Une fois James et moi rassurés quant à l’état de santé de Sally, on descendit en titubant au rez-de-chaussée pour trouver la Mercedes et se mettre en route. Le fait que j’étais, à ce moment-là, tout à fait ivre n’était pas considéré comme un obstacle à la conduite. Max et James furent si impressionnés par mon aptitude à manœuvrer l’engin qu’après quelques chuchotements inquiets (« Mais qu’est-ce qu’il fabrique, maintenant ? »), l’un et l’autre restèrent cloués à leur siège comme s’ils avaient assisté à des rituels étranges pratiqués par des sauvages.
En réalité, ledit café n’était qu’à quelques pâtés de maisons et il aurait fallu moins de dix minutes pour s’y rendre à pied. El Nidos était un établissement latino dans Johnston Street avec des tables en plastique et de lugubres barmen mal rasés qui semblaient n’avoir pas quitté leur service depuis plusieurs mois. Malgré l’heure tardive en ce dimanche soir, l’endroit était envahi par des couples de tous âges – des Hispaniques fréquentant le night-club du coin tout autant que des étudiants heureux de continuer à faire la bringue après la fermeture des pubs. Côté rue, le bar servait du café et des pâtisseries alors que l’arrière-salle abritait une demi-douzaine de billards de qualité et dimensions diverses.
Une plaintive musique espagnole à la guitare passait en fond. James rejoignit une table où des hommes plus âgés se livraient à un jeu qui impliquait force gesticulations et cartes violemment abattues sur le plateau. Max m’offrit une spécialité de la maison – un Sol y Sombra, cognac et anis pur –, préparée pour nous à l’abri des regards et servie dans de petits gobelets.
On joua au billard, Max et moi, formant un duo assez formidable qui n’avait pas son pareil. L’avantage de grandir dans un petit patelin, c’était que j’avais eu accès à des bars d’hôtel équipés de billards. J’étais devenu un joueur accompli. Max flirta à une table voisine avec une jeune Hispanique aux yeux de braise déraisonnablement belle, à tel point que son frère ou petit ami le menaça – rebuffade que Max prit avec bonne humeur. On joua pour de l’argent et on gagna vingt-cinq dollars, ce qui couvrait largement nos frais. Il devait être deux heures du matin lorsque tous nos adversaires furent évincés et on s’installa pour partager nos gains. Mes lèvres étaient engourdies par l’alcool et je les pétrissais avec les doigts pour retrouver des sensations.
Max me fit signe d’approcher.
– Tu sais, ce soir-là… ?
– Quel soir ?
– La semaine dernière. Quand tu nous as entendus parler, Edward et moi.
– Ah. Oui.
– À part de peinture, de quoi parlait-on ? Qu’est-ce que tu as entendu ?
Ce brusque changement de sujet me prit au dépourvu. Notre table était jonchée de verres sales et de cendre. Ne restait dans la salle avec nous qu’une bande de buveurs chevelus tout au fond qui, à ce moment précis, se mirent à rire à gorge déployée. Un flipper tilta dans un coin. Non sans peine, je repensai à cette conversation de la semaine précédente, à ce qu’avait dit Edward. C’est pas juste un tableau de nanas à gros seins avec les fesses dans l’eau, genre Norman Lindsay. C’est le génie du XXe siècle.
Il se faisait tard et j’étais soûl, mais conscient des choses à dire ou pas : tout secret a de la valeur et ne doit pas être révélé inutilement.
– C’est tout ce que j’ai entendu…
– T’es discret comme mec ?
Je haussai les épaules.
– Je crois.
– Bon.
Max s’envoya le fond de son verre, croisa et décroisa les jambes. Il palpa sa poche de chemise pour voir s’il y avait des cigarettes, en extirpa une avec les dents et secoua le paquet à mon intention.
Ensuite, il me fit signe de me rapprocher encore.
– T’es un type bien, Tom Button. Malin, et tout. Je l’ai compris dès que je t’ai vu. Je me rappelle même l’avoir dit à Edward.
Il se renversa sur sa chaise et tira une bouffée, non sans me regarder de biais, comme s’il considérait une question importante. Puis il vérifia que personne ne pouvait nous entendre et se pencha de nouveau en avant.
