Collaborateur de L’Action française et de Je suis partout, Lucien Rebatet (1903-1972), après avoir été mobilisé de janvier à juillet 1940, prend du service dans la presse collaborationniste et surtout publie en juillet 1942 Les Décombres. Retraçant la drôle de guerre, la débâcle et la naissance du régime vichyste, ce livre de 664 pages connaît un immense succès de librairie.
[…] Chez les gens du monde et chez leurs singes, on gaullisait parce qu’en face des modes anglaises, la rudesse et l’austérité du IIIe Reich n’offraient matière à aucun snobisme. On croyait en Churchill à cause du golf, du turf et du tweed d’Écosse. Être pour les Anglais, c’était être du côté des « gentlemen ». On jugeait de mauvais ton de toujours évoquer Dunkerque et Mers el-Kébir quand il y avait Oxford et Piccadilly.
La jeune génération attendait le salut de l’Amérique à cause d’Hollywood et du « swing », des Marx Brothers et de Duke Ellington. On se faisait des âmes de petits héros en criant « bye ! bye ! ».
Pour le clergé politicien, il se retrouvait plus que jamais fidèle aux enseignements de dix-sept années de pontificat démocratique. A sa tête, le primat des Gaules, l’hyperjudaïsant cardinal Gerlier, faisait un digne pendant à l’archevêque de Canterbury. Ce clergé soupirait après la benoîte république laïque et maçonnique, qui avait si saintement rendu l’âme en invoquant Saint Louis, Notre-Dame de France et le Sacré-Cœur de Jésus.
Les appels innombrables à la spiritualité devenaient autant d’invitations à la ferveur gaulliste. Tous les patronages égrenaient des neuvaines pour le triomphe du grand connétable français de Londres. Et les patronages étaient en train de devenir une institution d’État.
L’armée n’avait pas tiré de l’énorme leçon de mai le plus petit enseignement. Elle en comprenait seulement que désormais étaient possibles des choses singulières, dont les manuels et les instructions tactiques n’avaient jamais parlé, et qui repoussaient dans la préhistoire la guerre de tranchées, le grignotage, les boucheries réglementaires dans les fils de fer barbelés. Du coup, elle passait de sa routine à une sorte de surréalisme militaire. Les brevetés qui pendant dix mois n’avaient pas été fichus de faire proprement le métier de cabot-rata s’ébrouaient maintenant avec désinvolture au milieu d’un Kriegspiel à la Wells, manœuvraient leurs cinquante bataillons du Transvaal à la Norvège
Les Juifs, cela va de soi, fournissaient un appui enthousiaste. Après quelques semaines d’une bien réjouissante épouvante, devant la mansuétude officielle ils avaient repris une assurance décuplée. Le violent passage de l’effroi à l’espoir avait mis en ébullition leur frénésie séculaire. L’Angleterre livrait leur dernière bataille. Ils s’accrochaient à elle fiévreusement, de toutes leurs griffes. Leur messianisme débordait. Ils savaient leurs plus puissants frères de Londres et de New York acharnés à prolonger cette guerre qu’ils avaient follement et férocement voulue, à écarter cette paix qui annoncerait la destruction fatale du Temple. Avec leur mépris de la force armée et du courage viril, leur religion de l’or, ils ne pouvaient qu’attendre la victoire anglaise, en y mettant cette fureur dans l’illusion par où Israël s’est toujours perdu.
L’espoir anglais donnait la clef de la plupart des énigmes vichyssoises.
Un nouvel État avait peut-être vu le jour. Mais le cordon ombilical qui le liait au vieux régime démocratique n’était pas coupé.
Cela tenait sans doute au faible caractère de la plupart des ministres, à leur jeannoterie congénitale de libéraux, aptes à faire une révolution comme M. Maurice Chevalier à jouer Hamlet, et qui n’auraient pas signé une condamnation à mort sans prendre l’avis de vingt-quatre confesseurs.
