Ces premières semaines de l’année 1986 ont été, jusqu’à ce jour, les plus belles de ma vie. J’explorai mon nouveau quartier – ses ruelles-dépotoirs à l’ambiance de film noir, ses maisons en colocation au charme canaille, la musique de jazz et les conversations s’échappant des petits jardins. Bon nombre de devantures sur Brunswick Street étaient d’anciens ateliers de misère, à présent condamnés et abandonnés. Il y avait deux ou trois cafés, une laverie automatique, une demi-douzaine de pubs, une petite épicerie, et quelques boutiques de fripes mitées juste comme il faut, ainsi que des brocantes. La population locale était principalement composée d’étudiants, d’immigrés de fraîche date, de punks et d’ivrognes. Ses saints patrons étaient Sylvia Plath et Jack Kerouac. Je vis un vieil homme avec un sac à l’effigie de la compagnie aérienne Qantas qui errait en pleurant très fort ; les filles portaient des lunettes de soleil cool, les garçons des boots ; la rue sentait bon le gel coiffant, la cigarette et le café.
Je m’achetai des vêtements à la mode pour cacher mes origines campagnardes et cherchai à me faire passer pour un autochtone, adoptant un air de fausse désinvolture. Avant de quitter mon appartement, je passais un temps fou devant la glace à lisser ma chevelure indisciplinée et à m’assurer que mon allure était correctement calibrée. Je me mis à fumer. Plus d’une fois, ayant fermé la porte et m’apprêtant à quitter l’enceinte de la résidence, mes complexes resurgirent, ce qui m’obligeait systématiquement à rentrer chez moi pour changer de chemise, de peur d’être ridicule. Je me perchais au bar du célèbre Black Cat (les serveurs si décontractés qu’on devait pratiquement se servir soi-même, les estampes de Tretchikoff au mur, les Coco Pops servis à toute heure) pour boire du café. Pendant un certain temps, la vie fut aussi suave qu’un rêve.
Au fil des semaines, je rencontrai certains des autres locataires de Cairo. Outre un couple d’étudiants en architecture, il y avait le vieux M. Orlovsky qui habitait au numéro 11, juste en face de mon appartement, et qui avait l’air de n’avoir jamais retiré la tenue qu’il avait endossée un jour de l’hiver 1974. Sa cravate était criblée de taches, tout comme son pantalon. Il était très grand, gentil et un peu gâteux, mais avait l’inquiétante habitude de surgir des profondeurs du jardin en titubant – telle une créature de Frankenstein passée de mode – chaque fois que je passais le portail, pour me bombarder de questions sur l’actualité et le sport ou m’abreuver de cryptiques réminiscences.
C’était plutôt inoffensif, à ceci près qu’il était – faute de prothèses dentaires adéquates – difficile à comprendre et sujet à un bégaiement qui faisait du plus basique des échanges une épreuve quasi insurmontable. De plus, il avait tendance à vous projeter à la figure des portions de son repas : soutenir son regard, comme l’exige la plus élémentaire des politesses, c’était donc risquer de se prendre dans l’œil une micro-boulette de pain mastiqué.
Cet homme avait fait la guerre de Corée, en conséquence de quoi il était constamment à l’affût des sournoises machinations des « Asiatiques » qu’il pouvait rencontrer lors de ses rares incursions à l’extérieur.
Curieusement, sans doute parce que j’étais de sexe masculin, M. Orlovsky s’était mis en tête que j’étais aussi fasciné que lui par le test cricket, et il ne ratait jamais une occasion de discuter avec moi de la complexité de la sélection de l’équipe pour les Ashes1 de l’année prochaine, sujet sur lequel je ne savais quasiment rien.
« Ce maudit Gower, disait-il avec un gros soupir. Ça chauffe avec lui, non ? » Ou bien : « Et cet Allan Border ? Faudrait pas le valoriser davantage, à votre avis ? » S’ensuivait une incompréhensible remarque ou question gutturale à laquelle je répondais par une émission sonore (d’approbation, de désespoir ou d’humour) que j’espérais proportionnée à la sienne. Le cricket m’ennuyait prodigieusement, mais après un certain nombre de ces conversations à sens unique, je n’eus pas le courage de l’avouer et me mis à étudier attentivement les pages des sports à la recherche de noms et de chiffres que je pourrais citer afin de passer pour un amateur à peu près éclairé.