– Oui.
– Que dirais-tu de te faire un peu d’argent ?
Il brandit les vingt-cinq dollars que nous venions d’empocher.
– Un bon paquet. Rien à voir avec ça.
J’opinai. Qui refuserait de gagner de l’argent ? Après un service d’essai, j’avais été embauché à temps partiel au Restaurant Monet, mais pour seulement huit dollars de l’heure – de quoi vivre, mais à peine. Si j’avais dû payer un loyer, je n’aurais certainement pas pu habiter en ville.
– Ensuite, on ira à Paris. Nous tous. Ça fait une éternité qu’on y pense. Il y a un coin dans le sud de la France qui s’appelle Saint-Machin – remarque, il y a des Saint-Trucmuche partout. Une maison assez grande pour tout le monde. Sally et moi. Et aussi James, qu’on emmènera même si ça le fait râler. Tu pourrais venir avec nous, écrire ton grand roman. Il y a des marchés et des châteaux, des champs de lavande. Toutes ces jolies laitières françaises. On se casse de cette île. On ne peut rien faire de grand dans ce pays, si on y réfléchit. Personne ne laisse la mélancolie prendre racine ici, or il n’est pas de grand art sans mélancolie. C’est aussi simple que ça.
« Tu sais, en 1942, Chostakovitch composa sa septième symphonie dite “Leningrad”. C’était pendant la guerre et trois membres de l’orchestre qui devait la jouer sont morts de faim avant la première.
Il secoua la tête, écœuré.
– Tous ceux qui valent quelque chose s’en vont. Ce pays est vaste et spectaculaire, mais complètement débile. Que des plages et des pétasses. Ici, on adule les joueurs de cricket et les jockeys. Ainsi que les criminels. Ce qui est souvent la même chose.
Même si je ne comprenais rien à ce qu’il disait, ça semblait magnifique. Pensant à David Blake qui était resté à Dunley, je me sentais triompher, la douceur de la victoire n’étant atténuée que par le fait qu’il ignorait ce que je devenais. Si seulement il avait pu me voir, à présent !
À ce moment-là, James se pencha entre nous par-dessus la table.
– Ça suffit comme ça.
À qui s’adressait cet avertissement (car cela semblait en être un), ce n’était pas clair, mais Max se renversa en arrière et le regarda de travers. Ses yeux se plissèrent, maussades.
– Qué ?
– Le moment est venu de lever le camp, je crois.
– T’as encore essayé de brancher celui qu’il ne fallait pas, James ? Ces Hispaniques, tu sais…
James tressaillit puis reprit contenance. Il joua avec les manches de sa veste de velours noir, les tirant sur ses poignets d’une façon qui lui était habituelle, comme je devais l’apprendre un peu plus tard.
– Allons, James, je parlais à Tom des plaisirs de la vie parisienne.
James ouvrit la bouche, avant de me jeter un coup d’œil et de se raviser.
– Il est tard, Max.
– Alors barre-toi.
De nouveau, James observa un silence, répugnant de toute évidence à nous laisser seuls, et s’adressa finalement à moi.
– Au revoir, Tom. J’ai été heureux de faire ta connaissance.
Puis il ajouta, à l’intention de Max :
– Sois raisonnable, veux-tu ? Inutile de mêler ce jeune garçon à tes idées de génie.
On le regarda s’en aller. Un serveur passa près de nous tel un mérou triste, s’arrêtant juste le temps de débarrasser notre table. On se remit à observer les derniers joueurs de billard.
Max se leva et chassa les miettes de son pantalon.
– Allez. Grouillons-nous. C’est bientôt l’heure du petit-déjeuner, non ?
Suivant ses consignes, je repartis par Smith Street, roulant pendant un certain temps. Il m’agrippa le bras.
– Tout doux, tout doux. Tu conduis bien, oui. Très très bien. Ici. Stop ! Parfait. Laisse tourner le moteur. Tu vas pouvoir être mon complice…
Jaillissant de la voiture, il fouilla parmi des caisses de livraison à l’entrée d’un magasin de produits bio. Une minute plus tard il revenait avec un cageot de fruits. Je regardai par le rétroviseur, m’attendant plus ou moins à voir un propriétaire furax nous courser, mais il n’y avait personne à cette heure-là.