Mais la raison essentielle était ailleurs. Puisqu’on croyait communément que les démocraties anglo-saxonnes finiraient par l’emporter, il n’avait pas été si absurde et criminel de nous embarquer en septembre 1939 dans une guerre qui se terminerait par une victoire. Pourquoi eût-on sincèrement regretté de l’avoir déclarée ? Comme pour Churchill et Roosevelt, cette guerre demeurait, pour les purs vichyssois, leur guerre, une croisade et la défense suprême de leurs intérêts. Du reste, on aurait pu rechercher longtemps ce qu’ils avaient fait l’année précédente pour l’empêcher, tandis qu’on voyait trop bien tous les encouragements qu’ils lui avaient prodigués, ne concevant point lors de la crise de Dantzig d’autre issue, de même qu’ils n’imaginaient rien aujourd’hui hors d’une continuation à outrance de cette guerre par Londres et par New York.
Dès lors, Reynaud, Daladier, Mandel n’étaient plus d’affreux coupables, mais d’avisés politiques, des martyrs du patriotisme, qui triompheraient au bout d’une cruelle épreuve. D’où la répugnance extrême que l’on mettait à les inquiéter, puis les égards dont on les entoura après qu’on eut été contraint de s’assurer de leurs précieuses personnes1. […]
Il devenait logique que les vichyssois épargnassent les Juifs, qui formaient les mêmes souhaits qu’eux, qui leur offraient une alliance naturelle et constituaient pour le gaullisme officieux une armée de prosélytes sans pareils. Les brillants et riches inspecteurs des finances sacrifieraient à la rigueur quelques fripiers émigrés de Pologne ou de Roumanie. Mais ils se récriaient, très offusqués, à l’idée que l’on pût leur assimiler d’éminents hommes d’affaires, considérés dans le monde, apparentés aux plus beaux blasons, et qu’on avait rencontrés autour de toutes les tables des conseils d’administration. C’était manquer aux convenances les plus élémentaires que de rappeler leur judaïsme. On le fit bien voir à propos du haut et puissant banquier David-Weill, déchu par inadvertance de la nationalité française, et qu’on se hâta de réintégrer, avec un flot d’excuses pour une aussi regrettable erreur2.
En s’instituant les protecteurs des Juifs, on trouvait également un moyen excellent d’affirmer cette ombrageuse dignité dont Vichy avait un tel souci. On marquait ainsi avec hauteur que la France n’imitait personne et restait maîtresse chez elle. Singulier point d’honneur qui consiste à garder sur soi sa vermine parce que votre voisin s’en est débarrassé ! La judéophilie était en somme la preuve majeure que la France sauvegardait les « valeurs spirituelles ».
Toutes les foudres et tous les soupçons étaient réservés pour la poignée d’audacieux qui osaient à mi-voix suggérer la possibilité d’une collaboration franco-allemande. On leur répliquait avec d’amers sarcasmes que rien de cet ordre ne nous était demandé — comme si la France battue à plate couture pouvait encore faire la coquette et attendre des propositions ! — qu’il importait de nous en tenir mordicus et juridiquement aux clauses de l’armistice, et de ne point engager l’avenir du pays sur des fantaisies, alors que la guerre se poursuivait sans que personne sût dire quel serait son dénouement.
Lucien Rebatet, Les Décombres, Paris, © Société nouvelle des éditions Pauvert, 1976 (1re éd. 1942), p. 576-578.
Édouard Daladier (1884-1970), interné en septembre 1940, est déporté en Allemagne en 1943. Arrêté dès 1940, Georges Mandel (1855-1944) est remis aux Allemands, puis livré à la Milice qui l’assassine en 1944. Paul Reynaud (1878-1966), incarcéré dès septembre 1940, est déporté en 1942.
David David-Weill (1871-1953), banquier et collectionneur avisé de peinture, se réfugie au Portugal en mai 1940, mais revient en France après l’armistice. Les premières déchéances de nationalités ne s’appliquant qu’aux individus définitivement exilés, David David-Weill peut, devant les tribunaux, plaider sa bonne foi et être réintégré dans ses droits — ce qui ne l’empêche pas d’achever la guerre dans la clandestinité.