La vieille Italienne qui m’avait mis en garde contre Max Cheever se prénommait Maria et, même si je n’eus guère l’occasion de la croiser, je la sentais m’épier à travers l’écran-moustiquaire de sa porte quand j’allais faire sécher mon linge. Sa télévision était allumée presque en permanence et il n’était pas rare d’entendre les laborieuses interprétations mélodramatiques des stars de soap opera qui émanaient de son appartement, portées par d’appétissantes odeurs de minestrone ou de sauce bolognaise.
Il y avait la petite Eve, qu’on pouvait entendre cavaler à travers la résidence à toute heure en épelant ce qui lui tombait sous les yeux, ses hurlements étant régulièrement ponctués par les gloussement indulgents de sa mère. Loin d’être elle-même une grande intellectuelle, Caroline assurait pourtant l’instruction de sa fille selon une méthodologie spécifique censée en faire un génie. Presque tous les matins on pouvait entendre cette dernière torturer son violon ou épeler des noms de fleurs ou d’animaux dans le jardin. « Pie. P-I-E. Acacia. A-C, attends ! Me dis pas ! A-S-S-I-A. » Elle était comme un petit oiseau picorant le langage, le déchiquetant avec une fureur enfantine pour en faire des bouchées.
Depuis notre rencontre, Eve s’était mise à frapper à ma porte et à en tester la poignée à n’importe quel moment de la journée. Assez pathétiquement, je pris l’habitude de faire comme si je n’étais pas là aux heures où elle pouvait se trouver dans les parages ; c’était assez facile car, de la coursive, il était impossible de repérer des signes de vie à l’intérieur des appartements, sauf si la porte était ouverte. Même ainsi, j’avais tendance à m’interrompre dans ce que j’étais en train de faire et à me plaquer contre le mur dès que j’entendais sa voix et le martèlement de ses pieds nus sur le béton.
Mais je ne pouvais pas toujours être aussi vigilant que je l’aurais souhaité et, en outre, il fallait bien laisser la porte d’entrée entrebâillée les jours de canicule pour faire courant d’air. C’est ainsi qu’Eve devint une visiteuse assez assidue, souvent perchée sur mon divan vert avec un bol de thé au lait et un petit biscuit, donnant ses instructions avec l’autorité d’une petite impératrice mongole et exigeant des réponses à des questions obscures (« Quand les chiens ferment les yeux, ils voient le même noir rougeâtre que nous ? » ; « C’est quand, le futur ? »).
Il y avait d’autres personnes que je ne voyais que de temps en temps et dont je ne sus jamais le nom : un couple austère de Nouvelle-Zélande juste à côté, qui sortait toujours très exactement entre neuf et dix-sept heures et qui était si réservé qu’on eût dit une secte composée de deux membres ; une vieille dame qui vivait seule au rez-de-chaussée avec un chat noir baptisé Belle ; un homme entre deux âges, célibataire, qui avait toujours le même trench-coat gris et une mallette. Enfin, il y en avait certains que je ne voyais pas du tout, leur existence n’étant suggérée que par la présence de vêtements en train de sécher sur la corde à linge à l’arrière de la résidence, ou de sacs-poubelle entassés près des bennes débordantes.
En ce temps-là je travaillais trois ou quatre heures par semaine au Restaurant Monet, surtout la nuit, entre dix-huit heures et minuit ou une heure du matin. Ce travail donnait chaud et était salissant, mais satisfaisant. Je récurais des casseroles et des poêles, rinçais assiettes et verres avant de les mettre au lave-vaisselle. Je vidais les bennes à ordures et assurais les menues préparations – hacher le persil, débiter la viande en dés, décortiquer les crevettes, et cetera. À la fin de mon service, je nettoyais le sol carrelé à la serpillière et astiquais les banquettes.
Les autres employés étaient pour la plupart européens. En plus de Claude, il y avait un lugubre serveur italien, Michael, prompt à jurer en diverses langues et à critiquer les habitudes alimentaires des Australiens quand il débarquait à la cuisine pour annoncer une commande. « Ces Australiens. Porco dio. Je ne les comprendrai jamais. “ Doggy bag ” pour la trois. » Marcel, qui était à la fois le chef et le propriétaire, se refusait carrément à cuire plus qu’à point. Il carburait à la bière tout l’après-midi. Parfois, il jetait des poêles par terre ou se lançait dans des longues divagations avinées sur ses années d’apprentissage en Suisse (« À cinq heures du matin, en hiver, on devait les traire, ces vaches, presque tout nus ! ») ou comment les nazis auraient dû en finir une bonne fois pour toutes avec les juifs. Son humeur acariâtre paraissait – au moins en partie – feinte et était, quoi qu’il en soit, saisissante à mes yeux. Ils me traitaient comme l’un des leurs, m’offrant un verre de bière ou de pinot noir en fin de soirée, sortant leurs Zippo pour allumer mes cigarettes, m’invitant à distinguer des notes de poivre ou de mine de crayon dans le vin que je goûtais. J’avais l’impression d’être un adulte, de faire partie de la machine urbaine.
