gouvernement actuel jusqu’à la meilleure façon de cuisiner la dinde, en passant par le rôle de l’artiste dans la société moderne. Il semblait toujours sur le point de lâcher une révélation capitale ou dans la douloureuse nécessité de nous expliquer les choses – que ce soit les obscurs motifs animaliers qui truffent la poésie de Rimbaud ou la façon dont le jeu d’échecs ouvre la voie à l’activité créatrice par excellence3, comme ce fut le cas pour Marcel Duchamp. Cette nuit-là, il fit un long exposé sur le nouveau phénomène de l’art vidéo, qui selon lui consistait à filmer de façon médiocre quelque chose d’ennuyeux et à diffuser le résultat dans une galerie.

– Autant regarder la télévision, non ? Au moins, il y a un peu d’action !

Ses critiques les plus féroces, cependant, concernaient le rock.

– Quelle merde, dit-il d’un air renfrogné en balançant un os de poulet. Ma Sally, ici présente, chantait dans un groupe – comment s’appelait-il, déjà ? – quand on s’est rencontrés. Une belle bande de pervers…

Sally leva les yeux aux ciel et sema ses cendres de cigarette.

– Oh, Max…

– Parfaitement, ma chère. Tu te rappelles, les pantalons de cuir… ?

– Nick était gentil.

– Gentil ? Qui a envie d’être gentil, nom de Dieu ?

– Ils ont très bien réussi, d’ailleurs. Ils vont passer dans l’émission « Countdown » cette année.

– Ça m’étonnerait qu’on se souvienne des Smiling Anarchists…

– Assassins. Pas Anarchists.

– … dans un siècle. Toi, en revanche, tu seras connue dans le monde entier. Et tu me remercieras, crois-moi. Et nos enfants et petits-enfants seront si fiers…

Il y eut un silence gêné, pendant lequel j’entendis grésiller l’une des bougies qui se consumaient sur le chandelier. Je décelai un léger changement d’atmosphère, jusqu’au moment où Sally lui attrapa la main.

– Je sais, Max. Je sais.

Après le dessert, Max suggéra d’aller dans un café tout proche pour jouer au billard. Même s’il n’était pas loin de minuit, l’idée semblait géniale. Pour ma part, je ne demandais en effet qu’à prolonger cette soirée, de peur qu’une telle magie ne se reproduise plus jamais. De toute façon, il faisait trop lourd pour dormir.

James, cependant, manquait d’enthousiasme.

– J’hésite, Max. Je n’ai pas très envie de marcher jusque là-bas, à vrai dire.

Max en fut consterné.

– Quoi ? C’est à quinze minutes, en marchant d’un bon pas. C’est plus près que chez toi.

– Dans ce cas, il se peut que je dorme ici même, à la belle étoile.

– James, intervint Sally, tu sais que tu peux toujours dormir sur notre divan. C’est confortable.

Max refusa de renoncer à sa balade.

– Allons, allons. L’air nous fera du bien. C’est une belle soirée. Idéale pour une promenade post-prandiale… On n’a qu’à appeler Edward et Gertrude.

– Pas la peine, dit Sally. Ils ont préféré rester chez eux pour assister au décollage de la navette spatiale. Tu les connais. Ça fait des jours qu’ils attendent ça.

Je me raclai la gorge.

– Moi, j’ai une voiture. Je peux peut-être vous conduire là-bas ?

Tous trois me regardèrent comme si je venais de proférer une énormité et je craignis d’avoir sapé mes efforts pour m’insinuer dans leurs bonnes grâces.

Max fut le premier à parler.

– Tu sais conduire ?

– Oui. Et j’ai la vieille Mercedes de ma tante.

Je l’avais fait réviser la semaine précédente. Max tapa du poing sur la table.

– Alors, c’est réglé. En route. Tu n’as plus aucune excuse, James ! Et toi, Tom, à partir de maintenant tu nous tutoies !

Ce fut le signal du départ. Ignorant les protestations de Max qui voulait tout laisser en plan jusqu’au lendemain, on se mit à débarrasser une partie de la table, avant de négocier l’escalier extérieur mal éclairé, les bras chargés, en direction de la kitchenette encombrée de Max et Sally.

Ces va-et-vient durèrent un certain temps, et à l’issue d’un de ces voyages, cherchant un torchon pour m’essuyer les mains, je remarquai sur le parquet de grosses taches de ce qui ressemblait à du sang. Je m’accroupis pour regarder de plus près. Pas d’erreur. Ayant alors bien en tête leur forme et leur couleur, je m’aperçus que l’évier et la paillasse étaient également souillés de gouttelettes de sang frais. Sur la porte du frigo, il y en avait aussi.

Comme James était retourné sur le toit, me laissant seul, je suivis ces traces. Elles formaient une piste erratique qui partait de la cuisine et se poursuivait dans le couloir jusqu’au salon, où il était difficile de les repérer sur les motifs des tapis persans.

Au seuil du petit couloir menant à l’autre partie de l’appartement, autrefois séparée du reste, j’hésitai – perplexe et intrigué. Ce couloir était plongé dans le noir. Une porte sur le côté ouvrait sans doute sur la salle de bains ; et celle du fond, close, devait être la chambre. Un porte-manteaux penchait tel un épouvantail ivre, croulant sous les vestes, foulards et couvre-chefs. Une pile de bottins, un téléphone. Le ventilateur soufflait dans mon dos, grinçant à chaque oscillation.

Puis la porte de la chambre s’ouvrit, et Sally s’avança dans ma direction en traînant les pieds, une main plaquée sur son visage, les épaules affaissées, comme si elle avait du chagrin. Elle ne s’aperçut de ma présence qu’au moment d’entrer dans la salle de bains, moment où elle retira sa main, révélant le bas de son visage maculé de sang. Il y en avait aussi sur sa robe. J’en eus le souffle coupé. Elle me jeta un rapide coup d’œil, avec nonchalance, et la porte se referma sèchement dans son dos.

Je restais planté là, ahuri. Quelques instants plus tard, Max sortit aussi de la chambre. Il était échevelé et me fixa comme s’il ne savait plus qui j’étais. Puis une faible lueur brilla dans ses yeux comme s’il me reconnaissait enfin et il s’approcha en rentrant sa liquette.

– Ah. Sally saigne encore du nez et elle ne pourra pas nous accompagner, hélas. On y va ?

– C’est grave ?

– Quoi ? Mais non ! Ça lui arrive tout le temps. Où est passé James ?


1.

En français dans le texte.

2.

En français dans le texte.

3.

En français dans le texte.