Simone de Beauvoir (1908-1986), agrégée de philosophie en 1929, finit par abandonner l’Université en 1943, l’année même de la publication de son premier roman, L’Invitée. Elle accompagne Sartre dans nombre de ses entreprises. A la Libération, elle fait partie du premier comité de rédaction de la revue Les Temps modernes. Elle publie aussi plusieurs essais dans lesquels elle défend une morale de la liberté qu’accompagne nécessairement, selon elle, une morale de l’égalité. En 1949, Le Deuxième Sexe, où elle défend celle qui doit exister entre hommes et femmes, connaît un très fort retentissement. Cette peinture de la condition féminine marque, et pour longtemps, l’histoire du féminisme.
Le mariage s’est toujours présenté de manière radicalement différente pour l’homme et pour la femme. Les deux sont nécessaires l’un à l’autre, mais cette nécessité n’a jamais engendré entre eux de réciprocité ; jamais les femmes n’ont constitué une caste établissant avant la caste mâle sur un pied d’égalité des échanges et des contrats. Socialement l’homme est un individu autonome et complet ; il est envisagé avant tout comme producteur et son existence est justifiée par le travail qu’il fournit à la collectivité ; on a vu1 pour quelles raisons le rôle reproducteur et domestique dans lequel est cantonnée la femme ne lui a pas garanti une égale dignité. Certes le mâle a besoin d’elle ; chez certains peuples primitifs, il arrive que le célibataire, incapable d’assurer seul sa subsistance, soit une sorte de paria ; dans les communautés agricoles une collaboratrice est indispensable au paysan ; et pour la majorité des hommes il est avantageux de se décharger sur une compagne de certaines corvées ; l’individu souhaite une vie sexuelle stable, il désire une postérité et la société réclame de lui qu’il contribue à la perpétuer. Mais ce n’est pas à la femme elle-même que l’homme adresse un appel : c’est la société des hommes qui permet à chacun de ses membres de s’accomplir comme époux et comme père ; intégrée en tant qu’esclave ou vassale aux groupes familiaux que dominent pères et frères, la femme a toujours été donnée en mariage à certains mâles par d’autres mâles. Primitivement, le clan, la gens paternelle disposent d’elle à peu près comme d’une chose : elle fait partie des prestations que deux groupes se consentent mutuellement ; sa condition n’a pas été profondément modifiée quand le mariage a revêtu au cours de son évolution2 une forme contractuelle ; dotée ou touchant sa part d’héritage, la femme apparaît comme une personne civile : mais dot et héritage l’asservissent encore à sa famille ; pendant longtemps les contrats ont été signés entre le beau-père et le gendre, non entre femme et mari ; seule la veuve jouit alors d’une autonomie économique3. La liberté de choix de la jeune fille a toujours été très restreinte ; et le célibat — sauf aux cas exceptionnels où il revêt un caractère sacré — la ravale au rang de parasite et de paria ; le mariage est son seul gagne-pain et la seule justification sociale de son existence. Il lui est imposé à un double titre : elle doit donner des enfants à la communauté ; mais rares sont les cas où — comme à Sparte et quelque peu sous le régime nazi — l’État la prend directement en tutelle et ne lui demande que d’être une mère. Même les civilisations qui ignorent le rôle générateur du père exigent qu’elle soit sous la protection d’un mari ; elle a aussi pour fonction de satisfaire les besoins sexuels d’un mâle et de prendre soin de son foyer. La charge que lui impose la société est considérée comme un service rendu à l’époux : aussi doit-il à son épouse des cadeaux, ou un douaire, et il s’engage à l’entretenir ; c’est par son truchement que la communauté s’acquitte à l’égard de la femme qu’elle lui dévoue.
Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, Paris,Gallimard, 1949, tome 2, p. 214.