Quand je ne travaillais pas, je passais le plus de temps possible avec Max, Sally et James. Nous formions un quatuor qui sillonnait la région dans ma vieille Mercedes – depuis les labyrinthes de verdure de la péninsule de Mornington jusqu’aux plages pour surfeurs sur la côte. Parfois, je trouvais en rentrant du travail un petit mot glissé sous ma porte (Chez nous, 19 heures, ce soir ou Retrouve-nous au café au coin de la rue).
Nous allions faire de la barque sur la Yarra River à Studley Park, et pour mes dix-huit ans à la mi-février on pique-niqua de sandwiches au saumon à Hanging Rock. On passait le dimanche matin à chiner au milieu des étals du marché aux puces de Camberwell, à la recherche de fringues et de disques. On jouait au rami et au bridge jusque tard dans la nuit. Ce fut une période où se forgèrent beaucoup de mes caractéristiques personnelles – pour le meilleur mais aussi (il faut le dire) pour le pire. La fréquentation de mes nouveaux amis répondait à deux traits contradictoires de ma personnalité : le désir de me distinguer de la masse, tout en satisfaisant, en même temps, le besoin humain d’appartenir à un groupe.
Durant mon enfance à Dunley, j’avais manqué de modèles à imiter. Je méprisais mon père et j’étais largement ignoré par ma mère et mes sœurs. L’idée de devenir un boulanger de campagne comme « Crusty » Brown ou un agent immobilier comme mon père et sa seconde épouse m’affligeait au-delà du supportable. Tante Helen avait été ce qui se rapprochait le plus d’un mentor, mais la brouille familiale avait mis fin à cette relation. Et maintenant elle était morte. Ce fut seulement en rencontrant Max et ses amis que je compris, avec une joie féroce, que c’étaient les gens que j’avais cherchés toute ma vie : ma tribu perdue.
À mes yeux, c’étaient des êtres fabuleux, magiques, bourrés de talent. Ils ne pouvaient pas mal faire. Si, dans les moments d’angoisse, il m’arrivait de me demander pour quelle raison ils pouvaient bien vouloir fréquenter un péquenaud comme moi, je bannissais toujours très vite cette pensée. Il faut savoir se protéger soi-même, surtout quand on est jeune. Certes, il y avait le fait que je possédais une voiture, mais même aujourd’hui (plus par entêtement que par naïveté), je refuse de croire qu’ils s’intéressaient à moi uniquement à cause du rôle qu’ils espéraient me voir jouer dans leur sinistre et dangereux complot.
Max connaissait un monde fou. C’était rare d’aller quelque part avec lui – que ce soit la salle de billard ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans le quartier de Carlton ou un pub miteux à Port Melbourne à six heures du matin – sans qu’il y croise au moins une connaissance, et souvent bien plus. Malgré ses vues archaïques concernant le besoin d’une gouvernance par une élite intellectuelle et autres fadaises, il parlait volontiers avec n’importe qui, que ce soit un ivrogne grossier rencontré à l’Albion Hotel ou de raffinés violonistes classiques sirotant à la paille de la bière de gingembre à un vernissage. Je fus même étonné de le voir un après-midi à l’arrêt du tram de Brunswick Street, négociant avec bonhomie une cartouche de cigarettes avec le vagabond aux lèvres bleues (Peter, d’après lui) qui m’avait tant effrayé le jour où j’avais débarqué du train.
Je revis Anna Donatella à plusieurs reprises, le plus souvent à des vernissages dans des galeries minables, gérées par les artistes eux-mêmes, où on buvait de la piquette dans des gobelets en plastique tout en méditant sur les dernières propositions d’un artiste engagé ayant décidé de présenter les angoisses contemporaines sous des formes originales et perturbantes. Jamais, pourtant, elle ne se comporta avec moi d’une façon que l’on aurait pu qualifier d’amicale (elle se fendait d’un sourire propre aux enterrements, en demi-teinte, morose, comme contente de me voir mais consciente d’un contexte non propice aux effusions).