Ce manège se reproduisit à deux reprises dans le quartier : on s’arrêta d’abord devant une petite épicerie pour piquer quelques journaux, puis j’attendis dans la voiture tandis que Max se précipitait au Chalky’s, le caviste ouvert toute la nuit dans Lygon Street, avant d’en ressortir avec une bouteille de vodka et trois sachets de chips au vinaigre sous son manteau. Cela me mit mal à l’aise. Comme n’importe quel gamin de province désœuvré, je m’étais permis quelques délits mineurs – dégonfler des pneus de voiture, graver mon nom à l’arrière des sièges dans les cars scolaires, faucher des bonbons à la réglisse au magasin du coin – mais j’étais fondamentalement honnête.
– C’est mal élevé de se pointer chez les gens les mains vides, déclara-t-il comme pour tenter d’apaiser mes craintes inexprimées. D’où ces petits… larcins. Continue tout droit. Tourne à droite, s’il te plaît.
Il refusa de dire où nous allions mais me fit prendre la direction des faubourgs de Carlton. On roula dans des rues et ruelles de plus en plus étroites et sombres, jusqu’à un parking désert bordé d’entrepôts désaffectés. Les herbes folles poussaient dans les fissures du béton. Des éclats de verre miroitaient. Je coupai le moteur.
– C’est là. Il y a des gens que je voudrais te présenter, déclara Max. Edward Degraves est un peintre réputé. Ses toiles se vendent bien – enfin, quand il parvient à monter une expo…
Ruminant toujours cette histoire de vols, je ne pris pas la peine de faire remarquer que j’avais déjà rencontré Edward.
– Alors, tu as vraiment fauché tout ça ?
Ma question faisait plus rabat-joie que je ne l’aurais voulu.
Il donna un coup sur l’allume-cigares.
– Euh… théoriquement oui, je suppose que c’est du vol. Mais tâche de voir cela plutôt comme une redistribution des richesses. Sinon comment aurions-nous pu acheter de quoi se faire un petit-déjeuner ? Tu sais, j’apprends à parler français en ce moment. Les Français ont un mot : magouiller. C’est-à-dire contourner la loi sans la transgresser. Très malins, ces Français…
L’allume-cigares remonta et Max en approcha le bout de sa cigarette. Son profil s’ourla d’une lueur orangée et il se retrouva enveloppé d’une fumée qu’il chassa de son visage.
– Leurs lois ne valent pas pour nous.
Sortant de la voiture, il rassembla son butin.
– Allons, mon ami1. Ne me fais pas faux bond maintenant.
Les bras chargés, Max foula le béton défoncé et s’approcha d’une grosse porte en acier au beau milieu de l’une des clôtures en tôle ondulée.
Je le suivis quelques secondes plus tard, manquant trébucher dans l’obscurité sur un vieux vélo.
– Tire le cordon, s’il te plaît, me dit-il quand je l’eus rejoint.
On entendit alors une clochette quelque part et la porte s’entrouvrit. Un nez pointu, des joues blafardes, et ces inimitables yeux bleus. Edward Degraves plongea sur le seuil, rattrapant un carlin noir asthmatique qui tentait de filer entre nos jambes.
– Toujours à vouloir se barrer, ce sale clebs, dit-il en le réexpédiant à l’intérieur. Gertrude me tuerait s’il sortait. Enfin, elle te tuerait, dit-il à Max.
S’il n’avait pas l’air surpris de trouver Max devant chez lui à trois heures du matin – il était en outre habillé, chemise blanche et pantalon noir –, je le sentis mécontent de ma présence.
Le remarquant peut-être aussi, Max parla avec enthousiasme de la fondamentale excellence de mon caractère et, tandis que nous grimpions l’escalier branlant, il ne cessa de chanter mes louanges.
– Il conduit très bien, tu sais. Très, très bien. Il a même sa propre bagnole. On s’est arrêtés pour prendre quelques trucs pour le petit-déjeuner. Des chips, des pommes de chez les intégristes du bio…
Les seules sources de lumière à l’étage étaient une grande lampe de guingois et l’écran vacillant d’une télévision. Même si les murs et les recoins du loft étaient presque invisibles, je sus d’instinct que l’endroit était spacieux, de la même façon qu’un campeur peut deviner la présence d’une nature sauvage tout autour des rougeoiements d’un bivouac.
Edward s’affaira à préparer du thé et du café, tel un majordome en ombre chinoise, avec des mouvements lents mais précis. Il avait l’air encore plus extraordinaire que le jour (était-ce vraiment hier ?) où nous nous étions vus sur le toit.
Max me présenta à son épouse, Gertrude. C’était un petit bout de femme à la tignasse volumineuse, frisottée et couleur caramel. Les lueurs de la télévision jouaient sur son visage pâle.
Elle sourit et me serra la main.
– Enchantée, Tom. Viens donc sur le divan. Nous sommes en train d’attendre le décollage de la navette spatiale. Ça ne devrait plus tarder.
Elle parlait avec des voyelles arrondies qui trahissaient une éducation soignée, mais chaque phrase se concluait sur un gloussement nerveux et aigu, ce qui lui donnait des airs de vieille fille légèrement timbrée.
– On peut y assister en direct, sans quitter le canapé. C’est pas merveilleux ? Hé hé !
Edward arriva avec des plateaux, nous offrant du café et de quoi grignoter. Le bout de ses doigts était décoloré par ce que je pris pour de la peinture. Gertrude et lui se chamaillèrent sur sa sélection de tasses – il n’avait pas sorti les bonnes, selon elle. On aurait dit les souverains exilés d’un royaume imaginé par Lewis Carroll.
On mangea des chips en regardant le « NBC Today Show » diffusé depuis New York. Le jovial Monsieur Météo se trouvait dans une rue balayée par la neige quelque part en Amérique, avec un ridicule cache-oreilles qui lui donnait l’air d’un koala géant. Toutes les dix minutes environ, les deux présentateurs – sympathiques mais vivement préoccupés –, Bryant Gumbel et Jane Pauley, retournaient au duplex en direct de Cap Canaveral pour suivre les préparatifs du décollage de la navette Challenger. On faisait tout un plat du fait qu’il y aurait cette fois une institutrice à bord, en plus des six astronautes professionnels.
Les caméras firent un panoramique de la foule qui s’était rassemblée pour être aux premières loges. Un homme au regard crispé, vêtu d’une veste à carreaux ; des familles en train de pique-niquer ; des enfants qui souriaient en agitant de petits drapeaux américains. Et il a l’air de faire un temps superbe là-bas et nous devrions pouvoir assister à un beau décollage aujourd’hui. Certes, ça n’a pas été simple jusqu’à présent. Il y a eu des contretemps…
– Ils n’arrêtent pas de retarder ce foutu décollage, déclara Edward en ne s’adressant à personne en particulier. Ça devait être la semaine dernière, mais la navette a eu un problème.
– Tout ça, c’est une arnaque, dit Max. Même l’atterrissage sur la Lune, c’était du bidon, tu sais. Filmé en studio, quelque part. J’ai lu un article là-dessus il y a quelques années qui disait que c’était Stanley Kubrick qui l’avait mis en scène. Personne n’est allé sur la Lune. Pour quoi faire ? Ce n’est rien d’autre qu’un tas de cailloux.
– Arrête ton char, dit Edward. Quel serait l’intérêt d’inventer une chose pareille ?
Max leva les yeux au ciel.
– Pour le fric, le prestige, prouver que c’était réalisable – les raisons mêmes pour lesquelles on bidonne. Ils ont gagné la conquête de l’espace, pas vrai ? Montré à ces Russkoffs qui était le plus fort. Ce décollage doit être truqué.
Gertrude désigna le poste, où passaient des images d’une précédente navette gravitant autour de la Terre.
– Oh, Max, ne dis donc pas de bêtises. Comment veux-tu truquer ça ?
– T’as pas vu Star Wars ? Ça s’appelle des effets spéciaux. D’ailleurs, c’est une question de conditionnement. Le Christ n’apparaît qu’à ceux qui y croient déjà. Quand on veut absolument croire à quelque chose… Tu es bien placée pour le savoir, ma chère.