Je fus aussi présenté à son assistant français, Queel, son soi-disant « œil » chargé de repérer les artistes susceptibles d’intégrer son écurie. C’était un petit homme à face de batracien, qui fumait comme un pompier. Il avait entre trente et quarante ans, et affichait toujours un air à la fois coupable et parfaitement content de soi, tel un nageur faisant une pause pour se soulager dans une piscine. Il portait des costumes mal coupés et une cravate ; son visage était luisant, ses doigts courts et poilus.
En dépit de son manque de charme patent – ou peut-être à cause de cela –, sa personne dégageait une sexualité malsaine, et il était toujours accompagné d’une jeune beauté. Au début, je croyais que c’était la même, mais avec le temps je compris qu’il s’agissait, en réalité, de filles différentes qui se ressemblaient énormément : grandes, dotées de décolletés affriolants et de cheveux longs, en bottes et minijupes. L’une passait pour une perchiste russe ; une autre était censée avoir abattu son amant au cours d’une liaison torride.
Où se rassemblaient-elles, quand elles ne boudaient pas sur le canapé d’angle d’une galerie d’art en centre-ville – mystère. On pouvait supposer qu’elles vivaient toutes ensemble dans une forteresse, invisibles au commun des mortels ; impossible de les imaginer en train de marcher dans la rue en plein jour pour aller acheter une bouteille de lait. Jamais je ne les entendis dire un mot. Oh, elles parlaient, mais leur conversation se limitait à des chuchotements et des gloussements avec Queel. Mon unique tentative pour parler avec l’une d’elles se heurta à un regard de mépris, comme si j’étais un domestique outrepassant ses droits.
S’ils allaient à des concerts et à des vernissages, Edward et Gertrude ne sortaient en revanche presque jamais avec nous dans la journée. Les deux ou trois fois où l’on réussit à les persuader de nous accompagner, ils le firent contraints et forcés (« Putain, la luminosité est épouvantable, c’est toujours comme ça ? ») et se montrèrent soit amorphes soit préoccupés, empruntant des pièces pour téléphoner et se rappelant soudain qu’ils devaient aller ailleurs.
Comme je m’y attendais, Max fut enchanté d’apprendre que j’avais décidé de ne pas poursuivre mes études. Il prit cela pour une victoire personnelle. Je sais à présent qu’en dépit de leurs nombreuses imperfections, Max, Edward, Gertrude, Sally et James m’ont apporté non seulement leur amitié mais aussi une éducation bien plus éclectique que celle que j’aurais reçue à l’université. Chacun possédait à sa façon la certitude naïve (qui m’était à l’époque étrangère) d’être autorisé à avoir une opinion sur tout.
Pour moi – élevé dans le cercle étroit et craintif d’une bourgade de province –, c’était une libération. Ils partageaient leurs intérêts, m’apportaient des disques à écouter, des livres à découvrir, des œuvres d’art à étudier. Leur enthousiasme sincère empêchait leur arrogance d’être insupportable et ce fut durant ces mois-là, à leur contact, que je découvris une façon de naviguer dans la société, en même temps que j’affinais une perspective politique et esthétique qui ne m’a jamais quitté depuis. C’est parmi eux, grâce à eux, que je suis devenu moi-même.
Une nuit, après mon travail au restaurant, je montai sur le toit de l’immeuble. C’était la fin de l’été, l’air était doux et parfumé. Je contemplai les banlieues à l’est et au nord, par-delà les tours inondées de leur propre éclat artificiel. Des étoiles se confondaient avec les lumières scintillantes des maisons. En contrebas, dans la rue, un homme appela son chien. Mains dans les poches, j’arpentais le toit comme s’il s’était agi des remparts d’un château dont j’aurais été le roi satisfait, quoique vigilant.
De l’autre côté, celui opposé à Nicholson Street, j’entendais quelque chose qui n’avait rien à voir avec les bruits de la circulation et l’inlassable rumeur de la ville. C’était Sally qui fredonnait toute seule, peut-être après sa douche. J’écoutai pendant quelques minutes avec le sentiment d’être à la fois privilégié et malhonnête. My Funny Valentine. Je l’imaginais en train de se sécher, un pied sur le rebord de la baignoire, le visage balayé par ses cheveux, sa chute de reins.
Penché au-dessus de la rambarde, j’inspirai la chaleur de la ville. Enfin, songeai-je. J’y suis enfin arrivé.
The Ashes (littéralement « Les Cendres ») est une série de test-matchs de cricket entre l’Angleterre et l’Australie qui perpétue la plus vieille rivalité sportive entre les deux pays.