Gertrude jeta à Max un regard perçant, auquel succéda un silence tendu. Je demandai où étaient les toilettes et Edward désigna les recoins sombres du loft.
– Là où se trouve le tableau en cadmium représentant un bouffon décharné.
Je peinais à distinguer quoi que ce soit dans la maigre lumière, seulement des formes et des ombres.
Mon évidente incompréhension le fit soupirer.
– C’est rouge. Un tableau rouge. La salle de bains est à gauche. Au fond du couloir.
Je traversai l’immense espace à tâtons, ma vision s’ajustant au fur et à mesure. Le son du téléviseur s’estompa dans mon dos.
La spacieuse salle de bains évoquait un palais vénitien décati. Une vétuste baignoire à griffes de lion sur un sol à carreaux noirs et blancs, un lustre de cristal (auquel il manquait bon nombre de pendeloques) et des fougères débordant de pots en terre cuite. Le miroir doré et décoré de chérubins sculptés se prélassant au sommet était assez grand pour refléter une personne en pied. J’allai aux toilettes, puis m’aspergeai la figure pour me rafraîchir.
En sortant, je remarquai une pièce juste en face. Par la porte entrebâillée filtraient de la lumière et une odeur attirante de peinture à l’huile et de térébenthine. À l’extrémité du loft, soit à une vingtaine de mètres de là où je me tenais, les silhouettes d’Edward, Gertrude et Max étaient en pleine discussion, leurs visages illuminés par la lueur saccadée de la télévision. À cette distance ils ressemblaient à des comédiens sur une scène lointaine. Tandis que je les observais, Edward pivota sur son fauteuil pour jeter un coup d’œil dans ma direction, comme pour s’assurer qu’il m’était impossible de les entendre de là où j’étais. Même s’il ne pouvait pas me voir, je me reculai instinctivement contre le mur.
Incapable de contenir ma curiosité, j’examinai l’autre pièce. C’était forcément l’atelier d’Edward. Au centre, un chevalet supportait ce qui ressemblait à un tableau inachevé figurant des formes rouges et vertes sur fond crème. À mes yeux, cette peinture abstraite n’était remarquable ni par sa maîtrise technique ni par sa créativité, même si les couleurs ainsi juxtaposées étaient saisissantes. Une lampe de lecture était fixée au chevalet par du fil de fer. Éparpillés sur un établi entaillé, des tubes de peinture, tampons de caoutchouc, cuillères, flacons, spatules, pinceaux, ainsi que des assiettes et des bocaux barbouillés de peinture. Un sèche-cheveux était aussi posé là, entortillé dans son cordon électrique noir tel un calmar.
Au-dessus, sur une étagère, se trouvaient disposés une vingtaine de flacons à bouchon de liège de toutes tailles, aux étiquettes si pleines de bavures et de taches qu’elles étaient difficiles à lire. Phénol quelque chose, safran, gomme arabique, huile de lin, gélatine, vinaigre. J’observai, punaisés aux murs, des graphiques en couleurs, des cartes postales et des photos, des notes manuscrites jaunies, gribouillées et indéchiffrables, des formules chimiques. Une partie de ce pêle-mêle semblait là depuis des années. En outre, il y avait diverses reproductions en couleurs d’œuvres d’art arrachées à des magazines ou à des livres : deux portraits, l’un représentant une femme avec une fine moustache, l’autre montrant deux femmes qui décapitaient un homme au sabre, avec sur leurs visages une expression glaçante de plaisir. Une seule de ces reproductions m’était familière, celle de la terrifiante Femme qui pleure de Picasso, un tableau souvent montré dans la presse à cette époque en raison de la décision de la National Gallery of Victoria de l’acquérir.
Des toiles, peintes ou encore vierges, étaient calées par terre contre le mur, et il y en avait au moins une douzaine d’autres sous l’établi. Pour un gars de la campagne facilement impressionnable comme moi – qui avais rêvé pendant si longtemps de la vie de bohème –, un tel atelier était éminemment fascinant : les odeurs, l’énergie dégagée, l’impression d’être au cœur d’un endroit où l’on créait des choses. Un chirurgien réalisant sa première transplantation cardiaque n’aurait pas été plus émerveillé. Le carlin se glissa dans la pièce et, semblable à la mer cernant un affleurement rocheux, il se mit à flairer mes chevilles.
J’allais partir quand un tableau posé à plat à l’extrémité de l’établi retint mon attention. Une toile rectangulaire, plus haute que large. Le portrait d’une femme assise devant un fond bleu mouvant, les bras croisés sur le ventre. Ses grosses mains carrées se détachaient contre la robe noire et ses traits semblaient déformés, comme modelés dans une glaise récalcitrante. Ses cheveux bruns étaient plus ou moins coupés au carré. L’attitude défensive et le regard exprimaient le défi, comme si le sujet avait posé sous la contrainte. On avait appliqué la peinture en couches épaisses. J’examinai ce tableau, puis celui inachevé sur le chevalet. Ils n’étaient sûrement pas de la même main. Aucun n’était signé, à première vue.
Un toussotement me fit sursauter, et je découvris en me retournant Gertrude campée sur le seuil. J’eus l’impression très nette qu’elle m’observait depuis un moment. Elle mesurait à peine un mètre cinquante, avec une poitrine plate et un corps d’enfant. Renforçant cette allure de gamine, elle avait cette manie de serrer les manches de son corsage blanc dans ses poings. À force, le tissu s’était élimé.
Elle se baissa pour attraper son chien et le tint contre sa joue, lui parlant à mi-voix dans un langage d’extraterrestre. Il était si gros qu’elle avait du mal à le tenir. Ses pattes arrière pendaient contre le ventre de sa maîtresse.
Je commençai à m’excuser, mais elle balaya mes mots d’un geste de sa main décharnée.
– Connais-tu mon précieux Buster ? dit-elle en grattant l’animal sous le menton.
Les yeux jaunes du chien étaient mi-clos de plaisir, et son grognement devint un vrombissement obstiné. Il s’assoupit. Le regard de Gertrude se reporta sur le tableau que j’étais jusqu’alors en train d’examiner.
– Max m’a dit qu’Edward était peintre, dis-je pour expliquer mon intrusion.
Elle bougea les bras pour tenir plus fermement le chien.
– C’est exact.
Je désignai l’établi constellé de taches de peinture, les murs tapissés d’images.
– C’est merveilleux. Cet atelier.
Elle rit – un rire moqueur, me sembla-t-il.
– C’est là que tout se passe.
J’indiquai le portrait couché sur l’établi.
Comme par un fait exprès, depuis le fond du loft nous parvinrent les voix des deux hommes. « Non, non, non, disait Max. C’est là où tu te trompes, mon ami. Oswald a été piégé dès le début. »
– Toujours à se disputer, ces deux-là, dit-elle. Les hommes. Ça veut toujours avoir raison. Comme s’ils n’en avaient jamais assez.
Elle pointa du doigt la peinture abstraite et colorée sur le chevalet.
– Ça, c’est d’Edward.
Je laissai échapper un hum qui visait à exprimer autant la perplexité que l’approbation, l’équivalent vocal du fait de pencher la tête de côté tout en se touchant le menton d’un doigt.
– Dis-moi, Tom, tu t’y connais en art ?
– Non. Enfin, je l’ai un peu étudié au lycée, mais c’est tout.
Je songeai au vieux M. Johnson dans son veston de tweed (contemplant rêveusement le monde extérieur par une des fenêtres de la salle de classe, comme pour la métamorphoser en une arcade de la cathédrale de Chartres), s’efforçant d’inculquer l’amour de la Renaissance à ses élèves.
– Des deux, lequel préfères-tu ? À ton avis, quel est le meilleur ?
– Ça doit revenir au même, non ?
Elle baissa la tête comme pour admettre la pertinence de cette remarque, mais ne dit rien.
Pour moi – inculte que j’étais –, cela ne faisait aucun doute. La peinture abstraite sur le chevalet était un travail d’amateur mal conçu, un méli-mélo de formes sans signification. Le portrait de la femme, en revanche, frémissait d’une énergie menaçante. Sa maladresse apparente était la vie même. Je redoutais, cependant, d’être sur un terrain glissant si j’exprimais ma préférence.
– Les deux me plaisent, dis-je.
– Que de diplomatie, Tom ! C’est une qualité…
Elle me considéra, et dans cette obscurité ses yeux étaient comme des billes vertes.
– Ce portrait est d’un certain Chaïm Soutine. Il s’intitule Femme aux bras croisés.
– C’est un ami à vous ?
Elle rit, mais sans malice.
– Pas tout à fait. Il s’agit de… euh… d’une expérience, c’est tout. Qu’en penses-tu ?
– Je trouve que c’est extraordinaire. Magnifique.
J’examinai le tableau de plus près. Sa surface était craquelée et la toile déchirée sur les bords.
– Ça a l’air ancien.
Elle lâcha un ricanement satisfait.
– Eh bien, tu pourras l’avoir quand nous en aurons fini.
– Comment cela ?
– Oh, rien. Rien.
De nouveau, je balayai l’atelier des yeux.
– Et cette peinture abstraite sur le chevalet ? Celle d’Edward. C’est quoi, le titre ?
Sa gorge émit un gargouillis dédaigneux.
– Dieu seul le sait. Le travail concret n’a plus tant d’importance aujourd’hui.
Reposant Buster par terre, elle alluma une cigarette avec une allumette. La fumée sortit par ses narines.
– L’important, c’est de faire passer un message. Encore faut-il en avoir un. S’il s’agit, disons, d’une critique de la société de consommation ou du fait qu’on a été maltraité dans son enfance par de méchantes religieuses, là ça va. Sans oublier l’« intertextualité ». La thématique est plus importante que l’œuvre. Être une lesbienne manchote, c’est bien. Une lesbienne palestinienne manchote, encore mieux. Du moment qu’on est opprimé d’une façon ou d’une autre – c’est plus authentique. L’idéal est de faire faire le boulot par un autre. Comme ça, on n’a même plus à se salir les mains.
C’était une façon méprisante de parler du travail de son mari, et j’en fus mal à l’aise. Je regardai ailleurs, mais quand je me retournai, Gertrude était pâle comme un linge. Elle se tenait au chambranle de la porte, pliée en deux, comme sur le point de s’écrouler.
– Est-ce que ça va ? dis-je en m’avançant.
Elle acquiesça et fit la grimace. La crise ne dura que quelques secondes. Elle se redressa, jeta sa cigarette à moitié consumée par terre et l’écrasa de son talon.
– J’ai une maladie qui s’appelle… Oh, peu importe. Un nom long et compliqué. Parfois, ça me rattrape, c’est tout.
– C’est grave ? Mon oncle est médecin. Il habite Melbourne. Je pourrais lui demander de vous examiner…
– Oh, non. Ça va. J’ai déjà vu un spécialiste. Il existe un nouveau traitement, paraît-il. Ça s’arrangera.
Sa voix se désintégra dans le gloussement nerveux qui était sa marque de fabrique.
De nouveau, elle acquiesça et reprit son souffle.
– Tu peux me tutoyer, tu sais. Tu viens d’arriver à Melbourne ? dit-elle.
– Oui.
– Dis-moi, Tom. Es-tu homme à garder un secret ?
Je ne répondis pas. Gertrude contemplait le Soutine sur l’établi. Ses paupières s’abaissèrent et elle parut, momentanément, m’oublier.
Puis Edward se matérialisa derrière elle – des bras minces qui s’agitaient furieusement.
– Qu’est-ce que tu fous là ? dit-il en s’adressant à moi. Gertrude ! Il ne devrait pas être ici. Cette pièce doit être fermée à clé en permanence.
– Oh, chéri, tu m’as fait une de ces peurs ! Tom était curieux de voir ton travail. Quel est le titre de celui-ci, déjà ?
Edward me jeta un regard furieux, égaré, et inspecta l’atelier comme pour vérifier qu’on n’avait rien volé ou abîmé, avant de nous presser de sortir et de refermer la porte.
– Je ne sais pas encore. Allons. Vite. Le compte à rebours a commencé.
Le vol de Challenger dura moins de deux minutes. Tel un pétard géant, la navette explosa en mille morceaux sur fond de ciel bleu. On ne comprit pas tout de suite. Le commentaire émanait directement de la salle de contrôle de la NASA – une voix lente et grésillante d’ingénieur. Il y a apparemment un problème. Une explosion. Nous n’avons plus de liaison.
On regardait sans rien dire, choqués et émus d’assister à la mort de sept personnes en direct à la télévision. Des panaches de fumée blanche fusaient dans tous les sens, une douzaine de déchirures dans le ciel. Gros plans de visages dans la foule, orientés vers le ciel, bouche bée, mains serrant des gorges pâles d’Américains.
Après une énième rediffusion de l’explosion, Edward déclara, avec une satisfaction cruelle et mal dissimulée :
– En tout cas, j’ai pas l’impression que c’était truqué.
Un peu plus tard, on éteignit la télévision. La lueur du jour entrait sournoisement dans le loft, et pourtant, nul ne manifestait l’intention d’aller se coucher. Lovée dans un fauteuil, Gertrude feuilletait le numéro de The Face avec une photo de Grace Jones en couverture. Buster ronflait par terre sur un coussin de satin rouge. Edward et Max continuaient à se disputer sur l’assassinat de Kennedy (« Edward, le mot “assassin” ne vient pas de tueurs arabes fumant du hachisch dans la casbah – t’as trop lu William Burroughs »). J’étais épuisé et encore ivre. C’était, de loin, la plus belle nuit de ma vie. J’aurais voulu qu’elle ne finisse jamais.
À mesure que le loft s’éclairait et que des recoins jusqu’ici invisibles s’illuminaient, je découvris un décor magnifique. Tel un personnage comique dans un film muet, je me redressai sur mon séant et frottai mes yeux irrités. La vision, cependant, persista. Sous une pergola peinte sur la portion du plafond se raccordant au mur du fond étaient apparus des colonnes brisées, couvertes de vigne vierge et bordant une terrasse antique, des buissons, des urnes de pierre, une famille de bohémiens se reposant à l’ombre. Au-delà se dessinait une large baie fermée à gauche par des maisons. Le ciel était bleu pâle, les nuages fins et éthérés. À l’horizon, une montagne couronnée d’une brume vaporeuse. Les cris distants des mouettes, le soleil miroitant sur l’eau. Une brise caressa mon visage. Je humai l’air, m’attendant à sentir des odeurs d’iode.
– Bienvenue à Naples, Tom.
C’était Gertrude. Elle se tenait juste derrière moi.
– Tu aimes ?
– Je n’ai jamais rien vu d’aussi extraordinaire, dis-je, sincère.
Le trompe-l’œil mesurait dix mètres de large et couvrait le mur jusqu’au plafond. L’effet n’était troublé que par une bibliothèque basse et un siège en bois dans le coin à droite. Si on étudiait la fresque, on pouvait aussi remarquer le coude d’une conduite d’eau passant à travers une cactée à l’air menaçant, sur la gauche.
– Naples, c’est sur la côte italienne. C’est là que le Caravage avait trouvé refuge après avoir fui Rome, accusé de meurtre. Là aussi qu’on a inventé la pizza, figure-toi, et ce fut la capitale d’un royaume pendant un certain temps. Cette montagne au fond, c’est le Vésuve, qui a détruit Pompéi. Ceci s’inspire d’un tableau du XIXe siècle. Naples ne ressemble plus du tout à ça aujourd’hui.
– Tu y es déjà allée ?
Elle poussa un de ses gloussements habituels.
– Non, je sors rarement d’ici. Mais inutile d’y aller, pas vrai ? Naples est venue à moi. Il nous a fallu cinq mois. C’est le matin que c’est le plus joli.
– Tu peins, toi aussi ?
– Pas vraiment. Autrefois.
La dispute entre Max et Edward finit par s’essouffler. Le café passa sur la gazinière ; des cuillères tintèrent contre des tasses. Je me rallongeai sur le canapé, incapable de détacher le regard de cette splendide vue de Naples qui s’était matérialisée devant moi, comme convoquée par un bon génie. Fermant les paupières, j’imaginai que j’étais ailleurs. J’entendais le clapotis des vagues sur une grève, le rire rauque de matelots et de putains montant du port. Des chants d’oiseaux. Le soleil matinal ruisselait sur mon visage.
En français dans le texte.